XVIIe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017

Mitchell Greenberg

Esther, Athalie : religion et révolution dans la cité céleste de Racine

Notes de la rédaction

(« Esther, Athalie : Religion and Revolution in Racine’s Heavenly City », dans Racine. From Ancient Myths to Tragic Modernity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p. 226-247. Texte traduit de l’anglais américain par Lise Forment.) Ndlt : les expressions en italique suivies d’un astérisque sont en français dans le texte.

  • 1 Il semble que ce soit là l’opinion d’Alain Viala. Voir...

1L’un des grands mystères dans la carrière de Racine réside dans son apparente décision, après Phèdre, d’abandonner le théâtre. De nombreuses explications ont été avancées pour justifier ce silence soudain. D’aucuns estiment que l’obtention d’une position à la cour, pour laquelle il avait longtemps employé son génie poétique et qui satisfaisait désormais ses ambitions carriéristes, signifiait qu’il n’avait plus aucune raison de poursuivre sa vocation théâtrale1. Pour d’autres, ce fut une conversion religieuse, ou plutôt une « re-conversion », un retour à ses origines jansénistes qui détourna définitivement Racine du théâtre, condamné avec ferveur, comme chacun sait, par Port-Royal. Enfin, selon certains, Racine se lassa des polémiques constantes qu’il était contraint de mener pour défendre ses créations dramatiques. Trop de cabales, trop d’attaques et de contre-attaques auraient finalement eu raison de lui. Bien sûr nous ne saurons jamais laquelle de ces explications, ou plus probablement quelle combinaison entre toutes ces raisons, fut véritablement à l’œuvre quand Racine mit un terme à sa carrière assez spectaculaire de poète dramatique. Dans tous les cas, abandonnant sa vocation d’homme de théâtre, Racine se marie, mène la vie rangée et bien remplie d’un courtisan, et se dévoue, en compagnie de son ami et complice, Boileau, à ses nouvelles fonctions en tant qu’historiographe du Roi.

2Dix années s’écoulent, avant que ses services ne soient de nouveau sollicités, cette fois-ci par Mme de Maintenon, l’épouse morganatique de Louis XIV. Celle-ci a décidé d’employer son temps, son influence et sa fortune à la protection de jeunes filles issues de familles nobles mais désargentées : elle fonde à Saint-Cyr une institution pédagogique, où les Demoiselles sont envoyées pour recevoir une éducation chrétienne digne de ce nom, et renvoyées fin prêtes à assumer les responsabilités d’une maîtresse de maison aristocratique. À Saint-Cyr, elles acquièrent les compétences sociales et domestiques qui en feront de pieuses épouses chrétiennes. Avec l’aide de sa nièce, Mme de Caylus, Mme de Maintenon établit un programme pédagogique destiné à enseigner aux jeunes pupilles le savoir-vivre, ainsi que les différents arts indispensables à la formation d’une aristocrate accomplie. C’est dans le cadre de cet ultime polissage qu’on fait appel aux services de Racine. Mme de Maintenon lui demande de préparer pour les Demoiselles de Saint-Cyr une pièce qui puisse améliorer leur connaissance de la diction, du chant et de la récitation tout en leur offrant une leçon de piété :

  • 2 Racine, préface d’Esther, éd. G. Forestier, Gallimard,...

La célèbre Maison de Saint-Cyr ayant été principalement établie pour élever dans la piété un fort grand nombre de jeunes Demoiselles rassemblées de tous les endroits du Royaume, on n’y a rien oublié de tout ce qui pouvait contribuer à les rendre capables de servir Dieu dans les différents états où il lui plaira de les appeler. Mais en leur montrant les choses essentielles et nécessaires, on ne néglige pas de leur apprendre celles qui peuvent servir à leur polir l’esprit et à leur former le jugement. On a imaginé pour cela plusieurs moyens qui, sans les détourner de leur travail et de leurs exercices ordinaires, les instruisent en les divertissant2 […].

  • 3 Ibid., p. 36.

3C’est donc dans l’intention d’instruire ses élèves tout en les divertissant que Mme de Maintenon commande à Racine sur « quelque sujet de piété et de morale une espèce de Poème où le chant fût mêlé avec le récit ; le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive et moins capable d’ennuyer3 ». Autrement dit, Mme de Maintenon réclame une pièce d’où soit banni tout contenu profane susceptible d’aiguiser outre mesure l’esprit et les appétits des jeunes filles laissées sous sa tutelle, mais qui soit assez palpitante pour ne pas les rebuter. De ce projet est née Esther.

4La première tragédie biblique de Racine fut l’objet d’une mise en scène plutôt élaborée. De fastueux costumes furent fournis aux jeunes comédiennes, la musique accompagnant le spectacle fut composée et dirigée par Jean-Baptiste Moreau, « maître de musique de la chambre du roi », et les représentations furent honorées de la présence du roi, du Dauphin, du roi et de la reine d’Angleterre déchus de leur trône, de courtisans renommés, de dignitaires de l’Église, etc. La première représentation d’Esther rencontra un grand succès. Ce triomphe initial encouragea la tenue de nouvelles représentations pour lesquelles se battirent des foules de courtisans, toujours plus nombreux à vouloir saisir leur chance d’assister au spectacle. En fin de compte et selon toute apparence, la réussite de cette contribution racinienne à l’éducation des jeunes pupilles de Saint-Cyr fut jugée trop menaçante par leurs tutrices, gardiennes de la moralité des demoiselles : celles-là même qui avaient commandé l’œuvre craignaient désormais que les jeunes comédiennes, loin de recevoir une leçon d’austérité fondée sur les principes chrétiens, ne se laissassent en réalité séduire par les plaisirs du monde qu’elles étaient censées fuir. Les représentations furent interrompues sans ménagement. Quand Mme de Maintenon pressa de nouveau Racine d’écrire une pièce destinée à ses jeunes pensionnaires, cette pièce, Athalie, son ultime création, serait mise en scène sans costumes ni musique, loin des regards curieux du public courtisan, féminin et masculin.

  • 4 « Danser » est l’une des interprétations possibles de ...

