Quatuor, littérature et cinéma
N° 18, printemps 2018

Frédéric Sounac

Heiliger Dankgesang, Cavatine, Grande Fugue : la littérature à l’écoute d’un mythe fragmentaire

Résumé

Au sein de l’œuvre considérable de Beethoven, le groupe des derniers quatuors à cordes (op. 130 et 135) jouit d’un statut esthétique particulier, en ce que la musicologie, et la littérature, en ont fait un véritable paradigme de modernité et de radicalité spéculative. En marge de certaines mobilisations romanesques illustres de ce répertoire (Marcel Proust, Virginia Woolf, Thomas Mann, Milan Kundera), on s’attache dans cet article à observer la manière dont trois pièces singulières, le « Heiliger Dankgesang » du quatuor n°15 (op. 132), la Cavatine du quatuor n°13 (op. 130) et la Grande Fugue op. 133, s’inscrivent, à la faveur d’une représentation complexe de l’écoute, dans la poétique de trois romans extrêmement contrastés : Contrepoint (1928) de Aldous Huxley, conjuguant expérimentation formelle sur la polyphonie narrative et réflexion satirique sur une tradition d’idéalisme musical ; Cavatine (2000) de Bernard Simeone, court récit dans lequel « l’excavation » constituée par l’écoute de la musique nourrit une méditation sur le deuil et la possibilité même de l’écriture ; Fifty Degrees below (2005) de Kim Stanley Robinson, où la puissance contradictoire de la fugue beethovénienne fonctionne comme une métaphore de la recherche scientifique mais aussi de la violence, éventuellement destructrice, des phénomènes climatiques.

  • 1 E. Saïd, Du Style tardif, Arles, Actes Sud, 2012.

1Les derniers quatuors à cordes de Beethoven, qui constituent un « tournant » objectif dans l’histoire de la musique et sont depuis le milieu du xxe siècle un objet privilégié de la musicologie, font également office, comme l’a montré Edward Saïd1, de paradigme et de mythe esthétique. Plus célébrés que véritablement connus et écoutés, ils sont souvent mis en scène par la culture, arraisonnés aux fins de garantir – parfois de manière ironique – un certain degré d’exigence artistique ou de qualité spéculative. Au sein du massif intimidant de ce qu’il est convenu d’appeler le « dernier Beethoven » (la Missa Solemnis op. 123, les Sonates pour piano op. 109, 110 et 111, et les Variations Diabelli op. 120 – autant d’œuvres qui ont d’ailleurs abondamment nourri l’imaginaire littéraire), le groupe des derniers quatuors (op. 130 à 135) possède encore un statut particulier : il fait office de saint-des-saints de la modernité radicale attribuée au Beethoven tardif, un univers exemplairement « inactuel » au moment de son élaboration, dont la complexité et la qualité visionnaire ne trouveront véritablement d’écho que chez Bartók, Berg et Chostakovitch. Le Beethoven prométhéen des Symphonies, emblématique d’un pouvoir épique et fédérateur de la musique (il suffit de songer au signifié humaniste aujourd’hui attaché à la Neuvième Symphonie), le cède alors à une figure ascétique, anti-hédoniste, retranchée dans une surdité lui permettant de composer in abstracto, pour un quatuor considéré comme un support expérimental plus que comme une formation instrumentale : symboliquement, ces quatuors prennent le relais direct de L’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach, œuvre elle aussi « mentale » et non explicitement instrumentée, si bien qu’il est possible (et même fréquent) de la confier à un quatuor à cordes. L’influence de ces partitions sur des figures aussi emblématiques de la modernité romanesque que sont Proust, Virginia Woolf ou Thomas Mann (le Docteur Faustus contient même une esquisse d’analyse du Quinzième quatuor, op. 132, qu’Adrian Leverkühn et Serenus Zeitblom vont entendre à Leipzig) atteste, comme on l’a dit, d’une fonction véritablement paradigmatique : tout œuvre prospective, réflexive, moderne en ce qu’elle engage un renouvellement de l’expression et de la forme, doit d’une certaine manière répondre à ce corpus beethovénien pour ainsi dire totémique. Naturellement, indépendamment de leur qualité esthétique intrinsèque, la mythification des « derniers quatuors » possède une histoire qui serait sans nul doute passionnante à étudier. En France, le rôle joué par Romain Rolland est évidemment majeur, mais l’on peut s’attarder un instant sur l’étape que constitue la lecture de Theodor Adorno, comme toujours assez intimidante dans son expression :

  • 2 T. W. Adorno, « Le Style tardif de Beethoven », traduc...

