XVIIe siècle
Agrégation lettres 2017
N° 16, automne 2016

Bruno Roche

La leçon épicurienne du Tartuffe

  • 1 La plus grande recette (2860 livres) jamais enregistré...

  • 2 Molière, qui n’attendait sans doute que la levée de l’...

  • 3 Pour s’en convaincre, il suffit d’une lecture chronolo...

  • 4 « Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes...

1Entre le 12 mai 1664, où une première mouture en trois actes fut jouée à Versailles lors des fêtes des Plaisirs de l’île enchantée, et la création du Tartuffe en cinq actes, dans le texte remanié qu’on connaît, il s’est écoulé cinq années, qui ont vu Molière et ses soutiens batailler ferme pour imposer la pièce. Indice de l’attente formidable suscitée par cette œuvre réputée scandaleuse, qui deviendra rapidement le plus grand succès du dramaturge1, la première eut lieu sitôt levée l’interdiction, le mardi 5 février 1669, et non un vendredi comme le voulait l’usage2. Au cours de cette longue querelle, Molière et ses amis rédigent de nombreux textes de combat. Les trois Placets au roi, la Lettre sur la comédie de l’Imposteur et la Préface du Tartuffe constituent autant de documents de premier ordre pour saisir la ligne de défense d’un auteur accusé de libertinage, qui avait tout intérêt à soigner sa rhétorique. Or il se trouve que Molière s’est mis à utiliser, et même à marteler, l’argument de la finalité morale de la comédie quand ont commencé à pleuvoir les critiques contre son théâtre3. À l’occasion de la querelle du Tartuffe, il s’empresse de confirmer cette vocation édifiante, dont l’affirmation constitue sa meilleure défense : son théâtre aurait le pouvoir de « corriger les hommes en les divertissant4 », proclame-t-il dès le mois d’août 1664, dans son Premier Placet présenté au Roi sur la comédie du Tartuffe. Pour mener à bien ce projet, il suffit d’exposer les vicieux à la raillerie, la crainte du ridicule apparaissant comme la meilleure garantie contre le vice :

  • 5 Le Tartuffe ou l’Imposteur, Préface, op. cit., p 93.

Les plus beaux traits d’une sérieuse Morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la Satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des Hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule5.*

  • 6 Lettre sur la comédie de l’Imposteur, op. cit., p 1192.

  • 7 « Il ne convient pas à des comédiens d’instruire les h...

  • 8 « Le Théâtre jamais ne fut si glorieux, / Le jugement ...

  • 9 Molière, « Premier Placet », op. cit., p. 191.

  • 10 Molière, Préface du Tartuffe, op. cit., p. 93.

2En postulant l’efficacité morale du ridicule, Molière ne se contente pas de vouloir ajuster au théâtre des effets propres à la satire : il donne à croire que le rire peut aisément se réduire à son statut instrumental pour mieux remplir sa mission moralisatrice. En 1667, l’auteur de la Lettre sur la comédie de L’Imposteur développe cet argument-clé, en allant jusqu’à proposer une lecture de la pièce où la peur du ridicule est censée protéger les femmes contre la galanterie et les galants. Cette comédie mettrait ainsi « la fidélité des mariages à l’abri des artifices de ses corrupteurs », car « les voies par où on a coutume d’attaquer les femmes y sont tournées en ridicule d’une manière si vive et si puissante, qu’on paraîtrait sans doute ridicule quand on voudrait les employer après cela, et par conséquent on ne réussirait pas6. » Si louables soient-elles, ces belles intentions n’ont aucune chance de convaincre le parti dévot, qui n’a pas attendu la pièce de Molière pour manifester son hostilité, ou dans le meilleur des cas sa méfiance, vis-à-vis du théâtre. Le jugement que formule en 1667 le Président de Lamoignon pour expliquer l’interdiction de la pièce7 ne fait que reprendre des arguments connus, déjà présents dans un sonnet d’Antoine Godeau, publié en 1654 : « … pour changer leurs mœurs, et régler leur raison, / Les Chrétiens ont l’Église, et non pas le théâtre8. » Mais Molière ne s’en soucie guère : c’est la bataille de l’opinion qu’il veut gagner. Le public se trouve ainsi pris entre deux discours radicalement opposés. D’un côté le dramaturge ne cesse de rappeler que c’est au nom de son projet d’édification morale qu’il peut légitimement se permettre de fustiger l’hypocrisie des « faux-monnayeurs en dévotion9 ». « Si l’emploi de la Comédie est de corriger les vices des Hommes, dit-il, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés10. » De l’autre, les dévots l’accusent de libertinage sous prétexte qu’il s’attaquerait à la vraie dévotion sous couvert de stigmatiser la fausse. Chacun campe sur ses positions et dénonce, chez l’adversaire, l’usage de pratiques dissimulatrices, comme le souligne Jean-Pierre Cavaillé au seuil d’un article important :

  • 11 Jean-Pierre Cavaillé, « Hypocrisie et Imposture dans ...

