XVIe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017

Claude La Charité

Rabelais et l’humanisme militaire dans Gargantua
Légions contre caterve et décurion contre franctopins

  • 1 J. Céard, « Rabelais lecteur et juge des romans de che...

1Le Gargantua de Rabelais apparaît, à première vue, comme un roman de chevalerie comme les autres, tant il recycle les lieux communs du genre avec ses épisodes obligés : l’enfance du héros, son apprentissage, ses prouesses à la guerre et son retrait dans un ermitage ou religion, après une vie d’exploits1. Pourtant, rien ne se passe comme prévu. Si le jeune géant est bien appelé à un destin hors du commun par la manifestation de prodiges à sa naissance et si son apprentissage est à la mesure de sa taille, les comparaisons s’arrêtent là. Dans le feu de l’action, ce sont plutôt ses affidés, frère Jan des Entommeures et plus particulièrement le bien nommé Gymnaste, qui se taillent la part du lion de l’héroïsme militaire dans l’épisode central et décisif de la guerre contre Picrochole. En conclusion de l’œuvre, ce n’est pas le héros éponyme qui entre en religion, mais frère Jan qui fonde une abbaye à rebours de toutes les règles monastiques : Thélème.

  • 2 M. Clément et P. Mounier (dir.), Le roman français au ...

2Pourquoi? C’est que Gargantua relève d’un genre nouveau : le roman humaniste2. Cette prose narrative, tout en récusant l’étiquette de roman relégué à la Table Ronde et aux épiceries médiévales comme le dira bientôt Joachim Du Bellay dans sa Deffence, et Illustration de la Langue Françoyse (1549), invente un type nouveau de fiction dont le protagoniste n’est plus tant le héros que le savoir, et plus spécifiquement la culture de l’Antiquité gréco-latine, dont les humanistes comme Rabelais sont avides de recueillir l’héritage et la moindre leçon à la faveur de l’invention de l’imprimerie.

  • 3 F. Rabelais, Gargantua, éd. M. Huchon, Paris, Gallimar...

  • 4 La bibliographie critique sur Rabelais et la guerre es...

  • 5 F. Verrier, Les Armes de Minerve. L’Humanisme militair...

3En ce qui a trait à l’épisode central de la guerre picrocholine, le nerf de la guerre, ce n’est pas tant l’argent, comme l’affirme le chap. xlvi, « Les nerfs des batailles sont les pecunes3 », que l’humanisme militaire dont l’argent est bien l’un des ressorts, mais sans être le seul, loin s’en faut. Or malgré l’abondance d’articles sur Rabelais et la guerre, centrés sur l’épisode de la guerre picrocholine de Gargantua, aucun, à notre connaissance, ne propose de rapprochement avec la doctrine des Anciens en matière militaire4. Il est vrai que la notion d’humanisme militaire peut paraître, a priori, antinomique avec l’idée que l’on se fait communément de la dignité humaine aujourd’hui ou même à la Renaissance à en juger d’après la célèbre Oratio de dignitate hominis (1486) de Pic de la Mirandole. Cette contradiction n’est toutefois qu’apparente, dès lors que l’on s’attarde au détail de la pensée militaire des humanistes. En effet, cet humanisme militaire5 doit être compris comme une doctrine envisageant la guerre comme dernier recours après avoir épuisé toutes les voies diplomatiques, une guerre à mener dans un souci d’efficacité et dans l’économie des moyens humains et matériels grâce au recours à la stratégie et aux stratagèmes militaires.

  • 6 Seul F.-M. Plaisant, « La guerre et la paix selon Rabe...

4Le présent article entend montrer l’adhésion de Rabelais à cet humanisme militaire à partir de de la guerre de l’armée de Gargantua contre les soudards de Picrochole ou, pour reprendre les termes de la fiction rabelaisienne, des « legions » gargantuines contre la « caterve » picrocholine. On verra que le choix même des mots est loin d’être innocent. C’est que Rabelais, dans sa manière de relater cette guerre épique, est en fait redevable à la théorie militaire et stratégique des Anciens, en particulier Végèce et Frontin6, dont l’humanisme français, au début des années 1530, redécouvre avec ferveur le De re militari et les Stratagemata.

L’art rabelaisien de la guerre de Pantagruel (1532) aux Stratagemata perdus (ca 1539)

5Pour bien saisir les enjeux de la guerre picrocholine, il faut d’abord retracer la pensée militaire de Rabelais dans l’ensemble de son œuvre et plus particulièrement dans son premier opus, Pantagruel paru en 1532, et dans un traité néo-latin aujourd’hui perdu, les Stratagemata publiés vers 1539.

6Dans sa première fiction, Rabelais s’intéressait déjà à la conduite de la guerre dans une perspective humaniste, en liant de manière aussi subtile qu’implicite théorie et pratique militaire. En effet, dès le chapitre vii de Pantagruel, le catalogue de la Bibliothèque Saint-Victor recense, l’un à la suite de l’autre, deux titres correspondant à des traités d’art militaire :

  • 7 Rabelais, Œuvres complètes, M. Huchon (éd.), Paris, Ga...

« Stratagemata Francarchieri de Baignolet » (Stratagèmes du franc archer de Bagnolet) ;
« Franctopinus de re militari cum figuris Tevoti7 » (Franctopin, De l’art militaire avec les figures de Tévot).

7L’association du nom des auteurs et des titres de traités qui leur sont prêtés a de quoi déconcerter à première vue. Ainsi, l’auteur des Stratagemata est le protagoniste d’un monologue comique du xvsiècle, le Franc archier de Bagnolet, plusieurs fois réédité à partir de 1532. Comme il s’agit d’un personnage de soldat fanfaron et peureux, le lecteur est en droit de se demander quelle peut être la valeur de son enseignement en matière de stratagèmes. De même, l’auteur du De re militari est un certain Franctopin, proche parent du franc archer de Bagnolet, puisque franctopins désignaient les membres d’une milice paysanne créée par Charles VII et démantelée dès le règne suivant en raison de son inefficacité et de son inexpérience à la guerre. Précisons qu’au chapitre xxxv de Gargantua, Gymnaste affrontera un certain « Bon Joan, capitaine des franctopins » (p. 325). Au reste, le traité est assorti d’illustrations d’un certain Tévot, diminutif d’Étienne, sorte de sobriquet de milicien tout à fait digne de faire partie des franctopins et lui aussi proche parent du franc archer de Bagnolet. Le lecteur ne peut là aussi que conclure à la médiocrité de l’art de la guerre proposé par un tel auteur et un tel illustrateur.

8Est-ce à dire pour autant que Rabelais cherche ainsi à disqualifier toute forme d’art militaire ? Comme souvent la satire rabelaisienne est ambivalente et entremêle librement et de façon déconcertante le comique et le sérieux. Or, si les auteurs des traités sont bien d’indignes militaires, en revanche, les titres qui leur sont attribués correspondent, eux, à deux des traités les plus importants de la réflexion des Anciens sur la guerre : les Stratagemata de Frontin (Julius Sextus Frontinus, ca 35-103 ap. J.-C.) et le De re militari de Végèce (Publius Flavius Vegetius Renatus, fin ive-début ve siècle ap. J.-C.). Comme nous le verrons plus loin, ces deux traités venaient tout juste d’être remis en circulation grâce à une édition de qualité publiée à Paris en 1532.

  • 8 Ibid., p. 302.

9La suite du premier roman de Rabelais montre bien l’importance qu’il accorde à cette réflexion militaire, dès lors qu’elle est mise en pratique par des combattants de valeur, bien entraînés et expérimentés. Le cas d’Épistémon est à cet égard très éclairant. En effet, alors qu’il s’apprête, avec ses compagnons, à affronter les Dipsodes, au chapitre xxiv de Pantagruel, il déclare : « Je […] sçay tous les stratagemates et prouesses des vaillans capitaines et champions du temps passé, et toutes les ruses et finesses de discipline militaire8 ». D’où ce personnage omniscient pouvait-il connaître les stratagèmes des Anciens, si ce n’est grâce précisément à la lecture de Végèce et de Frontin? Le chapitre suivant montre du reste que l’armée de Pantagruel n’a pas qu’une connaissance théorique des stratagèmes. Elle sait aussi les mettre en œuvre, comme l’illustre l’emploi de cordes fixées à un navire et dressées au dernier instant pour faire tomber la cavalerie ennemie par un effet de surprise, de ruse et de finesse, tout à fait dans l’esprit des stratagèmes militaires.

