XVIIe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017
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1 Mme du Pérou, qui fut elle-même pensionnaire de l’inst...
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2 Racine salue leur performance dans la préface d’Esther...
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3 « J’en fus charmée… », note Mme de Sévigné dans le cél...
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4 J. Racine, préface d’Esther, op. cit., p. 35-36.
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5 P. Manseau, Mémoires, éd. A. Taphanel, Versailles, Ber...
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6 Sur cette conception catholique de la voix comme parol...
1Belles1, habiles2, charmantes3, les voix des pensionnaires de Saint-Cyr sont le véritable moteur des deux pièces de Racine à sujet sacré avec insertions musicales : Esther, commandée au cours de l’année 1688 par Mme de Maintenon, mise sur l’exercice de la déclamation et du chant pour fortifier la piété des pensionnaires, alléguant même le devoir de faire fructifier le « talent » d’« [avoir] de la voix », qui peut être « employé […] à chanter les louanges de Dieu4 ». Et c’est parce que la voix des jeunes filles relève brillamment le défi – l’intendant de l’institution rapporte qu’il était « prodigieux […] d’entendre les plus beaux airs du monde, avec une cadence et une justesse où les plus habiles musiciens auraient eu peine d’arriver, par de jeunes demoiselles qui ne savaient pas une note de musique5 » – que Mme de Maintenon, dès la fin du mois de février 1689, décide de renouveler l’expérience et commande Athalie. Il s’agit donc, avec ces deux pièces, d’investir dans de belles et jeunes voix pour qu’elles fassent en quelque sorte vivre la parole de Dieu6.
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7 Aristote, Politique, I, II, 10 et I, XIII, 7. Sur ce s...
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8 « Comme cela se fait dans toutes les Églises des saint...
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9 Voir notamment C. Jan Swearingen, « Èthos, Pathos, Pei...
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10 De telles pratiques précèdent la pièce de Racine, don...
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11 « Mais quand il m’arrive d’être plus ému au chant qu’...
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12 M. Brulin, Le Verbe et la voix : la manifestation voc...
2Mais aussi, parce qu’elles sont belles, habiles et charmantes, les voix des demoiselles constituent un obstacle majeur pour la réalisation même du projet. Ne concentrent-elles pas tout ce que l’histoire occidentale des arts de la parole, informée par la définition restreinte qu’Aristote donne de l’usage du logos par les femmes7 et relancée avec la prescription de silence imposée à celles-ci par saint Paul8, a cherché à conjurer, du moins à tenir sous contrôle : les inflexions séduisantes, musicales, invariablement qualifiées de « féminines », même quand elles ne sont pas portées par un individu de sexe féminin9 ? La transposition de ces exercices propres aux collèges de garçons dans un établissement pour jeunes filles10 est en ce sens téméraire. À cela s’ajoute le risque d’une submersion du message religieux par les beautés musicales, risque que pointe déjà saint Augustin11 et qui menace toujours de discréditer les pratiques du chant chrétien12.
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13 Mme de Lafayette, Mémoires sur la cour de France, Maa...
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14 G. de Courtilz de Sandras, Mercure historique et poli...
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15 Voir S. Nancy, La Voix féminine et le plaisir de l’éc...
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16 Mme de Lafayette, Mémoires de la Cour de France pour ...
3Ces dangers n’ont pas manqué d’être rappelés à Mme de Maintenon dès la première série de représentations d’Esther, accueillie avec « un degré de chaleur qui ne se comprend pas13 » en janvier et février 1689, et l’année d’après lors des reprises, dont les désordres font l’objet d’une « chronique scandaleuse14 ». Cette fois, les représentations d’Esther sont interrompues, et la création d’Athalie, en janvier 1691, réduite à trois répétitions confidentielles. Il faut bien tenter d’endiguer le débordement prétendûment consubstantiel à l’exposition de la voix et du corps féminins qui, notamment au XVIIe siècle, vaut aux comédiennes et aux chanteuses d’être toujours considérées comme des « prostituées » en puissance15. Vu sous cet angle, en effet, un tel projet de théâtre musical semble ne pouvoir conduire à rien d’autre qu’à une métamorphose des demoiselles en sirènes, véritable incitation pour les spectateurs à « sauter les murailles16 » pour les rejoindre, comme cela semble s’être produit.
4Racine n’ignore pas le problème. Dès le prologue d’Esther, il clarifie ses intentions à travers cette adresse de la Piété aux spectateurs :
Et vous, qui vous plaisez aux folles passions,
Qu’allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles,
Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité.
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.
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17 Voir J. Gros de Gasquet, M.-A. Le Loup, B. Louvat-Mol...
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18 « Nous le prions seulement d’écouter, / Et ce qu’il a...
5La thématisation de l’écoute dans le prologue n’est pas nouvelle : la pièce de Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant (1550), dont on peut penser qu’elle a au moins indirectement inspiré Racine en tant que tragédie religieuse militante avec musique17, demande déjà au spectateur de « prêter [ce qu’il a d’oreilles] », avec promesse de les lui « rendr[e]18 ». Mais la variante ici proposée par Racine, qui consiste au contraire à bannir le spectateur aux « oreilles » perverties, est révélatrice : on entendra certes déclamer et chanter, mais aucun effet ne sera gratuit, ni vainement ornemental. Et d’ailleurs, il s’agira moins de prêter l’oreille que de se laisser porter par le souffle puissant de la « vérité » – si l’on peut ainsi gloser le dernier vers.
6Comment les pièces accomplissent-elles ce programme censé mettre en harmonie la voix des demoiselles avec la voix de Dieu ? Quel est le théâtre qui en résulte ? Et comment comprendre ses effets lors de la création des pièces ?
Une voix pour Dieu
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19 Préface d’Esther, op. cit., p. 35.
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20 Ibid. Pierre Manseau, intendant de l’institution, pré...
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21 Préface d’Esther, op. cit., p. 35.
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22 Idem. Sur les enjeux de la norme linguistique en Fran...
7Le projet pédagogique de Saint-Cyr, que Racine rappelle dans la préface d’Esther, est très strictement encadré. Les activités vocales proposées aux jeunes filles (conversations, commentaires sur les lectures, récitation, déclamation et chant19) n’empiètent pas sur le « travail » et les « exercices ordinaires20 ». Si elles constituent un divertissement, c’est un divertissement instructif qui ne « détourne » pas de l’objectif général21 : les voix des pensionnaires, ainsi exercées et polies, désormais propres à être comprises du plus grand nombre (c’est le sens de la remarque sur les « mauvaises prononciations, qu’elles pourraient avoir apportées de leurs Provinces22 »), seront d’autant plus capables de « servir Dieu ».
