XXe siècle
Agrégation lettres 2017
N° 16, automne 2016

Sylvie Vignes

« Rien dans les mains », Giono illusionniste

  • 1 Consultables sur le site que l’Association des Amis de...

1Les brouillons1 des Âmes fortes en témoignent : le roman avait d’abord un autre titre, assorti d’un sous-titre : « La chose naturelle ou Rien dans les mains ». En changeant de titre, Giono n’a pas changé radicalement de projet : la « chose naturelle » qu’est devenu le Mal à ses yeux depuis la Seconde Guerre mondiale est bien toujours un des thèmes majeurs qui traversent Les Âmes fortes. Quant au sous-titre initial, nous nous proposons de montrer ici qu’il peut toujours être considéré comme révélateur et programmatique par rapport au roman finalement rédigé.

  • 2 Jean Giono, Pour saluer Melville in Œuvres romanesques...

2« Rien dans les mains, rien dans les poches », c’est la formule rituelle des prestidigitateurs. Elle suggère que ce qui va se produire devant les yeux du public ne devra rien à un accessoire caché ; tout à l'art du « magicien » : là où il n’y a rien surgira soudain quelque chose. La formule nous semble intéressante en ce qui concerne le Giono des années cinquante tant du point de vue narratif qu’existentiel. Ayant, sur le plan existentiel, quelque chose à nous dire des personnages mais aussi de leur créateur, il nous a semblé que, décidément, cette expression livrait à elle seule bien des clés pour comprendre cet étrange objet, pour ne pas dire ce « monstrueux objet2 »finalement intitulé Les Âmes fortes. Que Giono l’ait finalement effacée de la couverture de son roman n’en minimise pas l’importance à ses yeux ; au contraire, peut-être, les maîtres de l’illusion préférant traditionnellement œuvrer dans la pénombre.

Les Âmes fortes, parti d’un rien

  • 3 Robert Ricatte, « Notice » des Âmes fortes, op. cit., ...

3Comme on le sait, le mot « rien » en français ne désigne pas forcément une absence totale ; il peut aussi signifier « peu de chose ». En commençant la rédaction des Âmes fortes, Giono avait, semble-t-il, peu de chose en poche, ce qui n’est pas complètement surprenant sachant qu’il appartient à la catégorie des romanciers qui optent pour « l’écriture à déclenchement rédactionnel » et non à ceux qui recourent à la « programmation scénarique », pour reprendre la terminologie de la critique génétique. Ces catégories ne sont bien sûr pas chimiquement pures, et servent surtout à signaler une tendance saillante, mais, même si Giono jette bien ici où là sur le papier quelques ébauches de plans ou ce qu’il appelle des « pilotis » pour la suite de sa rédaction, il est très loin sur ce plan d’un Flaubert ou d’un Proust. Robert Ricatte y insiste : « Giono ne peut écrire qu’à condition de ne pas se prévoir », une grande partie de son plaisir résidant dans le fait de « découvrir sans cesse du nouveau dans sa démarche créatrice3 ».

4L’idée d’un dialogue entre femmes à l’occasion d’une veillée funèbre apparaît déjà dans un avant-texte : la nouvelle « Le Mort » rédigée en 1948, publiée en revue sous le titre « Les Corbeaux » en janvier 1951 et objet d’une republication posthume en 1977 dans le recueil Faust au village. L’édition de la Pléiade opte pour un enchaînement qui place, comme Giono l’avait prévu, « Faust au village » en première position, puis suit l’ordre chronologique de la rédaction, permettant pour finir de faire enchaîner la préparation de l’enterrement d’un homme prénommé Albert (« Le Mort ») sur la veillée d’un (autre ?) homme au même prénom (Les Âmes fortes).

  • 4 Voir article « Opéra bouffe » de Denis Labouret dans l...

5Très enlevée malgré son contexte funèbre et son titre, avec son langage truculent et les situations cocasses qu’elle évoque, la fort courte nouvelle évoque bien la tonalité d'opéra bouffe telle que Giono la concevait4.

  • 5 Nous reviendrons sur la définition de cette expression...

6Si l’égoïsme assumé et la dent dure des interlocutrices de la nouvelle annoncent Les Âmes fortes, aucune n’a toutefois rien de plus profond, intéressant et complexe à raconter que des histoires de bonbonnes empruntées et non rendues, et à l’évidence, aucune n’a, même dans la méchanceté, l’envergure d’une « âme forte5 ». Or, la nouvelle consacrée à la veillée funèbre que Giono envisageait de rédiger pour faire pendant au « Mort » n’en aurait donc a priori pas différé radicalement. À partir de ce « rien », le premier déclic est ferroviaire :

  • 6 Op. cit., t. V, p. 1010.