10Comme on le voit, la fiction rabelaisienne est soucieuse d’articuler la théorie suggérée en filigrane de la Bibliothèque de Saint-Victor avec la pratique militaire dans la guerre contre les Dipsodes, et cela, au sein de la même œuvre. Le même raisonnement vaut à l’échelle des deux premières œuvres de Rabelais, souvent lues à raison comme un diptyque. Ainsi, l’ambitieux programme d’études que le père propose à son fils au chapitre viii de Pantagruel se trouve réalisée, en dépit de la chronologie de la fiction, par le préceptorat de Ponocrates auprès de Gargantua dans le roman éponyme. De la même façon, la théorie militaire des Anciens suggérée par les Stratagemata et le De re militari de la Bibliothèque de Saint-Victor est appelée à être mise en application dans la guerre picrocholine de Gargantua.

  • 9 Voir notamment F.-M. Plaisant, « Rabelais, maître ou d...

11Cet intérêt marqué pour l’art militaire et plus spécifiquement pour les stratagèmes militaires s’observe tout au long de la carrière de l’humaniste. Rabelais consacra même un traité entier aux stratagèmes de son mécène et protecteur, Guillaume Du Bellay (1491-1543), seigneur de Langey, grand guerrier s’il en fut, lieutenant général en Piémont et administrateur de la ville de Turin pour le roi François Ier, dont Rabelais fut le médecin personnel et le propagandiste9.

  • 10 C. La Charité, « Rabelais’s Lost Stratagemata (ca 153...

12Ce traité aujourd’hui perdu a néanmoins beaucoup fasciné la critique rabelaisienne qui chercha à en reconstituer le contenu. Nous avons avancé ailleurs l’hypothèse qu’il s’agissait peut-être d’un commentaire de l’action militaire de Guillaume Du Bellay à la lumière des Stratagemata homonymes de Frontin10. L’existence du texte original néo-latin est connue grâce au témoignage de Charles Perrat qui, dans un article de 1949, expliquait dans quelles circonstances il avait eu, entre les mains, un exemplaire de l’unique édition de ce texte :

  • 11 Ch. Perrat, « Le Polydore Virgile de Rabelais », Bibl...

Quelques années avant la guerre – ce pouvait être en 1932 ou en 1933 – un bouquiniste du quai Malaquais mettait en vente dans sa boîte un petit livre in-8o, relié en parchemin, dont l’aspect modeste et le mauvais état intérieur devaient rebuter le bibliophile trop exigeant. L’ouvrage était en effet mouillé, déchiré par endroits, incomplet même d’un ou de plusieurs feuillets. Si nos souvenirs sont exacts, il sortait […] des presses de Sébastien Gryphe, qui l’avait imprimé vers 1539. Sur le titre, qui ne portait pas le nom d’auteur, on lisait seulement : Stratagemata […] Domini de Langeio, militis, in principio tertii belii Caesarei. La préface qui faisait suite à ce titre était signée du monogramme F.R.M., correspondant évidemment à F[ranciscus] R[abelesus] M[edicus]. Mais il fallait y songer! […] Le volume resta exposé durant quelque temps; puis disparut11.

13Même s’il n’en a pas fait l’acquisition, Perrat a néanmoins feuilleté l’exemplaire du libraire parisien, au point d’être en mesure d’en décrire a posteriori le contenu de mémoire :

  • 12 C. Perrat, « Le Polydore Virgile de Rabelais », art. ...

C’était un recueil de documents diplomatiques, présentés dans l’ordre chronologique, reliés entre eux par une narration suivie et destinés à justifier la politique de Langey en Italie, en Allemagne et en Suisse. Rabelais, confident des Du Bellay, était mieux placé que tout autre pour être, une fois de plus, le serviteur de leur pensée12.

14Si ce texte n’était connu que par le témoignage de Charles Perrat, il y aurait lieu de s’interroger sur son existence même ou, à tout le moins, sur son attribution à Rabelais.

15Il existe cependant un autre témoignage, du xvie siècle, qui mentionne une traduction en français des Stratagemata de Rabelais, à propos de laquelle la Bibliotheque (1584) d’Antoine Du Verdier fournit de précieuses indications qui viennent corroborer et compléter les données précédentes. Dans l’entrée consacrée à « Claude Massuau », on lit ce qui suit :

  • 13 La Bibliotheque d’Antoine Du Verdier seigneur de Vaup...

CLAUDE MASSUAU a traduit du latin de maistre François Rabelais
Stratagemes, c’est a dire proësses, et ruses de guerre du preux et trescelebre chevalier Langey, on commencement de la tierce guerre Cesariane [impr. à Lyon 8. par Sebast. Gryphius 154213.

16Malheureusement, comme pour l’édition latine originale, aucun exemplaire de cette traduction française n’a été retrouvé.

17Ces quelques éléments viennent non seulement confirmer l’existence d’une version latine antérieure à 1542 et signée par Rabelais, mais nous précisent le sens qu’il faut donner au terme de « stratagemes » (polysémique aussi bien en latin qu’en français de la Renaissance), grâce à la périphrase « proësses, et ruses de guerre », coocurrence qu’on trouvait déjà dans Pantagruel. Dans la lettre de Grandgousier à son fils au chapitre xxix de Gargantua, le père définit l’esprit empreint d’humanisme militaire dans lequel il entend mener, avec l’aide de son fils, la guerre contre Picrochole : « L’exploict sera faict à moindre effusion de sang que sera possible. Et si possible est par engins plus expediens, cauteles, et ruzes de guerre nous saulverons toutes les ames » (p. 283). Aussi bien dire donc par le recours à la stratégie et aux stratagèmes.

18Par ailleurs, la mention « on commencement de la tierce guerre Cesariane » dans la traduction française des Stratagemata perdus de Rabelais permet de nous situer dans le temps. La troisième guerre mettant aux prises François Ier et Charles Quint intervint entre 1535 et 1538, à une époque contemporaine sinon immédiatement postérieure à la publication de Gargantua.

  • 14 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 602.

19Enfin, l’authenticité de la traduction française comme de la source néo-latine se trouve renforcée par le fait qu’au chapitre xxvii du Quart livre, Rabelais et Massuau sont présentés comme étant du nombre des « amis, domesticques, et serviteurs14 » du seigneur de Langey, témoins de sa mort héroïque, annoncée par un certain nombre de prodiges et de signes avant-coureurs.

L’édition des traités militaires de l’Antiquité (Paris, Chrestien Wechel, 1532) et la paradoxale actualité de l’art de la guerre des Anciens à l’époque de Gargantua

  • 15 P. Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen...

  • 16 R. Bossuat, « Jean de Rouvroy, traducteur des Stratag...

20Les théoriciens anciens de l’art de guerre n’ont jamais été oubliés même au Moyen Âge. Si Végèce a profondément imprégné la culture militaire médiévale15, les Stratagemata de Frontin furent, quant à eux, traduits en français trois fois au cours du xvsiècle, et cela, dès 1423, grâce à Jean de Rouvroy, doyen de la Faculté de théologie de Paris16.

21Malgré ces précédents, l’humanisme de la Renaissance marqua une réelle rupture dans la réception des traités d’art militaire des Anciens, par son souci d’exhaustivité, par le soin apporté à l’établissement des textes édités en langue originale et par la volonté d’éclairer les termes techniques de la langue militaire ancienne à la lumière de leur contexte, de l’histoire de la langue et des realia de l’Antiquité. Dès 1490, l’humaniste italien Filippo Beroaldo (1453-1505) constituait en recueil une sorte de compendium de la pensée militaire de l’Antiquité, en réunissant tous les traités alors connus, ceux de Végèce, de Frontin, d’Élien le Tacticien et de Modeste. Ce recueil connut une immense fortune, si bien que l’histoire de ses rééditions est trop riche pour être résumée ici.

  • 17 Fl. Vegetii Renati viri illustris de Re militari libr...

22On retiendra cependant un jalon particulièrement important en regard du contexte de publication de Gargantua. Il s’agit de l’édition largement remaniée de ce même recueil que Guillaume Budé publia en 1532, à Paris, chez Chrestien Wechel, accompagné d’une riche iconographie donnant à voir aussi bien les armes des Anciens, leur tenue militaire que les différentes formations de leurs armées17. C’est sans doute cette édition que Rabelais avait à l’esprit, en imaginant le traité carnavalesque de Franctopin, De re militari, avec les figures de Tévot, sorte de double dérisoire et sans valeur du recueil édité par Budé, pour lequel l’auteur de Gargantua avait assurément le plus grand intérêt. Il faut rappeler la piété filiale que Rabelais éprouvait pour ce contemporain considéré comme le plus grand helléniste de son temps et comme l’inventeur du mos gallicus, cette méthode d’édition des textes juridiques de l’Antiquité au fondement de la nouvelle philologie humaniste. Quatre ans plus tard, en 1536, paraissait une traduction française de l’édition somme procurée par Budé, chez le même imprimeur Chrestien Wechel, avec les mêmes gravures d’une exceptionnelle qualité, sous le titre suivant :

Flave Vegece René, noble et illustre / du fait de guerre et fleur de chevalerie. quatre livres. Sexte Jule Frontin / homme consulaire / des Stratagemes / especes et subtilitez de guerre / quatre livres. Aelian de l’ordre et instruction des batailles. ung livre. Modeste des vocables du fait de guerre. ung livre. Pareillement, .cxx. histoires concernans le fait de guerre / joinctes à Vegece. Traduicts fidellement de latin en francois : et collationnez (par le polygraphe humble secretaire et historien du parc d’honneur) aux livres anciens / tant a ceulx de Bude / que Beroalde / et Bade.

