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Lineas
Revue interdisciplinaire d'études hispaniques

| 2017 Partie II - Filiation empêchée, transmission récusée et construction d’identité

Pauline Hachette

La filiation, entre héritage et invention dans Scipion (2010) de Pablo Casacuberta

Article
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Le roman Scipion de l’Uruguayen Pablo Casacuberta (Trad. française, Métailié, 2015) raconte les aléas d’une transmission de père à fils qui se révèle tout à construire. Le legs plein de pièges qui lui est laissé amène Aníbal à affronter, sous un jour nouveau, un conflit irrésolu avec son père et la place sociale qu’il ne parvient pas à prendre. Dépositaire d’une double responsabilité, il devra donner un sens à ce qu’il choisit de préserver et s’approprier une identité imposée en un acte d’assomption qui se traduira par l’inscription de son nom sur une couverture de livre. L’héritage attendu et fuyant, dans sa forme matérielle, vient donc cristalliser les enjeux de la filiation symbolique dans un cadre où celle-ci est redoublée par l’histoire, discipline partagée par un père professeur d’histoire antique reconnu et son fils spécialiste, « raté », du même domaine. La présence de l’Histoire à écrire, et quant à laquelle les choix d’écriture du père et du fils sont radicalement opposés, nous rappelle que l’héritier doit inventer le sens de ce qu’il reçoit et que la fiction n’est jamais loin des récits historiques les plus exacts. L’invention de la transmission est l’objet d’un choix qui échappe toujours en partie à celui qui le fait.

La novela Escipión, escrita por el Uruguayo Pablo Casacuberta (451 Editores, 2010) cuenta las dificultades de una transmisión de padre a hijo que queda por construir. El legado lleno de trampas que le deja su padre a Aníbal le lleva a enfrentarse nuevamente con un conflicto irresoluto con su padre y con una posición social de la que no logra apoderarse. Tendrá la doble responsabilidad de dar un sentido a lo que elija preservar y apropiarse de una identidad impuesta, en un acto de asunción que tomará la forma de la inscripción de su nombre en la cubierta de un libro. En esa herencia tan esperada y tan huidiza, en su forma material, se plasman las apuestas de una filiación simbólica en un marco que se ve reforzado por la Historia, disciplina compartida por el padre profesor reconocido de Historia antigua, y su hijo « fracasado », en el mismo dominio. La presencia de una historia por escribir, sobre la cual las elecciones del padre y del hijo divergen radicalmente, nos recuerda que el heredero debe inventar el sentido de lo que recibe y la ficción nunca dista mucho de los relatos históricos más precisos. La invención de la transmisión resulta siempre de una elección que escapa, en parte, al que la hace.

Texte intégral

  • 1 « Ô enfant qui doit tout à un nom » : phrase prêtée à ...

O puer, qui omnia nomini debes1

1L’une des questions essentielles posées par la relation filiale est celle du legs.

  • 2 Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmissio...

  • 3 Jacques Fontanille, « Sémio-anthropologie de la transm...

2De quoi hérite-t-on et que transmet-on ? Quel est le mystérieux et « inestimable objet de la transmission »2, à la fois matériel et symbolique, dont un individu hérite dans le passage d’une génération à la suivante ? Le cadre juridique très strict qui encadre ce processus souligne la dimension fondatrice que revêt, pour une société, le fait d’insérer ses individus dans une filiation générationnelle qui s’inscrit dans le temps long. La transmission filiale se pense à l’échelle d’une culture dont on cherche à assurer une relative continuité, et elle est sous-tendue par un désir de préservation et de persistance. Impliquant des « transferts indéfiniment transitifs et apparemment unilatéraux »3, pour reprendre la lecture sémio-anthropologique de Jacques Fontanille, elle contribue au processus de subjectivation de l’individu qu’elle fait glisser dans la continuité généalogique – le fils devient père, la fille, mère. Cette insertion de l’individu dans la suite des générations, condensée dans une coupe synchronique, tel le moment d’hériter, complexifie la relation filiale bien au-delà de ses déterminations interpersonnelles.

  • 4 Orhan Pamuk, « La valise de mon papa », Discours de ré...

3La littérature et le cinéma ont traité sous bien des angles le sujet de la filiation en abordant la question de « ce qui passe », dans les deux sens du terme : ce qui se transmet et ce qu’il faut laisser partir. Bien souvent, cela implique de se pencher sur « les comptes » qui se règlent, et sur les conflits qui sont mis à jour dans cette passation. Car la transmission intergénérationnelle, qui peut s’entendre comme un don matériel ou symbolique entre vivants, et notamment celui d’un savoir et de valeurs sociales, est surtout associée à ce don qui suppose la disparition du donateur, notamment l’ascendant de la lignée généalogique. Sûrement cette acception de la transmission recèle-t-elle une vérité plus large : elle est un processus qui exige, d’une façon ou d’une autre, un effacement, une forme de renoncement du donateur, pour qu’advienne en tant que tel le donataire, pour qu’il lui soit permis de recevoir ce qui lui est transmis ou de s’en emparer de façon active. Derrière l’apparente passivité de l’acte d’hériter se joue donc une transaction asymétrique et complexe. Le don transmis ainsi que ses modalités constituent une partie de celui qui disparaît, et c’est d’ailleurs en tant que tels qu’ils recèlent une possible mise en cause de l’identité jusque-là admise du donateur. D’un acte de don plus ou moins décidé à une réception souvent entravée, la transmission ne va pas de soi. Recevoir quelque chose du père – puisque notre roman parle d’un père et d’un fils – ne se fait donc pas sans appréhension : lors de la remise de son prix Nobel, Orhan Pamuk racontait le « poids énorme et mystérieux »4 de la valise de manuscrits que son père lui avait confiée, avec un apparent détachement, deux années avant sa mort, en lui demandant de l’ouvrir « après lui ». Il explique d’abord ce poids par la crainte d’y trouver des écrits qu’il n’aimerait pas et qui terniraient l’image paternelle, mais il s’avoue rapidement qu’il s’agit surtout de la peur, bien plus forte, d’y découvrir un « bon écrivain », ce qui remettrait, symboliquement, les rôles du père et du fils en question :

  • 5 Ibid.

Car si de sa valise était sortie une grande œuvre, j’aurais dû reconnaître l’existence d’un autre homme, totalement différent, à l’intérieur de mon père. C’était quelque chose d’effrayant. Même à mon âge déjà avancé, je tenais à ce que mon père ne fût que mon père, et non un écrivain.5

  • 6 Pablo Casacuberta, Scipion, op. cit.

  • 7 Fernando Eimbcke, Lake Tahoe, Scénario : Fernando Eimb...

  • 8 Claudine Normand, « Transmettre, dit-on ; mais quoi ? ...

  • 9 Jacques Fontanille, conférence citée.