J’en étais là, je croyais mon livre presque terminé, j’ai pris le train pour Marseille. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les secousses, le rythme du train, ça fertilise l’imagination… Parmi ces femmes qui bavardaient à la veillée, il devait bien y en avoir une qui racontait sa vie. L’histoire de cette femme… Alors je me suis dit : « Ton roman, il n’est pas fini. Il est à peine commencé6. »

7Mais, ses carnets l’attestent, Giono est loin d’avoir vu tout de suite tout le profit qu’il pouvait tirer de l’idée qu’une autre femme présente à la veillée d’Albert pourrait contredire Thérèse sur certains points. Or, jamais cette chronique romanesque n’aurait pu atteindre l’envergure qu’on lui connaît aujourd’hui sans cette trouvaille plus tardive. Il n’est que de lire la version de Thérèse jusqu’au moment où la Contradictrice s’empare plus résolument de la narration – donnant même soudain l’impression d’avoir accédé à cette focalisation zéro que Sartre appelait « vision de Dieu » – pour mesurer l’importance de ce second déclic. Thérèse raconte dans une langue populaire drue, imagée, savoureuse la vie de Châtillon dans les années 1880, et notamment toutes les rencontres que l’on peut faire, dans ce qu’elle présente comme une grosse auberge ne comptant pas moins de quatorze employés et recevant des voyageurs affluant de toutes part dans divers véhicules hippomobiles. C’est extrêmement alerte et vif – Giono s’appliquant à créer une forme d’oralité inspirée du parler des paysans du Trièves –, souvent pimenté par d’assez féroces caricatures, et l’on a même l’ébauche d’un mystère fort romanesque, une « affaire » qui mobilise soudain toute l’attention du village et fait marcher toutes les imaginations : les dettes à la fois énormes et inexpliquées que Mme Numance « a fait[es] à son mari » (87). Mais on n’a rien là encore de prodigieusement neuf, du point de vue thématique et surtout narratif. C’est donc vraiment avec assez peu d’atouts en poche et assez peu d’idées préconçues en tête que Giono a commencé un texte qui, achevé, peut toutefois rivaliser à la fin – en termes d’inventivité formelle, d’irrespect des formes académiques et même de risques d’insuccès eu égard à l’horizon d’attente des lecteurs de l’époque – avec ce qu’on appellera bientôt le Nouveau Roman. On peut déjà saluer ce tour de force qui tient du tour de prestidigitateur.

Faux roman et fausses pistes

8Dès le début des Âmes fortes, les questions se multiplient, le lecteur avançant en terrain mal balisé. Avec d’ailleurs une première question, légitime, malgré l’inscription de la catégorie générique sur la couverture : a-t-on bien affaire à un roman ? La réponse est « pas tout à fait », dans la mesure où cette étiquette générique a été imposée par l’éditeur à un Giono réticent : pour lui, ses carnets là aussi l’attestent, il s’agissait d’« une chronique romanesque », au même titre qu’Un roi sans divertissement et Noé, parus peu auparavant. Voici la définition métaphorique que Giono donne le 19 août 1946 de ce genre littéraire dans un de ses Carnets : « Le Hussard est le milieu du cigare. Colline est la pointe où on met la bouche. Après, viendront les livres de braise à l'autre bout. » Métaphore de fumeur – Giono était avant tout un fumeur de pipe, mais il ne négligeait pas à l’occasion le plaisir que pouvait donner un cigare, et n’en privait pas non plus ses personnages, de Langlois à Ennemonde – et métaphore programmatique, que Mireille Sacotte commente ainsi :

  • 7 Mireille Sacotte, « Préface » à Jean Giono, Chroniques...

Il n’y a plus un instant à perdre pour l’auteur qui multiplie les expériences narratives et pour sa tribu de personnages. Il faut se dépêcher de jouir sans entraves du monde, de soi, des autres et de profiter de toutes les infinies nuances de son plaisir. Place à un monde stylisé et âpre, à des petites sociétés cruelles, jalouses où des individus pleins de mauvais sentiments cultivent des passions étranges qui ne sont pas à la portée du commun7.

  • 8 Jean Giono, De Homère à Machiavel, Paris, Gallimard, c...

9Inversant les priorités par rapport aux romans de jeunesse, ces brûlantes chroniques, sans oublier le monde sensible mais tressant des liens de plus en plus subtils entre ses personnages et lui, vont effectivement mettre au premier plan « le cœur humain dévoilé8 » (sous-titre de l’étude que Giono consacre à Machiavel).

  • 9 Op. cit., t. III, p. 1277.