23Le polygraphe, humble secrétaire et historien du parc d’honneur auquel on doit cette traduction est un certain Nicolas Volkir.

24C’est donc dire que la publication de Gargantua intervient entre ces jeux jalons importants de la diffusion du corpus militaire des Anciens, l’édition de Budé en 1532 et la traduction française de Volkir en 1536.

  • 18 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 244.

25Malgré l’évidente « reverence de l’antiquaille » (p. 47) des humanistes, un tel regain d’intérêt pour la pensée militaire et stratégique des Anciens peut étonner dans le contexte général de la guerre à la Renaissance et, celui, spécifique du règne de François Ier. En effet, la mise au point de « l’artillerie par invention diabolicque18 » comme l’écrit Gargantua à son fils dans sa lettre programmatique de Pantagruel a profondément transformé la manière de faire la guerre au cours du xvsiècle, en exposant la cavalerie et les fantassins davantage que dans les guerres de l’Antiquité.

  • 19 Ibid., p. 683.

  • 20 Ibid., p. 684.

  • 21 Idem

26Dans l’épisode de Gaster, maître de toutes inventions, au chapitre lxi du Quart livre, Rabelais manifeste une conscience aiguë de ces bouleversements, en retraçant l’évolution des moyens militaires depuis l’Antiquité jusqu’à son époque. Ainsi, si Gaster « inventa art et moyen de bastre et demolir forteresses et chasteaulx par machines et tormens belleicques, beliers, balistes, catapultes19 » dans l’Antiquité, l’inventivité humaine a mis au point des fortifications pour s’en prémunir. Gaster inventa alors « recentement Canons, Serpentines, Coulevrines, Bombardes, Basilics, jectans boulletz de fer, de plomb, de bronze, pesans plus que grosses enclumes, moyennant une composition de pouldre horrificque20 », soit la panoplie militaire apparue au cours du xvsiècle. Voyant que cette nouvelle invention se retourne contre lui, Gaster finit par inventer un moyen de faire en sorte que « les boulletz ou ne les touchassent, et restassent coy et court en l’air, ou touchans ne portassent nuisance ne es defenses ne aux citoyens defendens21 » grâce à l’utilisation de l’aimant. Si, bien sûr, cette dernière invention est parfaitement fantaisiste, il n’en reste pas moins que l’épisode illustre à merveille l’infinie inventivité humaine, mue par la nécessité.

  • 22 Nous citons ici la traduction proposée par Philippe R...

  • 23 Voir l’introduction de P. Laederich, dans Frontin, Le...

  • 24 N. Wood, « Frontinus as a Possible Source for Machiav...

27Cela revient à dire que, si les moyens techniques dont disposaient les Anciens comme les catapultes, les armes de jet, sont dépassés à la Renaissance, en revanche, leurs principes universels mobilisant l’ingéniosité humaine, la tactique et les stratagèmes restent, eux, d’actualité. Et Rabelais n’est pas le seul, en son temps, à penser ainsi. Machiavel, parmi d’autres, au livre iii de son traité Dell’arte della guerra publié en 1521, affirme : « Selon moi, l’artillerie ne nous empêche pas d’utiliser l’ordonnance des Anciens et de montrer l’antique valeur22. » S’en suit toute une réflexion sur la manière de penser la guerre dans le contexte de l’artillerie à la lumière de la théorie des Anciens pour laisser passer ce que l’on ne peut arrêter, fussent-ce des boulets de canon inconnus de l’Antiquité. Aussi, on ne s’étonnera pas que la quasi totalité des exemples antiques donnés par Machiavel, dans son Art de la guerre, soient directement puisés chez Frontin, et cela, dans le même ordre et en suivant la même progression que l’auteur ancien qu’il ne cite cependant jamais23. Neal Wood voit même dans les Stratagèmes de Frontin la source principale de la méthode de Machiavel dans l’ensemble de son œuvre24.

  • 25 Gabriel Spillebout propose un rapprochement entre la ...

  • 26 Voir notamment J. Giono, Le désastre de Pavie (24 fév...

28Il faut encore poser le problème de l’actualité de la pensée militaire des Anciens dans le contexte spécifique du règne de François Ier, plus précisément après la défaite désastreuse de Pavie25 qui avait entraîné la capture du roi et son emprisonnement prolongé. Il n’est pas exagéré de dire que les contemporains furent marqués par ce désastre, à tel point qu’il devenait impératif d’empêcher la répétition d’une telle déconvenue et ses conséquences néfastes sur la stabilité politique du royaume. Dès le xvisiècle et jusqu’à aujourd’hui26, nombreuses furent les analyses tentant d’identifier les causes d’une pareille défaite, certaines pointant l’esprit trop chevaleresque du roi tenant à participer à la bataille au premier rang, d’autres, la trahison du connétable de Bourbon ou des mercenaires suisses. Pour justifier l’audace du roi, les propagandistes ne tardèrent pas à inventer la légende du bon roi François, adoubé à l’issue de la bataille de Marignan en 1515 par le chevalier Bayard pour expliquer sa volonté d’honorer son serment de chevalier dix ans plus tard. Une telle version permettait à peu de frais de conforter le roi dans l’idée que tout avait été perdu, fors l’honneur. Quoi qu’il en soit, il était évident que l’on ne l’y reprendrait plus. Au reste, les enseignements des Anciens, par leur valorisation de la discipline et de l’exercice, par la nécessité de savoir saisir l’occasion favorable, par la prudence militaire, désavouaient implicitement le comportement du roi à Pavie.

29Il restait cependant à régler le problème plus épineux des mercenaires, toujours prêts à proposer leurs services au plus offrant, fût-ce à la veille d’une bataille, voire au plus fort de la mêlée. À cet égard, le roi prit, bien que tardivement, les dispositions qui s’imposaient. Le 24 juillet 1534, il promulgua une ordonnance par laquelle il congédiait les mercenaires suisses pour créer des légions d’infanterie, constituées de soldats du royaume que l’on comptait choisir avec le plus grand soin afin de les former et de les entraîner dans l’esprit de l’art militaire des Anciens et, tout particulièrement, de Végèce qui, dans son De re militari, détaille avec précision chacun de ces aspects. Il reste que, ce faisant, le roi ne pouvait que rappeler, malgré lui, le précédent malheureux des franctopins de Charles VII qui, tout en étant Français, s’étaient surtout distingués par leur couardise, leur indiscipline et leur inexpérience. L’histoire allait-elle se répéter ?

Légions contre caterve, une lutte inégale dans la guerre picrocholine

30Après cet exercice de contextualisation par rapport au reste de l’œuvre de Rabelais et à la nouvelle actualité de la pensée militaire des Anciens après l’invention de l’artillerie et la défaite de Pavie, il nous faut maintenant entrer, pour ainsi dire, dans le cœur de l’action, en analysant le texte de Gargantua de manière plus précise. L’épisode de la guerre picrocholine est à ce point riche qu’il ne sera pas possible d’en évoquer toutes les résonances avec les traités militaires de l’Antiquité. Au lieu d’une analyse exhaustive qui supposerait des développements beaucoup plus longs que ne le permettent les limites de cet article, nous nous contenterons de mettre en évidence les enjeux les plus cruciaux, de manière à inviter le lecteur à poursuivre par lui-même l’enquête à partir de nos suggestions.

  • 27 Voir notamment C. Martinez, « Le conflit franco-espag...

31Gargantua a souvent été lu à juste titre comme une œuvre de propagande au service de la monarchie française à une époque où Rabelais, protégé par Jean Du Bellay évêque et bientôt cardinal de Paris, gravite dans l’entourage de la cour. Ainsi, la guerre opposant Gargantua et Picrochole a souvent été lue comme la transposition fictionnelle des conflits entre François Ier et Charles Quint27. De manière complémentaire, il est aussi possible de concevoir l’œuvre comme un miroir du prince à l’usage de François Ier, lui renvoyant une image idéalisée dans l’espoir qu’il s’y conforme en ce qui concerne l’art de faire la guerre. C’est du moins l’hypothèse que nous avancerons dans la suite de notre propos.