4Pour Pamuk, comme dans Scipion6, l’interrogation sur le père « parti » et ce qu’il a voulu – ou non – léguer, revient à une interrogation sur le père en soi. La mort soudain fait cesser certaines évidences, met en question l’image jusque-là stable du père, des relations entretenues avec lui, des places définies. Peut-être aussi, le caractère tant inéluctable qu’inexplicable de la finitude transfère-t-il sa douloureuse énigme à l’identité du parent disparu et à ce qui reste de lui. Le film de Fernando Eimbcke, Lake Tahoe7, parmi tant d’autres sur ce sujet, le métaphorisait d’une jolie façon, en suivant les pérégrinations de son jeune protagoniste à la recherche de la « pièce manquante » pour réparer la voiture familiale emboutie en ouverture du film. Cette longue recherche, alanguie par les plans fixes et la chaleur du Yucatan, de la pièce manquante que personne ne semble pouvoir ou vouloir lui donner, le conduit par bien des détours à un début d’acceptation de ce qui expliquait son départ initial, la mort du père. Le roman Scipion, de l’Uruguayen Pablo Casacuberta, et son récit, du point de vue du fils, de l’appropriation de l’héritage paternel, n’est pas sans lien avec cette quête d’une pièce manquante. Mais l’un de ses intérêts est de rendre sensible l’illusion que constituent cette quête d’un objet préexistant et le processus d’invention auquel cette quête doit en réalité conduire. La transmission attendue et considérée comme « naturelle » se fait, dans ce roman, problématique et devient l’objet d’une conquête dont le récit nous invite à questionner le caractère émancipateur ou asservissant. Pris dans le filet de ses reproches au père, ne cessant de naviguer entre la dérision quant à sa condition et le pathos de la récrimination éternelle quant au trop ou pas assez reçu, le fils doit transformer l’héritage pour en faire l’instrument d’une subjectivation, jusque-là empêchée. La transmission que l’on voudrait voir, en suivant l’acception générale du mot, comme un acte quasi télégraphique au destinataire passif, rend ici manifeste l’invention qu’elle implique et nécessite. Elle n’est pas transfert « fidèle » de contenus8 mais une « réénonciation »9 transformatrice. C’est ce que nous explorerons dans un trajet allant des objets de la transmission à la métaphore historique, en passant par la redéfinition des places et des identités dans la relation filiale.

Ce dont on hérite : don, dette et manque

La circulation des objets de la transmission

5Scipion s’ouvre sur le seuil, littéral, d’une appropriation longtemps repoussée. Le fils va finalement et après de longs tracas administratifs et familiaux, entrer dans la maison du père afin de toucher la part d’héritage qui lui revient. Le Professeur Brener est mort deux ans auparavant et Aníbal et lui ne se voyaient déjà plus depuis deux années, un conflit de longue date avec son père ayant amené le fils à quitter le domicile familial. C’est donc à la télévision qu’Aníbal a appris la mort de son père, éminent professeur d’Histoire ancienne. Il n’a assisté ni à ses derniers moments ni à son enterrement. Le testament officiel fait état d’un don conséquent fait à sa sœur Berta, la maison et son contenu revenant à une fondation qui la laisse s’empoussiérer. Aníbal fait donc son entrée sur la scène du roman comme le fils quasi déshérité, qui a mis deux ans pour obtenir l’autorisation de rentrer dans la maison paternelle, qui fut pourtant aussi la sienne. Bien vite, cependant, l’on se rend compte que le fils presque déshérité est plutôt accablé par l’héritage paternel, tant symbolique que matériel et même physiologique (puisque le fils découvrira qu’il est atteint d’une maladie héréditaire).

  • 10 Monique Buisson, Françoise Bloch. « La circulation du...

6L’héritage matériel dont il a finalement appris l’existence est composé de trois boîtes dont le contenu « piégé » va enclencher le récit, le déroulement narratif du roman suivant la découverte de cet héritage en chaîne, au sens littéral de successions articulées, comme au sens métaphorique d’asservissement. En effet, le plan un peu machiavélique du père ne se dévoile que peu à peu et, chaque découverte en recélant une autre, cet héritage dont Aníbal attend une libération financière prend plutôt la forme d’un enchaînement infernal. L’héritage refuse ici toute forme de transmission directe et de droit, soulevant par là-même bien des questions quant à l’évidence, pour le fils, du lien entre filiation et héritage. En effet, l’énonciation à la première personne nous place ici du point de vue du fils c’est-à-dire, dans cette affaire, du donataire. Ce point de vue est celui sous lequel on envisage le plus souvent la transmission intergénérationnelle, qu’elle soit matérielle, affective ou symbolique. C’est le donataire qui estime avoir suffisamment reçu ou non, qui se sent en dette ou refuse au contraire toute idée de dette. Comme le soulignent les sociologues Monique Buisson et Françoise Bloch dans leur article sur la circulation du don entre les générations10, la position initiale de tout individu est celle de donataire : à l’origine de notre existence, nous « recevons » la vie. Nous sommes donc, logiquement, dans une position de dette, une dette que nous ne pouvons a priori effacer qu’en donnant à notre tour la vie. La dette n’est alors pas épurée auprès de la personne envers laquelle nous l’avons « contractée ». Comme le souligne bien Jacques Fontanille :

  • 11 Jacques Fontanille, conférence citée.

La syntagmatique ressemble à celle du don et du contre-don chez Mauss. Il y a un temps de la donation pour mesurer le retour de la dette, qui structure la scansion de la transmission, celui qui a reçu est sommé non de rendre mais de transmettre à son tour, le don de A à B entraîne une dette de B à C. 11

7Bien entendu, puisque les comptes de la vie ne s’équilibrent pas comme un budget, et que la vie ne promet pas une péréquation générale, ce sont les positions subjectives et les ressentis qui vont moduler cette syntagmatique de la transmission.

Le scandale de l’héritage conditionnel

8Aníbal se présente à nous, miséreux, alcoolique, vivant dans une pension peuplée de vieillards séniles. Bien qu’amer et ironique, il n’est pas vraiment révolté par le legs des trois boîtes et la difficulté qu’il a à entrer en leur possession. Pourtant, l’ouverture des boîtes va révéler une autre position quant à sa place de donataire de droit. La première boîte contient entre autres, le livre de Saunders, une édition abrégée de la célèbre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon, qui occupe une place centrale dans le roman. Ce legs qui ressemble déjà à une leçon, voire à une injonction (condescendante) de lecture post-mortem, se transforme en obligation cachée quand Aníbal découvre par hasard que le livre contient un papier soigneusement dissimulé, lui apprenant l’existence d’un second testament déposé chez un avocat. La nouvelle provoque chez le narrateur un évanouissement marquant un nouveau régime de croyance, marqué du sceau de l’évidence du dû. Il croit à nouveau que ce qu’il ne pensait plus à contester ou réclamer (justifiant en partie les choix du père en faveur de sa sœur) lui revient dorénavant de la façon la plus légitime qui soit. Et le second testament de son père, lu chez le notaire, le dote en effet bien plus que sa sœur puisque lui reviennent tous les biens gérés par la fondation ainsi que les considérables droits d’auteur de son père. Cependant, à peine Aníbal est-il informé de ces dispositions qu’une autre enveloppe lui apprend les conditions auxquelles ces dispositions sont applicables, conditions tenant principalement à l’écriture et à la publication d’un essai d’histoire contemporaine, alors qu’il est, comme son père, spécialiste d’histoire ancienne. C’est à cet instant – au moment de la frustration la plus intense, causée par l’éveil d’un espoir dépassant ses attentes suivi de la privation de la satisfaction immédiate ou facile de celui-ci – que s’énonce dans les termes les plus crus le sentiment d’injustice d’Aníbal et, corollairement, l’attendu, le « dû », en termes de legs. Ainsi explique-t-il son indignation :

  • 12 Pablo Casacuberta, op.cit., p. 114.

[…] plus que les conditions concrètes, le simple fait qu’il existe une condition à la remise de ce qui me revient, et même s’il est vrai que ce matin je pensais que tout son héritage tenait dans trois boîtes moyennes, je ne peux m’empêcher de penser que ce nouveau tour dans ces plans est inacceptable.12

  • 13 On parle en Uruguay à l’endroit des descendants d’« h...