5L’exploration par Racine des Écritures saintes, leur exploitation dans ses dernières œuvres dramatiques, produisit deux tragédies très différentes. La première, Esther, est une refonte du récit biblique centrée sur la jeune femme, juive et orpheline, que le roi de Babylone, Assuérus, choisit comme nouvelle reine. Pris de colère contre Vashti, sa première épouse, qui a refusé de danser4 devant les membres de sa Cour, Assuérus la répudie sans ménagement et, au terme d’une quête à travers tout l’empire, la remplace par une nouvelle beauté, Esther :

Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâcew
De l’altière Vasthi, dont j’occupe la place
Lorsque le Roi contre elle enflammé de dépit
La chassa de son trône, ainsi que de son lit. (Esther, I, 1, v. 31-34)

6Dans les instructions adressées à Racine par Mme de Maintenon, il était dit que la pièce qu’elle envisageait pour ses jeunes pupilles ne devait contenir aucune histoire d’amour. On craignait qu’un tel sujet d’intérêt ne fût trop divertissant et que, partant, il ne pût remplir le rôle de pieuse instruction que la pièce était censée dispenser, selon les espoirs de la fondatrice de Saint-Cyr. Bien qu’on lui ait donc interdit de composer une pièce dans laquelle le désir sexuel cause la chute de ses personnages, Racine n’en insiste pas moins, une fois encore, et dès l’ouverture de sa nouvelle tragédie, sur les entrelacs tortueux qui nouent le sexuel au politique dans l’intrigue complexe de cette œuvre didactique. L’association de la salle du trône et de la chambre à coucher dans la scène d’exposition de ce drame biblique souligne ce qui restera voilé tout au long de la pièce : le côté intrinsèquement passionnel, quoique refoulé, des machinations politiques ourdies par le vizir Aman, qui entreprend de détruire non seulement son grand rival, Mardochée, mais le peuple juif tout entier.

7Dans Esther, le schéma hétérosexuel typique de l’amour (ou du désir) frustré se voit transformé en une intrigue homosociale, si ce n’est homosexuelle, dans laquelle la vendetta personnelle et la rivalité entre deux hommes, représentant l’un et l’autre la lutte pour le pouvoir à laquelle se livrent les minorités opprimées au cœur même de l’Empire babylonien, s’exacerbent jusqu’à la haine raciale et au génocide. Autrement dit, Racine complexifie l’action de sa pièce en remplaçant l’intrigue amoureuse hétérosexuelle par ce qu’on peut seulement nommer une rivalité homosociale exacerbée, dont l’intensité augure un désastre cataclysmique pour une nation tout entière, les Juifs, retenus en captivité dans Babylone. À l’insu de son mari et du ministre de celui-ci, Esther est juive et compte donc parmi les victimes potentielles de la fureur génocidaire d’Aman. Dans Esther, la victime sacrificielle n’est plus un enfant esseulé, qui tremble sous le regard de ces adultes qui veulent sa mort : ici c’est un peuple tout entier. Tous les enfants d’Israël sont menacés d’être immolés :

Quel carnage de toutes parts !
On égorge à la fois les enfants, les vieillards ;
Et la sœur, et le frère ;
Et la fille, et la mère ;
Le fils dans les bras de son père.
Que de corps entassés ! que de membres épars,
Privés de sépulture ! (Esther, I, 5, v. 316-322)

  • 5 Voir M. Greenberg, Baroque Bodies : Psychoanalysis and...

8Cette scène fait partie des fameux tableaux raciniens (comme dans Andromaque, Iphigénie, Mithridate et Phèdre) et annonce les visions nocturnes, encore plus terrifiantes, d’Athalie. Tous ces tableaux fonctionnent comme des intrusions rhétoriques, des fantasmes primaires qui, sous la forme d’hypotyposes, interrompent le flot du récit ou de l’action dramatique et nous plongent dans les profondeurs d’un espace sans bornes, celui de la violence et de la sexualité5. La vision traumatique du massacre des Hébreux reproduit, à un niveau désormais métaphysico-théologique, l’annihilation du corps politique d’Israël, déjà dispersé par la première Diaspora. Ici, toutefois, la vision gagne en efficacité pathétique par la rhétorique familiale intensément affective qui réduit de manière poignante l’élimination d’un peuple tout entier à la destruction d’une famille (« mère, sœur, frère, père »), et introduit par là même – c’est mon hypothèse – la dynamique familiale, c’est-à-dire œdipienne, qui est masquée par la manière ostentatoire dont Racine a effacé de sa pièce toute trace de passion amoureuse.

  • 6 C. Mauron (L’inconscient dans l’œuvre de Racine [1957]...

9Je ne suis pas le premier à commenter combien la rivalité opposant Mardochée à Aman ne fait que répéter le conflit des frères jaloux, procédé dramatique omniprésent, voire obsessionnel dans les tragédies profanes de Racine, depuis sa toute première création, La Thébaïde. Quoiqu’ici les deux rivaux ne soient pas frères, pour tout le reste, chacun est bien le reflet de l’autre. En quelque sorte, dans Esther, la jalousie fraternelle n’est plus directement visée comme une rivalité sexuelle, œdipienne : ici, les deux rivaux se disputent l’attention (l’amour) du Dieu caché6. Aux yeux d’Aman, le roi est son dieu, tandis que pour Mardochée, Dieu est son roi. Dans les deux cas, le roi/Dieu, dans son pouvoir terrible et vengeur, reste largement absent. Dans Esther, le souverain babylonien accroît son autorité et la terreur qu’elle inspire en se rendant lui-même invisible aux yeux de ses sujets :

Hélas ! Ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les Rois ?
Au fond de leur Palais leur majesté terrible
Affecte à leurs Sujets de se rendre invisible.
Et la mort est le prix de tout Audacieux,
Qui sans être appelé se présente à leurs yeux. (Esther, I, 3, v. 191-196)

10La mort est la punition réservée à tout sujet qui se présenterait devant la divinité sans y être sommé. Et c’est ce sacrifice qu’Esther est sommée d’accomplir par son tuteur zélé, Mardochée, qui a eu vent du complot d’Aman pour détruire les Juifs. Il sait que son seul espoir réside dans le charme séducteur de sa nièce et pupille. Il est prêt à risquer la vie d’Esther pour sauver son peuple :

Quoi ! Lorsque vous voyez périr votre Patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !
Dieu parle, et d’un Mortel vous craignez le courroux !
Que dis-je, votre vie, Esther, est-elle à vous ?
[…] S’immoler pour son nom, et pour son héritage,
D’un enfant d’Israël, voilà le vrai partage. (Esther, I, 5, v. 205-18)

11Finalement, le sacrifice d’Esther est l’immolation de son innocence. Au moment où elle ose s’approcher du Dieu caché (« Sans mon ordre on porte ici ses pas ? / Quel Mortel insolent vient chercher le trépas ?), Esther s’évanouit de peur (de désir ?) :

J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre.
Hélas ! Sans frissonner, quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ?
Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle... (Esther, II, 7, v. 650-653)

12Elle ne revient à elle que touchée du bout de son sceptre, signe du désir que le roi éprouve pour elle (« Le sceptre d’or, que vous tend cette main / Pour vous de ma clémence est un gage certain »). Ainsi, malgré l’injonction qu’il a reçue de ne pas écrire d’histoire d’amour, Racine introduit ici la passion : c’est l’intervention de l’amour, du désir du roi pour Esther et sa beauté qui la ranime et lui permet, par la révélation de son identité, de sa judaïté, de sauver sa propre personne et son peuple de la colère d’Aman. Racine réécrit le sacrifice et la rédemption d’Esther comme un chassé-croisé* entre amour hétérosexuel et jalousie homosociale. L’amour du roi, qui équivaut à l’amour de Dieu pour le peuple élu, triomphe de ces forces contre-nature que sont la haine et la jalousie. En contrepartie, bien évidemment, la haine obtient ce qui lui revient : Aman et (dans la Bible) tous ses enfants subissent le sort que le vizir avait promis aux Juifs – tous sont pendus au gibet qu’il avait fait préparer pour Mardochée.