Or comme précisément les accusations sont d’emblée récusées, elles ne peuvent être que des accusations réciproques de simulation et de dissimulation, de falsification et d’occultation : Molière est accusé par ses ennemis de diffuser dans sa pièce une doctrine libertine dissimulée, et réciproquement Molière accuse ses détracteurs, dès le Premier Placet, d’être des « tartuffes »11

3Le commentateur doit tenir compte de cette remarque. S’il veut comprendre les stratégies argumentatives des deux camps, il ne saurait certes prendre toutes ces accusations au pied de la lettre. Mais peut-il faire autre chose que de renvoyer les adversaires à leur fourberie respective ? Doit-il s’arrêter à la définition du ridicule exprimée par le dramaturge et son entourage, et s’en tenir pieusement à l’idée que, grâce à un usage ciblé du rire, le théâtre joue un rôle moralisateur compatible avec la pastorale chrétienne ? Doit-il, au risque de forcer les textes, pousser plus loin ses investigations, jusqu’à déceler sous le rire prétendument correcteur une tendance à la raillerie libertine ? Certaines curiosités logiques, des contradictions subreptices dans la ligne de défense moliéresque, ou encore des tensions entre le texte du Tartuffe, la Lettre sur la comédie de l’Imposteur et les Placets, semblent l’autoriser à lire ces écrits « entre les lignes », pour mieux percevoir les affleurements d’une pensée fortement influencée par la philosophie physique et morale des épicuriens, anti-chrétienne dans ses conséquences et directement héritée des libertins érudits

  • 12 Voir, par exemple, les accusations de Pierre Roullé, ...

  • 13 Molière, op. cit., p. 1170.

  • 14 Lettre sur la comédie de l’Imposteur, Avis, dans Moli...

4Sans pour autant accorder un crédit illimité aux affirmations polémiques du camp dévot12, nous devons constater que les écrits de Molière et de ses défenseurs fourmillent de contradictions logiques, plus ou moins bien escamotées. De nombreux commentateurs l’ayant remarqué avant nous, nous passerons rapidement sur les affirmations liminaires de l’auteur de la Lettre, lesquelles restent sujettes à caution13 : « Pour ce qui est de la relation, on a cru qu’il était à propos d’avertir ici que l’auteur n’a vu la pièce qu’il rapporte que la seule fois qu’elle a été représentée en public, et sans aucun dessein d’en rien retenir, ne prévoyant pas l’occasion qui l’a engagé à faire ce petit ouvrage14. » Nous avons en effet beaucoup de mal à croire un énonciateur qui affirme qu’il n’a assisté qu’à une seule représentation alors que, par la suite, il se révèle capable d’en citer précisément un nombre considérable d’extraits. Ainsi se profile, dès le début de la Lettre, une tension entre l’énoncé et son énonciation, qui tient en alerte l’esprit du lecteur critique et pourrait bien signaler une tendance à la dissimulation rhétorique. Cet art d’écrire atteint son paroxysme, nous semble-t-il, au moment où l’auteur expose en détail une théorie du ridicule, dont les effets moraux sont censés renforcer la pastorale chrétienne en frappant de dérision toutes les « persuasions » des galants :

  • 15 Lettre, op. cit., p. 1198-1199.

En effet les Prédicateurs foudroient, les Confesseurs exhortent, les Pasteurs menacent, les bonnes âmes gémissent, les parents, les maris et les maîtres veillent sans cesse, et font des efforts continuels aussi grands qu’inutiles, pour brider l’impétuosité du torrent d’impureté qui ravage la France […]. Or pouvait-on combattre cette opinion perverse plus fortement, qu’en découvrant la turpitude naturelle de ces bas attachements, et faisant voir par les seules lumières de la Nature, comme dans cette Comédie, que non seulement cette passion est criminelle, injuste et déraisonnable, mais même qu’elle l’est extrêmement, puisque c’est jusques à en paraître ridicule15 ?