8Pour contribuer à ce projet en tant que dramaturge, Racine doit arrimer solidement l’usage de la voix théâtrale à un propos édifiant. Rappelons la prégnance, dans la poétique du XVIIe siècle, de la hiérarchie aristotélicienne – de sa version moralisée, plus précisément23 – qui fait de la fable (c’est-à-dire de l’intrigue) la garante du bon effet théâtral. Si le spectacle, qu’Aristote considère en tout dernier lieu, peut non pas disperser l’attention du spectateur par ses effets entendus pour eux seuls et dépendant chaque fois des circonstances, mais bien collaborer à l’effet moral, ce n’est qu’à condition de s’inscrire strictement dans le prolongement du sujet. Racine, conformément à cela, salue d’abord l’inspiration biblique d’Esther comme cause de son succès avant de célébrer l’interprétation des jeunes filles24.
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25 Note 4, p. 174 de l’édition citée.
9Chacun des sujets retenus permet à Racine de construire une tragédie de la révélation : révélation de l’origine d’Esther, qui conduit Assuérus à libérer le peuple juif ; révélation de l’identité de Joas, dernier descendant de David, qui anéantit la païenne Athalie. Il faut parler, bien parler et au bon moment, pour qu’adviennent la justice et la vérité divines. Cela prend forme à travers une dramaturgie contrastée du silence et de la parole, véritable « partition25 » au terme de laquelle l’injustice est renversée : Esther culmine dans le plaidoyer que l’héroïne adresse à son époux pour délivrer son peuple de l’oppression (III, 4), plaidoyer auquel le silence radical de son évanouissement a servi de prélude (II, 7), et qui sera en effet « entend[u] » du souverain (v. 1140) ; Athalie développe la décision prise par Joad de « parler » (v. 165), de rompre le « silence » (v. 168), pour ouvrir enfin les « oreilles » du peuple asservi (v. 107-108) et l’inciter à supprimer les impies, ce qui se fera dans un fracas d’armes, de trompettes et de voix (v. 1534 ; v. 1748-1768).
10Le personnel dramatique mis en place par Racine pour préparer et accomplir ces péripéties est organisé autour de deux pôles très distincts : les voix de la vérité combattent les voix de l’erreur et du mal. Aux personnages négatifs échoit une voix instable, divisée, trompeuse, et perturbée par les passions. Ainsi Assuérus, avant de sortir de l’erreur, se montre-t-il affecté par la peur. Hydaspe rapporte le « cri terrible » par lequel s’éveille le roi à la suite de son rêve effrayant (v. 386-389) – détail inventé par Racine26 qui évoque significativement un autre roi esclave de ses passions : Hérode dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1636)27. Athalie, de même, se trouve fragilisée dans sa parole. Son éloquence formidable ne résiste pas à la présence de Joas (v. 411, v. 651-654, v. 876).
11Mais ce sont les deux personnages de mauvais conseiller qui illustrent le mieux la voix pervertie : Aman dans Esther, le favori d’Assuérus qui intrigue pour éliminer Mardochée, et Mathan dans Athalie, le prêtre ambitieux et jaloux de Joad au point d’avoir renié la religion juive. L’un et l’autre s’illustrent dans la flatterie, parole dont la fausseté complaisante est décrite à travers les images traditionnelles de la suavité (v. 45), des fleurs (v. 36) et de la couleur (v. 46 et v. 942-943).
12Ces maîtres du « mensonge heureux » (Athalie, v. 894) et de la « voix enchanteresse » (ibid., v. 1390) sont bien sûr chaque fois percés à jour, et leurs propos renvoyés à leur inanité (la reprise du mot « bruit » par Josabet au vers 1001 semble superposer au sens de « rumeur » celui, concret, d’« amas de plusieurs sons confus et violents qui offensent l’oreille28 »), ainsi qu’à leur nocivité (Joad, dans ses invectives, assimile les paroles de Mathan à une maladie contagieuse29), nocivité qui, en dernier lieu, s’exerce contre eux-mêmes. Ainsi, le « trouble » qui s’empare d’Aman surpris dans son hypocrite imploration (III, 5) achève de le désigner comme coupable et précipite sa mort. Et la dislocation du discours de Mathan après l’affrontement avec Joad (III, 5) – que signalent à la fois les points de suspension, la didascalie ajoutée à partir de l’édition de 1692 et la réplique du confident Nabal –, préfigure sa disparition de la scène.
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30 Rappelons l’étymologie du mot charme, qui attache, co...
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31 Note 6, p. 170 de l’édition citée.
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32 Rappelons que le mot « enfant » provient du latin in-...
13Les voix des justes, au contraire, se caractérisent par leur stabilité et leur univocité. Elles sont tout entières tournées vers Dieu pour l’invoquer, le supplier, le célébrer. Et si Josabet est certes sujette à des « troubles » et à des « pleurs » susceptibles de perturber le chemin vers la révélation (v. 194), sa lucidité (v. 261) montre bien qu’elle est soutenue par Dieu, comme tous les autres personnages positifs. C’est ce soutien qui donne sa légitimité à l’entreprise de persuasion d’Esther. Nulle magie dans le « charme30 » qu’elle appelle de ses vœux pour persuader Assuérus (v. 290). La reine est messagère de vérité, ce à quoi contribue la minimisation de sa beauté physique dans le texte racinien31. De même, nulle maladresse dans la naïveté de Joas. Dieu supplée au défaut d’élaboration de ses discours, caractéristique de son statut d’enfant32, par une sagesse et une force qui lui permettent de tenir tête à Athalie.
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33 Préface d’Athalie, op. cit., p. 37.
14La prophétie de Joad est bien sûr l’une des expressions les plus directes de cette participation des personnages positifs à la parole de Dieu. Le prophète est celui en qui parle « l’Esprit » (Athalie, v. 1130), ce que Racine veille à restituer de la manière la plus directe possible : « j’ai eu la précaution de ne mettre dans sa bouche que des expressions tirées des proverbes33 ».
15Toute l’action, dans les deux pièces, se présente donc comme un effet de la voix divine : le pouvoir infini de celle-ci est rappelé par Mardochée à Esther pour l’encourager à soutenir la mission que Dieu lui a confiée (« Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer / Au seul son de sa voix la Mer fuit, le Ciel tremble », v. 225) ; son « appu[i] » est attendu par Joad, préparant la présentation de Joas : « Et Dieu par sa voix même appuyant notre exemple, / De plus près à leur cœur parlera à son Temple », v. 273-276) ; et c’est elle, la « voix du Tout-puissant », qui met en fuite l’armée d’Athalie (v. 1748). Une voix, celle de Dieu, gouverne donc toutes les autres. Et si les différents personnages ont bien cependant des voix caractérisées, celles-ci sont en fait les facettes d’une vérité unique.