10Dans une préface de 1962, Giono précise un peu le programme thématique, narratif et stylistique que sous-tend pour lui l’étiquette générique « chroniques romanesques ». Il s’agirait de donner à l’« invention géographique » qui a été le sujet de ses romans de jeunesse, et qu’il appelle son « Sud imaginaire » en référence à Faulkner dont l’influence va être de plus en plus prégnante, « sa charpente de faits divers (tout aussi imaginaires) », tout un « passé d'anecdotes et de souvenirs9 ». Grand lecteur des Causes célèbres et des vieilles annales de la police – sa bibliothèque contient entre autres les mémoires de hauts fonctionnaires de la police au XIXe siècle comme Canler, Desmarest, ou Vidocq – Giono y puisera les faits divers qui serviront de tremplins à son imagination créatrice.

  • 10 Ibid., p. 1278

  • 11 Idem.

11Désireux de se démarquer des prouesses techniques par trop gratuites à ses yeux du Nouveau Roman, il précise dans cette préface qu’il s’est promis quant à lui de continuer à « raconter des histoires » et que, s’il s’autorise toutes les innovations techniques, c’est seulement « quand elles sont nécessaires10 ». Il suggère également que, pour lui, la chronique est au roman ce que le négatif est à la photographie : « Exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l’objet, c’est le positif, ou bien en décrivant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce qui manque, c’est le négatif11. »

  • 12 Ibid., p. 1290.

  • 13 Ibid. t. III, p. 1289.

  • 14 Jacques Robichon, « Dialogues avec Jean Giono », La T...

  • 15 Op. cit., t. III, p. 1292.

12Giono suggère ainsi, à juste titre, que le lecteur a un rôle plus actif, un travail plus délicat et plus complexe à accomplir dans ses chroniques que dans ses romans. Répondant aux questions de Robert Ricatte en 1966, il explique en outre que, pour lui, celles-ci devaient « donner par leur style une façon de rédaction beaucoup plus nette, beaucoup plus sèche que les rédactions précédentes – moins d’images, moins d’adjectifs –, à l’aide d’un flux plus rapide […]12. » : « J’ai voulu me débarrasser d’un surcroît d’images qui risquait de devenir encombrant pour le lecteur et pour moi-même13. »Il insiste en outre sur le caractère oral des chroniques qui sont, précise-t-il, comme « des histoires racontées à haute voix14 », et le plus souvent, notera-t-on, à plusieurs voix. Dernière caractéristique, un nouveau rapport au temps : « mélanger les moments » ajoute à ses yeux un précieux « piment15 ».

13Les Âmes fortes – comme cinq des sept nouvelles qui formeront le recueil Faust au village – complique encore la donne en optant pour une forme dialogique sans récit-cadre, qui évoque plutôt la forme dramatique. Comme au théâtre, en l’absence de portraits, d’accès au fors intérieur et de commentaires d’un narrateur (du moins avant que l’une des villageoises hérite soudain d’une sorte d’omniscience), les interlocuteurs ne sont accessibles qu’à travers leurs propos. Depuis quelques temps déjà, et en particulier à travers les nouvelles qui constitueront plus tard le recueil cité, Giono s’essaie à ces formes dialogiques qui donnent au lecteur beaucoup plus de travail, un peu comme une boîte noire qui ne délivrerait que la bande-son après un crash et exigerait de ses auditeurs attention soutenue, esprit de déduction, voire aptitude à la reconstitution.

14Dans Les Âmes fortes, c’est au point qu’on ne sait même pas, au fond, combien de personnes participent à la veillée. Au moins trois, c’est sûr, une fois la veuve prestement « évacuée » : une nonagénaire nommée Thérèse, celle que nous appellerons la Contradictrice, de vingt ans sa cadette, et une femme beaucoup moins âgée encore. Mais les critiques ont-ils bien raison de s’en tenir pour la plupart à ce chiffre-là, sans se poser davantage de questions ? Plus pertinente nous semble, par exemple, la lecture du réalisateur franco-chilien qui, adaptant Les Âmes fortes en 2001, fait converser quatre vieilles femmes dans la pièce attenante à la chambre du mort, d'autres encore apparaissant un peu en retrait.

  • 16 Roman 20-50, n° 3, juin 1987, p. 41.

  • 17 Ibid., p. 83.

  • 18 Op. cit., t. V, p. 1044.