5Un passage précédent, véritable point d’orgue de la première partie de la Lettre, allait même jusqu’à conclure à la sainteté de la pièce, qui contribuerait par son dénouement à la diffusion du message évangélique :

  • 16 Lettre, op. cit., p. 1188.

Conclusion, à ce que disent ceux que les bigots font passer pour athées, digne d’un ouvrage si saint, qui n’étant qu’une instruction très chrétienne de la véritable dévotion, ne devait pas finir autrement que par l’exemple le plus parfait qu’on ait peut-être jamais proposé, de la plus sublime de toutes les Vertus évangéliques, qui est le pardon des ennemis16.

  • 17 Hobbes, De la Nature humaine [1650], essai traduit de...

6Il se trouve cependant que cette annonce tonitruante est contrariée un peu plus loin par une analyse du ridicule très nettement inspirée de l’anthropologie de Hobbes, pour qui « la passion du rire est un mouvement subit de vanité produit par une conception soudaine de quelque avantage personnel comparé à une faiblesse que nous remarquons actuellement dans les autres, ou que nous avions auparavant17. » Or non seulement l’auteur de la Lettre admet cette définition, mais il étudie de près les effets de ce rire, qui contribue à exclure le vicieux tandis qu’il suppose orgueil et mépris chez le rieur :

  • 18 Lettre, op. cit., p. 1197.

Or ce mépris est un sentiment relatif, de même que toute espèce d’orgueil, c’est-à-dire qui consiste dans une comparaison de la chose mésestimée avec nous, au désavantage de la personne dans qui nous voyons cette chose et à notre avantage. Car quand nous voyons une action ridicule, la connaissance que nous avons du Ridicule de cette action nous élève au-dessus de celui qui la fait, parce que, d’une part, personne n’agissant irraisonnablement à son su, nous jugeons que l’homme qui l’a faite ignore qu’elle soit déraisonnable et la croit raisonnable, donc qu’il est dans l’erreur et dans l’ignorance, que naturellement nous estimons des maux ; d’ailleurs, par cela même que nous connaissons son erreur, par cela même nous en sommes exempts : donc nous sommes en cela plus éclairés, plus parfaits, enfin plus que lui18.

7Dans ces lignes, le rire n’apparaît plus du tout comme un vecteur évident du message évangélique. Au contraire, le ridicule présume une forme de rire aux antipodes de la charité chrétienne. Conçu à la fois comme indice de supériorité du rieur et comme facteur de discrimination, il s’exerce au détriment des esprits faibles et procède à l’exclusion du moqué. Il participe par conséquent d’une anthropologie clivée chère aux libertins, que nous retrouvons à l’œuvre dès le début de la pièce, à ceci près qu’elle ne prend pas directement pour cible le personnage de l’hypocrite, comme le voudrait l’auteur de la Lettre, mais plutôt Mme Pernelle et son fils, ses victimes.

  • 19 Je me permets de renvoyer aux analyses du katagelos o...

8En effet, conformément à une scénographie attestée dans les Histoires comiques et les traités libertins19, en tournant en dérision l’opiniâtreté accompagnant certaines formes de crédulité, le ridicule produit des effets symétriques : il érige le spectateur dans une posture de supériorité en même temps qu’il exclut les esprits faibles. Dès le début de la pièce, il révèle les tensions d’une famille divisée. Or le conflit entre Mme Pernelle et la jeune génération reflète clairement la rivalité des deux Cours au début des années 1660 : regroupé autour de la Reine-mère, le camp dévot accable de ses remontrances le jeune roi et sa Cour, qui aspirent à se divertir. Et si, grâce au rire, Molière prend aussi nettement parti, c’est que se ranger aux côtés du roi lui permet d’avancer, de manière plus ou mois implicite, une série d’arguments d’inspiration épicurienne contre la vieille Cour et ses valeurs.

  • 20 G. Forestier et Cl. Bourqui, éd. cit., p. 1396.

  • 21 Le Tartuffe, op. cit., I, 1, v. 131.

  • 22 Le Tartuffe, op. cit., I, 5, v. 375-376.

  • 23 « … progredimur quo ducit quemque voluptas ». Lucrèce...

  • 24 Théophile de Viau, par exemple.