Beethoven n’unit plus à l’image le paysage, maintenant abandonné et aliéné. Il le balaie du feu même qui enflamme la subjectivité, pendant qu’elle donne, dans sa fuite, contre les cloisonnements de l’œuvre, fidèle à l’idée de sa dynamique. Son œuvre tardive demeure encore processus : non pourtant au sens de développement, mais comme « allumage » entre deux extrêmes, qui ne tolèrent plus le médian et l’harmonie, faits de spontanéité. Entre les extrêmes au sens le plus technique du mot : ici de l’homophonie, de l’unisson, de la fleur de rhétorique signifiante, là de la polyphonie qui s’éveille immédiatement au dessus. C’est de la subjectivité qui comprime les extrêmes en un seul moment, qui charge la texture polyphonique de ses tensions, la brise dans l’unisson, et s’en échappe ; qui installe la fleur de rhétorique en tant que monument commémoratif du passé, où entre la subjectivité elle-même, pétrifiée. Les césures, cependant, l’arrêt brusque, qui signalent avant tout le dernier Beethoven, sont des moments d’éruptions ; l’œuvre se tait, lorsqu’elle est ainsi délaissée, et reverse ses « vides » à l’extérieur2.

  • 3 On peut se reporter, sur cette question, à l’ouvrage d...

2Extraites d’une étude de 1937 consacrée au style tardif de Beethoven, ces lignes semblent faire état d’une scission, aussi obscure soit-elle, entre le discours musical et ce que l’on pourrait appeler son « champ de signifiance ». Abrupt, autoritaire, presque agressif par son hermétisme, le ramage critique d’Adorno semble vouloir également, avec son expression paratactique, proposer une sorte de paraphrase verbale du style des derniers quatuors, comme si l’on en était réduit, faute de pouvoir les analyser, à les « retrouver » en un improbable geste mimétique. Quoi qu’il en soit, il semble qu’Adorno, qui réactive implicitement l’opposition entre « objectivité polyphonique » et « subjectivité harmonique », insiste sur le caractère profondément utopique des dernières œuvres de Beethoven, appliquées à concilier l’inconciliable en faisant cohabiter des logiques contradictoires, en chemin, peut-être, vers cet improbable genre « subjectif-objectif » qu’appelaient de leurs vœux les premiers Romantiques3. Ces quatuors réaliseraient ainsi, davantage peut-être qu’un fantasme musical, un idéal originellement littéraire, ce poème organique, autotélique et critique, « poésie de la poésie » que poursuivit Tieck avec son Franz Sternbald, Friedrich Schlegel avec sa Lucinde, Novalis avec son Henri d’Ofterdingen et peut-être même, de manière prémonitoire, Goethe avec son Wilhelm Meister. Une modernité absolue, et progressive, c’est-à-dire s’accroissant avec le temps : cette capacité à faire craquer tous les cadres connus et à violenter éternellement les habitudes d’écoute est certainement au cœur de la légende des derniers quatuors comme processus, mais explique également qu’il soit rarement possible de les recevoir dans leur ensemble, comme œuvres aimées, maîtrisées, intégrées au patrimoine intime de chacun. Comme on l’a déjà mentionné, il est au fond plus aisé de s’y référer que de bien les connaître. La réception des derniers quatuors est savante, presque professionnelle, à tel point qu’il est tentant, pour beaucoup d’écrivains, de prélever dans leur masse des moments privilégiés, des isolats ou « points d’écoute » auxquels s’arrime l’imaginaire. Si l’on accompagne donc de manière critique un mouvement de restriction du champ, on passera dans cette étude du style tardif de Beethoven aux seuls derniers quatuors, puis de ces quatuors à trois pièces fameuses, qui illustrent peut-être, au moins pour les deux premières, ce qu’Adorno appelle la « fleur de rhétorique » : moments de grâce mélodique spiritualisée, commémorative si l’on veut, au sein d’une dialectique qui n’abdique cependant rien de son intransigeance spéculative. Il s’agit du Heiliger Dankgesang (« chant d’action de grâces ») composant le troisième mouvement (« molto Adagio ») du quatuor n°15 (op. 132), de la Cavatine qui constitue le cinquième mouvement du quatuor n°13 (op. 130) et de la Grande Fugue, originellement conclusion de ce même quatuor op. 130, mais ensuite remplacée par un Finale alternatif et autonomisée sous le numéro d’opus 133. Pour chacune de ces pièces illustres, on considèrera brièvement dans les pages qui suivent une « écoute » littéraire spécifique, en s’attachant à mettre en lumière le processus selon lequel chaque auteur investit son rapport sensible à la musique, captant au passage, de manière originale, l’autorité des derniers quatuors, pour traiter des problématiques qui lui sont chères : la tradition idéalisante du discours sur l’art pour Aldous Huxley, l’écriture et l’expérience du deuil pour Bernard Simeone, l’énergie cosmique et l’alerte écologique pour Kim Stanley Robinson.