Une voix contre l’opéra
16Cette unification des voix sous l’égide de Dieu est rendue particulièrement sensible par le choix qu’a fait Racine de confier les prières et les chants à un chœur. Chacune des pièces comporte un groupe de jeunes filles qui viennent régulièrement participer à l’action, parfois simplement la commenter (c’est davantage le cas dans Athalie), en unissant leurs voix dans des cantiques. Dans Esther, ce sont les compagnes de l’héroïne, et dans Athalie, celles de Salomith, filles de la tribu de Lévi.
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34 La préface d’Esther évoque la pratique des cantiques ...
17Sans surprise, c’est donc depuis les personnages positifs, ceux dont la voix est inspirée par Dieu, que prend son essor le chant réellement entendu par le spectateur. La musique, due à un compositeur alors encore peu connu, Jean-Baptiste Moreau, vaut donc comme une réinterprétation des pratiques religieuses représentées dans la fiction, pratiques dont Racine a pris soin de préciser les circonstances historiques dans ses préfaces34. L’évidence de cette présence musicale est encore renforcée par l’affirmation, au sein même de la fiction, de la nécessité du chant au service de Dieu. C’est un devoir de déplorer les malheurs de son peuple : « Puissé-je demeurer sans voix, / Si dans mes chants ta douleur [de Sion] retracée, / Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée » (Esther, v. 138), et un devoir de célébrer son nom : « Que son nom soit béni. Que son nom soit chanté » (Esther, v. 1283). La musique, dans ces deux pièces, émane donc directement du sujet religieux.
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35 Sur cette question, voir les ouvrages de C. Kintzler,...
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36 Racine s’en félicite dans la préface d’Athalie, op. c...
18Malgré cette légitimation, Racine ne néglige pas les précautions de l’ordre du théâtre pour ménager la vraisemblance35. La musique est presque chaque fois justifiée par les personnages : Esther demande aux filles de lui chanter quelque cantique (v. 129) ; Josabet invite les jeunes filles à « chante[r], loue[r] » Dieu (v. 310) ; Joad demande à être accompagné par la musique pour sa prophétie et invite le peuple à « chanter » (v. 1662). À aucun moment il n’est donc demandé au spectateur de croire que le chant qu’il entend est une simple parole. De même, il ne lui est jamais demandé de perdre la mesure du temps de la fiction en écoutant la musique, comme c’est souvent le cas avec les intermèdes musicaux au théâtre. Les chœurs, rigoureusement intégrés à l’action et présents à la fin de chaque acte permettent au contraire d’assurer la continuité de la pièce selon une stricte équivalence entre le temps de la représentation et le temps de la fiction36.
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37 Préface d’Esther, op. cit., p. 38.
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38 Voir le Mercure galant, février 1689, p. 299-300 et M...
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39 À chaque syllabe correspond une note. Jamais la voix ...
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40 Cela signifie que chaque voix chante le même texte en...
19La musique est donc insérée selon les règles de la poétique théâtrale, et, dans sa forme, elle est évidemment « convenable aux paroles37 », ce que louent les contemporains dans Esther38 : sur les vers mêlés du dramaturge, qui, en évitant les raideurs de l’alexandrin, permettent au chant d’être senti comme fluide et naturel, Moreau a posé un chant syllabique39 toujours respectueux de la prosodie et progressant le plus souvent par intervalles conjoints dans un ambitus relativement restreint. Pour les chœurs, il favorise l’homophonie40 afin de servir l’intelligibilité du texte. Il est donc clair que l’écriture musicale n’a pas pour fonction de détourner des paroles, de servir la virtuosité, ni de flatter le timbre. Seuls quelques figuralismes étirent parfois les mots – « trompettes » et « tonnerre », par exemple (Athalie, v. 339) – mais c’est pour que leur sens se déploie dans le dessin mélodique.
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41 Il parle dans la préface d’Esther de son « dessein […...
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42 Sur la tragédie en musique comme « hyper-théâtre », v...
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43 Citons un seul exemple : le chœur final d’Esther, « D...
20Par sa cohérence (dans laquelle on peut à peine repérer quelques petites entorses, comme l’usage non préparé du chant par les jeunes filles à leur première entrée dans Esther), ce système fait évidemment penser à celui de la tragédie en musique, mise au point par Lully et Quinault une quinzaine d’années plus tôt. Dans les deux cas, l’ambition de restaurer la tragédie antique dans sa dimension musicale (Racine s’en explique dans ses préfaces41) se fait dans un respect rigoureux de l’objet théâtral tel qu’il a été théorisé au XVIIe siècle42. La musique n’est pas pensée comme une transgression ni comme un simple ornement, ce qui induit tout un ensemble de caractéristiques formelles par lesquelles les compositions de Moreau évoquent, en plus souples et en moins subtiles, celles de Lully43.
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44 C’est ce que Catherine Kintzler appelle la « pathétis...
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45 Voir C. Kintzler, Poétique de l’Opéra français de Cor...
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46 Ibid., p. 369-379.
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47 Voir la didascalie qui précède le vers 1503.
21La différence dans les sujets, cependant, est bien plus qu’une différence thématique. En rejetant le merveilleux païen pour puiser dans l’« Écriture sainte », Racine rejette en fait le principe même de la vraisemblance opératique, celui qui cautionne la présence de la musique par le mouvement des passions représentées dans la fiction44, permettant ainsi une présence « substantielle » de la musique45, c’est-à-dire une présence de la musique entendue non pas comme musique mais comme langage bouleversé par les passions. Racine, au contraire, se limite à une présence « occurrentielle46 » (la musique réellement entendue équivaut à de la musique dans la fiction), ce qui évite à l’auditeur d’avoir à consentir à ce scénario d’une équivalence entre passion et chant. Dans les deux pièces, les passions ne sont donc pas chantées : les voix troublées par elles soit n’accèdent jamais à la musique – c’est le cas des personnages impies –, soit s’arrêtent de chanter, comme on le voit à la fin de l’acte IV d’Athalie lorsque les jeunes filles, effrayées par le bruit des soldats ennemis, interrompent leur prière47.
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48 À la demande du roi, sur une initiative de Mme de Mon...
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49 Préface d’Esther, op. cit., p. 37.
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50 N. Boileau, Satire X, dans Œuvres complètes, op. cit....