9C’est l’héritage conditionnel qui est antinomique, mais pour des raisons qui restent à expliciter. Dans quels principes plonge l’indignation d’Aníbal et que signifie cette expression de « ce qui me revient » ? Aníbal tire son sentiment de légitimité du droit et de l’usage. On pourrait pourtant, dans l’absolu, considérer que sa simple position de fils le met en dette et que la légitimité de la posture de quasi créancier qu’il adopte – on lui doit quelque chose – est susceptible d’être questionnée. Il ne prend d’ailleurs pas en considération que le choix opéré dans la transmission le favorise finalement au détriment de sa sœur, tant la conditionnalité de l’héritage envahit son espace de pensée. La réaction d’Aníbal sous-entend que c’est une question d’identité, la filiation, qui doit décider de façon contraignante de la transmission du capital ancestral. Il ne revient pas au père de faire un choix, quant aux personnes ou aux conditions. Aníbal s’indigne donc qu’à l’être (identité) se substitue un faire et que la transmission ne suive pas la « naturalité » de la filiation. Juridiquement, en Uruguay comme en France, le droit de la succession ne permet pas de déshériter un enfant (sauf dans des cas très particuliers), mais seulement de le désavantager par rapport à un ou des autre(s) dans des proportions fixées par la loi (la quotité disponible)13. Notons que cette réserve héréditaire n’existe pas dans la plupart des pays anglo-saxons par exemple. On ne peut donc voir, dans cette obligation de lien entre filiation et transmission, un universel. Cependant, elle est suffisamment répandue, et suffisamment ancienne, pour être interrogée en des termes anthropologiques, voire philosophiques. Elle souligne une valorisation de la transmission des biens comme un support de continuation de la personne au sein de sa parenté. La dévolution des biens à ses enfants constitue une forme de seconde reconnaissance des descendants, assurant la continuité généalogique, fondement social de l’identité individuelle mais surtout collective (qui sommes-nous ? qui sont les autres ?), ce que les sociétés claniques rendent aisément lisible. On sait en effet combien dans les sociétés anciennes le devenir du patrimoine est déterminant dans le destin des personnes (mariage, place sociale). Une part de ces usages persistant dans la transmission entre générations s’est, cependant, dans les sociétés modernes, doublée d’enjeux autres, notamment affectifs.

10Les fondements anthropologiques du droit de la succession font alors place à des attentes et règles non institutionnalisées. La reconnaissance attenante à la succession ne passe plus seulement par le don du nom, ni même l’octroi d’une part d’héritage. Elle s’adosse au caractère inconditionnel de cet héritage mis en parallèle avec l’exigence d’un amour parental tout aussi inconditionnel et vaut pour une reconnaissance du descendant comme sujet au sens fort. La possibilité d’avantager l’un des enfants dit d’ailleurs la petite, mais signifiante, marge octroyée à l’ascendant et laisse imaginer la rivalité entre héritiers, non dotés à part égale. On y voit clairement émerger la dimension affective du legs avec la préférence et le degré d’estime supposés inscrits dans les dons matériels. C’est donc par un renversement de l’usage culturel admis (tous, autour d’Aníbal font écho à son indignation) – usage selon lequel le don de la vie est « naturellement » prolongé par le don patrimonial –, que les modalités de la transmission font d’Aníbal un obligé de son père, dans un système de transmission où le legs devient échange. La dette du fils ne passe plus à la postérité, il doit rendre au père en prouvant son mérite ce qui apparaîtrait, sinon, comme un trop perçu. Le don tombe sous le coup de l’arithmétique de l’échange à deux actants (A et B), quand la transmission en comprend logiquement trois.

11Cette situation duelle entre obligé et créditeur symbolique n’en finit d’ailleurs pas de se redoubler : en échange du sujet que lui fournissent l’avocat Manzini et sa femme Matilde (archives comprises), Aníbal devient leur obligé, avant de se voir imposer la présence de leurs invités qui s’avéreront être l’ex-fiancée d’Aníbal et le mari de celle-ci. Le sujet d’histoire contemporaine est fourni par les Manzini en échange de l’hagiographie de Dogliani, le grand-père philanthrope de Matilde, philosophe et alphabétiseur des femmes de la campagne. Si le langage fleuri de Manzini lui tresse une couronne de laurier, Aníbal apprend rapidement que le grand philanthrope, étonnamment mort sans hommage trois ans auparavant, a surtout dans la région la réputation d’un pervers ayant abusé de dizaines de jeunes filles au prétexte de leur alphabétisation. À peine a-t-il entrevu une voie possible pour accéder à son héritage qu’Aníbal se trouve donc dans la situation délicate d’être l’obligé de ses hôtes, tout en sachant que son livre sur un sujet contemporain est sur le point de s’évanouir. Comme si un dieu caché se jouait de son secret désir, aucun don fait à Aníbal ne s’avère donc gratuit. Pire, tous semblent devoir se transformer en des pièges, où l’on ne le tente que pour mieux le décevoir et pour le voir se débattre dans les rets de la dépendance. Car la posture qu’Aníbal fantasme d’adopter à la lecture du testament dans le cabinet de Manzini, comme dans la maison de celui-ci après les révélations sur la véritable nature de Dogliani, est toujours celle d’un noble départ au nom de sa liberté et de sa dignité. Le projet bien entendu échoue à chaque fois, laissant de lui l’image d’une mouche engluée dans l’attente d’un don pur qui ne le compromettrait pas, insecte paralysé ne surnageant que grâce à son sens aigu de l’autodérision.

Le manque et l’excès

  • 14 Ibid., p. 147.

  • 15 Ibid., p. 73.

  • 16 Ibid., p. 127.

  • 17 Ibid., p. 240.

12A priori, tout manque donc à Aníbal : argent, notoriété, amour (à commencer par celui de la mère qui abandonne le domicile familial lorsqu’il a 7 ans), liberté, confiance… Et tout ce manque semble rapporté au trop peu perçu, ou trop mal donné, par le père. La mère qui les a abandonnés est quant à elle exemptée de tout reproche. Ce qu’Aníbal n’a pas reçu du père le priverait à jamais, non seulement de l’aisance matérielle ou d’une position sociale digne, mais d’être lui-même, ce pour quoi il semble en attente d’une autorisation décrite avec acuité par la plume du père, quand il évoque dans son journal les années passées par Aníbal dans l’indignité et l’humiliation, « en suppliant une espèce de gardien imaginaire de le laisser entrer dans un palais où il n’est possible d’entrer que sans permission »14. C’est en effet la voie d’accès et l’autorisation qui toujours manquent à Aníbal. Bloqué dans la posture éternelle du fils qui ne peut prendre la suite du père dans la lignée généalogique, Aníbal continue de dépendre de dons qui lui sont, avec une malice perverse (semble-t-il jusqu’à ce que les autres points de vue et intérêts se fassent un peu plus de place), refusés. Ce manque, pourtant, se retourne aisément en excès, qu’il s’agisse du prénom que lui a donné le Professeur et qui semble lui tracer un destin, de son patronyme écrasant – « cette espèce d’ornement de marbre qui me courbait l’échine »15 – ou de l’héritage de droit qui devient rapidement et par une obligation morale tacite, héritage imposé, tels les mauvais poèmes du père (« j’étais condamné à me coltiner ce manuscrit pour toujours »16). Les objets transmis en fin de compte pèsent tous, littéralement, et finissent par l’entraîner, dans une scène oscillant entre la farce et le drame, dans une quasi noyade alors qu’il tente de les sauver de la pluie diluvienne qui inonde le jardin de Manzini et le pavillon où ces objets sont conservés. « Les affaires de papa », menacées de perte par le déluge, ramènent alors le narrateur à un stade infantile et ante-symbolique (« un slogan, un cri »17, une conduite quasi animale). Doit-on voir dans cette régression la dimension archaïque et pré-morale de la force qui condamne Aníbal à conserver les « reliques » du père, si encombrantes, voire insultantes, soient-elles ? Ou doit-on percevoir dans ce cri infantile la puissance du désir de détenir enfin, métonymiquement, quelque chose de ce père qui n’a « rien » donné ? Il s’agit en tout cas pour Aníbal de plonger pour récupérer ce dont il s’est senti privé, et d’amorcer par ce geste – si absurde soit-il dans les circonstances de ce déluge – le début d’une action de réparation dont il serait l’acteur. Ainsi commente-t-il sa décision :

  • 18 Ibid., p. 276.