32Comme nous l’avons déjà suggéré en introduction, il importe d’abord de s’attarder aux mots choisis par Rabelais pour désigner les forces en présence. Ainsi, les troupes de Gargantua sont-elles systématiquement nommées « légions », mot alors nouveau dans la langue militaire moderne. Au chapitre xxxi, lorsque Echephron tente de mettre en garde Picrochole par rapport à ses rêves de conquête, le colérique monarque avoue sa seule crainte, celle de devoir affronter les armées de Grandgousier et Gargantua, tout en prononçant la devise Plus ultra de Charles Quint : « – Baste (dict Picrochole), passons oultre. Je ne crains que ces diables de legions de Grandgousier, ce pendent que nous sommes en Mesopotamie, s’ilz nous donnoient sus la queue quel remede ? » (p. 315). Outre l’occurrence de légions dans le titre « Comment Grandgousier manda querir ses legions », le chapitre xlvii montre que le terme est aussi celui par lequel Gargantua lui-même désigne ses troupes. Le plus intéressant est la description de l’exceptionnelle cohésion et du parfait ordonnancement de ses légions :

Seulement envoya qui ameneroit en ordre les legions lesquelles entretenoit ordinairement en ses places de la Deviniere, de Chaviny, de Gravot, et Quinquenays montant en nombre deux mille cinq cens hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt et six mille arquebuziers, deux cens grosses pieces d’artillerye, vingt et deux mille Pionniers, et six mille chevaux legiers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs thesauriers, de vivandiers, de mareschaulx, de armuriers, et aultres gens necessaires au trac de bataille : tant bien instruictz en art militaire, tant bien armez, tant bien recongnoissans et suivans leurs enseignes, tant soubdains à entendre et obeir à leurs capitaines, tant expediez à courir, tant fors à chocquer, tant prudens à l’adventure, que mieux ressembloient une harmonie d’orgues et concordance d’horologe, q’une armée, ou gensdarmerie. (p. 419)

  • 28 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 415.

33À la vue d’une telle description, le lecteur comprend rétrospectivement la frayeur bien légitime de Picrochole à la seule évocation des légions de son ennemi. Comme le dira si bien Pantagruel dans le Tiers livre (chapitre xx) : « Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées28 » !

34Dans la suite de l’œuvre, le terme apparaît encore trois fois : lorsque Gargantua dépêche « quatre legions de la compaignie de Sebaste » (chapitre lxviii, p. 427) pour empêcher la retraite de Picrochole par une porte de La Roche-Clermault, lorsqu’il remercie « gratieusement tous les soubdars de ses legions » (chapitre li, p. 449) qui lui ont donné la victoire et lorsqu’enfin il leur donne congé, sauf à « la legion Decumane » (p. 449), la dixième et la meilleure, qu’il souhaite retenir auprès de lui.

35Certes, en désignant ainsi systématiquement les armées de Gargantua, Rabelais fait écho à la récente ordonnance de François Ier créant des légions en remplacement des mercenaires congédiés. Mais sa fiction va au-delà, en donnant corps à ce qui n’était alors qu’un projet à peine réalisé. Il donne à voir ce que devraient êtres de telles légions d’après l’enseignement des traités de l’Antiquité et ce qu’elles ne sont pas encore et ne seraient peut-être jamais.

  • 29 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes)...

36Il suffit d’ouvrir les traités anciens pour s’en convaincre. Ainsi, par rapport au parfait ordonnancement et à l’autosuffisance des légions de Gargantua évoqués au chapitre lxvii, le Précis des termes de la milice (§15) de Modeste montre bien l’esprit dans lequel Rabelais a imaginé les légions gargantuines et, par là, le sous-texte du passage de son œuvre : « On voit, par ces détails, qu’une légion bien ordonnée était comme une place invincible, en ce qu’elle portait partout avec elle toutes les choses nécessaires à la guerre; qu’elle ne craignait jamais des surprises de l’ennemi, et qu’elle savait tout d’un coup, en rase campagne, se faire des retranchements de fossés et de palissades29 ».

  • 30 Ibid., p. 674.

37 Mais plus encore, Végèce écrit son De re militari pour restaurer la grandeur perdue des armées romaines. Au livre II, chap. ii, il montre que la pièce maîtresse de l’antique invincibilité de Rome reposait sur la légion, passage qui offre un autre intertexte précieux pour éclairer la frayeur de Picrochole autant que la description des légions gargantuines réglées comme une horloge : « La légion est donc elle-même une armée entière qui, sans secours étrangers, était autrefois en possession de battre tout ce qu’on lui opposait : la puissance des Romains en est une preuve. Avec leurs légions, ils ont vaincu autant d’ennemis qu’ils ont voulu, ou que les circonstances le leur ont permis30 ».

  • 31 Ibid., p. 676.

  • 32 Ibid., p. 670.

38Enfin, l’allusion à « la legion Decumane » apparaît plus obscure. S’il est entendu que Gargantua retient ses services en raison de son excellence, l’épithète qui la désigne reste plus énigmatique à interpréter. Elle pourraît être comprise comme signifiant littéralement « dixième ». Et de fait, les légions de Gargantua semblent être au nombre de dix, puisque Végèce au livre II, chapitre vi, précise qu’une légion est constituée de « six mille fantassins et de sept cent vingt-six cavaliers31 ». Par comparaison, les 66 000 fantassins et 8 500 cavaliers (2 500 gens d’armes et 6 000 chevaux-légers) constitueraient donc dix légions, dont la décumane serait la dixième et dernière. Mais il y a plus. Le traité de Végèce est d’une grande utilité pour éclairer le passage, lorqu’au livre I, chapitre xxiii, il décrit la configuration des camps militaires romains, où l’on trouve deux portes, la porte prétorienne qui fait face à l’ennemi et la porte décumane : « C’est par la porte décumane, opposée à la prétorienne, qu’on conduit les soldats au lieu marqué par les châtiments militaires32 ». N’est-ce donc pas un signe d’infamie que de nommer ainsi la meilleure légion de Gargantua ? Ce serait oublier que le camp assiégé par les légions gargantuines est en fait celui de l’ennemi. Par un renversement tout à fait rabelaisien, cette légion d’excellence, en assiégeant La Roche-Clermault a, en fait, transformé ce qui était la porte prétorienne de l’armée picrocholine en porte décumane, celle du châtiment infligé par la légion de Gargantua, tant et si bien que la marque d’infamie de l’adversaire terrassé peut être brandie comme un trophée par la légion victorieuse en mémoire du passage des troupes de Picrochole par la porte décumane, vraies fourches caudines des temps modernes. C’est là un usage typiquement romain que Rabelais devait assurément connaître, comme l’atteste notamment le surnom de Germanicus conféré aux vainqueurs des armées germaniques, que portait par exemple Caius Julius Cæsar, frère aîné de l’empereur Claude. La gloire militaire, celle des anciens Romains comme celle des modernes légions de Gargantua, s’érige sur les dépouilles de l’ennemi.

39La volonté de Rabelais de proposer les légions de Gargantua en modèles des nouvelles légions de François Ier peut certes s’interpréter comme un geste de déférence à l’égard de l’autorité royale. Il peut cependant tout aussi bien se comprendre comme le désir de montrer le chemin à parcourir entre l’idée de légions telle qu’elle est formulée dans l’ordonnance royale et sa difficile actualisation à lumière de l’idéal incarné, puis théorisé par les Anciens.

40En ce sens, le Gargantua de Rabelais gagne à être lu en parallèle avec un traité méconnu, la Familiere Institution pour les Legionnaires, en suyant les Ordonnances faictes sur ce par le Roy et nouvellement compousee, publiée chez François Juste en 1536, l’imprimeur du deuxième opus de Rabelais. Ce texte anonyme cherche à expliciter le sens de l’ordonnance royale à la lumière des traités de l’Antiquité sur l’art de la guerre, comme si, même deux ans après sa promulgation, il y avait loin de la coupe aux lèvres, ou de l’intention royale à sa réalisation dans la pratique effective des nouvelles légions du royaume. Gargantua peut donc aussi être lu comme une familière institution des légionnaires par le lecteur capable d’en saisir les références implicites aux traités militaires des Anciens.

  • 33 Voir le premier sens de « caterve » dans le Dictionna...

  • 34 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes)...

  • 35 Flave Vegece René, noble et illustre / du fait de gue...