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51 Voir J. Gros de Gasquet, M.-A. Le Loup, B. Louvat-Mol...
22En ce sens, Esther et Athalie répondent bien à une intention anti-opératique. Car Racine connaît le genre lyrique, auquel il s’est même essayé une dizaine d’années plus tôt48, et sait pertinemment qu’il ne veut pas de ces « paroles extrêmement molles et efféminées49 », ou, pour reprendre la célèbre formule de Boileau, son collaborateur dans cette entreprise avortée, de « ces lieux communs de morale lubrique / Que Lully réchauffa des sons de sa musique50 ». Il n’y a donc rien, dans Esther et Athalie, que la musique doive au feu des passions, si bien que celle-ci, quoique parfaitement justifiée par la fiction, pourrait en fait se passer de fiction pour être simplement entendue pour ce qu’elle est : de la musique sacrée. Si l’on se souvient, de plus, que les psaumes dont Racine s’inspire pour les vers mis en musique (et même pour certains vers parlés) sont alors parmi les plus fréquemment chantés à l’église51, on comprend que le dramaturge a tout fait pour sécuriser les effets de la voix dans ces pièces, qui, définitivement, semblent moins s’adresser à l’oreille du spectateur de théâtre qu’à celle du fidèle.
Une voix sans persona
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52 Voir la notice d’Esther, op. cit., p. 135.
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53 F. Hébert, Mémoires du curé de Versailles, Paris, éd....
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54 Lettre à Mme d’Épernon, 9 avril 1689, citée par R. Pi...
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55 Lettre à l’abbé Nicaise, 1689, citée par R. Picard, N...
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56 Voir les souvenirs de Mme de Caylus, petite-cousine d...
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57 Quinze jours après le début des représentations, Mme ...
23Tout semble donc fait pour que les voix des demoiselles, dégagées des soupçons de séduction, soient entendues comme des harmoniques de la voix de Dieu. Et pour éviter que les circonstances extérieures ne viennent mettre à mal ce projet, les privilèges d’impression d’Esther et Athalie interdisent à tout comédien professionnel de représenter la pièce sur un théâtre public52. Tout est donc sous contrôle ? Ce n’est pourtant pas l’avis de tous. Les avertissements et les critiques s’élèvent très tôt au sujet des représentations d’Esther. Hébert, le curé de Versailles, estime qu’« une fille qui aura fait un personnage dans une comédie aura beaucoup moins de peine à parler tête à tête à un homme, ayant pris sur elle de paraître tête levée devant plusieurs53 » et refuse d’entendre la pièce, tout comme le janséniste Duguet, soucieux de ne pas « autoriser les spectacles, dont les plus innocents ne le sont jamais54 », ou son coreligionnaire Quesnel, craignant qu’un tel exemple « ne porte l’amour de la comédie dans tous les monastères […] et que les religieuses mêmes ne montent sur le théâtre55 ». L’année d’après, alors que persistent les critiques56 et renaissent les scrupules de Mme de Maintenon57, les représentations d’Esther sont arrêtées, et la création d’Athalie restreinte à trois discrètes répétitions, auxquelles manque notamment la formation orchestrale prévue par le compositeur.
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58 Il parle dans la préface d’Esther d’« une espèce de P...
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59 Lettre à Ruth d’Ans, 21 mars 1689, citée par R. Picar...
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60 Lettre du P. Quesnel à Vuillard, citée R. Picard, ibi...
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61 Les Maximes et réflexions sur la comédie paraissent e...
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62 Voir sa préface à Athalie, op. cit., p. 20-21.
24Certes, la conception du théâtre qui sous-tend ces attaques est hostile et pessimiste. Mais aussi, par ces présupposés d’une irréductible contagion des passions et d’un non moins irréductible gauchissement du message, elle témoigne paradoxalement d’une sensibilité aux virtualités du théâtre en quelque sorte plus vive que celle de Racine pour Esther et Athalie. De fait, en élaborant ces objets qu’il hésite d’ailleurs à qualifier d’œuvres dramatiques58, celui-ci discrédite toute une conception de la voix théâtrale : celle qui mise sur l’ouverture, voire l’indécision du sens, et permet, entre autres, de parler de double énonciation. Ce n’est pas pour rien, du reste, que les textes des deux pièces parviennent à se concilier l’approbation de certains jansénistes (le Grand Arnauld, qui voit dans Esther « une fort belle pièce, et bien chrétienne59 », et Quesnel, qui apprécie de trouver dans Athalie « des dénonciations en vers et en musique60 » qui semblent soutenir la cause de Port-Royal), et même à satisfaire Bossuet, si redoutable contempteur du genre dramatique lors de la querelle sur la moralité du théâtre qui resurgit peu d’années après61. C’est qu’avec ces deux pièces hors normes, Racine a construit un théâtre relais de cette « parole de Dieu » qui est « stable et ne trompe jamais » (Athalie, v. 158) : un théâtre où l’empathie est dirigée vers des voix droites, efficaces, sans division ; un théâtre où le spectateur n’est pas un instant pris au piège des mensonges ou des hypocrisies ; un théâtre, enfin, où l’on ne joue pas avec les mots. Le nom des méchants, en effet, y est en soi un blasphème (Athalie, v. 395) et celui de Dieu une garantie de salut (Athalie, v. 1125) ; l’équivoque même est sans compromission, comme l’analyse Georges Forestier à propos du double sens de « trésor » dans l’aveu de Joad à Athalie62 (v. 1649) ; et les effets sonores peuvent être entièrement reversés au compte du message – ainsi dans cette succession de monosyllabes martelés qui mime parfaitement l’appel à agir : « le sang de vos rois crie » (Athalie, v. 89), et dans ce rejet interne qui semble saisir Joas pour le disposer au sacrifice : « Et périssez du moins en Roi, s’il faut périr » (v. 1460).
25Ces exemples de récupération de l’effet sonore sont symptomatiques. La voix mise en œuvre par le dramaturge semble devoir solliciter autre chose que l’écoute et s’accomplir au-delà d’elle-même, dans des visions (comme avec les hypotyposes qui peignent le massacre commis par la reine, en I, 2, ou son songe, II, 5), ou dans des actions. Les situations de parole performative (les serments et injonctions dans Athalie, IV, 2, par exemple) sont en effet nombreuses. Mais cette efficacité se manifeste surtout dans la dimension gestuelle qui redouble chaque révélation : l’évanouissement d’Esther (II, 7), et le dévoilement de Joas (V, 5), qui parlent aussi bien que les discours.
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63 Rappelons que les jeunes filles choisies appartenaien...