  • 7 G. Forestier, « Notice », dans Jean Racine, Œuvres com...

13Esther ne constitue pas, il faut bien l’avouer, un drame psychologique fascinant. Dès le début, la pièce fonctionne comme un conte moral et pieux pour écolières, soutenu par les costumes, la musique et la curiosité d’un public quelque peu blasé. Certes, selon les dires de ses éditeurs récents, c’est une erreur que de penser que le Racine qui a écrit Esther n’est pas « vraiment Racine », mais ce serait aussi une erreur que de croire que la passion et le frisson tragique dont le public fait l’expérience à la vue de ses autres pièces n’est pas ici sacrifié au nom d’objectifs bien différents, très éloignés de ces mondanités7.

  • 8 Pour une lecture comparée intéressante des deux tragéd...

14Rien de tel, en revanche, avec la tragédie biblique suivante, et la dernière grande pièce de Racine, Athalie8. Dans cette œuvre, malgré l’absence de toute intrigue amoureuse traditionnelle, la passion racinienne atteint une incandescence, qui n’est que rarement égalée dans ses œuvres antérieures. Athalie, comme Roland Barthes l’a écrit, consiste en « un conflit mythique des sexes », un conflit, préciserai-je, entre ces deux grands principes, maternel et paternel, qui rivalisent pour le pouvoir et la domination dans toutes les tragédies écrites précédemment par Racine. C’est une lutte à mort. Et en son centre, de nouveau, mais cette fois-ci pleinement présent, se trouve l’enfant dont ces deux grandes forces se disputent le contrôle, même si ce contrôle peut signifier son immolation.

  • 9 L. Bersani, A Future for Astyanax. Character and Desir...

  • 10 L’un des rares articles à se concentrer sur la présen...

15Au fil des grandes tragédies, cet espace que Leo Bersani a nommé « pure absence d’être », ce vaste champ des possibles laissé à Astyanax à la fin d’Andromaque, se réduit comme peau de chagrin, se replie sur soi, graduellement et inexorablement9. Pris au piège toujours plus alambiqué des liens familiaux, l’enfant perd cet espace de potentialités purement immanent, pour s’incarner et s’enfermer dans la représentation du dernier enfant, de l’unique enfant de la tragédie racinienne : l’Éliacin / Joas d’Athalie10. Curieusement, au déplacement qui s’opère ainsi, d’un enfant doté d’une fonction purement fantasmatique dans la représentation (Astyanax reste hors-scène) à l’apparition finale de l’enfant réellement présent (Éliacin), correspond un même mouvement dialectique mais inversé du côté des parents raciniens. Comme Charles Mauron l’a montré, le père, absent dans la première série de tragédies, fait son retour dans Mithridate, gagne en stature et en terreur dans Phèdre pour devenir pure immanence dans Athalie : le père, enfin, ne fait plus qu’un avec Dieu. Néanmoins, comme l’attestent les titres mêmes des tragédies des Racine (Andromaque, Iphigénie, Phèdre, Athalie), cette apothéose paternelle s’accomplit nécessairement par le biais et à l’encontre d’une dialectique sexuelle, d’une lutte mythique engagée pour le pouvoir et opposant les forces de la masculinité et de la féminité. En contraste avec cette image fuyante du père, nous avons la représentation toujours plus précise, toujours plus inquiétante de la mère racinienne. Dans cette bataille pour la suprématie – lutte qui s’achève, comme chacun sait, par la destruction finale de la mère puissante et menaçante (Athalie), et par le triomphe du père (n’oublions pas que le tout dernier mot que Racine écrivit pour le théâtre fut « père ») –, ce sont les femmes, et non les hommes, qui sont au centre du monde racinien. Sans aucun doute, c’est la passion des héroïnes et leur défaite finale qui se trouvent au cœur des tragédies de Racine les plus troublantes. C’est l’association de la féminité avec la maternité, et cet asservissement de la maternité au patriarcat, qui créent la dimension tragique des plus grandes héroïnes raciniennes.

  • 11 Racine, préface d’Athalie, éd. G. Forestier, Gallimar...

16Dans sa préface à Athalie, parmi d’autres détails pittoresques concernant les Hébreux de l’antiquité, leur religion et le schisme formant l’intrigue de sa nouvelle tragédie, Racine nous rappelle que le Temple, le lieu de la scène dans sa pièce, était précisément situé sur la montagne où Abraham conduisit son fils Isaac pour le sacrifier à son Dieu : « C’était une Tradition assez constante que la Montagne sur laquelle le Temple fut bâti était la même Montagne où Abraham avait autrefois offert en sacrifice son fils Isaac11. » Ce détail est répété dans la pièce elle-même :

N’êtes-vous pas ici sur la Montagne sainte,
Où le Père des Juifs sur son fils innocent,
Leva sans murmurer un bras obéissant, 
Et mit sur un bûcher ce fruit de sa vieillesse,
Laissant à Dieu le soin d’accomplir sa promesse,
Et lui sacrifiant avec ce fils aimé
Tout l’espoir de sa Race en lui seul renfermé ? (Athalie, IV, 5, v. 1438-1444)

  • 12 Dans ces derniers paragraphes, je reprends un argumen...

17Racine rappelle à deux reprises cette autre origine – le sacrifice (avorté) du fils par le père comme origine du monothéisme –, or cette insistance ne fait que renforcer l’ambivalence amour / haine qui est le lot de tous les enfants, pris, on le sait bien, dans ce conflit des désirs qu’est le scénario œdipien. Le père/Dieu de l’Ancien Testament, qui exige une obéissance aveugle à sa Loi et punit de mort toute transgression, peut être vu comme une réplique du père tyrannique, meurtrier et inatteignable de la horde primitive qui castre ses fils. Curieusement, le mythe de la vengeance, du moins dans ces grands mythes religieux que Racine inscrit aussi dans son texte, ne représente jamais, en réalité, la destruction du père. Cette vengeance-là est toujours occultée, toujours réprimée, mais néanmoins présente, comme fantasme et comme théâtre. C’est là, dans cette réinscription des mythes fondateurs de la culture occidentale dans le théâtre de Racine, dans la fusion que celui-ci opère entre les trajectoires d’une individualisation (du désir et par le désir) et d’une idéalisation (de et par la société), que nous pouvons commencer à comprendre le rôle et la fascination exercés par l’infanticide / le parricide dans l’univers tragique du classicisme. La scène racinienne fait office d’autel sur lequel se déploient, à travers la fiction et les fantasmes d’une intrigue particulière, les sentiments ambivalents éprouvés par une société tout entière à l’égard des structures sexuelles et politiques qui la définissent pourtant, aux yeux mêmes de ses membres, comme culture12.