41Voyons maintenant ce qu’il en est de la désignation de l’armée adverse. Contrairement aux légions de Gargantua, l’armée de Picrochole n’est pas associée à une désignation systématique, encore moins laudative. L’impossibilité même, dans la fiction rabelaisienne, de la nommer par un terme unique témoigne éloquemment de son absence de cohésion, de son indiscipline et de son incapacité à faire marcher les soldats comme un seul homme, comme le veut l’expression consacrée. Il y a cependant une exception qui confirme la règle et qui mérite d’être étudiée de plus près. Il s’agit du passage où Gymnaste rencontre les « ennemys », le pluriel étant ici significatif, à savoir les troupes du capitaine Tripet (chapitre xxxvi), et où il se présente « seul contre toute leur caterve » (p. 331). Le mot peut paraître anodin à première vue, puisqu’il désigne communément un « corps d’armée » ou un « bataillon33 » en moyen français. Pourtant, Rabelais, en humaniste convaincu et en latiniste accompli qu’il est, ne l’utilise pas au hasard. Une fois de plus, le recours au De re militari de Végèce, livre II, chapitre ii, est éclairant, qui précise : « Les Gaulois, les Celtibériens, et plusieurs peuples barbares, combattaient par bandes de six mille hommes34 ». Or, « bandes » traduit le mot latin catervis à l’ablatif pluriel, dont la forme nominative au singulier est caterva et d’où dérive « caterve ». Et que trouve-t-on dans la traduction à peine postérieure de Nicolas Volkir ? « Les Gaullois / Celtiberiens / et plusieurs nations Barbares usoient de caterves en bataille / ausquelles estoient six mille hommes de guerre35 ». C’est donc dire que, chez les lecteurs humanistes de l’époque, il y avait une claire distinction entre légion romaine et caterve barbare et que le premier terme évoquait l’invincibilité romaine, alors que le second désignait des bandes de soudards non romaines, désorganisées et dépourvues de tout art militaire digne de ce nom. Comment mieux suggérer d’entrée de jeu la lutte inégale qui s’annonce, alors même que la guerre picrocholine est à peine amorcée ? Le choix des mots met en fait la table pour un combat entre l’humanisme militaire hérité des Anciens contre la force brute, l’indiscipline et la désorganisation du monde barbare. Rabelais choisit d’emblée son camp, celui des Romains et de leur discipline militaire, vu par la lorgnette de Végèce, de Frontin et de Modeste.

Stratagèmes, discipline militaire et principes universels de l’art militaire des Anciens

42Si les jeux sont déjà faits avant même la bataille, il faut cependant se garder de proposer une lecture à clef des forces en présence, selon laquelle les légions disciplinées de Gargantua seraient celles de François Ier, alors que la caterve désorganisée de Picrochole serait l’armée de Charles Quint. Certains indices subtils disséminés dans la fiction rabelaisienne obligent à la prudence. L’adversaire à combattre n’est peut-être pas tant l’ennemi objectif de François Ier en 1535 qu’un certain souvenir historique de la France d’autrefois, le ban et l’arrière-ban de la paysannerie érigée en milice sous le nom de franctopins par Charles VII. Manière de mettre en garde contre le danger que la nouvelle armée de François Ier ne soit qu’une résurgence du passé n’ayant de légions que le nom.

  • 36 G. Spillebout, « Rabelais et le désastre de Pavie », ...

  • 37 Familiere Institution pour les Legionnaires, en suyan...

43Rappelons le nom de l’ennemi qu’affronte Gymnaste en route vers le gué de Vède : « Bon Joan36, capitaine des franctopins », dont l’attitude superstitieuse ne doit rien à l’enseignement militaire des Anciens : « [Il] tyra ses heures de sa braguette et cria assez hault : “Agios ho theos”. Si tu es de Dieu sy parle, sy tu es de l’aultre sy t’en va ». Or, Gymnaste campant sur sa position, « plusieurs de la bande [c’est-à-dire de la caterve] […] departoient de la compagnie » (p. 325). À voir l’attitude mêlée de fanfaronnade et de couardise de Bon Joan, le lecteur ne peut qu’être frappé par sa ressemblance avec le franc archer de Bagnolet, ce que confirme du reste son statut de capitaine des franctopins. La figure ridicule ici esquissée de Bon Joan est très proche de celle de « Jaques bon homme » qu’évoquera la Familiaire Institution pour les Legionnaires37 de 1536, vrai repoussoir du bon capitaine de légionnaires et réincarnation de l’ancienne milice paysanne des franctopins. Au reste, sans l’avoir vraiment voulu – ou l’avait-il prémédité ? –, Gymnaste comprend la peur superstitieuse de ses adversaires, convaincus d’avoir affaire à un diable, parce qu’il s’est lui-même présenté d’emblée comme « pauvre Diable » (p. 323). Il y a là un avantage stratégique dont Gymnaste, en bon militaire, tire parti sans la moindre hésitation pour surprendre l’ennemi, en usant, pour tout dire, d’un stratagème militaire, sans que le terme soit toutefois utilisé, du moins dans ce chapitre. Il déploie ses prouesses de cavalier pour achever de convaincre ses ennemis qu’il est bien un diable, et ceux-ci de fuir à toutes jambes, avant que Gymnaste n’achève sur place le pauvre Tripet, pétrifié devant la manœuvre. Cette fois, c’est Frontin qui, dans ses Stratagèmes I, xi, 13, éclaire la ruse du dextre Gymnaste comme une variante de celle de Quintus Sertorius aux prises avec des barbares superstitieux :

  • 38 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes)...

Q. Sertorius, ayant à conduire des barbares rebelles à la raison, menait avec lui à travers la Lusitanie une biche blanche d’une grande beauté, et feignait d’être averti par elle de ce qu’il fallait faire ou éviter; en sorte que les barbares obéissaient à tous les commandements, comme à des ordres d’en haut.
On ne doit user de ce genre de stratagèmes qu’avec des gens qu’on sait assez simples pour y avoir foi. Il en est d’autres qui peuvent être imaginés de telle sorte, qu’ils paraissent l’ouvrage des dieux eux-mêmes38.

44Ce n’est qu’après coup et au chapitre suivant que l’écuyer de Gargantua fournit l’explication de ce qui vient de se produire au bénéfice de ses compagnons absents lors de la bataille. C’est là un des ressorts géniaux de la fiction rabelaisienne que de donner d’abord à voir la scène avant d’en tirer les conclusions à la lumière de l’art militaire des Anciens dans un passage où se trouve l’unique occurrence, ô combien révélatrice, de caterve : « Venu que fut raconta l’estat onquel avait trouvé les ennemys et du Stratageme qu’il avoit faict, luy seul contre toute leur caterve, afferment que ils n’estoient que maraulx, pilleurs et brigans, ignorans de toute discipline militaire, et que hardiment ilz se missent en voye, car il leurs seroit tres facile de les assommer comme bestes » (p. 331). Voilà donc un exploit fait à moindre effusion de sang comme l’avait promis Grandgousier à son fils, et cela grâce à une ruse de guerre.

  • 39 Ibid., p. 556.

45L’exploitation de la superstition de la caterve de Bon Joan, vrai Joan Bon, n’est pas un cas isolé. Dans la suite immédiate du récit, c’est à nouveau à un stratagème ingénu et sans doute à nouveau non prémédité que recourt Gargantua, en tirant parti de l’ample vessie de sa jument pour noyer et mettre en déroute l’ennemi : « Ce pendent sa jument pissa pour se lascher le ventre : mais ce fut en telle abondance : qu’elle en feist sept lieues de deluge, et deriva tout le pissat au gué de Vede et tant l’enfla devers le fil de l’eau, que toute ceste bande des ennemys furent en grand horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient prins le chemin vers les cousteaux à gauche » (p. 333). Comme avec l’invention par Gaster de l’aimant pour arrêter les obus, il s’agit là d’une variation plaisante et fantaisiste, propre à la fiction gigantale, sur l’emploi des ruses de guerre. Frontin, dans ses Stratagèmes III, vii, 3, évoque l’exemple similaire de Quintus Métellus, sans que, bien sûr, aucune jument soit en cause : « Q. Métellus, faisant la guerre dans l’Espagne Citérieure, versa sur le camp des ennemis, du haut d’un plateau qui les dominait, toutes les eaux d’une rivière. Troublés par cette inondation, ils se jetèrent hors du camp, et vinrent se faire tuer à des embuscades disposées tout exprès par Métellus39 ».