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64 A. Piéjus note que les lignes vocales les plus aiguës...
26De cette voix qui frappe l’esprit plus qu’elle ne flatte l’oreille, les personnages d’enfants et de jeunes gens offrent sans doute l’exemple le plus accompli. Certes, la sonorité de leur voix ne se laisse pas recouvrir par l’action dramatique : la spontanéité gracieuse des jeunes filles est exaltée par le chant ; la naïveté de Joas traduite par un ensemble de traits stylistiques – brièveté des répliques, juxtaposition syntaxique, répétition de structures et simplicité des images – dont Athalie, bouleversée, résume ainsi l’effet : « la douceur de sa voix, son enfance, sa grâce » (v. 652). Mais cette vocalité requise par la fiction semble en fait avoir pour vocation de se fondre dans le réel. Car ces caractéristiques sont celles-là mêmes de la voix des interprètes à qui s’adressent les pièces. Jeunes filles d’environ quatorze ans au timbre clair et éthéré63, elles n’ont qu’à ouvrir la bouche pour devenir « enfant merveilleux » (v. 752) ou filles de Sion. Et si les parties de dessus, dans les compositions de Moreau, sollicitent le haut de la tessiture d’une manière inhabituelle64, c’est sans nul doute pour parfaire cet effet de transparence.
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65 Voir comment Racine, dans la préface d’Esther envisag...
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66 Le terme est associé de manière significative aux jeu...
27Frappante, donc, cette voix a tout pour l’être – frappante, c’est-à-dire sublime, conformément aux ambitions et aux préoccupations de Racine65 ; frappante, c’est-à-dire violente, quand ce timbre pur effaçant la distance entre réalité et fiction sert à réclamer la vengeance de Dieu (Esther, v. 365-366), à invectiver (Athalie, v. 363-370), à entraîner au combat (Athalie, v. 1463-1466), à consentir au sacrifice (Athalie, v. 1110). C’est la voix du zèle66, indissociable de son objet, limpide et tranchante, que Racine laisse ainsi s’élever. C’est à elle qu’il donne le privilège en construisant ces figures de jeunes gens qui n’ont pas besoin de persona – ce masque du théâtre antique qui, en prolongeant et en transformant la voix de l’interprète, aidait à la construction de l’identité de fiction.
Conclusion
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67 Voir J. Grimm, « Esther, Athalie, et le double échec ...
28L’engouement suscité par les représentations d’Esther ainsi que les désordres auxquels elles ont donné lieu sont-ils la preuve que le pari était intenable ? Que le projet ne pouvait échapper aux sirènes – de la scène, de la voix, du corps féminin, de la jeunesse ? C’est possible. Il s’agirait alors d’un échec pédagogique67 dont seraient responsables la naïveté ou l’inconscience de Racine et de Mme de Maintenon.
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68 Mercure galant, février 1689, p. 297-299.
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69 Mme de Sévigné, « À Mme de Grignan », 21 février 1689...
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70 Ibid., p. 549.
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71 A. de Lamartine, Cours familier de littérature : un e...
29Certains témoignages, pourtant, laissent penser que le succès des pièces peut avoir été dû non à la persistance malicieuse du théâtre, mais au charme de la clarté. « Jamais on n’a goûté aucun divertissement ni avec plus de tranquillité, ni avec autant de plaisir. Il a fait verser beaucoup de larmes, et inspiré des sentiments tout chrétiens68 », note le rédacteur du Mercure galant tandis que Mme de Sévigné affirme : « Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant69 » et se montre particulièrement sensible à la superposition entre interprètes et personnages : « Il est fort vrai qu’il fallait des personnes innocentes pour chanter les malheurs de Sion ; […] C’est cette convenance qui charmait dans cette pièce70 ». Près de deux siècles plus tard, Lamartine s’enthousiasme pour l’effet de présence et d’immédiateté de la poésie d’Esther : « c’est la Bible elle-même non traduite, mais transvasée comme un rayon de miel d’Oreb sur la langue des femmes et des enfants d’une autre Sion71 ! » et après lui, Jules Lemaître, ravi, croit voir affleurer les silhouettes des pensionnaires de Saint-Cyr sous celles des jeunes Israëlites d’Athalie :
72 J. Lemaître, Impressions de théâtre, septième série, ...
Cela est si bien une poésie de jeunes filles, une poésie de catéchisme de persévérance, une poésie de voiles de tulle, de bannières, de couronnes de roses blanches et de rubans bleus ! Et comme la douceur virginale et presque trop innocente de ces cantiques enveloppe singulièrement de ses mousselines et de ses écharpes molles le drame véhément et formidable ! […] Ces jeunes Israélites […] ce sont déjà des jeunes filles chrétiennes ; d’avance, elles ont cette pureté mystique, cette nuance particulière d’innocence et de piété que, seul, rendra possible l’avènement de Celui dont le grand-prêtre Joad prépare les voies72…
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73 « Pour expier ses tragédies / Racine fait des psalmod...
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74 M. Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, 1989.
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75 Lorsqu’il étudie la possibilité que non seulement des...
30Qui sait alors si ce n’est pas dans le sillage même de l’exaltation religieuse que le désir a circulé lors des représentations d’Esther ? Car le sublime aussi a ses sirènes. Le lyrisme mystique et sensuel d’un Lamartine ou d’un Lemaître en est la preuve, ainsi qu’à l’inverse, l’ironie qui teinte souvent les références aux deux pièces, depuis les provocatrices allégations d’ennui73 jusqu’aux pulsions de dégradation repérables, par exemple, dans l’application des répliques aux scènes de séduction homosexuelle masculine chez Proust74, ou dans les scènes d’effraction qui hantent certains récits de la création d’Esther75. Approches complémentaires, figures opposées et jumelles de la fascination pour une voix trop pure.
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76 Il est par exemple frappant de voir comment Alain Via...
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77 Voir la proposition faite dans le recueil Atlande (J....
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78 J. Lemaître, Impressions de théâtre, op. cit.
31On voit quel défi posent ces deux ouvrages à la voix même du critique. Il faut penser ensemble la sincérité du projet et ses limites76 ; pour cela, ne pas séparer le texte de sa représentation77, sans pourtant se contenter d’expliquer les effets des pièces par une irréductible dimension théâtrale ; ce qui implique de repérer les sirènes du sublime, mais sans chanter avec elles. Peut-être que certaines rêveries peuvent y aider, qui, en introduisant un peu de distance, permettent de dialoguer plus librement avec ces pièces. Rêvons donc, par exemple, aux inflexions inventées par une jeune fille pour incarner la voix de la « vieille reine toute-puissante78 » ; à la satisfaction presque physique que pouvait procurer l’entrelacement des répliques dans les scènes chorales (Esther, II, 8, entre autres) ; aux émotions permises par le face-à-face frémissant entre Esther et Assuérus joué par une femme. À égale distance du zèle et du sacrilège, mais sans crainte de l’anachronisme, rêvons pour mieux réfléchir, et pour mieux approcher les sirènes de Saint-Cyr.