18À l’instar des autres tragédies majeures de Racine, Athalie débute sur une note sombre : les temps ont changé et le chaos (ou du moins la menace de l’agitation politique) règne : « Que les temps ont changé ! », déclare le général hébreu Abner en pénétrant dans le Temple au début de la pièce. Dans une journée qui devrait être réservée à l’allégresse, il n’y a que tristesse. L’ordre même de la nature a été perverti par une femme. Athalie s’est emparée du pouvoir en assassinant ses propres descendants, les enfants de son fils Ochosias. Qui plus est, elle a trahi le Dieu des Israélites pour retrouver le Dieu païen de sa mère Jezabel :

L’audace d’une Femme arrêtant ce concours,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.
D’Adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre.
Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal,
Ou même s’empressant aux autels de Baal,
Se fait initier à ses honteux mystères,
Et blasphème le nom qu’ont invoqué leurs pères. (Athalie, I, 1, v. 13-20)

19Tandis que le suicide de Phèdre, aux dires mêmes de l’héroïne, avait rendu toute sa pureté à un monde qu’elle souillait, le thème de la pollution féminine fait un retour fracassant dans Athalie et, pour ainsi dire, crie vengeance. Il semblerait bien qu’Athalie corresponde aux peurs les plus profondes du patriarcat : une femme qui, d’elle-même, se désexualise, d’abord sous les traits d’une nouvelle Médée massacrant ses propres enfants, puis dans sa quête politique de la souveraineté, en refusant de se borner aux limites sociales / religieuses qu’on impose à son sexe. Athalie entre à grands pas dans le temple, choque l’assemblée des fidèles en transgressant les limites sacrées de la différence sexuelle :

Une Femme... Peut-on la nommer sans blasphème ? 
Une femme... C’était Athalie elle-même.
[…] Dans un des parvis aux hommes réservé,
Cette Femme superbe entre le front levé,
Et se préparait même à passer les limites
De l’enceinte sacrée ouverte aux seuls Lévites. 
Le peuple s’épouvante et fuit de toutes parts. (Athalie, II, 2, 395-401)

  • 13 Pour une lecture plus lacanienne de la pièce, voir S....

20Ainsi, plus que dans toute autre pièce de Racine, Athalie est constamment identifiée par son double héritage monstrueux ; descendante d’Achab et de Jézabel, elle combine en sa personne le spectre de Médée (la crainte et la fascination suscitées par la « mère meurtrière »), celui de la dépravation sexuelle associée au nom de Jézabel (et dont elle hériterait), et celui du Sphinx, monstre interrogateur et dévorateur13. Dans l’un de ses passages les plus hallucinatoires, Racine fixe l’image indélébile de ce fantasme on ne peut plus terrifiant, la vision de la mère meurtrière au milieu d’un amoncellement de cadavres, au milieu de sa progéniture assassinée :

Hélas ! l’état horrible où le Ciel me l’offrit,
Revient à tout moment effrayer mon esprit.
De Princes égorgés la chambre était remplie.
Un poignard à la main l’implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares Soldats,
Et poursuivait le cours de ses assassinats. (Athalie, I, 2, v. 241-245)

  • 14 Pour une autre lecture du songe d’Athalie, voir F. Du...

21Racine situe constamment ses pièces au centre de la violence sacrée (de cela, Athalie n’est qu’une sorte de précipité), il les situe au lieu où sacrifice et spectacle se confondent pour former une seule et même scène, la scène dense et restreinte de la tragédie. Or cette insistance fait toujours écho à une autre scène, une scène de carnage encore plus primitive, un souvenir originaire dont le sacrifice présent est le substitut, la tentative de propitiation. Dans Athalie, la scène originaire est double14. C’est à la fois le meurtre des innocents, des enfants d’Ochosias, et le « premier » massacre commis par Jéhu à l’encontre de la famille d’Athalie – massacre dont sa mère est plus spécifiquement la victime :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté.
[…]
Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser.
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux, 
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. (Athalie, II, 5, v. 490-493 et 502-506)

22Quoique son règne soit, selon ses dires, couronné de succès (« Par moi Jérusalem goûte un calme profond »), qu’elle ait démontré ses talents de diplomate et gouverné avec une certaine tolérance, Athalie est marquée du sceau indélébile de la monstruosité : mère infanticide, blasphématrice, étrangère (« Vous de nos Rois et la femme et la mère / Êtes-vous à ce point parmi nous étrangère ? »). Athalie apparaît comme l’incarnation la plus achevée du fantasme de la mère phallique qui parcourt toute l’œuvre de Racine. Et c’est à ce titre qu’elle vient livrer bataille avec le représentant tout aussi féroce et intransigeant du Dieu vengeur (mâle), le grand prêtre Joad. La lutte violente engagée par ces deux personnages n’a pas pour unique enjeu la possession de l’enfant, Éliacin/Joas ; c’est un combat eschatologique pour conquérir les âmes d’une nation tout entière. Les enjeux de ce conflit de souveraineté sont considérables car de l’issue de cette guerre dépendent non seulement la vie d’un enfant mais aussi l’instauration de la nouvelle Jérusalem, l’accomplissement de la promesse d’un salut éternel pour l’humanité tout entière, à travers le descendant de cet enfant, Jésus-Christ. On peut affirmer que cette guerre prend un caractère sexuel par la mise en présence de deux combattants symbolisant l’un et l’autre les deux extrêmes de cette lutte : Athalie, la mère meurtrière, la fille de Jézabel, incarne la vieille Jérusalem, décadente et pécheresse, païenne et pervertie, tandis que Joad (et par extension, Éliacin) représente la renaissance d’un nouvel ordre masculin, la nouvelle Jérusalem apparaissant dans la prophétie extatique de Joad :

Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés,
Et porte sur le front une marque immortelle ?
Peuples de la terre, chantez.
Jérusalem renaît plus charmante, et plus belle. (Athalie, III, 7, v. 1159-1163)

23De l’issue de cette opposition, de cette ultime guerre des sexes chez Racine, dépendent non seulement l’avenir du royaume hébreux en particulier, mais aussi celui de l’Occident chrétien en général. Cependant, afin que cette nouvelle Jérusalem puisse advenir, l’ancienne Jérusalem doit mourir. C’est dans cet espace de transition, séparant et réunissant l’ordre politique ancien et l’ordre nouveau, c’est dans cet espace du sacrifice que la tragédie d’Athalie révèle sa portée universelle.