46Au reste, le récit de Gymnaste a le mérite d’expliciter le sens précis que confère Rabelais à caterve. Tout à l’opposé des légions de Gargantua, la caterve picrocholine est constituée de marauds, de brigands et de pillards, dont le principal défaut n’est pas tant l’absence de scrupules que l’ignorance de toute discipline militaire. Or, stratagème et discipline militaire vont de pair chez Rabelais, comme l’affirmait déjà Épistémon dans Pantagruel, lui qui se targuait de connaître toutes les ruses et finesses de discipline militaire. Ces stratagèmes seront du reste, comme nous l’avons vu dans le titre de la traduction par Claude Massuau des Stratagemata de Rabelais, synonymes de prouesses et de ruses de guerre du preux et très célèbre chevalier Langey, Guillaume Du Bellay. La discipline militaire sera d’ailleurs l’un des maîtres mots des traités sur l’art de la guerre du xvie siècle, comme le montre la réédition des Instructions sur le faict de guerre (Paris, Michel de Vascosan et Galiot du Pré, 1548) de Raymond de Beccarie de Pavie, seigneur de Fourqueveaux, sous le titre de Discipline militaire de messire Guillaume Du Bellay (Lyon, Benoit Rigaud, 1592), et cela, bien que le seigneur de Langey n’ait rien à voir avec ce traité.

  • 40 Ibid., p. 660.

47Toujours est-il que l’insistance d’Épistémon comme de Gymnaste sur la nécessité de la discipline militaire n’a rien pour surprendre sous la plume d’un lecteur attentif des Anciens comme Rabelais. Au livre I, chapitre i du De re militari, Végèce insiste en effet tout particulièrement sur la nécessité de la discipline militaire, presque synonyme chez lui d’art militaire et capable à elle seule de triompher de la force comme du nombre, à l’exemple de Gymnaste triomphant seul contre toute une caterve : « En tout genre de combat, ce n’est pas tant le nombre et une valeur mal conduite, que l’art et l’expérience, qui donnent ordinairement la victoire : aussi voyons-nous qu’il n’y a qu’une adresse supérieure dans le maniement des armes, une exacte discipline et une longue pratique de la guerre, qui aient rendu les Romains maîtres du monde40 ». Un tel enseignement pouvait se comprendre comme une injonction à l’endroit des nouveaux légionnaires, tout autant qu’à l’usage d’un roi qui avait tout misé en 1525 sur sa seule valeur.

48À l’égard de la discipline militaire, le personnage de Gymnaste apparaît comme le modèle achevé des leçons du même Végèce. Il fait figure de cavalier accompli, tant sa maîtrise de l’art équestre correspond aux prescriptions de l’auteur romain au livre I, chapitre xviii :

  • 41 Ibid., p. 667.

Des exercices du cheval. On accoutumait autrefois à l’exercice du cheval non seulement les nouveaux soldats, mais même les anciens ; usage qui se pratique encore, quoique avec moins d’exactitude. On plaçait pour cela des chevaux de bois, l’hiver, sous des toits, l’été en pleine campagne; les nouveaux soldats y montaient d’abord sans armes, jusqu’à ce qu’ils s’y fussent habitués, ensuite tout armés. Ils se rendaient cet exercice familier, au point qu’ils parvenaient à monter indifféremment à droite et à gauche, l’épée nue ou le javelot à la main. Ainsi, par l’habitude continuelle qu’ils en faisaient en temps de paix, ils conservaient cette agilité en temps de guerre, et jusque dans le tumulte du combat41.

49On subodore du reste l’influence de l’écuyer Gymnaste dans les jeux du jeune Gargantua avec ses « chevaux factices » (chapitre xii), soucieux de donner à son maître l’entraînement militaire d’un futur officier, et cela, été comme hiver.

50Mais plus encore que par sa dextérité à cheval, Gymnaste, dans la fiction rabelaisienne, correspond au portrait idéal que Végèce, au livre II, chapitre xiv, dresse du décurion, capitaine de 32 cavaliers dans l’armée romaine, portrait qu’il faut lire en parallèle avec le stratagème qu’il déploie face à la caterve picrocholine :

  • 42 Ibid., p. 680.

[…] on choisit pour centurion un homme robuste, de haute taille, et qui sache lancer adroitement et avec force les javelots et les dards, manier parfaitement l’épée, et se servir avec dextérité du bouclier ; qui soit vigilant, actif, plus prompt à exécuter les ordres de ses supérieurs qu’à parler ; qui soit maître dans toutes les parties de l’escrime ; […] de même on doit, sur toutes choses, chercher de la vigueur et de la légèreté dans un décurion, afin qu’à la tête de sa compagnie il puisse, en cuirasse et avec toutes ses armes, monter de bonne grâce sur son cheval, et faire admirer la façon dont il le manie42.

51La discipline militaire chez le parfait décurion qu’est Gymnaste ne se limite pas à l’entraînement du cavalier. Elle concerne tout autant sa monture, comme le montre le passage du chap. xxxvi où son cheval doit enjamber les cadavres des ennemis noyés par l’urine de la jument de Gargantua :

Et donnant des esperons à son cheval passa franchement oultre, sans que jamais son cheval eust fraieur des corps morts. Car il l’avoist acoustumé (selon la doctrine de Aelian) à ne craindre les ames ny corps mors. Non en tuant les gens, comme Diomedes tuoyt les Traces, et Ulysses mettoit les corps de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte Homere : mais en luy mettant un phantosme parmy son foin, et le faisant ordinairement passer sus icelluy quand il luy bailloit son foin. (p. 335)

  • 43 Élien, La personnalité des animaux. Livres x à xvii e...

52La référence elliptique à Élien, dans un contexte de guerre, de discipline militaire, de stratagèmes, peut d’abord faire penser au traité d’Élien le Tacticien (ier-iie siècle ap. J.-C.), Sur l’ordre et l’instruction des batailles, publié en traduction latine dans l’édition Budé de 1532. Or, il n’en est rien, puisque Rabelais renvoie plutôt ici à Élien le Sophiste (175-235 ap. J.-C.) et à son traité De la nature des animaux XVI, xxv : « Les Perses […] jettent sous leurs pattes [sc. celles de leurs chevaux] des mannequins à forme humaine bourrés de paille afin de les habituer à piétiner des cadavres pendant les combats sans être effrayés et décontenancés, ce qui rendrait sinon impossible leur implication dans les engagements d’infanterie43 ». Une telle référence montre que les enseignements des Anciens relatifs à l’art de la guerre ne se trouvent pas exclusivement dans les traités militaires et que, pour en reconstituer les diverses facettes, il faut en réalité faire appel à tout le patrimoine gréco-latin dans l’esprit bien humaniste de reconstitution de l’unité perdue de l’encyclopédie des connaissances humaines.

Conclusion

53On le voit donc, l’humanisme militaire tient une place de choix dans l’œuvre de Rabelais en général et dans Gargantua en particulier. La remise en circulation des traités d’art militaire de l’Antiquité, tout comme la récente ordonnance de François Ier créant des légions françaises sur le modèle des légions romaines, invitait à une lecture attentive du De re militari de Végèce et des Stratagemata de Frontin dans l’édition Budé de 1532, afin d’en dégager des principes universels dans la manière de mener la guerre, et cela en dépit de l’invention récente de l’artillerie, inconnue des Anciens. Ces principes s’inscrivaient dans le souci de ne faire la guerre qu’après avoir épuisé toutes les voies diplomatiques et toujours en cherchant à limiter le plus possible les pertes humaines et matérielles. Ces exploits à moindre effusion de sang, pour reprendre la formule de Grandgousier, supposent le recours aux stratagèmes ou ruses de guerre, tout comme une irréprochable discipline militaire, dont Gymanste, décurion accompli, offre un exemple frappant, par sa dextérité à cheval, à l’escrime et dans toutes les facettes du combat. La discipline militaire des Anciens concerne même l’entraînement des chevaux à la guerre, pour éviter qu’ils ne soient effrayés par les cadavres jonchant le champ de bataille. Le but recherché était bien sûr de former des troupes d’élite, dans le sens étymologique de légion en latin, legio qui vient du verbe eligere, « choisir », comme y insiste Végèce, dans une sorte d’institution des légionnaires à l’usage du roi comme de ses sujets.

  • 44 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes)...

  • 45 C. La Charité, « Sous le signe de la Bonne Fortune. C...

54Il reste que même les légions les mieux choisies, les plus entraînées et les plus expérimentées ne peuvent jamais présumer de leur victoire. C’est que la guerre, comme l’ensemble des affaires humaines, suppose l’exercice constant du jugement, de la prudence et du discernement dans l’analyse des circonstances afin de déterminer le moment opportun de passer à l’action ou, au contraire, de faire preuve de retenue dans un contexte défavorable. C’est dire que la guerre est d’abord une affaire d’occasion à saisir, comme Ponocrates l’explique à Grandgousier au chap. xxxvii, lorsqu’il lui enjoint de pourchasser les ennemis : « Iceulx je suis d’advis que nous poursyvons ce pendant que l’heur est pour nous. Car l’occasion a tous ses cheveulx au front, quand elle est oultre passée, vous ne la povez plus revocquer, elle est chauve par le darriere de la teste, et jamais plus ne retourne » (p. 341). On aura reconnu là l’allégorie de la Fortune sous les traits de l’Occasion favorable. C’est du reste, là encore, une maxime générale de l’art de la guerre que formule Végèce au livre III, chapitre xxvi : « Savoir saisir les occasions, est un art encore plus utile à la guerre que la valeur44 ». Rabelais ne pouvait rester insensible à une telle leçon, lui qui s’était choisi comme devise d’éditeur et d’auteur, la formule grecque ἀγαθῇ τύχῃ (À la Bonne Fortune)45.