9En effet, Molière s’attaque aux motifs les plus artificieux de ceux qui condamnent aussi radicalement les plaisirs. C’est sans doute dans cette perspective qu’au début du Tartuffe, il fait citer en exemple par Mme Pernelle le personnage d’Orante, en qui l’on reconnaît le prototype de l’Arsinoé du Misanthrope. Déployé sur une vingtaine de vers, ce portrait apparaît d’abord comme une « satire en miniature20 », mais il permet surtout à l’auteur de proposer une lecture épicurienne du topos de la Prude, dont le motif prend alors tout son sens. Comme le remarque finement Dorine, plus d’une ne devient prude qu’« à son corps défendant », et fort tardivement : « ce sont là les retours des Coquettes du temps21. » Selon cette logique, la pruderie et la dévotion ne doivent rien à la grâce divine, mais forment plutôt des « vertus » conjoncturelles qui n’arrivent qu’avec le poids des ans. Représentant toutes les femmes désertées des galants, Orante se dédommage de sa frustration érotique par le biais de ces accusations suspectes. Dans le cadre d’une vision épicurienne du désir, le ridicule vient ainsi sanctionner une attitude existentielle foncièrement inauthentique et, qui plus est, dangereuse pour la communauté. Car la pruderie signale un transfert de libido : ne pouvant plus plaire, Orante et ses semblables veulent dominer leur entourage, jusqu’à exercer sur lui une sévérité des plus tyranniques. À l’instar de Tartuffe, elles font partie des gens qui « pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment, / De l’intérêt du Ciel leur fier ressentiment22. » Le motif de l’imposture apparaît ainsi de façon précoce dans la pièce. Il se rattache, c’est important de le signaler, à un refus de céder à l’injonction épicurienne qu’il est bon que chacun suive son propre plaisir23, tant et si bien que la dévotion finit par se confondre avec une perversion du désir. Contrairement donc à ce que prétend l’auteur de la Lettre, les effets du ridicule se concilient difficilement avec les valeurs chrétiennes, alors qu’ils s’avèrent remarquablement compatibles avec la philosophie morale d’Épicure telle que la comprennent du reste les auteurs libertins de la première moitié du xviie siècle24.

  • 25 On ne sait pas exactement si Molière a vraiment tradu...

  • 26 Le Misanthrope, II, 4, v. 717-728.

10Or si, comme ses savants devanciers, Molière utilise le rire pour son rôle fonctionnel, critique et éthique, et lui donne une orientation antichrétienne aussi discrète qu’efficace, c’est que derrière l’homme de théâtre se profile un penseur conséquent, lecteur et traducteur de Lucrèce25. Il s’inspire aussi bien de la morale que de la phusis épicurienne, laquelle nous semble pouvoir rendre compte, pour une bonne part, de la puissance visuelle de son théâtre. En tant qu’homme de théâtre, en effet, Molière est parfaitement conscient de l’importance de la vue et des effets dramaturgiques qu’il peut tirer des perceptions visuelles, mais en tant que philosophe, il s’applique à renforcer ses choix dramaturgiques sur fond de théorie épicurienne de la perception. On sait, en effet, qu’au cours des années 1660 il s’intéresse au statut gnoséologique de la sensation, comme en témoigne la traduction d’un passage important du De rerum natura (Livre IV) inséré dans la scène 4 du second acte du Misanthrope. Il s’agit, bien sûr, de la fameuse tirade d’Éliante sur les illusions de l’amour26. La cohérence philosophique des deux pièces nous paraît ici remarquable. Si, comme le soutient l’auteur de la Lettre, le désabusement d’Orgon est le vrai sujet de la pièce, il importe de voir comment son esprit a pu ajouter autant d’erreurs aux apparences et se laisser abuser par les grimaces de l’hypocrite dont il s’est entiché (au sens étymologique, et pathologique, de « s’infecter par contagion »). Tels qu’ils sont décrits par Dorine, les symptômes d’Orgon renvoient à la théorie épicurienne de l’amour comme maladie de l’âme :

  • 27 Tartuffe., v. 183-184, 189-190 et 195-198.

Mais il est devenu comme un Homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté […] 
Il le choie, il l’embrasse, et pour une Maîtresse
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse […]
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son Héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des Oracles27

  • 28 Ibid., I, 5, v. 270-71.

  • 29 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Par...

  • 30 Ibid., I, 5, v. 281.