Extase ou castration : le Heiliger Dankgesang selon Aldous Huxley

  • 4 Pour une approche musico-littéraire synthétique de l’œ...

3En 1928, soit quatre ans à peine avant le Brave new World qui devait lui valoir une gloire planétaire, Aldous Huxley publia son roman Point counter point, incontestablement l’un de ses textes les plus ambitieux du point de vue formel et de celui de la mise en scène satirique de la culture. Comme son titre l’exhibe, le texte fait référence au principe d’écriture contrapuntique, de la même manière que Gide, dès 1925 avec ses Faux-monnayeurs, avait placé une fiction narrative sous l’égide de Bach et de son Art de la Fugue4. Reprenant à son compte le problème romanesque posé par l’auteur français, Huxley s’efforce d’en complexifier les techniques simultanéistes, tout en conservant un regard distancié et critique sur la question de la transposition au verbal de structures musicales. Dans la lointaine postérité du Tristram Shandy de Sterne, Point counter point propose en effet un traitement mi-sérieux mi-humoristique de la chimère de la polyphonie littéraire, et s’ouvre d’ailleurs sur une scène de concert dans une demeure patricienne, Tantamout House, où l’assemblée écoute la Suite en si mineur, pour flûte et cordes, de Jean-Sébastien Bach. Si le cantor de Leipzig – contrepoint oblige – reste assurément la figure tutélaire de l’œuvre, c’est pourtant Beethoven qui se trouve au cœur de l’une des scènes les plus mémorables, celle où Spandrell, personnage cynique mais non sans grandeur dans son ignominie, convoque un couple d’amis, les Rampion, à assister à son suicide sur fond de Quinzième quatuor :

  • 5 A. Huxley, Point counter point, Londres, Penguin Moder...

Spandrell was very insistent that they should come without delay. The Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit, in der lydischen Tonart simply must be heard. « You can’t understand anything until you have heard it », he declared. « It proves all kinds of things – God, the soul, goodness – unescapably. It’s the only real proof that exists ; the only one, because Beethoven was the only man who could get his knowledge over into expression. You must come.
Spandrell insista pour qu’ils arrivent sans délai. Le Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit, in der lydischen Tonart, devait tout bonnement être entendu ! « Vous ne pouvez rien comprendre avant de l’avoir entendu », déclara-t-il. « Il démontre toutes sortes de choses – Dieu, l’âme, la bonté – de manière irréfutable. C’est l’unique véritable preuve qui soit ; l’unique, parce que Beethoven était le seul homme capable de transformer son savoir en expression. Vous devez venir5.

4Les Rampion acceptent l’invitation, et préalablement à l’acte fatal, se voient infliger une écoute commentée du célèbre Heiliger Dankesang. Spandrell, s’identifiant sans doute au « convalescent » qui remercie son créateur, semble rechercher dans cette musique une forme de rédemption publique, ou d’ultime conversion musicale. Son discours, pétri d’idéalisme esthétique, insiste sur le caractère spirituel de la pièce de Beethoven, perçue comme abstraite, presque imaginaire et conceptuelle, pour ainsi dire dématérialisée. À l’en croire, le hiéroglyphe beethovénien, comme jadis celui de Bach dans L’Art de la fugue, est d’une telle perfection qu’il pourrait demeurer in abstracto et se passer de réalisation sonore :

  • 6 Ibid., p. 431 (Notre traduction)