24Le cœur tragique de la pièce, là où la lutte pour la souveraineté fait rage entre ces deux féroces combattants, constitue un espace étrangement confus, un lieu d’indétermination sexuelle. D’un côté, Athalie représente à plus d’un titre un progrès, dans la mesure où son règne « post-mortem » (c’est-à-dire après le massacre des innocents) est à la fois un règne de paix, de tolérance et de succès. Mais, de manière plus effrayante, elle représente aussi une régression, un retour à la figure archaïque de la mère phallique, combinaison fantasmatique des sexes dans laquelle le pôle de l’action, du pouvoir et de la menace est encore radicalement associé à l’image de « la mère avec un pénis ».

25D’un autre côté, Joad, le rival et partenaire d’Athalie dans cette opposition, tout au long de la pièce, joue son rôle de père et de Dieu de substitution et incarne tout ce qui demeure implacable et incorruptible dans ce monde de décadence et de désordre. Toutefois, il en vient à apparaître non seulement comme le père de son pupille, mais aussi, plus étrangement, comme une présence maternelle. Josabet, la mère craintive, aimante mais inefficace, trop inquiète en présence du trésor qu’elle a arraché aux griffes de la mort, trop incertaine de son propre rôle, abandonne le soin de l’enfant à Joad :

Du jour que j’arrachai cet Enfant à la mort,
Je remis en vos mains tout le soin de son sort.
Même de mon amour craignant la violence,
Autant que je le puis, j’évite sa présence,
De peur qu’en le voyant, quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret. (Athalie, I, 2, v. 189-194)

  • 15 Voir S. Leclaire, On tue un enfant, Paris, Éditions d...

26L’incapacité de Josabet à assumer ses fonctions maternelles, par peur de voir la destruction de son protégé, précipite Joad dans ce rôle ambivalent de père-mère. Ce n’est qu’au plan superficiel de la nécessité dramatique que l’identité masculine de Joad se trouve très légèrement fracturée par cette intrusion d’une fonction maternelle faisant de lui à la fois le père et la mère de l’orphelin. À un autre niveau, archaïque, plus profond (celui de la psyché ou du mythe), ces attributs féminins ne font qu’ajouter au rôle de Joad, représentant une sorte de père primitif : une telle image renvoie, répétons-le, au fantasme d’un pouvoir illimité, qui défie la différence (et donc les limitations) des genres et permet à Joad de correspondre, de manière homologue, à la terrible hybridité d’Athalie15.

27Contrairement à d’autres jeunes protagonistes masculins chez Racine, Éliacin/Joas, élevé dans le Temple, se trouve d’emblée fermement situé dans un monde d’hommes. La difficile séparation d’avec la mère et le monde des femmes, que tous les autres mâles raciniens doivent accomplir (au péril de leur vie), a eu lieu ab origine pour lui. Joas n’a pas de mère : « sacrifié » par Athalie, il a ressuscité et vit comme un anachorète, au sein et au service du lieu sanctifié par Dieu. Peut-être est-ce pour cela – parce qu’aucune émotion ne l’attire du côté maternel –, qu’Éliacin/Joas, de tous les personnages masculins de Racine, se révèle le plus apte à confronter et confondre le Sphinx.

  • 16 R. Barthes, Sur Racine, Paris, Le Seuil, 1963, p. 54.

28Bien que la pièce renvoie, sans équivoque possible, aux deux sacrifices d’enfant les plus connus rapportés par la Bible, l’immolation (avortée) d’Isaac par son père, Abraham, et le don que fait Jephté de sa propre fille en expiation d’un vœu adressé à Dieu, il y a, me semble-t-il, une référence implicite à la légende d’Œdipe, ce jeune prince que son père Laïos tenta d’assassiner, qui fut élevé par ses parents adoptifs dans l’ignorance de ses origines, et qui eut à affronter aussi bien l’inimitié paternelle que la monstruosité de la différence féminine afin d’accéder au trône qui devait légitimement lui revenir. Nul doute qu’ici, dans la dernière tragédie de Racine, la force passionnelle du mythe grec et celle de la légende biblique se rejoignent et permettent de réécrire la rencontre de l’enfant innocent et de la mère meurtrière, figure de l’altérité conçue pour porter tout le poids de la culpabilité parentale (comme Jocaste dans La Thébaïde) – le père est toujours préservé de la fureur de l’enfant16.

29Le duel opposant le jeune prince au Sphinx a lieu dans le Temple qu’Athalie avait souillé. Bouleversée par un songe récurrent, dans lequel elle voit un mystérieux enfant l’assassiner, Athalie fait irruption dans le Temple, à la recherche du « trésor caché » qu’il est censé receler. À son grand étonnement, elle aperçoit un enfant qui ressemble, trait pour trait, au garçon qu’elle a vu en rêve :

J’entre. Le peuple fuit. Le sacrifice cesse.
Le grand Prêtre vers moi s’avance avec fureur.
Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô terreur !
J’ai vu ce même Enfant dont je suis menacée
Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.
Je l’ai vu. Son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.
C’est lui-même. (Athalie, II, 5, v. 532-539)

30Partagée entre les conseils contradictoires que lui prodiguent, d’un côté, le prêtre renégat Mathan, et de l’autre, le général hébreu Abner, Athalie hésite sur la marche à suivre : vaut-il mieux faire tuer l’enfant ou, suivant un cheminement plus rationnel, chercher à découvrir son identité ? Son cauchemar et la coïncidence subite de l’enfant entrevu dans le Temple la troublent. La fermeté qui la définissait jusqu’à présent semble ébranlée : la vue de l’enfant a mis à bas son désir de pouvoir contre-nature (masculin), et l’a rendue à la faiblesse naturelle, biologique de son sexe :

Ce n’est plus cette Reine éclairée, intrépide,
Élevée au-dessus de son sexe timide,
Qui d’abord accablait ses ennemis surpris,
Et d’un instant perdu connaissait tout le prix.
La peur d’un vain remords trouble cette grande âme,
Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme. (Athalie, III, 3, v. 871-876)

31Sur les instances d’Athalie, Éliacin est amené devant elle pour répondre à une série de questions. Alors que les membres les plus timorés de la communauté réunie dans le Temple craignent le pire, Éliacin répond avec succès aux investigations de la reine par des répliques très évasives, presque allégoriques. Il fut abandonné par ses parents et trouvé, lui raconte-t-il, « parmi des loups cruels prêts à [l]e dévorer ». Conduit au Temple, il fut élevé en ce lieu et protégé par l’intervention de Dieu. Les questions et réponses se succèdent jusqu’à ce qu’Athalie finisse par demander au jeune garçon s’il aimerait venir vivre auprès d’elle, dans son palais. Elle le traiterait, lui dit-elle, « comme [s]on propre fils ». Sur ce (c’est le moment de leur rencontre où l’émotion atteint son paroxysme), à cette idée d’être emmené comme son enfant, Éliacin se réfugie dans le monde masculin, protecteur et familier, en s’écriant de manière elliptique, mais avec une répugnance évidente, qu’une telle décision le contraindrait à quitter le père qu’il connaît (et aime) pour une mère telle l’Athalie qu’il croit connaître (« Quel père / je quitterais ! Et pour […] pour quelle mère ? »). Ici encore, semble-t-il, à l’image de la fameuse rencontre entre Œdipe et le Sphinx, la bonne parade à la menace que représente le monstre féminin est « l’homme ». Éliacin affirme son engagement en faveur du père et de son monde. Il refuse le monde maternel et ses attraits, leur préférant une vie au sein de la communauté masculine dans laquelle il a été élevé.