55Si, en définitive, Grandgousier choisira de ne pas se ranger à l’avis de Ponocrates, c’est qu’il y a aussi, dans l’art de la guerre, une modération dont il faut savoir faire preuve, et cela, même lorsque l’occasion nous sourit. Il y a un risque à pousser trop loin son avantage. C’est la judicieuse leçon que donne Gargantua, en bon fils de son père, lorsqu’au chapitre xliii, il se refuse à poursuivre l’armée adverse jusque dans son dernier retranchement :

[…] selon vraye discipline militaire, jamais ne fault mettre son ennemy en lieu de desespoir. Par ce que telle necessité luy multiplie sa force, et accroist le courage, qui jà estoit deject et failly. Et n’y a meilleur remede de salut à gens estommiz et recreuz que de ne esperer de salut aulcun. Quantes victoires ont esté tollues des mains des vaincqueurs par les vaincuz, quand il ne se sont contentés de raison : mais ont attempté du tout mettre à internition et destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles. (p. 387)

56Cet avis fait écho à la décision que Gymnaste avait déjà prise au chapitre xxxv, après avoir abattu Tripet : « Ce faict Gymnaste se retyre considerant que les cas de hazart jamais ne fault poursuyvre jusques à leur periode : et qu’il convient à tous chevaliers reverentement traicter leur bonne fortune, sans la molester ny gehainer » (p. 329).

  • 46 P. Stapfer, dans « Les idées de Rabelais sur la guerr...

  • 47 Nous remercions Raphaël Cappellen qui a bien voulu me...

  • 48 « L’unique salut pour les vaincus est de n’espérer au...

57Or, l’avis de Grandgousier est en réalité tiré une fois de plus des traités militaires des Anciens, comme le souligne la formule « selon vraye discipline militaire »46. À la différence des cas précédents, la référence est cependant ici quadruple47, selon un usage courant de Rabelais qui s’ingénie à superposer les sources et les intertextes de façon virtuose. Premièrement, la formule « Et n’y a meilleur remede de salut à gens estommiz et recreuz que de ne esperer de salut aulcun » est la traduction libre d’un vers de Virgile, « Una salus victis, nullam sperare salutem48 » (L’Énéide II, v. 354). Deuxièmement, ce vers est cité par Végèce, au livre III, chapitre xx, en conclusion d’un chapitre consacré précisément à la nécessité de faciliter une issue à l’ennemi enveloppé :

  • 49 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes)...

Un général qui ne sait pas bien la guerre compte sur une victoire complète, lorsqu’à la faveur du grand nombre ou d’un défilé, il tient son ennemi enveloppé au point de ne lui laisser aucune retraite; en quoi il se trompe. Une troupe, ainsi réduite au désespoir, tire de son désespoir même des forces et de l’audace. Le soldat qui se voit assuré d’une mort prochaine, y court volontiers. Aussi a-t-on toujours goûté cette maxime de Scipion : Frayer la route à l’ennemi qui fuit. En effet, dès qu’une troupe ainsi enveloppée aperçoit une issue, tous s’y jettent en foule, songeant beaucoup moins à combattre qu’à fuir, et se laissant égorger comme des brutes. La poursuite est sans danger quand le vaincu jette les armes qui pourraient le défendre : et plus l’armée des fuyards est nombreuse, plus il est aisé de la tailler en pièces; car l’avantage du nombre deviendra désavantage pour des gens épouvantés, qui craignent presque autant la vue de l’ennemi que ses armes. Une troupe enveloppée, qui, au contraire, n’aperçoit aucune issue, quoique faible et en petit nombre, devient l’égale de l’ennemi, parce que se voyant sans espérance, elle sent qu’elle n’a pas d’autre ressource que de se battre : Le salut des vaincus est de n’en point attendre49.

  • 50 Ibid., p. 542.

  • 51 Ibid., p. 577.

58Troisièmement, Frontin, au livre II de ses Stratagemata, donne comme titre au chapitre vi une maxime qui, peut-être inspirée par le vers de Virgile, donne l’esprit de l’avis de Gargantua : « Comment on laisse échapper l’ennemi, de peur qu’enfermé trop étroitement, le désespoir ne lui fasse recommencer le combat50 ». Enfin et quatrièmement, l’idée d’épargner des ennemis pour qu’ils annoncent leur défaite reprend un exemple donné par Frontin dans ses Stratagemata IV, vii, 15 : « M. Livius venait de battre et de mettre en fuite Asdrubal. Comme on l’exhortait à donner la chasse à l’ennemi, pour le détruire jusqu’au dernier : ‘‘Il faut bien, dit-il, qu’il en reste quelques-uns pour annoncer notre victoire51’’ ».

59À l’évidence, donc, si les Stratagemata du franc archer de Bagnolet et le De re miltari de Franctopin font partie de la Bibliothèque de Saint-Victor, Rabelais, quant à lui, avait assurément sur sa table de travail les traités homonymes de Frontin et de Végèce en rédigeant Gargantua.

Notes

1 J. Céard, « Rabelais lecteur et juge des romans de chevalerie », Études rabelaisiennes, XXII (1988), p. 237-248.

2 M. Clément et P. Mounier (dir.), Le roman français au xvie siècle ou le renouveau d’un genre dans le contexte européen, Strasbourg, Presses de l’Université de Strasbourg, 2005; et P. Mounier, Le roman humaniste. Un genre novateur français (1532-1564), Paris, Honoré Champion, 2007.

3 F. Rabelais, Gargantua, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2007, p. 415. Désormais, toutes les citations de cette œuvre renverront à cette édition et les références en seront précisées dans le corps du texte entre parenthèses.

4 La bibliographie critique sur Rabelais et la guerre est fort instructive et nous sommes évidemment redevable à nos prédécesseurs qui ont mis en évidence la dette de Rabelais à l’égard tant du pacifisme et de l’idée de guerre défensive chez Thomas More et Érasme, que du contexte des guerres entre François Ier et Charles Quint notamment à partir d’une lecture croisée avec les Mémoires de Guillaume Du Bellay, que de l’épopée burlesque ou de la nécessité de ménager une issue à l’ennemi en déroute chez Tite-Live ou Machiavel : P. Stapfer, « Les idées de Rabelais sur la guerre », Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, xl, 1888, p. 367-379 ; J. Balde, « Rabelais et la guerre », Revue Hebdomadaire, iii, janvier-février 1919, p. 232-250 ; F.-M. Plaisant, « Rabelais, maître ou disciple de Guillaume du Bellay ? », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, iv, mars, 1971, p. 95-102 ; F.-M. Plaisant, « La guerre et la paix selon Rabelais », Lettres d’Humanité, xxxiii, décembre, 1974, p. 467-492 ; G. Spillebout, « Rabelais et le désastre de Pavie », Bulletin de l’Association des Amis de Rabelais et de la Devinière, iii, 7, 1978, p. 303-308 ; M. G. Hydak, « L’épervier, la colombe et Rabelais », Francia, xxvii, juillet 1978, p. 21-24 ; I. R. Morrison, « Peace and war in Gargantua : a question of didacticism », Romanic Review, lxx, 3, 1979, p. 219-233 ; S. Favereaux, « La Batrachomyomachie et les guerres picrocholines : même combat ? », Bulletin de l’Association des Amis de Rabelais et de la Devinière, vi, no2, 2003, p. 153-172 ; C. Martinez, « Le conflit franco-espagnol et Rabelais », M.  Boixareu et R. Lefere (dir.). L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 155-160. Nous y ferons ponctuellement écho en notes. Remarquons cependant que la réflexion des Anciens en matière d’art militaire constitue l’angle mort de cette réflexion sur le rapport de Rabelais à la guerre, particulièrement lorsqu’il s’agit de rendre compte des mêlées sur le champ de bataille, comme si un humaniste ne pouvait pas s’abaisser à de telles considérations et que les batailles ne pouvaient se comprendre que comme épisodes d’une épopée burlesque.

5 F. Verrier, Les Armes de Minerve. L’Humanisme militaire dans l’Italie du XVIsiècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997.