15Robert Ricatte, contrairement à d’autres critiques, a esquivé un des pièges tendus par Giono en la matière. Légendant a posteriori deux vieux portraits photographiques de femmes âgées (visibles entre autres dans le numéro de la revue Roman 20-50 consacré aux Âmes fortes), il les a légendés ainsi : « Berthe ! Moi aussi je connais le dessous des choses16 » et « Thérèse. Le soir de la veillée. Elle raconte son histoire mais elle ne se raconte pas. Elle ne se racontera jamais17. » « Moi aussi je connais le dessous des choses » est une réplique de la septuagénaire qui propose de la vie de Thérèse et de « l’affaire Numance » une version fort différente de celle de son aînée, et il y a bien une Berthe à la veillée. Mais, comme le souligne Robert Ricatte, c’est après coup, de manière « insignifiante et arbitraire », que Giono en fait une seule et même personne : « [T]out ce qu’on apprend de Berthe à la veillée, c’est qu’on l’envoie quérir du vin dans la soupente et qu’elle doute de s’en bien tirer, incapable qu’elle est de distinguer vin blanc et vin cuit ; on voit mal l’impérieuse récitante sous les traits de cette femme effacée et incompétente18. »

  • 19 Idem.

16Nous tombons parfaitement d’accord avec cette analyse, mais pas avec la phrase qui suit : « Si Giono a cueilli ce prénom pour baptiser sa narratrice, c’est qu’il était le seul qui fût attribué à l’une des femmes qui participaient à la veillée19. » À y regarder de plus près, le lecteur s’aperçoit que, outre ceux de Thérèse et de Berthe, un autre prénom apparaît : « J’ai dit : "Maman, c’est Rose. C’est ta fille Rose qui t’apporte de la tisane." ». Telle est en effet l’exclamation rapportée lors de la veillée mortuaire par une autre villageoise en train de raconter – avec la meilleure conscience du monde – le siège effectué auprès de sa mère mourante pour tenter d’empêcher sa sœur cadette, Marie, de toucher une part de l’héritage. Cette femme, qui raconte comment elle a laissé sa mère, mal remise de son attaque, souffrir de la soif deux heures durant plutôt que de se lever pour aller lui chercher un verre d’eau ou une tisane et d’abandonner ainsi « la place » à sa sœur, n’est pas très crédible non plus dans le rôle de la Contradictrice qui se donne quant à elle les gants de la morale. Elle n’est pas non plus suffisamment jeune encore pour acheter des dessous affriolants à sa fille mineure, et on peine également à voir en elle la « buveuse de café » que les autres commères trouvent un peu bégueule et ridicule, d’autant qu’elles ne se cachent pas pour le lui signifier, alors que Thérèse – grand âge sinon grande moralité oblige – est, au moins au début, l’objet d’attentions particulières et a droit au vouvoiement de toutes ses interlocutrices. Tout cela plaide, nous semble-t-il, pour un nombre de veilleuses supérieure à trois (et sans doute même supérieur à quatre, si l’on considère le nombre de maris vivants évoqués dans le dialogue) et effectivement, semble-t-il, pour une Contradictrice restant quant à elle anonyme. Il s’agit peut-être un détail puisqu’au bout d’une cinquantaine de pages, c'est à un duel verbal qu'on a désormais affaire, mais nous avons là une première preuve d’un désir de mettre à contribution le lecteur.

  • 20 Jean-Yves Laurichesse, « Variations narratives sur un...

17La mise en place d’un dialogue entre deux femmes proposant deux versions apparemment inconciliables des mêmes événements survenus entre 1882 et 1912 au Percy, à Châtillon, à Clostre et au « village nègre » de l’entrepreneur Rampal le confirme ensuite largement, et étudier, comme Jean-Yves Laurichesse s’y applique dans son article « Variations autour d’une histoire d’amour20 », les jeux de narration, de focalisation et de construction temporelle achève de convaincre le lecteur qu’il y a là un plaisir délibéré à brouiller les pistes. Dans son ouvrage La mètis de Jean Giono, Philippe Mottet compare Thérèse au plus rusé des poisons : panourgotatos dans la mesure où elle se comporte comme ces « seiches blanches » qui « portent en elle un liquide noir : le tholos » :

  • 21 Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'...

Quand elles émettent cette encre, elles créent autour d’elle une obscurité impénétrable au sein de laquelle elles se dissimulent, un nuage de nuit où se brouillent et se confondent toutes les routes de la mer21.

  • 22 Op. cit., t. V, p. 1054.

  • 23 Ibid., p.1013.

18Nul doute que cette caractéristique s’applique encore plus justement au romancier lui-même. Lançant à son lecteur une sorte de défi par carnet de travail interposé, Giono envisage même de si bien jouer du système de « vérité plurielle22 » qu’en définitive même un enquêteur habile et acharné se retrouvera bredouille, et que « personne n'aura rien dans les mains23 ».