Qu’est-ce que j’attendais, que la vie se présente ponctuellement aux heures de bureau pour me demander pardon des privations infligées et me rendre, en petits paquets bien emballés, tout ce qui m’avait été volé ?18

  • 19 Monique Buisson, Françoise Bloch, art. cit., p. 57, p...

13S’il est vrai que la logique de l’échange transgresse la loi de la transmission intergénérationnelle, ce qui apparaît en filigrane du discours d’Aníbal et en deçà de cet héritage conditionnel, c’est qu’un don n’existe que d’être reçu (consciemment et pleinement). Or, le ressenti d’Aníbal, déchiré entre le manque et le trop semble rendre cette réception impossible. Y a-t-il une loi à ces perceptions ? Pour les sociologues Monique Buisson et Françoise Bloch19, elle passe par la reconnaissance de la subjectivité des actants de la relation filiale.

Du Père Fatum au père énigme, la perte comme condition de l’appropriation

La toute puissance paternelle et l’impasse de la transmission

  • 20 Jean-François Bordron, « La transmission de l’histoir...

14Le legs et les questions et sentiments qu’il soulève renvoient donc à la relation père-fils, saisie dans un après-coup qui n’en est pas tout à fait un. Un après-coup, car l’héritage implique la mort de l’ascendant et donc son absence physique – comme répondant, comme continuateur potentiel de la relation. Mais seulement en partie, car ce qui se dessine dans les méandres de cette conquête du legs, c’est une relation toujours en train de se tisser. En effet, les dispositions du père, mais aussi l’évolution de son image au gré des découvertes du fils (son journal notamment) soumettent à des transformations perpétuelles cette forme de relation particulière qu’est le lien in absentia de l’un des actants. La définition classique d’une relation comprend un lien d’interdépendance et une interaction, au moins apparente (si soumise aux malentendus et projections soit-elle). Dans notre cas, l’interaction n’existe pas à proprement parler. Mais dans les détours créés par cet héritage sinueux et les révélations qu’il organise dans la durée, l’image que le fils a du père change et certains murs tombent. Nous n’assistons pas à une coprésence physique, mais à la rencontre entre la demande du fils – suscitée par la situation d’hériter – et l’offre que le père peut faire, maintenant qu’il n’est plus en danger d’être déchu. Et c’est sous cette forme que la relation se révèle la plus riche en développements. C’est une fois le père mort que le conflit statique qui perdurait depuis des années se dénoue, mais avec sa participation, son journal montrant à Aníbal qu’il a toujours compris ce conflit et l’a déploré sans pouvoir agir. Ce type particulier de lien attire notre attention sur la temporalité de la transmission. Comme le souligne Jean-François Bordron20, si elle semble se faire au présent, elle est plutôt « le lieu de coordination d’une multiplicité de temps », ce qui correspond à une définition bergsonnienne du présent. Chaque élément du présent est connecté à une multitude de choses qui ont chacune leur temps propre. L’acte de transmission met tout particulièrement en mouvement cet écheveau temporel.

  • 21 Pablo Casacuberta, op. cit., p. 268.

  • 22 Ibid., p. 110.

15Aníbal semble en effet n’avoir jamais pu voir auparavant en son père autre chose que la domination qu’il exerçait lui, à l’image des empereurs et des guerriers que le Professeur chérissait dans sa conception de l’Histoire et à partir desquels il a nommé son fils (Aníbal et Tesino en souvenir de la bataille du Tessin). Aníbal perçoit au demeurant l’origine du père comme une autofondation fantasmatique évinçant aussi bien ses ascendants que ses descendants : « la dynastie du Professeur était née avec lui, comme celle de Vespasien, et était destinée, comme on le voyait à être brève »21. À ce père autocrate, Aníbal adresse des griefs qui ressemblent souvent à ceux formulés par Kafka dans sa Lettre au Père, à la différence près qu’ils sont toujours présentés avec une douce ironie quant au rôle de vaincu qu’il a épousé. Il reste vrai qu’au moment où le père est censé s’effacer et laisser faire « le cours des choses », le Professeur Brener exerce encore son pouvoir. Dans l’héritage qu’il lui laisse sous la forme de poupées gigognes, le père prend des allures de manipulateur sadique tirant d’outre-tombe les ficelles de son pantin de fils. La volonté de domination du père s’exprime en outre sans trop de censure, si l’on en croit les propos que rapporte Manzini : « Malgré les livres, les articles, les conférences, mon œuvre véritable c’est Aníbal », ce que semblent bien confirmer ses contraignantes dispositions testamentaires. Le premier des objets sur lequel Aníbal tombe en ouvrant les boîtes léguées par son père est, de ce point de vue, significatif : le costume étrusque de ses six ans conçu par son père est un souvenir pour Aníbal de la volonté de celui-ci de le façonner à son image – il dirait l’historien de haut rang, quand son fils souhaite avant tout se fondre parmi ses pairs – et sa propension à imposer sa volonté par le chantage, puisque, ajoutant la blessure narcissique à la frustration, ce costume est retiré à Aníbal suite à de mauvais résultats, son père le menaçant de le donner à un enfant le méritant davantage. Toute oblation paternelle semble donc soumise à ce régime de conditionnalité repoussant de manière indéterminée le moment du don véritable. L’essai d’histoire contemporaine demandé au spécialiste d’histoire antique pour toucher son héritage se présente de la même façon comme une mesure éducative, pour refaçonner ce fils qui a toujours eu « un lien faible avec la réalité », et que le choix de l’histoire antique et la plongée dans le passé qu’il implique ne feraient qu’accroître22. Les « pirouettes » exigées par le père ont donc une prégnance redoublée en ce qu’elles lient autorité paternelle et professorale, terrain familial et social, et deux régimes de transmission fort différents. II n’y a qu’un pas du père écrasant à ce que nous appellerons un Père Fatum, de la Lettre au père de Kafka à sa nouvelle Le Verdict. Dans cette terrible nouvelle, on s’en souvient, la parole du père a en effet une telle puissance qu’elle se fait malédiction littérale, performative. Un matin Georg Bendemann, tout heureux de ses affaires comme de ses fiançailles à venir, rend visite à son père qui le couvre de reproches et d’accusations diverses, terminant sa diatribe par un définitif : « Et c’est pourquoi, sache ceci : je te condamne en cet instant à la noyade ». La condamnation du père vaut pour une sentence fatalement exécutée, Georg sortant précipitamment de la chambre pour franchir le parapet et se jeter à l’eau. Aníbal Brener, qui se jettera justement à l’eau à la fin du récit, semble quant à lui n’en jamais finir d’accomplir le verdict de son père sur sa médiocrité, et reste fixé tel un papillon à sa place de fils déméritant.

  • 23 Ibid., p. 111.