11Les paroles d’Orgon ne font que confirmer l’étendue de son aliénation : ses sens ont été littéralement ensorcelés par Tartuffe : « Mon frère, vous seriez charmé de le connaître, / Et vos ravissements ne prendraient point de fin28. » Pour prolonger cet état où, pour reprendre les mots de Barthes, « le sujet amoureux se trouve “ravi” (capturé et enchanté) par l’image de l’objet aimé29 », Orgon développe plus qu’il n’était nécessaire sa réponse à Cléante. Tel un amant sidéré, il s’engage dans une tirade jubilatoire destinée à faire ressurgir les images obsédantes d’une rencontre qui a bouleversé sa vie : « Ha ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre30… » Comme le veulent Épicure et Lucrèce, les marques laissées par le souvenir des perceptions passées, inscrites matériellement dans le cerveau d’Orgon, continuent de hanter sa mémoire.

  • 31 « Nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen sun...

  • 32 Voir la mise en scène de Stéphane Braunschweig, en 20...

12De même, dans la scène 4 de l’acte I, lorsqu’au mépris de la santé de sa femme, il scande avec une raideur mécanique l’inquiétude qu’il éprouve pour son protégé, la répétition de la même formule (« Et Tartuffe ? ») traduit l’avidité insatiable de ses sens à se repaître de l’image du bien-aimé. « Que l’aimé soit absent, ses images pourtant sont présentes, son nom hante et charme l’oreille31 », écrivait Lucrèce. Certains metteurs en scène se sont appuyés sur cette « séduction » d’Orgon par Tartuffe pour prêter au premier une homosexualité plus ou moins latente qui serait à l’origine de sa fascination32. Sans reprendre à notre compte cette lecture, nous souhaiterions défendre ici une autre hypothèse, stimulée par une phrase de Barthes, qui pointe les liens étroits unissant la séduction amoureuse et la conversion religieuse :

Le coup de foudre est une hypnose : je suis fasciné par une image : d’abord secoué, électrisé, muté, retourné, « torpillé », comme l’était Ménon par Socrate, modèle des objets aimés, des images captivantes, ou encore converti par une apparition, rien ne distinguant la voix de l’énamoration du chemin de Damas ; ensuite englué, aplati, immobilisé, le nez collé à l’image (au miroir)33.

13Posant l’équivalence de l’amour et de la dévotion, Molière utilise des mots à double entente ― le terme de « ravissements » appartient au vocabulaire mystique en même temps qu’il décrit le transport amoureux. L’auteur désigne ainsi à mots couverts les manœuvres insinuantes du prosélytisme religieux et fustige l’imposture des directeurs de conscience qui s’appuient sur le pouvoir rhétorique des images agissantes pour prendre le contrôle des esprits. Tributaire à la fois d’une phénoménologie épicurienne de la perception et de l’anthropologie clivée qu’il hérite des libertins érudits, en bon lecteur de Lucrèce, le dramaturge montre que, pour bien saisir le sens des apparences, une science de l’interprétation s’avère nécessaire pour corriger l’aveuglement inspiré par l’opinion ou le désir. Car c’est bien le désir d’Orgon (désir de croire, désir d’aimer) qui falsifie en premier les apparences. Dépourvu de cette science de l’interprétation, manquant de vigilance, le personnage ressemble à ces esprits ensommeillés de Lucrèce, qui non seulement s’avèrent incapables d’effectuer les corrections nécessaires, mais sécrètent en eux-mêmes les obstacles à leur affranchissement intellectuel34 :

  • 35 Tartuffe, I, 5, v. 283-298.

Chaque jour à l’Église il venait d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l’assemblée entière,
Par l’ardeur dont au Ciel il poussait sa prière :
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortais, il me devançait vite,
Pour m’aller à la porte offrir de l’eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié,
Je ne mérite pas de vous faire pitié :
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre35.

  • 36 On aura relevé les nombreux imparfaits itératifs de l...

  • 37 Ce sont les termes de Dorine, I, 2, v. 183-184.

  • 38 G. Forestier et Cl. Bourqui, Notice du Tartuffe, éd. ...

  • 39 Tartuffe, op. cit., v. 320.