L’empire du vide

  • 24 Ibid., p.1032.

19Comme le remarque fort à propos Robert Ricatte à propos de la fraîcheur florale de Thérèse après une nuit de veille et surtout une longue vie peu édifiante, « on peut avoir le teint frais et marcher sur du vide24 ». Les âmes fortes selon Giono sont plus sensibles que les êtres ordinaires à une certaine vacuité de l’existence et à la menace d’un vide encore plus grand, dévorant. La chronique romanesque est ainsi émaillée d’expressions qui font signe au-delà de leur sens premier : « Et ici, à part le bon air, qu’est-ce qu’on a ? » (17) ; « Mais, la montagne, c’est la montagne : c’est de la boue, c’est du froid. C’est en hiver chacun chez soi et en été peu de chose » (108) ; « Ils arrivaient dans le vide du soir » (117), « Clostre, c’était purement et simplement l’église et l’auberge. Le reste : montagne. » (344)

20Il est question très vite de la frustration que peut procurer la société de Châtillon : « Mais demander quoi à un marchand de fromage ? Du fromage, un point c'est tout » (285) ; « Le docteur avait l’allure de quelqu'un, mais c’était très peu de chose » (286). Même ceux qui haussent du col, comme Mme Carluque ou Firmin dans la version de la Contradictrice, sont vite ramenés à leurs dimensions de baudruches menaçant d'éclater comme la grenouille de La Fontaine : « elle le laissa se gonfler d'importance jusqu’à ce qu’il soit transparent comme une bulle de savon » (359). Tout un faisceau d’images nous répète qu’il n’y a rien là-dedans susceptible de rassasier une âme forte, sauf en de rarissimes occasions où le fantasme a beaucoup de part :

Mais, tenez, la mince et souple dont je vous parlais, elle est tombée un jour sur exactement ce qui devait être son rêve depuis le maillot. Notez qu’elle avait toujours essayé dans le tout-venant. Mais, là, c’était un officier de marine. Le caban avantage un homme. Oh ! Et puis, la mer, c’est tellement grand ! (280)

21Châtillon, c’est très exactement le contraire des horizons marins, comme en témoigne le très beau passage, où, dans la version de Thérèse, Mme Numance regarde par la fenêtre pendant que son mari s’explique avec l’huissier à l'étage en-dessous :

Madame Numance était venue à la fenêtre. Elle avait un peu tiré les rideaux. Elle avait mis son nez aux carreaux et elle regardait tout simplement le jour triste, le jour de vent, le jour mortel de ce pays-là en hiver quand le temps se gâte, comme c’était le cas : les nuages qui vous raclaient la tête, et la nuit à deux heures de l'après-midi ; et la montagne dont on ne voyait plus le sommet et qui est, de toutes parts, comme des côtés de boîte. (90-91)

22Les hyperboles et métaphores triviales (« vous raclaient la tête », « comme des côtés de boîte ») prêtées à Thérèse font ici merveille grâce à la concrétude des comparants : on ne saurait mieux dire l’absence de tout horizon, au sens propre comme figuré. La polysyndète (« et la nuit », « et la montagne ») vient encore alourdir la liste des privations, en particulier sensorielles. La vue s’y trouve frustrée à la fois par l’obscurité précoce et par les nuages bas, exactement comme dans Un roi sans divertissement avant que ne frappe le prédateur privé de divertissement sensoriel moins transgressif :

  • 25 Jean Giono, Un roi sans divertissement, op. cit., t. ...

Une heure, deux heures, trois heures ; la neige continue à tomber. Quatre heures ; la nuit ; on allume les âtres ; il neige. Cinq heures. Six, sept ; on allume les lampes ; il neige. Dehors, il n’y a plus ni terre, ni ciel, ni village, ni montagne ; il n’y a plus que les amas croulants de cette épaisse poussière glacée d'un monde qui a dû éclater25.

23Dans la scène des Âmes Fortes, Thérèse, en position de guetteuse, semble avoir oublié sa sympathie pour M. Numance. Le manège de Mme Numance, qui capte bien vite son attention, attire irrésistiblement son œil du rez-de-chaussée vers le premier étage. Car le vrai spectacle n’est pas en bas où se débat un pauvre homme contre un rapace patenté dans une scène qui n'est pas sans rappeler La Comédie humaine ; il est à l'étage supérieur dans les quelques fragments qui donnent à lire toute l’ampleur d'un spleen baudelairien, d’un taedium vitae, aussi « mortel » que ce jour de vent gris :

Il y avait un moment que je l’avais vue arriver là ; tout de suite après qu’elle avait quitté le bureau de travail de son mari. On apercevait qu’un peu de sa figure, sa main qui tirait un pan de rideau. (91)

24Ces visages entrevus, comme en mosaïque ou en anamorphose picassienne, et ce regard avide qui ne peut s’empêcher de continuer à sonder le vide dans sa quête vaine d’une quelconque pâture substantielle sont à nouveau très proches de ceux des habitants du village dauphinois dans Un roi sans divertissement, qui ressemblent soudain à de bien plus exotiques et cruelles créatures :

  • 26 Idem.