16On remarquera que la filiation biologique n’est pas la seule à figer plutôt qu’à inscrire les individus dans le fil des générations. En effet, les filiations symboliques fleurissent dans le roman, chacune et chacun semblant en quête d’une figure paternelle idéale : à Berta et Aníbal, dont le lien biologique au Professeur Brener se double d’une relation à son autorité sociale, s’ajoutent la révérence d’Alicia pour le Professeur Brener, la relation particulière de Selma avec celui-ci, celle de Selma et de son mari (le vieil historien Rolf Mainers, autre figure de père), l’admiration de Manzini et de sa femme pour le grand-père Dogliani, vénération qui se redouble chez eux d’une révérence pour les « grands hommes » (historiens en général, et donc gardiens du passé) qu’ils invitent à grands frais dans leur propriété pour des conférences « privées ». Point d’enfants chez les uns ni les autres, la lignée des générations semble bloquée à cette place où l’enfant cherche, dans un homme âgé, un idéal de savoir et de stature morale (« philanthropie » de Dogliani, « générosité » de Brener), que l’on ne veut pas voir entamer. Manzini déclare d’ailleurs avoir abandonné l’écriture du livre demandé sur Dogliani, car « c’était comme écrire sur [s]on propre père », et que « l’objectivité » lui manquant, il en faisait « brochure de propagande »23. Tous les témoignages qu’il aurait dû prendre en compte sur le comportement réel de Dogliani, bien loin d’un idéal, sont restés lettre morte. On voit donc que les pères symboliques entravent, même s’ils font moins figure de rivaux que le père réel. Ce sont des idéaux n’ayant pas vocation à être imités ou détrônés. Le père symbolique sert donc en général ici à maintenir fils ou fille à leur place au lieu de s’effacer. La transmission n’est pas complète. Elle se présente sous forme d’image projetée devant les héritiers putatifs plutôt que de don cédé ou dont on peut s’emparer. Cette image ne concerne pas seulement ce que ces pères symboliques pourraient transmettre. Leur persona elle-même est unidimensionnelle. En cela, les rapports avec ces pères symboliques n’ont pas la complexité et la profondeur de la filiation réelle qui fait se heurter, avec une dramatique insistance, à la part d’inconnaissable du père.

Consentir au manque pour hériter

  • 24 Ibid., p. 129.

  • 25 Ibid., p. 91.

  • 26 Ibid., p. 265 sq.

17En effet, le processus de transmission va faire évoluer cette image du père réel. Scipion nous conduit à observer avec une certaine distanciation la quête d’un savoir sur nos ascendants (leur être, leur désir). Loin d’être cumulatif, ce savoir a vocation à se traduire par un renoncement à l’évidence du point de vue infantile sur un père, perçu uniquement comme donataire, satisfaisant ou non. Nous assistons tout au long du roman à l’acceptation progressive, mais difficile, de l’identité à facettes du père, dès lors qu’il est défini par son propre récit intime, par les autres regards portés sur lui, mais aussi, par ce qui, de lui, est condamné à échapper, à rester sans réponse univoque. En effet, si le Professeur que lui raconte Alicia avec une admiration infinie est assez familier à Aníbal, celui qu’il découvre dans le discours de Manzini et de sa femme, « ce père inconnu, Wolf »24, n’en finit pas de l’étonner. Le diminutif dont Matilde l’affuble, le lien intime et « fraternel » que Manzini prétend avoir eu avec lui ou ce qu’il lui aurait dit de son fils, rien ne correspond à ce qu’Aníbal sait de son père : « À en juger par ses propos, ou cet avocat était un fabulateur compulsif, ou il y avait toute une dimension de la réalité qui m’échappait totalement »25. Notre point de vue sur la réalité est par définition limité. Et les nombreux malentendus reposant sur des erreurs d’attribution de pensées à autrui sont une force comique du roman : Aníbal présume très mal de ce que pense Alicia quand il l’imagine touchée par son sort de victime, alors qu’elle est touchée par la mansuétude de Manzini (dans le discours duquel Aníbal n’a entendu qu’une « opérette enflammée ») ; Manzini présume très mal des pensées d’Aníbal lorsqu’il l’imagine affecté par la perte des archives Dogliani, et des erreurs comparables sont reprochées à Selma26. Chacun, enfermé dans son point de vue et ses intérêts, se trompe avec une grande naïveté sur ce que veulent les autres, et la narration souligne avec humour combien il est difficile d’accepter que les autres soient autres, quand on ne se trompe pas sur ses propres sentiments (le désir proclamé de « liberté » d’Aníbal, notamment, étant bien ambigu). Ces décalages sont tout particulièrement forts dans le cas des relations filiales où la place de l’enfant est tellement définie par rapport au parent qu’elle peut l’empêcher durablement de voir ce qu’il a sous les yeux dans la personne du père ou de la mère, mais qui semble ne pas le concerner « directement ».

  • 27 Ibid., p. 275.

18Cependant, l’identité profonde du père se dérobe autrement encore que dans ces aperçus partiels de ses différentes persona sociales. Les écrits du père – journaux, correspondance sentimentale, poèmes (rien de moins qu’une Nouvelle Énéide) – ne résolvent pas davantage la question du « mystère » paternel. Écrits pour une postérité imaginaire, dans des genres littéraires plus ou moins codifiés (le journal y est commenté en termes de qualité de matériau et divisé en « tomes »), ils ne sont pas plus authentiques que les autres images du Professeur et, décevant l’espoir d’Aníbal, soulignent combien le langage module fatalement l’être « vrai » auquel on croit pouvoir accéder. Pour autant, certaines « versions » du père qui s’y font jour l’emportent sur d’autres. Ainsi, si les poèmes du Professeur semblent confirmer, par leur style maniéré et ampoulé, la vanité qu’Aníbal prête à son père, le journal révèle une voix bien plus ferme et une lucidité qui le sidère. Non seulement le Professeur y confesse, à l’encontre de ce qu’Aníbal a toujours cru, plus d’estime à son égard que pour la fidèle imitatrice Berta, mais il y analyse le « pacte d’hostilité » entre père et fils et sa propre responsabilité dans cette situation, avec une lucidité et une conscience qu’Aníbal ne soupçonnait pas. De même, au père vu comme « léger et libre de tout bagage généalogique », qui aurait rangé ses parents dans une jolie fable bucolique germaine, Aníbal devra substituer l’image d’un père qui fut fils et qui répondit à la cruauté de ses parents par un personnage « inventé et cimenté » par lui. Une chaîne filiale, qui enraye le fantasme de l’autofondation du père, est ainsi rétablie. Le désir qui anime Aníbal dans cette conquête d’héritage est en effet complexe. Il va bien au-delà de la conquête matérielle, comme le montre son attachement aux boîtes. Aníbal voudrait trouver dans celles-ci une vérité sur le père, lui permettant de conquérir sa propre identité, en lui donnant enfin accès à l’incompréhensible texte de sa vie : « Il m’avait fallu quarante ans pour commencer à entrevoir les mystères de ma place dans le monde et une voix intérieure me disait que ce cahier en contenait la clef, la pierre de Rosette où se croisaient la langue de mon père et la mienne »27. Or, si le journal apporte quelques éléments de dessillement, la plupart des découvertes que fait Aníbal ont plutôt pour effet de l’obliger à considérer d’autres versions de l’histoire, sans en donner une comme définitive. Plus qu’une vérité indiscutable, ces découvertes constituent une leçon d’acceptation de l’incomplétude de notre savoir et de l’incertitude qui le frappe. Le désespoir qui saisit Aníbal en voyant partir à vau-l’eau ce journal à peine lu souligne, avant tout, l’intensité de son désir illusoire de trouver une réponse univoque dans les écrits du père. Si la vie du père, par le simple fait qu’elle soit close, donne l’image d’un accomplissement, elle reste, comme toute vie, largement suspendue.