It was the calm of still and rapturous contemplation, not of drowsiness or sleep. It was the serenity of the convalescent who wakes from fever and finds himself born again into a realm of beauty. But the fever was « the fever called living », and the rebirth was not into this world ; the beauty was unearthly, the convalescent serenity was the peace of God. The interweaving of Lydian melodies was heaven.
C’était le calme d’une contemplation immobile et extatique, non celui de la somnolence ou du sommeil. C’était la sérénité du convalescent qui s’éveille d’un état fiévreux et a le sentiment de renaître dans un royaume de beauté. Mais la fièvre était « la fièvre appelée vie », et la renaissance n’était pas de ce monde ; la beauté n’appartenait plus à cette Terre, la sérénité convalescente était la paix de Dieu. L’intrication des mélodies lydiennes était le paradis6.

5On peinerait à trouver, même chez Hoffmann, Tieck ou Wackenroder, un récit si extatique d’un moment de réception musicale. Évoquant de manière prévisible la surdité de Beethoven, telle une garantie d’autotélie de la pensée et d’indifférence à tout « effet » terrestre de la musique, Spandrell transforme l’audition en cérémonie culturelle à contenu sacré, dont l’objectif – même si cela n’exclut pas que son ravissement soit sincère – est de prendre l’ascendant sur ses invités : tout à sa mystique musicale, le cynique s’offre une sortie prestigieuse, une échappatoire quiétiste infiniment prestigieuse. Cependant, un esprit aussi ironique et politique qu’Huxley, toujours soucieux de démystifier l’art et la bouffissure idéalisante dont il fait éventuellement l’objet, ne peut manquer d’apporter la contradiction à un tel personnage, ne serait-ce qu’en vertu du « contrepoint » annoncé dans le titre. C’est pourquoi Mark Rampion, déjouant le piège culturel, réagit en intellectuel sceptique, singulièrement méfiant à l’endroit de toute absolutisation esthétique :

  • 7 Ibid., p. 431-432 (Notre traduction)

- Don’t you think it’s marvellous ? He turned to Rampion. Isn’t it a proof ?
The other nodded.
- Marvellous. But the only thing it proves, so far as I can hear, is that sick men are apt to be very weak… It’s the art of a man who’s lost his body.
- But discovered his soul.
- Oh, I grant you, said Rampion, sick men are very spiritual. But that’s because they’re not quite men. Eunuchs are very spiritual lovers for the same reason.
- But Beethoven wasn’t a eunuch !
- I know. But why did he try to be one ? Why did he make castration and bodilessness his ideal ? What’s this music ? Just a hymn in praise of eunuchism. Very beautiful, I admit. But couldn’t he have chosen something more human than castration to sing about ?

- Ne trouvez-vous pas cela merveilleux ? Il se tourna vers Rampion. N’est-ce pas une preuve ?
L’autre hocha la tête.
- Merveilleux. Mais la seule chose que cela prouve, pour autant que j’entende, c’est que les hommes malades sont extrêmement faibles. C’est l’œuvre d’un homme qui a perdu son corps.
- Mais découvert son âme.
- Oh, je vous l’accorde, dit Rampion, les hommes malades sont très spirituels. Mais c’est parce qu’ils ne sont plus vraiment des hommes. Les eunuques sont des amants très spirituels pour la même raison.
- Mais Beethoven n’était pas un eunuque !
- Je sais. Mais pourquoi essaya-t-il d’en être un ? Pourquoi fit-il de la castration et de la désincarnation son idéal ? Qu’est-ce que cette musique ? Simplement un hymne à la gloire des eunuques ! Très beau, je l’admets. Mais n’aurait-il pu chanter à propos de quelque chose de plus humain que la castration7 ?

6On laissera à chacun le soin de savourer le portrait de Beethoven en eunuque ou de s’en indigner, au contraire comme d’un élément de grotesque culturel à tendance blasphématoire. Rampion, à l’évidence, assouvit un désir sacrilège de démystifier l’autorité des derniers quatuors, dont il rélèle du même coup la nature problématique : le Heiliger Dankgesang incarne alors un art exsangue, symboliquement stérile, abusivement spiritualisé, et finalement antihumaniste dans son incapacité à conserver un lien avec la réalité et sa représentation. Chantre dépressif de la castration, Beethoven et son « action de grâces » deviennent dès lors des emblèmes de l’irresponsabilité de la musique et de sa propension à s’autocélébrer, par le biais du discours mélomane, en patrie de l’âme. La dialectique qui parcourt le complexe montage d’idées qu’est Point conter point est donc de nature à mettre en question le statut des derniers quatuors qui, s’ils semblent récusés en tant qu’entité transcendante, n’en demeurent pas moins un gage de modernité formelle. Dépouillés de leurs oripeaux absolutisants, ils servent encore de caution esthétique à un roman qui tente de réaliser l’improbable migration des structures musicales vers la prose narrative. Philip Quarles, le personnage d’écrivain en abyme, écrit ainsi :