Tous ces visages, qu’ils soient d'hommes, de femmes, même d'enfants, ont des barbes postiches faites de l’obscurité des pièces desquelles ils émergent, des barbes de raphia noir qui mangent leurs bouches. Ils ont tous l’air de prêtres d’une sorte de serpent à plumes, même le curé catholique, malgré l’ora pro nobis gravé sur le linteau de la fenêtre26.

25Le lecteur ayant fait le rapprochement avec la première chronique romanesque se trouve moins étonné de ce que Mme Numance donne à voir le plus distinctement pour finir : « Mais ce qui était, par contre, entièrement visible, c’était son regard de loup. » (91)

  • 27 Op. cit., t. I, p. XXIX

  • 28 Jacques Mény, « Téry, Simone », Dictionnaire Giono, P...

26Cette peur du vide a manifestement travaillé Giono lui-même dès ses jeunes années (le vide de sens étant probablement hérité de l’expérience de la Grande Guerre) même si ces premières œuvres, par réaction, tendent parfois à se faire cornes d’abondance ; elle deviendra beaucoup plus poignante et obsédante à partir de 1938, date à laquelle commence à s’opérer un lent mais net virage qui amènera à distinguer, de manière certes un peu caricaturale mais non dénuée de tout fondement, un « Giono première manière » d’un « Giono seconde manière ». Ce que, reprenant le couple pascalien, il nommera l’ennui et le divertissement, recouvre des réalités bien plus fortes que ne le laissent entendre ces deux termes dans leur acception moderne. Dès les romans de jeunesse, on est frappé par le nombre de suicides dans l’œuvre de Giono : ceux qui choisissent cette issue, aux yeux des personnes extérieurs, « avaient tout » mais ils ont été touchés par la forme ravageuse que prend l’ennui quand il n'est pas conjoncturel mais existentiel : « la brusque et radicale conscience du rien27 ». Entre 1930 et 1934 l'auteur l'expérimente tragiquement à titre personnel à travers ce qu'il appelle dans sa correspondance une « grave crise morale », laquelle présente tous les signes cliniques d'une dépression sévère. Les violents soubresauts de sa vie sentimentale d'alors – récemment révélés par la critique28 –, qui l'assignaient à un choix radical, ne suffisent peut-être pas à l’expliquer. Il semble légitime d'estimer qu'un contrecoup de son expérience de la Grande Guerre – c’est dans ces années-là qu’il commence à écrire sur ce tragique sujet – a pu aussi jouer les éléments déclencheurs.

27Quoi qu’il en soit, la formule « rien dans les mains » peut et doit donc aussi être compris dans un sens existentiel. C’est parce qu’elles ont une conscience particulièrement aiguë du vide que les âmes fortes, comme leur créateur en temps de crise, ont absolument besoin de se lancer dans une entreprise énorme et passionnée.

28Dans sa très éclairante préface aux Œuvres romanesques complètes de Jean Giono, Robert Ricatte écrit :

  • 29 Op. cit, t. I, p. XXVI

La consistance du monde s’effondre pour cet homme visité par le néant dès qu’il cesse de créer. Nulle affectation lorsque Giono, avant la gloire et doutant de ses chances de succès littéraire, écrit le 21 octobre 1928 à Lucien Jacques : « Et puis au fond, je m’en fous ! Quand j’aurai fini de m’amuser avec Un de Baumugnes, je m’amuserai avec un autre et ainsi de suite jusqu’au moment où il faudra mourir. Ça aura fait passer le temps. » Passer le temps et s’amuser sont à prendre au sens pascalien. Vingt-cinq ans plus tard, Giono oppose ainsi l'homme aux chiens et aux moutons : « L’homme est un animal avec une capacité d’ennui ». Écrire, c’est conjurer le mal radical : « Si j’invente des personnages, si j’écris, c'est tout simplement parce que je suis aux prises avec la plus grande malédiction de l’univers, l’ennui29. »

  • 30 Idem

  • 31 Jean Giono, Triomphe de la vie, op. cit., t. VII, p. ...