19Les boîtes léguées par le père, comme la valise du père de Pamuk, contiennent – ou semblent contenir – cet inestimable objet de la transmission, qui est avant tout promesse d’un savoir, aussi désiré que redouté. Nous ne connaîtrons jamais le contenu intégral des trois boîtes et les lettres entre le père et la mère disparaîtront avant d’avoir été lues. Mais les objets ne recèlent pas plus de vérité que le journal, car leur sens ne peut être fixé. La découverte du petit costume étrusque dans la première boîte au début du roman le dit. Son interprétation – l’interprétation de l’intention du père qui le lègue – n’est jamais acquise. Pour l’enfant qu’était Aníbal, ce costume était avant tout un objet de honte à l’idée de ne pas être simplement « comme les autres » et d’être soumis à la recherche d’une admiration par procuration. L’adulte qui redécouvre le costume prend une revanche d’historien en en notant les inexactitudes et la piètre qualité, mais ne peut fixer le sens du legs paternel. Doit-il y retrouver le souvenir cuisant du moment où son père lui a retiré ce costume pour le donner à un fils plus méritant ? Ou doit-il être rassuré de ce que son père n’ait pas, au final, trouvé ou cherché ce fils idéal ? Aníbal hésite et rien ne peut fixer le sens de cette présence du costume dans la boîte, hormis son propre désir de croyance. Il n’accédera pas à la vérité ultime de ce qu’il a été pour son père, même par cette boîte à l’allure de trésor secret. C’est l’affect dont ces objets sont dotés qui leur donne sens. Au moment du déluge qui emporte « les affaires de papa », Aníbal distingue trois disques flottant au loin. Métonymie du père mort et de ses goûts musicaux, ces objets, par l’acte de transmission, se surdéterminent : ils ont été choisis pour être donnés, sauvés de l’oubli et destinés à qui saura les recevoir. Ils sont susceptibles en cela de détenir un message, pense Aníbal désespéré. Mais il faudra accepter de laisser partir ces objets et leur possible secret, et même d’ignorer quels étaient les autres objets laissés pour Aníbal, ces objets choisis et offerts. C’est de cette perte que le fils naît à la subjectivité qu’il s’était refusée et vu refuser jusque-là. Il faut que tout disparaisse pour que le fils trouve le moyen d’exister. Le problème n’était pas le manque, ni ce qu’il fallait conserver, mais ce qu’il fallait accepter de perdre. Le déluge marque clairement le moment d’une renaissance, liée à la disparition forcée des encombrants objets qu’Aníbal ne veut pas lâcher et à la presque mort qui l’accompagne.

  • 28 « Mais… cet homme est le sosie du Brener ! », « Ma se...

  • 29 Ibid., p. 128.

  • 30 « J’avais la sensation d’être le professeur »,. Ibid....

20La tragédie d’Aníbal était de ne pouvoir accéder à la reconnaissance de sa légitimité à être lui-même. Ce « lui » peine à se définir, pris qu’il est dans l’ombre du père, et marchant perpétuellement – et vainement – sur ses brisées. La confusion est en effet constante : on ne se contente pas de noter leur troublante ressemblance physique, on appelle Aníbal « Professeur Brener », alors qu’il ne peut prétendre à ce titre et l’on s’attend à voir apparaître le père en entendant son patronyme28. Les équivoques se répètent lourdement et semblent indiquer un court-circuit dans la succession des générations. Il n’y a pas vraiment de place pour un autre Brener, on remonte toujours au chaînon précédent. Aníbal participe également, bien sûr, de cette (con)fusion et notamment dans ce qu’elle a d’intime, de ses choix amoureux à son propre corps. Les femmes choisies par le fils sont particulièrement attachées au père (Selma, puis Alicia dont le narrateur s’amourache alors qu’elle ne cesse de montrer sa disposition à vénérer la mémoire du père, ce dont il choisit de percevoir une « infime dîme »29). Leur territoire commun le plus notable, l’histoire antique est, selon Aníbal, une fibre, quelque chose d’inné et de corporéisé, et non un choix subjectif de sa part. Le sentiment de soi est lui-même mis à mal à plusieurs reprises, et notamment face aux radiographies du thorax et du crâne du père que celui-ci a incluses dans une boîte et devant lesquelles Aníbal s’imagine être victime, comme le Professeur, d’une tumeur cérébrale30.

  • 31 « Comment j’allais ? Comment diable pouvais-je le sav...

  • 32 Ibid., p. 197.

21Ce point commun se révèlera pourtant réel, et pivot de la délivrance d’Aníbal. En effet, sa semi-noyade permettra de découvrir qu’il est atteint, comme son père, d’un méningiome, découverte qui l’autorisera à être sauvé là où son père a péri. C’est donc dans le corps, c’est-à-dire dans ce qui est transmis et reçu sans que cela soit choisi, que se joue en définitive la libération. Celle-ci tient à un seul trait de différence au moment même où la détermination génétique parle le plus fort : le méningiome du fils est fleur, et non amande, fruit. Aníbal rejoint enfin son rang dans la lignée générationnelle. Abandonnant l’identification au père mature et le blocage dans l’enfance immature, il atteint le seuil d’une éclosion porteuse de potentiels fruits. La résolution prend un tour métaphorique et magique appuyé : noyade et renaissance, méningiome ôté qui renverse en leur contraire son humeur pessimiste et son être au monde défaitiste. Le médecin insiste pourtant : ces changements peuvent être liés à l’extraction du méningiome, mais Aníbal doit se garder d’y voir de la magie. Le lecteur devra tout autant se garder de lire là une interprétation univoque et terriblement simplificatrice d’un roman si ironique. L’origine du conflit entre père et fils ne tiendrait qu’à une tumeur bénigne apparue quelque sept années auparavant ? Il sera plutôt tenté, peut-être, de croire qu’Aníbal fait le choix d’une interprétation qui lui permet d’assumer pleinement sa décision de naître à lui-même, et que loger ce basculement dans son corps l’aide à la mener à bien. Le sujet, qui n’avait pas ou plus accès à lui-même, qui ne s’était pas « ausculté » depuis si longtemps31, se retrouve d’abord dans la fiction d’un corps « nouveau », qui lui redonne accès à ses sensations, à l’être ému (hérissement des poils, flux du sang dans les veines, envie de pleurer) abandonnant le commentaire perpétuel, talentueux et ironique mais impuissant, de ses états affectifs et cognitifs. Son émancipation de la tutelle paternelle s’était d’abord cherché des fondements et des étayages. La libération envisagée s’arrimait alors à des modèles : un martin pêcheur, Alicia, mais, avant tout, la mère, Hilda Gomez, et sa fuite, comme si, entre Gomez et Brener, il n’y avait pas de voie indépendante de subjectivation. Pourtant, ces images ne l’amènent qu’à des tentatives de fuite avortées ou à sa presque noyade, tout comme cette place factice de « sauveur » imaginaire du père (quand il n’y a que lui-même à sauver), dont il est bien évident qu’elle ne marque qu’une dépendance inverse (positive), mais non l’individuation nécessaire. La Liberté guidant le peuple de Delacroix involontairement parodiée par une mauvaise peinture de Matilde dans le salon des Manzini (parodie redoublée par la séquence suivante qui la met en scène en maîtresse de maison « abusant » d’un malheureux contremaître32), en était déjà un signe. La véritable décision de vivre en son nom ne se prend ni ne se revendique avec de grands mots. Loin de l’allégorie, elle tient à un petit, mais essentiel basculement intérieur, qui se produit à l’insu de la conscience de ce narrateur ratiocineur et grand commentateur de ses propres pensées.

22Or, c’est à partir de ce basculement que vivre devient possible. Le gardien imaginaire s’est effacé et Aníbal peut entrer sans permission dans sa vie. Si le corps est le lieu de la métamorphose, c’est la signature d’Aníbal Brener sur le livre que Selma a écrit à partir de son premier manuscrit – rejeté par le père – qui la ratifie. Selma lui propose une reconnaissance de son texte à lui, aux côtés du sien à elle, une coexistence perçue comme impossible jusque-là dans la logique de rivalité du fils et du père. Il ne s’agit plus, parallèlement, de rejeter ou de vaincre le père, mais de « faire avec », ce qui signifie aussi pouvoir recueillir son héritage, sans être pris dans le nœud gordien du trop et du pas assez. La question de la signature et de l’écriture nous amène, enfin, à faire un certain nombre de remarques, sur ce que l’on pourrait appeler la doublure historique du roman, cette présence de l’Histoire comme enjeu, métaphore et contrepoint de la narration principale de la guerre « dynastique » et de l’assomption d’un sujet qui nous est donnée à voir.