32La perte d’Athalie est causée par la fascination que cet enfant exerce sur elle. Sa grâce enfantine et la voix mélodieuse avec laquelle il répond à son interrogatoire la séduisent. Tout laisse croire qu’elle obéit ainsi à la fois à la voix du sang (si importante dans les pièces du xviie siècle fondées sur l’effet de reconnaissance) et à un regain d’instinct maternel qu’elle pensait avoir vaincu :

Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse ?
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder... Je serais sensible à la pitié ? (Athalie, II, 2, v. 651-654)

33C’est son attirance pour ce jeune garçon qui lui redonne un sexe – autrement dit : qui lui fait baisser sa garde et la replace dans l’équation traditionnelle femme = mère, schéma qu’elle avait pourtant bravé de manière spectaculaire. « Chancelant[e], incertain[e] », Athalie, séduite par l’enfant qu’elle avait tenté d’assassiner, se jette dans le piège que lui a préparé Joad (et l’intervention divine). Désirant s’emparer à la fois du jeune garçon et du « trésor » qu’elle imagine caché dans le Temple, Athalie, « un poignard à la main » (répétée à trois reprises dans la pièce, cette description nous rappelle sa fureur infanticide), fait irruption dans le Temple avec effronterie et sans escorte. Alors qu’elle croit le Temple sans défense et les Hébreux trop lâches pour résister à son armée, Athalie est défaite par sa propre hubris. Une fois franchi le seuil du Temple, elle est immédiatement isolée de ses troupes ; les portes du Temple se referment sur elle et la piègent à l’intérieur. Laissé seul dans les murs sacrés qu’Athalie a souillés, Joad lui dévoile le trésor qu’il tenait caché, en effet, dans le sanctuaire ; il lui révèle l’existence d’Éliacin, le dernier des enfants d’Ochosias, le seul descendant de David à avoir échappé à la rage meurtrière d’Athalie, et le lui présente désormais couronné roi 

Paraissez, cher Enfant, digne sang de nos Rois.
Connais-tu l’héritier du plus saint des Monarques,
Reine ? De ton poignard connais du moins ces marques.
Voilà ton Roi, ton Fils, le Fils d’Ochosias.
Peuples, et vous Abner, reconnaissez Joas. (Athalie, V, 5, v. 1718-1722)

34Piégée, défaite, déchue, Athalie est emmenée par les Lévites armés et mise à mort à l’extérieur de l’enceinte du Temple. Le règne d’Éliacin/Joas débute et, avec lui, la construction de la Nouvelle Jérusalem que le grand prêtre avait vue dans sa prophétie.

35Après ce triomphe remporté sur l’ultime et la plus terrifiante des mères/monstres du canon racinien, le règne du prince/père commence dans la joie. Installé sur le trône, Joas semble incarner dans sa jeune personne le fantasme qui sous-tend toute la production théâtrale de Racine. Le Sphinx est vaincu et, grâce à sa défaite, la nouvelle cité céleste qu’est l’absolutisme chrétien du dix-septième siècle peut enfin imposer au monde sa vision de l’État.

  • 17 Pour une autre approche du père dans Athalie, voir H....

  • 18 H. McDermott (« Matricide and Filicide in Racine’s At...

36Si toute la tension de la tragédie racinienne (les mythes de l’inceste, de l’agression et du sacrifice façonnés sexuellement et politiquement) est, comme je le crois, sous-tendu par une idéologie de l’absolu, de l’Un, dont les ramifications s’étendent à tous les aspects de la vie politique, alors nous pouvons mesurer combien cette pulsion d’unité entre nécessairement et continuellement en conflit avec tout ce que cette idéologie cherche à réprimer, nier, évacuer afin de garder son emprise sur la réalité. Ce conflit est incarné de manière très frappante dans l’opposition établie dans ses pièces entre deux images fantasmées mais tout aussi terrifiantes l’une que l’autre : celle d’une mère asphyxiante, dévorante, sexuellement agressive et celle d’un père absent, distribuant ses jugements et châtiments17. Se trouve en jeu, dans ce conflit, la survie de l’enfant, ce pion énigmatique et dangereux (car encore indécis), qui est capable de fendre l’armure du pouvoir patriarcal, mais dont la vie est sans cesse menacée par les deux parents qui cherchent à le posséder. C’est le sort incertain de cet enfant qui est dans la balance. La survie de l’enfant et, partant, la possibilité même d’un avenir pour la société considérée dans son ensemble, dépendent de l’issue de cette lutte féroce et primitive entre ces deux figures fantasmées et archaïques de la parenté18.

37En fin de compte, il semble que le conflit se résolve dans Athalie en faveur du père et de son règne. La défaite de la reine maléfique permet de rétablir l’ordre du monde : l’héritier légitime (mâle) est restauré sur le trône de ses ancêtres, la reine usurpatrice et son / ses Dieu(x) païen(s) sont bannis, et la sainteté est de retour dans le Temple et le royaume. Par la défaite d’Athalie/Baal et la perpétuation de la lignée de David, la venue du Sauveur et donc le Salut universel sont assurés. C’est un père bienveillant et protecteur qui assure le triomphe de la justice, quoiqu’il puisse employer à cette fin des moyens inattendus. La pièce s’achève sur la promesse du salut pour ceux qui marchent dans les pas du père :

Par cette fin terrible, et due à ses forfaits,
Apprenez, Roi des Juifs, et n’oubliez jamais,
Que les Rois dans le ciel ont un Juge sévère,
L’Innocence un Vengeur, et l’Orphelin un Père. (Athalie, V, 7, v. 1813-1816)

  • 19 C. Mauron, L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Ra...

38Dans une certaine mesure, en revenant au mythe sous-jacent à la tragédie racinienne, la légende d’Œdipe roi (Oedipus tyrannos), nous pouvons considérer qu’Athalie marque le triomphe final d’une politique d’hégémonie masculine : le jeune prince a affronté le Sphinx, a triomphé de cette figure féminine, et s’est emparé du trône qui lui revenait. Cela représenterait, sur le plan de l’intrigue dramatique, l’apothéose de l’allégeance de Racine, de sa soumission, à un idéal d’autorité monarchique, poursuivi tout au long de sa vie19.