14La tirade passionnée d’Orgon donne à voir en une série d’hypotyposes des gestes et des attitudes mainte fois répétés36 qui constituent autant de stéréotypes de la dévotion utilisés par un imposteur prêt à toutes les singeries pour séduire sa victime. Mais son infirmité de jugement rend cet homme « hébété » et « entêté37 » d’autant plus ridicule qu’il s’opiniâtre dans ses illusions. Il s’expose malgré lui aux manipulations de faux-monnayeurs professionnels. Jamais le rire de Molière n’a été aussi clivant. Claude Bourqui et Georges Forestier remarquent à juste titre que le comique d’Orgon est une « affaire de point de vue », et que si le personnage est ridicule aux yeux de Dorine et de Cléante, aux yeux des dévots il ne l’est pas du tout38. La scénographie du rire révèle en effet une image très défavorable de la dévotion, perçue comme une forme aiguë d’aliénation, alors qu’en sens inverse, le théâtre de Molière opère une psychagogie qui se conçoit comme une audacieuse et salutaire entreprise de déniaisement. Celle-ci amène le spectateur, soutenu par les commentaires de Cléante, à distinguer ce que le personnage voit de ce que son imagination ajoute à ses perceptions. Aussi, à la lumière de la théorie épicurienne de la perception, comprenons-nous mieux Molière lorsqu’il affirme par l’intermédiaire de Cléante que « c’est être libertin que d’avoir de bons yeux39 ». Certes, l’auteur rapporte ironiquement les propos des dévots, et Cléante se défend d’être libertin au sens où ils l’entendent, mais Molière semble aussi jouer sur le mot, qui désigne ici non pas un esprit fort à la mode de Don Juan assénant haut et fort ses provocations contre la religion, mais plutôt un « libertinage défensif », nécessaire à la survie par temps de grande dévotion et de prosélytisme invasif.

  • 40 Gabriel Naudé, Instruction à la France sur la vérité ...

  • 41 Lettre, op. cit., p. 1189.

  • 42 Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, Paris, C...

15« Avoir de bons yeux », telle est bien la compétence du déniaisé, suffisamment lucide pour ne pas prendre des « happelourdes pour des diamants » ― vérité affirmée dès ses premiers travaux par l’une des voix majeures du libertinage érudit, Gabriel Naudé40. Cette définition certes très large du libertinage n’est pas si inoffensive qu’il y paraît. Grâce au théâtre, un nombre croissant de spectateurs, parce qu’ils perçoivent Tartuffe avec les bons yeux de Cléante, sont amenés à participer à l’entreprise de « défabulation » libertine et à manifester leur circonspection sceptique vis-à-vis des poncifs de la dévotion exhibés par le sournois personnage. Il existe évidemment une autre dévotion possible que, dans les vers 382 à 404, Cléante évoque afin de repousser l’accusation d’athéisme qui le guette. Celui qui a de bons yeux ne reconnaît cependant pas ici la religion chrétienne, constituée de ses dogmes, de ses rites et de sa hiérarchie, mais une religion naturelle, raisonnable, la seule dont les esprits déniaisés peuvent s’accommoder. Et l’auteur de la Lettre de renchérir : « il est certain que la Religion n’est que la perfection de la Raison du moins pour la Morale41. » La restriction réduit la religion à quelques règles pour la vie morale, c’est-là tout ce que demande Molière. Comme l’observe Antony McKenna, « il existe donc une dévotion compatible avec la sociabilité des honnêtes gens, une vertu humaine et traitable42 ». Cette dévotion-là, dépourvue de tout caractère ostentatoire et modérée dans son zèle, se confond avec la philosophie de l’honnêteté. Molière s’en tient à cette définition toute laïque, que son ami, le philosophe La Mothe Le Vayer, développait dans son Dialogue sur le sujet de la divinité :

  • 43 La Mothe Le Vayer, « Dialogue sur le sujet de la divi...

Tout ce que nous apprenons des dieux et des religions n’est rien que ce que les plus habiles hommes ont conçu de plus raisonnable selon leur discours pour la vie morale et économique et civile, comme pour expliquer les phénomènes des mœurs, des actions et de vivre, exemptes, autant que faire se peut, de toute absurdité. De sorte que s’il se trouvait encore quelqu’un qui eût l’imagination meilleure que ses devanciers, pour établir de nouveaux fondements ou hypothèses, qui expliquassent plus facilement tous les devoirs de la vie civile, et généralement tout ce qui se passe parmi les hommes, il ne serait pas moins recevable avec un peu de bonne fortune, que Copernic et quelques autres en leurs nouveaux systèmes, où ils rendent compte plus clairement et plus brièvement de tout ce qui s’observe dans les cieux ; puisque finalement une religion, conçue de la sorte, n’est autre chose qu’un système particulier, qui rend raison des phénomènes moraux et de toutes les apparences de notre douteuse éthique43.

  • 44 Lettre, op.cit., p. 1195.