  • 8 Ibid., p. 297-298. (Notre traduction)

Meditate on Beethoven. The changes of moods, the abrupt transitions.(Majesty alternating with joke, for example, in the first movement of the B flat major quartet. Comedy suddenly hinting at prodigious and tragic solemnities in the scherzo of the C sharp major quartet.) More interesting still the modulations, not merely from one key to another, but from mood to mood. A theme is stated, then developed, pushed out of shape, imperceptibly deformed, until, though still recognizably the same, it has become quite different. (…) Get this into a novel. How ?
Méditez sur Beethoven. Les changements d’atmosphère, les transitions abruptes. (La noblesse alternant avec la plaisanterie, par exemple, dans le premier mouvement du Quatuor en Si bémol majeur. La comédie touchant soudainement à une solennité prodigieuse et tragique dans le scherzo du Quatuor en Do dièse majeur.) Plus intéressant encore, les modulations, non seulement d’une tonalité à l’autre, mais d’un climat à l’autre. Un thème est donné, puis développé, étiré, imperceptiblement déformé, jusqu’au point où, bien que parfaitement reconnaissable, il est devenu tout différent. (…). Transposer cela au roman. Comment8 ?

Une écoute rédemptrice : la Cavatine selon Bernard Simeone

  • 9 B. Simeone, Cavatine, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 99.

  • 10 Ibid., p. 100.

7Venons-en à présent à un deuxième « point d’écoute » fragmentaire, la Cavatine de l’opus 130, qui passe parfois pour le sommet dramatique de toute l’œuvre de Beethoven et fut composée pendant l’été 1825, selon ses propres mots, « unter Thänen der Wehmuth », dans les pleurs de la mélancolie. Rappelons pour l’anecdote que cette pièce, interprétée par le quatuor de Budapest, fut gravée avec quelques autres sur le « Golden Record » des deux sondes Voyager, lancées en 1977 pour témoigner du génie humain hors du système solaire. Mélancolique, le roman de Bernard Simeone lui aussi intitulé Cavatine, publié en 2000, l’est assurément : dans un garage perdu dans la banlieue d’une ville française sans nom, qu’on suppose être Lyon, un critique musical s’enferme avec pour objectif d’écouter en une nuit l’ensemble des Quatuors à cordes de Beethoven, soit environ neuf heures de musique. Au fil des minutes et des œuvres qui s’enchaînent, sa conscience verrouillée se fissure et fait affleurer – avant qu’il n’en soit submergé – les images d’un récent voyage à Turin, sur les traces de sa jeunesse. Revenu dans la plaine du Pô, il a appris la mort de la femme qu’il avait jadis aimée, une musicienne dont il s’était séparé à la suite d’un acte inavouable et obsédant : le viol commis sur elle alors qu’elle se refusait, gagnée par la mélancolie et déjà affaiblie par la drogue. Dans une langue sobre et poétique, l’auteur entrelace l’aventure d’une conscience – c’est-à-dire d’un sujet confronté crûment à une culpabilité inexpiable – et un ensemble de leçons musicales sur le temps, le don de soi, l’expression, la possibilité de parvenir à une « vérité » hors du langage. Du Treizième quatuor (op. 130), il extrait symboliquement « le mouvement lent, la cavatine, cavare, creuser, où certains ne voient que musique assourdie, presque sans grâce, qui semble écrit par l’espace lui-même qui s’incurve9. » Renvoyant à l’univers vocal avec un lyrisme étranglé jusqu’à l’effritement, la Cavatine offre ainsi le modèle, en interrogeant la notion même de « phrase », d’une considération par le récit des limites de son matériau verbal, et de la nécessité d’en sonder impitoyablement les faiblesses, les facilités, les conventions : expérience douloureuse, dans laquelle le sujet court le risque d’être renvoyé à l’inexprimable, mais qui constitue son seul recours sur le chemin de l’acceptation. On peut dire de ce texte qu’il développe, sous l’égide des quatuors, une véritable éthique de l’écoute : pour presque absurde qu’elle soit, la mission beethovénienne que s’assigne le narrateur doit impérativement s’achever avant l’aube, comme si de l’épreuve – l’écoute forcée – devait surgir une libération. Au rebours du titan prométhéen, Beethoven est alors le « désespéré d’Heiligenstadt » : à la tragédie élective de la surdité du compositeur, correspond symboliquement une situation d’audition extrême, dont on n’attend rien de moins que le salut. Le respect infini porté par le personnage aux quatuors, ainsi, n’empêche pas son intention de relever d’un étrange masochisme, dont le sens ne peut se trouver que dans une perspective d’expiation, dans l’acception pleinement morale du terme : « Quel pardon vient de soi-même ? En entendant la Cavatine, j’espère qu’il viendra d’une musique comme celle-là, de plus loin que la musique10. » L’écoute des quatuors est ainsi destinée à se substituer à un défaut d’écoute – et de compréhension – originel : l’incapacité du narrateur à entendre la souffrance de la femme qu’il aimait doit être rachetée par un dévouement de l’oreille à la fois surhumain et surdéterminé, dont la raison se situe bien au-delà du simple plaisir esthétique.