Notes
1 Mme du Pérou, qui fut elle-même pensionnaire de l’institution, rapporte dans ses Mémoires une anecdote à propos de la « voix […] très belle » de Mlle de Beaulieu entraînant les autres jeunes filles à chanter en l’honneur du roi. Catherine Travers (Mme du Pérou), Mémoires de ce qui s’est passé de plus remarquable depuis l’Établissement de la Maison de Saint-Cyr, Bibliothèque municipale de Versailles : relation manuscrite, F-V, ms. Rés F. 629, p. 70, cité par G. Forestier, notice d’Esther, Paris, Gallimard, coll. « Folio théâtre », 2007, p. 122.
2 Racine salue leur performance dans la préface d’Esther, op. cit., p. 37 : « ces jeunes filles ont déclamé et chanté cet ouvrage avec tant de grâce, tant de modestie, et tant de piété… ». Notre article donne ci-après d’autres témoignages de cette habileté.
3 « J’en fus charmée… », note Mme de Sévigné dans le célèbre compte rendu qu’elle fait à sa fille (Lettre à Mme de Grignan, 21 février 1689, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, 1974, vol. 3, p. 508-509).
4 J. Racine, préface d’Esther, op. cit., p. 35-36.
5 P. Manseau, Mémoires, éd. A. Taphanel, Versailles, Bernard, 1902, p. 103, p. 97. Voir aussi le rapport du marquis de Dangeau à l’issue de la première représentation : « toutes les petites filles jouèrent et chantèrent très bien » (Journal, 26 janvier 1689, t. II, p. 310-311, cité par R. Picard, Nouveau corpus racinium (NCR), Paris, CNRS, 1976, p. 230).
6 Sur cette conception catholique de la voix comme parole incarnée, voir l’article de M. Fumaroli, « La parole vive au XVIIe siècle : la voix », dans La Voix au XVIIe siècle, Littératures classiques, n° 12, janv. 1990, p. 7-11.
7 Aristote, Politique, I, II, 10 et I, XIII, 7. Sur ce sujet, voir S. Nancy, La Voix féminine et le plaisir de l’écoute en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 17.
8 « Comme cela se fait dans toutes les Églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées… », saint Paul, Première Épître aux Corinthiens, 33-35, La Bible, traduction œcuménique, Paris, Les Éditions du Cerf, Villiers-le-Bel, Société Biblique Française, 1998. Voir aussi la première épître à Timothée.
9 Voir notamment C. Jan Swearingen, « Èthos, Pathos, Peithô. Aspects féminins du désir et de la persuasion avant Aristote », Èthos et Pathos. Le statut du sujet rhétorique, éd. F. Cornilliat et R. Lockwood, Paris, H. Champion, 2000, p. 53-66 ; et S. Nancy, « Femme et féminin dans le motif du discours contagieux au XVIIe siècle en France », La Contagion : enjeux croisés des discours médicaux et littéraires, Actes du colloque international de Dijon, 10-11 septembre 2009, dir. A. Bayle, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2012, p. 69-80. L’adjectif « efféminé » qu’utilise Racine dans la préface d’Esther (op. cit., p. 36) pour qualifier les vers habituellement mis en musique est l’un des exemples de cette configuration de valeurs.
10 De telles pratiques précèdent la pièce de Racine, dont on sait qu’elle visait à offrir aux jeunes filles l’occasion de s’entraîner sur des textes de meilleure qualité. Voir J. Gros de Gasquet, M.-A. Le Loup, B. Louvat-Molozay et D. Moncond’huy, Esther et Athalie, Atlande, 2004, p. 34.
11 « Mais quand il m’arrive d’être plus ému au chant qu’aux paroles chantées, c’est, je le confesse, une faute qui mérite pénitence, et j’aimerais mieux encore ne pas entendre chanter » (Confessions, dans Œuvres, I, éd. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, 2000, p. 1014).
12 M. Brulin, Le Verbe et la voix : la manifestation vocale dans le culte en France au XVIIe siècle, Paris, Beauchesne, 1998. Sur cette question, ni Mme de Maintenon ni Fénelon, auquel le projet pédagogique de Saint-Cyr doit beaucoup, ne laissent de textes, mais les mesures prises dans l’établissement témoignent de leur adhésion aux thèses contemporaines sur la distinction entre musique dangereuse et musique utile. Voir A. Piéjus, Le Théâtre des demoiselles. Tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du Grand Siècle, Paris, Société française de musicologie, 2000, p. 619-644.
13 Mme de Lafayette, Mémoires sur la cour de France, Maastricht, Dufour et Roux, 1779, p. 122 ; cité par A. Piéjus, Le Théâtre des demoiselles, op. cit., p. 539-540.
14 G. de Courtilz de Sandras, Mercure historique et politique (publié chez Van Bulderen à La Haye en 1692), cité par R. Picard, NCR, op. cit., p. 288.
15 Voir S. Nancy, La Voix féminine et le plaisir de l’écoute, op. cit., p. 86-91.
16 Mme de Lafayette, Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689, Paris, Mercure de France, 1988, p. 150.
17 Voir J. Gros de Gasquet, M.-A. Le Loup, B. Louvat-Molozay et D. Moncond’huy, Esther et Athalie, op. cit., p. 43-45.
18 « Nous le prions seulement d’écouter, / Et ce qu’il a d’oreilles nous prêter, / Étant tout sûr qu’il entendra merveilles, / Et puis après lui rendrons ses oreilles » (Abraham sacrifiant, Genève, J. Crespin et C. Bade, p. 12).
19 Préface d’Esther, op. cit., p. 35.
20 Ibid. Pierre Manseau, intendant de l’institution, précise aussi que les répétitions d’Esther « ne dérang[en]t jamais l’instruction », Mémoires, éd. Taphanel, Versailles, Bernard, 1902, p. 103 ; cité par R. Picard, NCR, op. cit., p. 225.
21 Préface d’Esther, op. cit., p. 35.
22 Idem. Sur les enjeux de la norme linguistique en France au XVIIe siècle, voir H. Merlin-Kajman, L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles lettres, 2001.