29Giono éprouve le besoin d'écrire et de faire vite en sorte « que quelque chose se mette à exister30 », quelque chose de son cru qui constitue un pendant plus positif ou en tout cas plus fort, plus intéressant, au monde réel : « Pour que l’homme supporte le fait que le monde a été créé, il est obligé chaque jour, parfois chaque heure, à tout moment, de refaire en lui-même la création du monde31. » Cette affirmation date de 1938, mais en 1949, année même de la rédaction des Âmes fortes, Giono trouve dans la préface d’un ouvrage qui vient de sortir – Histoire de la conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque du cardinal de Retz – de quoi apporter des torrents d’eau fraîche à son moulin et un titre à sa chronique romanesque. L’écrivain et critique littéraire Armand Hoog y évoque en effet Descartes en ces termes :

  • 32 Armand Hoog, Préface à Histoire de la conjuration du ...

Le premier dessein du Traité des passions n'est rien d’autre que de distinguer les « âmes faibles ». Or une « âme forte » ne tient sa force ni de la vertu, ni de la raison, ni de la lucidité, ni de l’attention au réel, mais seulement d’un système cohérent de jugements (lesquels peuvent fort bien reposer sur des passions) ; système selon quoi s’orienteront tous les actes d’une vie. Et que ce soit l’ambition ou la charité, la volonté de puissance ou le parti pris d'humilité32

30Pour étayer son analyse, le préfacier cite ensuite l’article XLIX du Traité des passions :

Bien que souvent ces jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions, par lesquelles la volonté s’est auparavant laissée vaincre ou séduire, toutefois à cause qu'elle continue de les suivre lorsque la passion qui les a causées est absente, on les peut considérer comme ses propres armes, et penser que les âmes sont plus fortes ou plus faibles, à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires.

31Armand Hoog en propose un commentaire qui, dans l'exemplaire du Paraïs, est presque entièrement souligné par Giono et marqué d'astérisques enthousiastes, comme en témoigne le fac-similé reproduit sur le site officiel dévolu aux Âmes fortes par l’Association des Amis de Jean Giono33 :

  • 34 Ibid., p. 19.

Descartes écrivait pour Retz. Ou pour Vincent de Paul. Suivre l’ivresse d'une autonomie héroïque : ne se soucier pas de coller au réel, mais plutôt d'agir contre lui : loin de voir là un souci de lucidité ou bien la marque d’un cynisme amoral, j'y vois plutôt, comme chez Corneille, une volonté d’illusion persistante par quoi l’âme forte se satisfait et gagne sa partie (j’entends celle de la terre ; pour l’autre c’est une autre affaire)34.

  • 35 Jean Giono, Virgile, op. cit., t. III, p. 1057

  • 36 Vauvenargues, Réflexions et maximes [1746], in Œuvres...

32On comprend l’enthousiasme du romancier : lui qui qualifiait peut-être un peu vite Descartes de « petit fouille au pot35 » dans son Virgile (rédigé en 1943-44 et publié en 1947), découvre en effet, à travers l’analyse d’Armand Hoog, une pensée qui concorde de manière assez stupéfiante avec les nouvelles valeurs qu’il a été amené à développer et promulguer. Sans que cela invalide une référence possible à Vauvenargues pour qui les « âmes fortes » manifestent une « passion altière et courageuse à laquelle toutes les autres, quoique vives sont subordonnées36 », on ne peut que suivre Jacques Mény dans ses conclusions. Si la date de lecture de cette préface et l'énergie du soulignement ne suffisaient pas, il n’est en effet que de comparer les termes de Descartes et de Hoog avec ceux du portrait de Thérèse en âme forte pour être totalement convaincu de cette intertextualité :

Thérèse était une âme forte. Elle ne tirait pas sa force de la vertu : la raison ne lui servait de rien ; elle ne savait même pas ce que c’était ; clairvoyante elle l’était mais pour le rêve ; pas pour la réalité. Ce qui faisait la force de son âme, c'est qu’elle avait, une fois pour toutes, trouvé une marche à suivre. Séduite par une passion, elle avait fait des plans si larges qu’ils occupaient tout l’espace de la réalité ; elle pouvait se tenir dans ces plans quelle que soit la passion commandante ; et même sans passion du tout. (349-350)

  • 37 Op. cit., t. V, p. 1130.

33Or ce paragraphe contenait à l’origine une phrase – capitale – de plus : « Elle ne pouvait se satisfaire que d'un monde reconstruit selon ses propres plans37. » Si Giono l’a supprimée, c’est vraisemblablement, comme le suggère Jacques Mény, pour ne pas rendre excessivement explicite le fait que ce portrait constitue aussi et surtout un autoportrait.