Entre récit historique et fiction : l’invention de la filiation

De l’Histoire destin…

  • 33 Ibid., p. 26.

23L’Histoire entre en jeu dès la nomination du narrateur, Aníbal, qui fait sonner le titre du roman, Scipion, comme un contrepoint hostile. Nous ne croiserons aucun Scipion incarné dans le roman, mais cette présence liminaire et fantomatique du vainqueur d’Hannibal Barca annonce les enjeux de cette histoire filiale empreinte de lutte pour la domination, entre père et fils, entre enfant idéal et enfant réel. Il ne faut que trois ou quatre pages au narrateur pour en arriver à nous parler de ce prénom qui semble tracer sa destinée : Hannibal vaincu, « borgne, humilié et seul »33. Pourtant la place que ce prénom est censé lui assigner n’est pas si évidente : le Professeur n’y voyait-il pas davantage le héros que le vaincu de Scipion, comme aime à le penser Aníbal ? Quant à ce Scipion, soucieux des détails du quotidien et qu’il ne serait pas, n’est-il pas justement celui qu’il voulut être en tant qu’historien ? Effectivement, comme Aníbal le note, Scipion réussit finalement à l’emporter en s’occupant efficacement des tâches matérielles dénuées d’héroïsme (distribution d’eau et de nourriture, détails économiques, prise en considération de la direction des vents et de la pluie) rayant ainsi Carthage de la carte. Il fait en cela signe vers l’angle historiographique, quotidien et sociologique, choisi par le fils contre le père adepte d’une écriture plus littéraire de l’Histoire. Précisons, en effet, que l’essai rejeté par le père, mais à partir duquel Selma obtiendra le succès, s’intitule Conception et distribution des services dans les bains publics selon les strates sociales dans la Rome classique.

24Il n’y a pas que par le prénom du narrateur que l’histoire de Rome fait doublure à la narration. Omniprésent dans le roman, le célèbre ouvrage de Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1788), constitue un élément narratif important de quête et de rejet : livre culte pour les uns et les autres, il est commenté jusque dans ses derniers moments par le père dans son En lisant Gibbon, alors qu’Aníbal n’a jamais pu le lire (on se rappelle que le père lui en lègue la version abrégée de Sanders) et que son style représente tout ce qu’il rejette chez le Professeur. Mais en plus d’organiser des oppositions narratives et idéologiques (sur la façon d’écrire l’Histoire), son sujet semble porter un certain éclairage sur le fil des générations. Son but est en effet d’expliquer la décadence de l’Empire romain, c’est-à-dire une forme de transmission négative, la dégradation dans le cours des générations d’un certain capital et la brutale chute qui s’ensuit. Si la chute de l’Empire romain d’Occident fascine encore les historiens et constitue aux yeux de plusieurs l’un des épisodes les plus intéressants de l’histoire universelle, elle interroge aussi la transmission filiale des Brener et l’apparente dilapidation par le fils de la construction intellectuelle et sociale du père. La mortalité des civilisations est-elle cependant une analogie pertinente à la transmission filiale ? Le roman semble vouloir démontrer le contraire : l’enjeu pour le fils ne peut être de poursuivre – ou d’incarner comme le fait Brenda – l’œuvre paternelle. Cette ambition est vouée à l’échec et à la stérilité. La transmission ainsi entendue impliquerait que le donataire ne soit qu’un relais, qui a la responsabilité de transmettre ce qu’on lui a confié sans l’altérer. Mais dans le domaine du vivant cette transmission intacte n’existe pas, et le donataire doit la réénoncer pour que le don soit actualisé. C’est pourquoi le « style » historique sur lequel père et fils s’opposent n’est pas qu’une caractérisation des personnages. Il touche à la question cruciale de l’énonciation comme condition de la subjectivisation et de la transmission.

… à l’écriture d’une histoire.

25La question est nodale dans le roman : comment écrire l’Histoire ? C’est là que s’est cristallisée l’opposition entre le lyrisme du père et les pointilleuses « données historiques » du fils, la séduction romanesque de l’Histoire et l’ennui suscité par ses détails. Le père n’en finit pas, ainsi, de moquer les écrits d’Aníbal en lui répétant cette petite phrase : « Voltaire affirmait que le secret pour ennuyer les gens, consiste à tout dire ». Et Aníbal dans le roman s’emploie à prouver cette inclination en s’enfonçant dans les méandres de l’introspection et d’un discours intérieur aussi caché que les envols lyriques du Professeur sont théâtraux. Aníbal est dans le roman le seul représentant de sa catégorie. Manzini s’enthousiasme sans cesse pour l’imagination, le rythme, les images de Gibbon, Selma rebaptise l’essai d’Aníbal qu’elle utilise (sans le savoir à l’origine) pour obtenir sa bourse Autant en emporte l’eau et son mari apparaît comme un autre représentant de ce style fleuri. Le sujet de la thèse de Selma nous engage, il est vrai, à relativiser les valeurs attribuées à ces différentes formes en questionnant justement les raisons pour lesquelles l’essai d’Aníbal n’a reçu aucun écho quand sa version à elle du texte, bien que reprenant toutes les données factuelles de l’essai d’origine, a été consacrée par les milieux académiques. Ce questionnement sur la création de valeurs et sur les lois de la reconnaissance, intrinsèquement lié à une interrogation sur les modalités de la subjectivation, semble épouser le point de vue, même isolé, du narrateur. Pourtant, et bien que son essai accède à la fin du roman à la reconnaissance, c’est peut-être Aníbal qui est amené à céder un peu sur sa croyance.

  • 34 Pierre Legendre, op. cit., p. 15-23.

  • 35 Pablo Casacuberta, op. cit., p. 322.

26En effet, au-delà des modalités de l’écriture historiographique et des caractères qui les sous-tendent, cette dichotomie conduit à questionner l’écriture du roman familial. Ce que nous montre le roman, en noyant les archives Brener comme Dogliani, c’est qu’il n’est pas plus possible de tout savoir que de « tout dire ». Même les rayons X des radiographies, léguées par le père, ne peuvent apporter de réponses à l’identité immatérielle de l’être. Ni le cœur ni l’esprit du père ne s’y donneront. La promesse de révéler ce qui résiderait sous les apparences ne peut être tenue, puisque la vérité sur ses ascendants ne peut être que partielle. Au fils qui reproche tant au père ses fabulations décoratives et sa pulsion de savoir, il est demandé de laisser place à un peu d’incertitude et de fictions, d’abandonner son obsession du détail exact, pour pouvoir « décoller », voler de ses propres ailes, sans le souci du père. La vérité recherchée est une construction de sens avant tout, mais c’est la possibilité de le construire qui donne une place au sujet. Écrire l’Histoire comme écrire « son » histoire, c’est donc interpréter, combler des vides, rêver d’une vérité totalement élucidée puis y renoncer. Legendre parle, à propos des testaments comme des bijoux de famille, des « fictions fondatrices du principe généalogique »34. Aníbal doit, en l’absence de certaines de ces pièces, accepter de combler et d’affirmer sans l’approbation paternelle. Un roman toujours en remplacera un autre. Le roman familial écrit jusque-là par Aníbal est, certes, en partie désécrit par le journal du père : la conscience qu’avait le père de ses échecs en fait un autre personnage et les circonstances prosaïques du départ de la mère remplacent le roman épique d’un ouragan conjugal par un autre genre. Mais le nouveau récit sur la mère par exemple, bien que factuellement plus exact, reste une écriture de ce qui échappe (ses motifs, ses pensées), s’énonçant dans un autre genre littéraire, en l’occurrence celui d’une idylle sous les tropiques, où les bonheurs simples et les sourires du glacier d’Ipanema prennent des allures d’églogues de gare. Des pièces manquantes sont bien retrouvées dans le cours du roman, mais les questions fondamentales que semble poursuivre Aníbal restent ouvertes : qui est « vraiment » son père, et qui est-il, surtout, lui ? Si Aníbal n’a pas de « destin » et si son père n’en est pas le maître, l’histoire reste à écrire. La fin du roman le dit bien, lorsque le fils arrive à Rio pour retrouver cette mère partie trente ans auparavant avec le glacier. Le cours incessant de la rumination d’Aníbal se suspend devant la photo de lui et de sa sœur, qu’il aperçoit sur le comptoir de la boutique, suspension et trouble par lesquels le marchand de glaces le « reconnaît ». Et le lecteur, ému autrement que par la jubilation devant la cruelle bataille entre père et fils, doit s’arrêter au seuil de ces retrouvailles. La mère si peu évoquée dans ce roman sur la relation père-fils, et restée cloîtrée dans le silence d’une fausse évidence, d’une compréhension « par principe » de son départ, trouve enfin sa place. En creux. Sous le discours incessant et l’ironie devenue familière au lecteur, Aníbal laisse enfin affleurer ce que toute sa vie il a cherché à évacuer : « le sens sous-jacent des faits, ce modèle subtil qui leur donne un fil conducteur et qui est toujours leur part la plus douloureuse et la plus vraie »35.