23 Voir l’introduction à la Poétique d’Aristote par M. Magnien (Paris, Le Livre de Poche classique, 1990, p. 45-74).
24 Préface d’Esther, op. cit., p. 37.
25 Note 4, p. 174 de l’édition citée.
26 Note 2, p. 177 de l’édition citée.
27 La Mariane fait d’ailleurs partie des pièces jouées à Saint-Cyr par les demoiselles. On y voit dans la première scène le roi « s’éveill[er] en sursaut » (I, 1).
28 A. Furetière, Dictionnaire universel, op. cit, article « Bruit ».
29 Athalie, v. 1026
30 Rappelons l’étymologie du mot charme, qui attache, comme on sait, le chant à la magie : la formule magique, carmen, tient son pouvoir des inflexions musicales.
31 Note 6, p. 170 de l’édition citée.
32 Rappelons que le mot « enfant » provient du latin in-fans : qui ne parle pas.
33 Préface d’Athalie, op. cit., p. 37.
34 La préface d’Esther évoque la pratique des cantiques pour remercier Dieu (op. cit., p. 38) et celle d’Athalie rappelle que les Lévites étaient en charge des chants (op. cit., p. 32), et que les prophéties étaient souvent accompagnées d’instruments (ibid., p. 38).
35 Sur cette question, voir les ouvrages de C. Kintzler, Poétique de l’Opéra français de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 1991, et de B. Louvat, Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, H. Champion, 2002.
36 Racine s’en félicite dans la préface d’Athalie, op. cit., p. 37.
37 Préface d’Esther, op. cit., p. 38.
38 Voir le Mercure galant, février 1689, p. 299-300 et Mme de Sévigné, Lettre à Mme de Grignan, 21 février 1689, Correspondance, op. cit., vol. 3, p. 508. Les conditions de création d’Athalie expliquent que la musique ne soit pas mentionnée par les témoignages contemporains, mais celle-ci, dans ses grandes lignes, ne diffère pas des principes d’Esther. Pour des analyses détaillées de l’ajustement de la musique au texte, voir A. Piéjus, op. cit., p. 451-500.
39 À chaque syllabe correspond une note. Jamais la voix ne s’échappe pour développer des mélismes sur une voyelle.
40 Cela signifie que chaque voix chante le même texte en même temps.
41 Il parle dans la préface d’Esther de son « dessein […] de lier, comme dans les anciennes Tragédies Grecques, le Chœur et le Chant avec l’Action » (op. cit., p. 36-37), et explique dans celle d’Athalie sa réappropriation du chœur et du coryphée (op. cit., p. 37).
42 Sur la tragédie en musique comme « hyper-théâtre », voir C. Kintzler, Poétique de l’Opéra français de Corneille à Rousseau, op. cit., p. 336-339.
43 Citons un seul exemple : le chœur final d’Esther, « Dieu fait triompher l’innocence… » peut faire penser à celui d’Atys, « Que devant vous tout s’abaisse et tout tremble… » (II, 4).
44 C’est ce que Catherine Kintzler appelle la « pathétisation » (Poétique de l’Opéra français de Corneille à Rousseau, op. cit., p. 361).
45 Voir C. Kintzler, Poétique de l’Opéra français de Corneille à Rousseau, op. cit., p. 379 et suivantes.
46 Ibid., p. 369-379.
47 Voir la didascalie qui précède le vers 1503.
48 À la demande du roi, sur une initiative de Mme de Montespan et de Mme de Thianges, Racine s’était attelé à la rédaction d’un poème sur Phaéton, obtenant pour cela la collaboration de Nicolas Boileau pour le prologue. Mais le poème n’a finalement jamais vu le jour en raison du retour en grâce de Quinault. Voir N. Boileau, Avertissement du Prologue d’opéra, dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1966, p. 277-278.
49 Préface d’Esther, op. cit., p. 37.
50 N. Boileau, Satire X, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 66.
51 Voir J. Gros de Gasquet, M.-A. Le Loup, B. Louvat-Molozay et D. Moncond’huy, Esther et Athalie, op. cit., p. 90.
52 Voir la notice d’Esther, op. cit., p. 135.
53 F. Hébert, Mémoires du curé de Versailles, Paris, éd. de France, 1927, p. 124. Cité par Anne Piéjus, Le Théâtre des demoiselles, op. cit., p. 581.
54 Lettre à Mme d’Épernon, 9 avril 1689, citée par R. Picard, NCR, op. cit., p. 240.
55 Lettre à l’abbé Nicaise, 1689, citée par R. Picard, NCR, op. cit., p. 248. Parmi les autres hommes d’église hostiles au projet, il faut ajouter Paul Godet Des Marais, futur évêque de Chartres, qui décline l’invitation de Mme de Maintenon et emploie le temps du spectacle à faire un sermon sur les « plaisirs scandaleux » auxquels s’adonnent certains chrétiens. Voir A. Piéjus, Le Théâtre des demoiselles, op. cit., p. 554.
56 Voir les souvenirs de Mme de Caylus, petite-cousine de Mme de Maintenon et ancienne pensionnaire, qui a tenu le rôle d’Esther à la création : « Mme de Maintenon reçut de tous côtés tant d’avis et tant de représentations des dévots […], et de la part des jaloux de la gloire de Racine […] » (Souvenirs de Mme de Caylus, éd. B. Noël, Paris, Mercure de France, 1967, p. 98).
57 Quinze jours après le début des représentations, Mme de Maintenon expose déjà ses craintes à son confesseur, l’abbé Gobelin : « La représentation d’Esther m’empêche de voir les dames aussi souvent et d’aussi près que je le voudrais » et projette en conséquence de mettre fin aux représentations en alléguant que les actrices sont malades (Lettres de Madame de Maintenon, éd. H. Bots et E. Bots-Estourgie, Paris, H. Champion, 2009, t. 1, p. 798-801 ; cité par A. Piéjus, Le Théâtre des demoiselles, op. cit., p. 546). Rappelons aussi qu’elle avait fait remplacer Mme de Caylus dès la troisième représentation, au motif, selon Mme de Sévigné, que celle-ci « faisait trop bien, [qu’]elle était trop touchante » – ce que semble confirmer la référence à la Champmeslé dans le compte rendu de Dangeau (Journal, 26 janvier 1689, op. cit., p. 230) –, alors que la pièce n’avait besoin que de « la simplicité toute pure de ces petites âmes innocentes » (Lettre à Mme de Grignan, 11 février 1689, Correspondance, op. cit., vol. 3, p. 501).