16Ainsi, en observant de près la défense du Tartuffe, nous nous sommes aperçus que celle-ci regorgeait de curiosités rhétoriques, d’explications controuvées. Au premier chef, l’argument surprenant du ridicule censé protéger les femmes des entreprises des galants s’avère particulièrement habile. Sans doute Molière, par une série d’« opérations morales44 » où le ridicule est partie prenante, envisage-t-il dans un premier temps de dénoncer la galanterie qui se sert des mots de la dévotion. Mais dès le début de la pièce, grâce aux nombreuses syllepses de sens, se met en place un système de correspondances et d’équivalences implicites très lisibles. Sous prétexte de mettre au jour les mécanismes de la séduction amoureuse, l’auteur, comme Lucrèce et les libertins avant lui, s’attaque par le ridicule à l’imposture religieuse : dans le Tartuffe, la dévotion apparaît bien comme une forme malsaine de séduction tandis qu’une religion envahissante prive l’homme de son autonomie intellectuelle et de son humanité. Au fond, la question n’est plus de savoir si l’auteur ne visait que les faux dévots. Car la vraie dévotion ne sort pas indemne de la représentation comique : il n’y a pas de frappe chirurgicale du rire. Point notable : Molière se révèle un disciple de Lucrèce remarquablement conséquent. La physique épicurienne était une science en vue de l’éthique. Elle est ici convoquée pour asseoir une philosophie de l’honnêteté émancipée des lieux communs de la dévotion chrétienne.

Notes

1 La plus grande recette (2860 livres) jamais enregistrée par le Palais Royal. Voir Claude Bourqui et Georges Forestier, Le Tartuffe, ou l’Imposteur, Notice dans Molière, Œuvres complètes, t. 2, éd. dirigée par Georges Forestier avec Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 1355. Sauf mention contraire, toutes nos références renvoient à cette édition.

2 Molière, qui n’attendait sans doute que la levée de l’interdiction royale, s’empressa de faire jouer sa pièce. Voir Claude Bourqui et Georges Forestier, Le Tartuffe, ou l’Imposteur, éd. cit., ibid.

3 Pour s’en convaincre, il suffit d’une lecture chronologique des Préfaces et autres textes liminaires. Je remercie Jean-Noël Laurenti de m’avoir signalé que l’idée commençait à faire son chemin dès La Critique de l’école des femmes, notamment dans la scène 6, avec la métaphore des « miroirs publics ».

4 « Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant ; j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle », Premier Placet présenté au roi sur la comédie du Tartuffe, op. cit., p. 191.

5 Le Tartuffe ou l’Imposteur, Préface, op. cit., p 93.

6 Lettre sur la comédie de l’Imposteur, op. cit., p 1192.

7 « Il ne convient pas à des comédiens d’instruire les hommes sur les matières de la morale chrétienne et de la religion ; ce n’est pas au théâtre de se mêler de prêcher l’Évangile. » Réponse du Président de Lamoignon à Molière, évoquée par Brossette dans sa correspondance avec Boileau et citée par Mongrédien, Recueil des textes et des documents du xviie siècle relatifs à Molière, Paris, CNRS, 1965, 2 vol., t. 1, p. 291.

8 « Le Théâtre jamais ne fut si glorieux, / Le jugement si joint à la magnificence, / Une règle sévère en bannit la licence, / Et rien n’y blesse plus ni l’esprit, ni les yeux.  / On y voit condamner les actes vicieux, / Malgré les vains efforts d'une injuste puissance, / On y voit à la fin couronner l’innocence, / Et luire en sa faveur la Justice des Cieux. / Mais en cette leçon si pompeuse et si vaine, / Le profit est douteux, et la perte certaine, / Le remède y plaît moins que ne fait le poison ; / Elle peut réformer un esprit idolâtre, / Mais pour changer leurs mœurs, et régler leur raison, / Les Chrétiens ont l’Église, et non pas le théâtre. » Antoine Godeau, Sonnet « Sur la comédie » (Poésies chrétiennes, 1654), dans Traité de la comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 1998, p. 124.

9 Molière, « Premier Placet », op. cit., p. 191.

10 Molière, Préface du Tartuffe, op. cit., p. 93.

11 Jean-Pierre Cavaillé, « Hypocrisie et Imposture dans la querelle du Tartuffe (1664-1669) : La Lettre sur la comédie de l’imposteur (1667) », Les Dossiers du Grihl [Online], Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, athéisme, irréligion. Essais et bibliographie. URL : http://dossiersgrihl.revues.org/292.