6 Seul F.-M. Plaisant, « La guerre et la paix selon Rabelais », art. cité, propose un rapprochement entre la fiction rabelaisienne et Frontin, que Rabelais n’aurait connu que par « ouï-dire » (p. 477, note 6).

7 Rabelais, Œuvres complètes, M. Huchon (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 237.

8 Ibid., p. 302.

9 Voir notamment F.-M. Plaisant, « Rabelais, maître ou disciple de Guillaume du Bellay ? », art. cit.

10 C. La Charité, « Rabelais’s Lost Stratagemata (ca 1539) : A Commentary on Frontinus ? », J. Rice Henderson (dir.), The Unfolding of Words. Commentary in the Age of Erasmus, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 167-187.

11 Ch. Perrat, « Le Polydore Virgile de Rabelais », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XI (1949), p. 203-204. Voir, par ailleurs, à propos des Stratagemata et de leur traduction en français par C. Massuau, S. Rawles et M. Screech, The New Rabelais Bibliography, Genève, Droz, 1987, p. 510-511, qui résument le témoignage de Perrat et la notice d’Antoine Du Verdier.

12 C. Perrat, « Le Polydore Virgile de Rabelais », art. cit., p. 204.

13 La Bibliotheque d’Antoine Du Verdier seigneur de Vauprivas, Lyon, Barthelemy Honorat, 1585 p. 183.

14 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 602.

15 P. Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (ve-xvsiècles), Paris, Economica, 1998.

16 R. Bossuat, « Jean de Rouvroy, traducteur des Stratagèmes de Frontin », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XXII, 1960, p. 273-286 et 469-489.

17 Fl. Vegetii Renati viri illustris de Re militari libri quatuor. Sexti Julii Frontini viri consularis de Stratagematis libri totidem. Aeliani de Instruendis aciebus liber unus. Modesti de vocabulis rei Militaris liber unus. Item picturæ bellicæ cxx passim Vegetio adjectæ. Collata sunt omnia ad antiquos codices, maxime Budæi, quod testabitur Aelianus, Paris, Chrestien Wechel, 22 septembre 1532.

18 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 244.

19 Ibid., p. 683.

20 Ibid., p. 684.

21 Idem

22 Nous citons ici la traduction proposée par Philippe Richardot, dans son article « L’influence du De re militari de Végèce sur la pensée militaire du xvie siècle », accessible en ligne à l’adresse : http://www.stratisc.org/strat_060_Richardot.html. Pour le texte original, voir Machiavel, Libro dell’arte della guerra, éd. D. Carbone, Florence, G. Barbèra, 1872, p. 72.

23 Voir l’introduction de P. Laederich, dans Frontin, Les stratagèmes, Paris, Economica, 1999, p. 41.

24 N. Wood, « Frontinus as a Possible Source for Machiavelli’s Method », Journal of the History of Ideas, XXVIII, no 2, avril-juin 1967, p. 243-248.

25 Gabriel Spillebout propose un rapprochement entre la fiction rabelaisienne et cette défaite, « Rabelais et le désastre de Pavie », art. cit.

26 Voir notamment J. Giono, Le désastre de Pavie (24 février 1525), Paris, Gallimard, 1963 et J.-M. Le Gall, L’honneur perdu de François Ier. Pavie 1525, Paris, Payot, 2015.

27 Voir notamment C. Martinez, « Le conflit franco-espagnol et Rabelais », art. cit.

28 Rabelais, Œuvres complètes, op. cit., p. 415.

29 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes), Végèce, Modestus, avec la traduction en français publiés sous la direction de M. Nisard de l’Académie française, inspecteur général de l’enseignement supérieur, Paris, Firmin-Didot, 1878, p. 648. Par souci de lisibilité et de concision, nous avons choisi de citer cette traduction moderne plutôt le texte original latin dans l’édition Budé de 1532 ou la traduction de N. Volkir de 1536.

30 Ibid., p. 674.

31 Ibid., p. 676.

32 Ibid., p. 670.

33 Voir le premier sens de « caterve » dans le Dictionnaire du moyen français (1350-1500) en ligne : http://www.atilf.fr/dmf.

34 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes), Végèce, Modestus, op. cit, p. 675.

35 Flave Vegece René, noble et illustre / du fait de guerre et fleur de chevalerie. quatre livres. Sexte Jule Frontin / homme consulaire / des Stratagemes / especes et subtilitez de guerre / quatre livres. Aelian de l’ordre et instruction des batailles. ung livre. Modeste des vocables du fait de guerre. ung livre. Pareillement, .cxx. histoires concernans le fait de guerre / joinctes à Vegece. Traduicts fidellement de latin en francois : et collationnez (par le polygraphe humble secretaire et historien du parc d’honneur) aux livres anciens / tant a ceulx de Bude / que Beroalde / et Bade, Paris, Chrestien Wechel, 1536, p. xlviii.

36 G. Spillebout, « Rabelais et le désastre de Pavie », art. cité, rapproche bon Joan avec le roi Jean surnommé le Bon qui fut battu par le prince de Galles, dit le Prince Noir, le 19 septembre 1356, dans une préfiguration de la défaite de Pavie de 1525.

37 Familiere Institution pour les Legionnaires, en suyant les Ordonnances faictes sur ce par le Roy et nouvellement compousee, Lyon, François Juste, 1536, f. 35, vo.

38 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes), Végèce, Modestus, op. cit., p. 521.

39 Ibid., p. 556.

40 Ibid., p. 660.

41 Ibid., p. 667.

42 Ibid., p. 680.

43 Élien, La personnalité des animaux. Livres x à xvii et index, traduit et annoté par A. Zucker, postface de J.-C. Bailly, Paris, Les Belles Lettres, « La roue à livres », 2002, p. 172. En réalité, Rabelais avait pu lire la récente traduction latine de ce traité par l’humaniste Pierre Gilles (1490-ca 1555) où le passage se trouve plutôt au livre IV, chapitre ix. Au reste, le traducteur comprend, comme Rabelais, que les mannequins ne sont pas bourrés de paille, mais bien déposés parmi le foin des chevaux : « […] cogunt, armataque cadaverum simulachrra sub ipsum fœnum subjiciunt, ut cæsorum conspectum in bello ferre consuescant, ut ne rerum terribilium metu affecti, ad rem militarem inutiles sint » (Ex Aeliani historia per Petrum Gyllium latini facti, itemque ex Porphyrio, Heliodoro, Oppiano, tum eodem Gyllio luculentis accessionibus aucti libri xvi. De vi et natura animalium. Ejusdem Gylii Liber unus, De Gallicis et Latinis nominibus piscium, Lyon, Sébastien Gryphe, 1533, p. 94).

44 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes), Végèce, Modestus, op. cit, p. 715.

45 C. La Charité, « Sous le signe de la Bonne Fortune. Chronologie et typologie du travail éditorial de Rabelais », L’Année rabelaisienne, no 2, 2018, à paraître.

46 P. Stapfer, dans « Les idées de Rabelais sur la guerre », art. cité, p. 373-374, suppose que Rabelais a repris cette idée à Tite-Live et à Machiavel, sans donner de référence.

47 Nous remercions Raphaël Cappellen qui a bien voulu mettre à notre disposition ses notes sur ce passage.

48 « L’unique salut pour les vaincus est de n’espérer aucun salut » (Virgile, Œuvres complètes, édition bilingue établie par J. Dion et P. Heuzé, avec A. Michel pour les « Géorgiques », Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 318-319). La référence à Virgile avait été relevée dans Œuvres de François Rabelais, édition critique publiée sous la direction d’A. Lefranc, Paris, É. et H. Champion, 1913, t. ii, p. 356, note 27.

49 Ammien Marcelin, Jornandès, Frontin (Les stratagèmes), Végèce, Modestus, op. cit., p. 710-711.

50 Ibid., p. 542.

51 Ibid., p. 577.

Pour citer cet article

Claude La Charité, «Rabelais et l’humanisme militaire dans Gargantua», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017 , mis à jour le : 14/11/2017, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=261.

Quelques mots à propos de :  Claude La Charité

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire littéraire et patrimoine imprimé, Claude La Charité est professeur au Département des lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski et directeur du Centre interuniversitaire de recherche sur la première modernité xvie-xviiisiècles (CIREM 16-18). Il a publié La Rhétorique épistolaire de Rabelais (Nota Bene, 2003) et est le co-auteur de Rabelais aux confins des mondes possibles (PUF, 2011). Correspondant au Canada de la Société d’Histoire Littéraire de la France, il est membre du comité de direction de la revue L’Année rabelaisienne. Son plus récent livre Rabelais éditeur du Pronostic. « La voix véritable d’Hippocrate » est à paraître aux Classiques Garnier.

Partager cet article