27Le piège du testament paternel amène donc à réinterroger dans ce roman l’illusoire passivité de l’héritage. En rendant impossible cette réception automatique, il nous fait faire l’expérience de la construction du legs par la mise à jour des questionnements du fils. Il ne suffira pas que les objets promis lui soient cédés pour que la transmission soit actualisée, elle nécessite aussi la subjectivation du fils et son énonciation. La reconnaissance du fils comme sujet légitime ne provient pas entièrement du père. Elle relève d’un chemin qu’Aníbal prend, confronté à la perte du legs matériel et des révélations qu’il en attendait. Elle s’ancre ensuite dans la différenciation des corps que manifeste l’opération qui lui enlève son méningiome et s’énonce finalement dans le livre qu’Aníbal publie avec Selma. C’est non seulement cette signature, mais le consentement à énoncer son histoire plutôt qu’à la rechercher qui permet à Aníbal de devenir pleinement sujet. Or, celui qui prend la parole fatalement fabule comme le roman nous en donne la leçon. Et c’est en acceptant d’inventer en partie, sans garantie ni autorisation du gardien imaginaire, le sens donné à cette transmission, qu’Aníbal reçoit pleinement et peut transmettre, fût-ce par un livre. Avec son libératoire sens de la dérision, toujours mâtiné d’indulgence, la voix du narrateur nous en fait faire l’expérience : la rumination fixe et monolithique du début du roman cède la place à des variations dans ses énonciations et réénonciations de l’histoire de sa vie, cherchant la justesse plus qu’une vérité ultime.

Bibliographie

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Notes

1 « Ô enfant qui doit tout à un nom » : phrase prêtée à Marc-Antoine s’adressant à Octave, fils de César et rapportée par Aníbal dans le roman. Pablo Casacuberta, Scipion, Paris : Éditions Points, 2016, p. 267.

2 Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmission : Étude sur le principe généalogique en Occident, Tome 4, Leçons, Paris : Fayard, 2004.

3 Jacques Fontanille, « Sémio-anthropologie de la transmission », Séminaire de sémiotique (PIV-P8, U. de Limoges) – Thème : La Transmission. Paris : Fondation Maison des sciences de l’Homme (FMSH), novembre 2015.

4 Orhan Pamuk, « La valise de mon papa », Discours de réception du prix Nobel, 2006. Disponible sur: <https://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2006/pamuk-lecture_fr.html>

5 Ibid.

6 Pablo Casacuberta, Scipion, op. cit.

7 Fernando Eimbcke, Lake Tahoe, Scénario : Fernando Eimbcke, Paula Markovitch. Mexique, 2008.

8 Claudine Normand, « Transmettre, dit-on ; mais quoi ? », Linx [En ligne], 47 | 2002, mis en ligne le 1er juin 2003, disponible sur : <http://linx.revues.org/591>. Analysant d’un point de vue linguistique le prédicat transmettre, elle évoque l’agent transmetteur, passeur responsable mais anonyme : « [...] il a conscience d’être un relais (transmettre des vœux, le bonjour, un message), mais il n’a pas d’initiative sur ce qu’il transmet ; on attend de lui qu’il transmette sans transformer ce qui lui a été remis et confié ».

9 Jacques Fontanille, conférence citée.

10 Monique Buisson, Françoise Bloch. « La circulation du don », Communications, 59, 1994, Générations et filiation, sous la direction de Claudine Attias-Donfut et Nicole Lapierre, p. 55-72.

11 Jacques Fontanille, conférence citée.

12 Pablo Casacuberta, op.cit., p. 114.

13 On parle en Uruguay à l’endroit des descendants d’« herederos forzozos » ou de « legítimas ».

14 Ibid., p. 147.

15 Ibid., p. 73.

16 Ibid., p. 127.

17 Ibid., p. 240.

18 Ibid., p. 276.

19 Monique Buisson, Françoise Bloch, art. cit., p. 57, p. 60.

20 Jean-François Bordron, « La transmission de l’histoire et le souvenir du présent », Séminaire de sémiotique (PIV-P8, U. de Limoges) – Thème : La Transmission. Paris : Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), novembre 2015.

21 Pablo Casacuberta, op. cit., p. 268.

22 Ibid., p. 110.

23 Ibid., p. 111.

24 Ibid., p. 129.

25 Ibid., p. 91.

26 Ibid., p. 265 sq.

27 Ibid., p. 275.

28 « Mais… cet homme est le sosie du Brener ! », « Ma secrétaire m’a dit, sans le moindre tact, « c’est Brener », moi qui pensais ne plus jamais entendre ces mots… ». Ibid., p. 90.

29 Ibid., p. 128.

30 « J’avais la sensation d’être le professeur »,. Ibid., p. 168.

31 « Comment j’allais ? Comment diable pouvais-je le savoir alors qu’il y avait au moins six ans que je ne tendais pas mon oreille interne, ne serait-ce que pour ausculter au moins un peu ce murmure ténu, à peine audible, qui se charge de nous dire « ça oui, ça non, cela si je le souhaite, mais pas ça, cet acte trouve son écho en moi, mais pas cet autre », et qui garantit, quand on le perçoit, qu’on ne trahit pas l’enfant qu’on a été ». Ibid., p. 232.

32 Ibid., p. 197.

33 Ibid., p. 26.

34 Pierre Legendre, op. cit., p. 15-23.

35 Pablo Casacuberta, op. cit., p. 322.

Pour citer ce document

Pauline Hachette, «La filiation, entre héritage et invention dans Scipion (2010) de Pablo Casacuberta», Lineas [En ligne], Numéros en texte intégral /, Filiation, imaginaires et sociétés, Partie II - Filiation empêchée, transmission récusée et construction d’identité, mis à jour le : 27/11/2017, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/lineas/index.php?id=2041.

Quelques mots à propos de :  Pauline  Hachette

Pauline Hachette est PRAG à l’Université Paris-Sud et doctorante en littérature à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis (EA 7322- Littérature, histoires, esthétique). Elle termine un doctorat portant sur une lecture poétique et sémiotique d’écritures de la colère au xxe siècle. Son champ d’études porte plus largement sur les théories des émotions en littérature. Elle a par ailleurs traduit plusieurs poèmes et nouvelles d’auteurs principalement argentins et mexicains (Fabiàn Casas, Rodolfo Fogwill, Álvaro Enrigue…).

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