12 Voir, par exemple, les accusations de Pierre Roullé, « Le Roi glorieux au monde » [1664], op. cit., p. 1166.

13 Molière, op. cit., p. 1170.

14 Lettre sur la comédie de l’Imposteur, Avis, dans Molière, Œuvres complètes, éd. cit., p. 1147.

15 Lettre, op. cit., p. 1198-1199.

16 Lettre, op. cit., p. 1188.

17 Hobbes, De la Nature humaine [1650], essai traduit de l’anglais par le baron d’Holbach, Lecture d’Emmanuel Roux, Arles, Actes sud, coll. « Babel, Les philosophiques », 1997, p. 72- 73.

18 Lettre, op. cit., p. 1197.

19 Je me permets de renvoyer aux analyses du katagelos ou rire de supériorité, que je propose dans mon livre, Le Rire des libertins dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine », 2011, p. 39 et suiv.

20 G. Forestier et Cl. Bourqui, éd. cit., p. 1396.

21 Le Tartuffe, op. cit., I, 1, v. 131.

22 Le Tartuffe, op. cit., I, 5, v. 375-376.

23 « … progredimur quo ducit quemque voluptas ». Lucrèce, De natura rerum, traduction et présentation par José Kany-Turpin, GF-Flammarion, Paris 1993, Livre II, v. 258. 

24 Théophile de Viau, par exemple.

25 On ne sait pas exactement si Molière a vraiment traduit in extenso les six livres de Lucrèce, mais l’extrait du livre IV, traduit en vers et inséré dans une réplique du Misanthrope, nous renseigne déjà beaucoup. Molière s’intéresse au matérialisme d’Épicure et de Lucrèce, repris par Gassendi, lorsque celui-ci opposa sa théorie des idées adventices aux idées innées de Descartes, et par son disciple Bernier, ami de Molière et de La Fontaine. Tous mettent en avant le statut gnoséologique de la sensation.

26 Le Misanthrope, II, 4, v. 717-728.

27 Tartuffe., v. 183-184, 189-190 et 195-198.

28 Ibid., I, 5, v. 270-71.

29 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 223.

30 Ibid., I, 5, v. 281.

31 « Nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen sunt / illius, et nomen dulce obversatur ad auris. » Lucrèce, De natura rerum, éd. cit., Livre IV, v. 1061-62. 

32 Voir la mise en scène de Stéphane Braunschweig, en 2009, au Théâtre de l'Odéon.

33 Roland Barthes, op. cit., p. 224.

34 Voir Lucrèce, op. cit., IV, v. 762 et IV, v. 1149-54 :  « Pourtant, même pris et entravé, tu peux encore / échapper au danger, si tu n’as de toi-même fait obstacle / en négligeant d’emblée tous les défauts physiques / ou moraux de celle que tu courtises et veux. / Ainsi font les hommes que le désir aveugle : / ils prêtent à celles qu’ils aiment des mérites irréels. »

35 Tartuffe, I, 5, v. 283-298.

36 On aura relevé les nombreux imparfaits itératifs de la tirade.

37 Ce sont les termes de Dorine, I, 2, v. 183-184.

38 G. Forestier et Cl. Bourqui, Notice du Tartuffe, éd. cit.,, p. 1379.

39 Tartuffe, op. cit., v. 320.

40 Gabriel Naudé, Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Roze-Croix, par G. Naudé Parisien, à Paris, chez François Iulliot, au troisième pillier de la grand’Salle du Palais, 1623, p. 28 : « le premier degré de sagesse revient à « discerner le vrai d’avec le faux, trier le diamant entre les happelourdes [...] primus sapientiae gradus est falsa intelligere ».

41 Lettre, op. cit., p. 1189.

42 Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, Paris, Champion, 2005, p. 39.

43 La Mothe Le Vayer, « Dialogue sur le sujet de la divinité », dans Dialogues faits à l’imitation des Anciens, éd. critique par Bruno Roche, Paris, Champion, 2015, p. 397-398.

44 Lettre, op.cit., p. 1195.

Pour citer cet article

Bruno Roche, «La leçon épicurienne du Tartuffe», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation lettres 2017 », n° 16, automne 2016 , mis à jour le : 20/09/2016, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=104.

Quelques mots à propos de :  Bruno Roche

Université Jean Monnet de Saint-Étienne

IHRIM, UMR 5317

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