58 Il parle dans la préface d’Esther d’« une espèce de Poème, où le chant [est] mêlé avec le récit » (op. cit., p. 36).
59 Lettre à Ruth d’Ans, 21 mars 1689, citée par R. Picard, NCR, op. cit., p. 238.
60 Lettre du P. Quesnel à Vuillard, citée R. Picard, ibid., p. 273.
61 Les Maximes et réflexions sur la comédie paraissent en 1694. Sur la querelle, voir L. Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, H. Champion, 1997.
62 Voir sa préface à Athalie, op. cit., p. 20-21.
63 Rappelons que les jeunes filles choisies appartenaient à la « classe jaune », qui regroupait des jeunes filles nées en 1674. À cet âge, beaucoup de jeunes filles n’ont pas encore mué.
64 A. Piéjus note que les lignes vocales les plus aiguës, dans les parties solistes comme dans les chœurs, montent fréquemment jusqu’au la, ce qui, dans le cas de chœurs à deux voix, comme c’est ici le cas, ne peut se justifier par un souci d’équilibre polyphonique. Il s’agit donc d’un véritable choix esthétique (Le Théâtre des demoiselles, op. cit., p. 164-165).
65 Voir comment Racine, dans la préface d’Esther envisage la possibilité d’un sublime antique christianisé (op. cit., p. 37). Comme Tony Gheeraert, Sylvaine Guyot voit chez Racine la mise en œuvre d’une nouvelle définition du sublime, celle que défendent alors notamment Rapin et Bouhours : un sublime sous le signe de la grâce et de l’agrément plus que de la « majesté éclatante » et de l’« éloquence éblouissante » (voir l’article de T. Gheeraert, « Racine prophète sublime », dans Racine poète, éd. B. Louvat et D. Moncond’huy, La Licorne, n° 50, 1999, p. 75-92, et le livre de S. Guyot, Racine et le corps tragique, Paris, PUF, 2014, p. 148, qui analyse en ce sens l’évanouissement d’Esther). La fusion des voix que nous mettons en évidence semble pouvoir corroborer cette interprétation.
66 Le terme est associé de manière significative aux jeunes filles : parler à Assuérus, c’est pour Esther « expose[r] » son « zèle ardent » (v. 1296-1297) ; et la troupe des jeunes compagnes de Salomith est « embrasée » par le « zèle » du Seigneur (v. 299-300). Il faudrait mettre en rapport cette représentation de la voix zélée avec la manière dont le théâtre de Racine, comme l’analyse Hélène Merlin-Kajman, diffuse le regret nostalgique d’une configuration théologico-politique fondée sur la communion (H. Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les Lettres et la Théorie des deux corps. Passions et Politique, Paris, H. Champion, 2000, p. 301-336).
67 Voir J. Grimm, « Esther, Athalie, et le double échec de l’éducation théâtrale », dans Albineana, Cahiers d’Aubigné, 10-11, 1999. Autour de Françoise d’Aubigné, Marquise de Maintenon, t. II. Actes des Journées de Niort 23-25 mai 1996, dir. A. Niderst, p. 447-455.
68 Mercure galant, février 1689, p. 297-299.
69 Mme de Sévigné, « À Mme de Grignan », 21 février 1689, Correspondance, vol. 3, p. 508-509.
70 Ibid., p. 549.
71 A. de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome III, Paris, chez l’auteur, 1857, p. 80.
72 J. Lemaître, Impressions de théâtre, septième série, Paris, ancienne Librairie Furne, Boivin, coll. « Nouvelle Bibliothèque Littéraire », huitième édition, 1893, lettre du 12 juin 1892.
73 « Pour expier ses tragédies / Racine fait des psalmodies / En style de Pater noster. / Moins il peut émouvoir et plaire, / Plus l’œuvre lui semble exemplaire, / Mais pour nous donner pis qu’Esther, / Comment Racine a-t-il pu faire ? » (Chansonniers Maurepas et Clairembault, dans R. Picard, NCR, op. cit., p. 273). Dans un autre registre, Henri Ghéon dit ne voir dans les pièces « que la splendide “littérature” d’un esprit desséché qui prend le masque de la foi pour dissimuler sa défaite » (H. Ghéon, « Nos Directions : réalisme et poésie, notes sur le drame poétique – sur le vers libre », Paris, NRF, édition en ligne de l’OBVIL, http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/gheon_directions/body-6, page consultée le 15 septembre 2017).
74 M. Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, 1989.
75 Lorsqu’il étudie la possibilité que non seulement des chanteuses, mais des chanteurs professionnels se soient joints aux jeunes filles pour les chœurs d’Esther, N. Demuth s’appuie sur un suggestif récit de l’entrée des musiciens de la Grande Écurie dans la cour royale de l’établissement sous les yeux des jeunes filles (T. Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, 1686-1795, Paris, 1853, p. 144, cité par N. Demuth, « A Musical Backwater », The Musical Quarterly, vol. 40, n°4, oct. 1954, p. 538). Sur l’hypothèse presque certaine de la présence de voix d’hommes, voir A. Piéjus, Le Théâtre des demoiselles, op. cit., p. 202-207.
76 Il est par exemple frappant de voir comment Alain Viala explique le succès d’Esther par sa simple « esthétique formelle », Racine ayant réussi à « fondre ensemble ainsi tout ce qui plaisait alors à la Cour » (A. Viala, Racine. La stratégie du caméléon, Seghers, 1990, p. 227-228).
77 Voir la proposition faite dans le recueil Atlande (J. Gros de Gasquet, M.-A. Le Loup, B. Louvat-Molozay et D. Moncond’huy, Esther et Athalie, op. cit., p. 91-92), intéressante et compréhensible, mais non complètement satisfaisante.
78 J. Lemaître, Impressions de théâtre, op. cit.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Sarah Nancy
Sarah Nancy est maîtresse de conférences en littérature française du XVIIe siècle à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 (EA 174 « Formes et idées de la Renaissance aux Lumières). Elle travaille sur la voix aux XVIIe et XVIIIe siècles – ses pratiques (arts de la parole, théâtre, chant…), ses effets, ses représentations, en particulier ses représentations genrées, et s’appuie pour cela sur sa propre pratique du chant lyrique. Elle est notamment l’auteur de La voix féminine et le plaisir de l’écoute aux XVIIe et XVIIIe siècles en France (Classiques Garnier, 2012), d’un chapitre de l’Anthologie de l’écoute musicale de l’Antiquité au XIXe siècle (éd. Musica Ficta, à paraître en 2018) et a dirigé, avec Julia Gros de Gasquet, l’ouvrage collectif La voix du public. Manifestations sonores du spectateur de théâtre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (Presses Universitaires de Rennes, à paraître en 2018).