39Nous savons, toutefois, que cette fin triomphante, l’ultime apothéose du roi/Dieu de l’absolutisme, est un simulacre. Malheureusement, le règne de l’absolu, du fait même des réalités humaines, n’est jamais qu’une promesse asymptotique : c’est un but qui reste à jamais hors d’atteinte car les êtres humains, pas plus que les sociétés dans lesquelles ils vivent et qui les déterminent, ne peuvent être réduits à « l’Un ». Ils ne sont jamais homogènes mais renferment, bien plutôt, une multitude de désirs et d’aspirations contraires, de haines constituant, bien évidemment, l’autre côté de l’Œdipe : le côté agressif, sexuel qui sape toute tentative d’établir un monde statique et hiératique.

40Bien que Racine termine sa pièce et sa carrière par un hommage retentissant à la paternité, les échos de la différence et de la diversité continuent de résonner, assourdis mais néanmoins audibles. Alors qu’elle est emmenée vers la mort, Athalie défie une dernière fois la domination fanatique du père, en réaffirmant ce que les volontés du père ignorent : l’« Un » n’est pas possible, la diversité domine, et cette puissance sapera le nouveau règne. Joas, cet enfant, ce roi, son petit-fils, est condamné à la transgression parce que lui non plus n’est pas pur mais hétérogène. Lui aussi est un monstre, un descendant d’Athalie autant que de David :

Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa Mère.
Que dis-je souhaiter ? Je me flatte, j’espère,
Qu’indocile à ton joug, fatigué de ta Loi,
Fidèle au sang d’Achab, qu’il a reçu de moi,
Conforme à son Aïeul, à son Père semblable,
On verra de David l’héritier détestable
Abolir tes honneurs, profaner ton Autel,
Et venger Athalie, Achab, et Jézabel. (Athalie, V, 6, v. 1783-1790)

41Et bien évidemment, l’histoire donnera raison à Athalie. Le cycle semble-t-il éternel de la jalousie œdipienne et du fratricide perdurera : Joas assassinera Zacharie, prenant ainsi sa place dans la lignée de Caïn et Abel, Étéocle et Polynice, Britannicus et Néron, et ainsi de suite.

  • 20 P. Stallybrass et A. White, The Politics and Poetics ...

42Dans un étrange retournement, se peut-il que ce qui a été sans cesse combattu, repoussé et diabolisé comme monstrueux soit en réalité une force de résistance vivifiante, peut-être équivalente à la vie elle-même ? Ce que Racine vénère, et ce que nous, public des théâtres, semblons révérer avec lui, ce père hiératique, statique n’est qu’un avatar de la mort. La stase vers laquelle est tendu le désir d’absolu est un mouvement narcissique, une pulsion qui, en fin de compte, ne mène qu’à la ruine. Pourtant, dans l’ambivalence irréductible de toutes les pulsions, la mort est tenue à distance par ce que cette pulsion même cherche précisément à étouffer et qui est désigné comme « monstrueux ». La différence et l’hétérogénéité n’ont rien d’étranger, d’exotique, elles ne relèvent pas de l’altérité mais sont, au contraire, partie intégrante des clivages intérieurs qui nous font humains. C’est la grande force de la tragédie racinienne que de bannir toute figure de l’autre, étranger, féminin, exotique, tout en incorporant dans ses intrigues séduisantes l’attrait que cet autre réprimé représente pour le discours d’hégémonie et de maîtrise produit par la culture occidentale. En cela, la tragédie racinienne nous montre que ce rapport de force ne peut jamais être résolu. L’absolu est toujours séduit par les monstres qu’il créé lui-même, qui sans cesse le tourmentent et sapent ainsi son existence. Ainsi pourrait enfin s’expliquer l’attraction obsessionnelle qu’exercent ces Furies passionnées de Racine, ces créatures de la différence féminine comparables au Sphinx, sur leur créateur et sur nous-mêmes. Certes, elles sont terrifiantes, elles incarnent toutes les craintes et les fantasmes masculins à l’égard d’une sexualité féminine inextinguible, des appâts de la mère, et par là l’horreur de la destruction pour l’individu. Mais si nous nous souvenons, comme Stallybrass et White nous invitent à le faire, que le « dégoût porte toujours la marque du désir », nous pouvons voir à quel point ces créatures sont dangereuses précisément parce qu’elles sont désirables, et c’est ce désir que l’Occident, depuis les Grecs, s’est efforcé de tenir en respect20.

43À la fin de son œuvre, Racine semble laisser un message de piété et d’espoir. Néanmoins, les échos de sa tragédie nous rappellent que cet espoir n’est peut-être rien d’autre qu’un vœu pieux*. La réalité du conflit psychique surpasse l’absolutisme ou, d’ailleurs, n’importe quel système de pouvoir se voulant univoque, cherchant à réprimer l’hétérogénéité et alimentant ainsi une spirale de conflits sans fin. Des siècles plus tard, à la fin d’une vie également prodigieuse et fructueuse dans son exploration des mythes – de la manière dont ceux-ci révèlent et répètent les conflits les plus archaïques de la sexualité et du pouvoir, de l’agression et de l’amour –, Freud en vint, comme Racine mais sur un registre différent, à une conclusion tout aussi tragique. Écrivant en 1930, sous la menace du totalitarisme inédit et mortifère qui pesait sur lui, sa famille, son travail (le travail d’une vie) et sur la civilisation occidentale tout entière, Freud ne pouvait pas, pas plus que Racine, présager du triomphe de ce qu’il nommait eros : les forces motrices de la vie, fédératrices pour la communauté, qui tendent à préserver la société de forces plus obscures et destructrices, la haine et l’agression. Minant alors la société, celles-ci avaient pris encore une fois la forme d’un engouement résolument mortifère pour un père/chef primitif et destructeur. Toutefois, Freud démontra bel et bien comment ces forces sont, en nous, perpétuellement à l’œuvre, faisant de nous des êtres clivés : multiples, contradictoires, partagés. Ces forces, incarnées par les grands protagonistes de Racine, esquissaient les contours de notre modernité, pour la première fois, sur la scène du dix-septième siècle : y sont représentés des personnages divisés, luttant contre eux-mêmes – les jouets de forces (les dieux, Dieu, l’histoire) qui les ont façonnés et les brisent. Ne peut-on pas affirmer que Racine fut l’un des premiers artistes à dépeindre les conflits que Freud théoriserait trois cents ans plus tard ? Ne peut-on pas affirmer que ces pulsions contraires existent en chacun de nous et nous transforment, comme les protagonistes passionnés de Racine, en véritables champs de bataille, où nous devons sans cesse lutter afin de ne pas succomber face au dilemme insoluble posé par notre condition d’être désirant et politique à la fois, d’être contradictoire et clivé, déchiré par nos propres désirs inavouables. Et Freud, pas plus que Racine, ne pouvait nous offrir un quelconque espoir de voir ce conflit résolu d’une manière unilatérale : pas de fin heureuse à la tragédie de l’existence humaine.