34À son besoin viscéral de créer pour échapper à l’empire du vide, en faisant, en quelque sorte fi des diktats de la réalité pour fonder un royaume en Imaginaire, vient bienheureusement répondre l’« ardent désir d’être » (206) de ses personnages. Perché dans l’olivier, le narrateur de Noé, proche de l’auteur au point de se confondre avec lui, avait déjà évoqué la manière dont des fantômes venaient en foule répondre à son fécond complexe de Pygmalion.

  • 38 « Alors il se découvre, il décompose, il triche au ra...

35On sait que c'est de « rem » accusatif du mot latin « res » qui signifie « la chose » que provient paradoxalement le pronom indéfini « rien » en français. À défaut de changer le plomb en or, rêve de tout alchimiste et de tout idéaliste, le Giono des années cinquante se révèle capable de retourner à l’étymon en créant aux yeux du lecteurs – voire aux siens propres – la très forte illusion que quelque chose de « fort » existe là où a priori il n’y avait rien. Mais trichant en quelque sorte « au ralenti » comme l’Artiste des Grands chemins38, il permet simultanément au lecteur de mesurer la place qu’ont acquis à ses yeux la menace du vide et l’ampleur de l’investissement désormais nécessaire pour lui faire barrage.

Notes

1 Consultables sur le site que l’Association des Amis de Jean Giono vient de consacrer à ce roman : http://www.les-ames-fortes-jean-giono-site-officiel.fr/ consulté le 13 septembre 2016.

2 Jean Giono, Pour saluer Melville in Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1974, p. 4. Toutes les références aux œuvres de Giono qui suivront renverront à cette édition sauf en ce qui concerne Les Âmes fortes, pour lequel les numéros de pages figureront entre parenthèses dans le corps du texte et renverront à l’édition préconisée pour l’agrégation : Gallimard, coll. « folio », 1972.

3 Robert Ricatte, « Notice » des Âmes fortes, op. cit., t. V, 1977, p. 1021.

4 Voir article « Opéra bouffe » de Denis Labouret dans le Dictionnaire Giono, Paris, Classiques Garnier, 2016.

5 Nous reviendrons sur la définition de cette expression dans la troisième partie de la présente analyse.

6 Op. cit., t. V, p. 1010.

7 Mireille Sacotte, « Préface » à Jean Giono, Chroniques romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2010, p. 11-12.

8 Jean Giono, De Homère à Machiavel, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 1997.

9 Op. cit., t. III, p. 1277.

10 Ibid., p. 1278

11 Idem.

12 Ibid., p. 1290.

13 Ibid. t. III, p. 1289.

14 Jacques Robichon, « Dialogues avec Jean Giono », La Table ronde, n° 86, février 1955, p. 57.

15 Op. cit., t. III, p. 1292.

16 Roman 20-50, n° 3, juin 1987, p. 41.

17 Ibid., p. 83.

18 Op. cit., t. V, p. 1044.

19 Idem.

20 Jean-Yves Laurichesse, « Variations narratives sur une histoire d’amour », Roman 20-50, op. cit, p. 43-54.

21 Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 163.

22 Op. cit., t. V, p. 1054.

23 Ibid., p.1013.

24 Ibid., p.1032.

25 Jean Giono, Un roi sans divertissement, op. cit., t. III, p. 459.

26 Idem.

27 Op. cit., t. I, p. XXIX

28 Jacques Mény, « Téry, Simone », Dictionnaire Giono, Paris, Classiques Garnier, 2016.

29 Op. cit, t. I, p. XXVI

30 Idem

31 Jean Giono, Triomphe de la vie, op. cit., t. VII, p. 679.

32 Armand Hoog, Préface à Histoire de la conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque du cardinal de Retz, Paris, Stock, 1950, p. 18

33 http://www.les-ames-fortes-jean-giono-site-officiel.fr/histoire-du-titre.html. Consulté le 13 septembre 2016.

34 Ibid., p. 19.

35 Jean Giono, Virgile, op. cit., t. III, p. 1057

36 Vauvenargues, Réflexions et maximes [1746], in Œuvres choisies, Paris, Aubier, 1942, Maxime n° 588.

37 Op. cit., t. V, p. 1130.

38 « Alors il se découvre, il décompose, il triche au ralenti ; pour un peu il expliquerait. » (Jean Giono, Les Grands Chemins, op. cit., t. V, p. 550.)

Pour citer cet article

Sylvie Vignes, «« Rien dans les mains », Giono illusionniste», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation lettres 2017 », n° 16, automne 2016 , mis à jour le : 26/10/2016, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=122.

Quelques mots à propos de :  Sylvie Vignes

Université Toulouse-Jean Jaurès, Laboratoire PLH, équipe ELH

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