  • 21 S. Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris,...

44Sans doute Racine pouvait-il, en homme de son siècle et de son éducation, se retirer dans la pratique de la piété, avec cette foi qu’il atteindrait ainsi le salut. Cependant, les personnages de ses tragédies ne paraissent ni offrir un tel espoir, ni souffrir d’une telle illusion. Au contraire, à la manière des sombres prédictions de Freud, les pièces de Racine semblent nous dire que la lutte est éternelle : alors que nous ne pouvons avoir l’assurance du triomphe final, nous pouvons avoir cette certitude que le conflit tragique continuera de nous hanter21. C’est peut-être cette hantise – ce retour constant du passé, incarné dans les mythes que Racine projeta de manière si séduisante dans ses créations tragiques, et l’emprise envoûtante que ces créations exercent sur nous – qui continue de façonner la manière dont nous aimons et vivons un conflit aussi impossible pour nous qu’il l’était pour Œdipe, le héros tragique originaire, livré à l’errance et au dénuement dans l’étendue d’une terre mythique qu’on nomme à présent « la Grèce ». De l’ancienne Grèce à sa transposition par Racine sur la scène du dix-septième siècle français, Œdipe et son mythe continuent de nous déconcerter : son destin tragique, le désir et la crainte de ce destin, sont aussi les nôtres.

Notes

1 Il semble que ce soit là l’opinion d’Alain Viala. Voir son Racine. La Stratégie du caméléon, Seghers, 1990.

2 Racine, préface d’Esther, éd. G. Forestier, Gallimard, coll. « Folio théâtre », p. 35. [Ndlt : les références aux préfaces de Racine ont été modifiées pour renvoyer aux éditions mises au programme du concours. La graphie des citations a également été modifiée en ce sens.]

3 Ibid., p. 36.

4 « Danser » est l’une des interprétations possibles de ce passage biblique. Il y en a d’autres : « exhiber sa beauté », c’est-à-dire se montrer nue, ou « danser nue » devant l’assemblée des invités. Voir The Oxford Bible Commentary, éd. J. Barton et J. Muddinam, New York, Oxford University Press, 2001, p. 326-327. Pour une analyse de la féminité juive chez Racine, voir S. Maslan, « La féminité juive et le problème de la représentation dramatique », dans Papers on Seventeenth-Century French Literature, Biblio 17, 1999, p. 305-313.

5 Voir M. Greenberg, Baroque Bodies : Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, Ithaca, N. Y., Cornell University Press, 2001, p. 262-267.

6 C. Mauron (L’inconscient dans l’œuvre de Racine [1957], Paris-Genève, Champion-Slatkine, p. 289) nous rappelle toutefois que dans la Bible il y a une référence à la tentative de « viol » supposément commise sur Esther par Aman, sous-entendant la nature sexuelle et prédatrice du ministre et de son agression contre « l’épouse du Père ».

7 G. Forestier, « Notice », dans Jean Racine, Œuvres complètes, t. I : Théâtre – Poésie, éd. G. Forestier, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1674-1675. Il y a un certain « nombre de lecteurs qui, admirant la poésie de l’œuvre mais déplorant ce qu’ils y voient de fadeur et de componction, regrettent que dans Esther Racine ne soit pas vraiment Racine. […] Racine est autant Racine dans Esther qu’il l’était dans Phèdre. »

8 Pour une lecture comparée intéressante des deux tragédies bibliques, voir F. Jaouën, « Esther / Athalie : Histoire sacrée, histoire exemplaire », Seventeenth-Century French Studies, 21, 1999, p. 123-131.

9 L. Bersani, A Future for Astyanax. Character and Desire in Literature, Boston, Little, Brown and Co, 1976, p. 50.

10 L’un des rares articles à se concentrer sur la présence de l’enfant sur la scène française du dix-septième (et du dix-huitième) siècle est : D. F. Connon, « The Child on The Tragic Scene in Seventeenth- and Eighteenth-Century France : Racine, La Motte, Saurin », Romance Studies, 27, printemps 1996, p. 15-29.

11 Racine, préface d’Athalie, éd. G. Forestier, Gallimard, coll. « Folio théâtre », p. 32-33.

12 Dans ces derniers paragraphes, je reprends un argument que j’ai exposé de manière plus détaillée dans Subjectivity and Subjugation in Seventeenth-Century Drama and Prose. The Family Romance of French Classicism, Cambridge University Press, 1992 (voir en particulier, le chapitre 6 : « Racine’s Children »).

13 Pour une lecture plus lacanienne de la pièce, voir S. Guénoun, « Athalie, un point entre littérature et psychanalyse », Cahiers du Dix-septième : An Interdisciplinary Journal, 1, n° 1, printemps 1987, p. 179-193.

14 Pour une autre lecture du songe d’Athalie, voir F. Dumora, « Le songe d’Athalie ou le retour du même », L’Information littéraire, 55, n° 4, octobre-décembre 2003, p. 18-25.

15 Voir S. Leclaire, On tue un enfant, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 18 : « Lentement, s’impose la logique “archaïque” de l’inconscient : de même que la mère en position de puissance y apparaît pourvue d’un pénis, de même le père en position de protecteur peut y apparaître gros d’un enfant. »

16 R. Barthes, Sur Racine, Paris, Le Seuil, 1963, p. 54.

17 Pour une autre approche du père dans Athalie, voir H. Stone, « The Seduction of the Father dans Phèdre et Athalie », dans Actes de Baton Rouge, Papers on French Seventeenth-Century Literature, éd. Selma A. Zebouni, Paris, 1986, p. 153-164.

18 H. McDermott (« Matricide and Filicide in Racine’s Athalie », dans Symposium : A Quarterly Journal in Modern Literatures, 38, n° 1, printemps 1984, p. 56-69) souligne dans un autre registre, l’importance de l’ambivalence du meurtre de la mère et / ou de l’enfant dans Athalie.

19 C. Mauron, L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, op. cit., p. 285. Dans son Racine. La stratégie du caméléon, op. cit., Alain Viala insiste également sur la fascination de Racine pour la cour et sa volonté d’y gravir les échelons.

20 P. Stallybrass et A. White, The Politics and Poetics of Transgression, Ithaca, N. Y., Cornell University Press, 1984, p. 105.

21 S. Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, Presses Universitaires de France, 1971, trad. de l’allemand par Ch. et J. Odier, p. 107 : « La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? […]. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux “puissances célestes”, l’Eros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel. »

Pour citer cet article

Mitchell Greenberg, «Esther, Athalie : religion et révolution dans la cité céleste de Racine», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017 , mis à jour le : 01/11/2017, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=263.

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