  • 11 On pense à l’usage de ce terme par Gide, à propos de ...

  • 12 Bernard Simeone, Cavatine, op. cit., p. 33.

  • 13 Ibid., p. 66, 73. (Nous soulignons)

8De ce point de vue, il importe de souligner que Cavatine, en dépit des apparences et de ce que pourrait laisser supposer la référence constante aux quatuors de Beethoven, n’est pas un roman sur la dérive « mélomaniaque » d’un individu trop épris d’un cycle fascinant. Même si l’on devine l’auteur très bien informé sur le plan musicologique, l’expertise du narrateur est supposée plutôt que véritablement mobilisée dans le récit : c’est l’onde émotive suscitée par les différents quatuors, souvent accompagnée d’hypothèses sur le tourment poétique de Beethoven, qui prime sur l’objectivité analytique. Reclus dans un garage devenu ainsi métaphore de sa conscience, le narrateur procède instinctivement à un appariement des attributs compositionnels des différents quatuors aux mouvements alternativement précis et erratiques d’une mémoire qui s’efforce d’affronter la totalité du passé, dût-elle être reconstituée par bribes et rester finalement lacunaire. Les événements et paramètres musicaux sont presque toujours perçus en termes de responsabilité11, chaque nouvel opus étant en quelque sorte « travaillé » par l’audition jusqu’à devenir le miroir, terriblement fidèle malgré son hermétisme, de la souffrance intérieure. Sans que sa qualité intrinsèque en soit évidemment niée ou fragilisée, la musique apparaît ainsi plastique, modelée par un double flux cognitif et émotif : le septième quatuor, renchérissant sur le motif de « l’excavation » contenu dans le titre du roman, s’entend par exemple comme la traduction – supérieurement exprimée – d’une conscience dont les chemins hasardeux convergent malgré eux, de manière concentrique, vers une question obsédante. L’écriture de Bernard Simeone invite ainsi le lecteur à s’immerger, à l’instar du personnage principal, dans une écoute de l’écoute devenue une formule même de l’éthique, c’est-à-dire menant à une meilleure intelligence d’autrui et, si difficile soit-il à faire naître, à un nouveau respect de soi. La chose, et cela vaut aussi pour la musique, n’a évidemment rien d’anodin, puisque l’expression littéraire prend en charge un geste à la fois essentiel et né d’une exceptionnelle intensité perceptive, profondément somatique, capable de provoquer dans l’être un changement majeur, une permutation : « Ce qui continue, ce qui échappe à la fragmentation, c’est une phrase, un geste, une écoute. Aussi loin qu’elle aille dans l’abandon, aussi profond qu’elle se creuse, l’écoute est un acte, une décision12. » Sombre élégie au passé, déchirant examen de conscience, Cavatine se présente avant tout comme l’élaboration d’un travail de deuil à travers la musique : « Y a-t-il dans sa mort, obstinément, quelque chose que je n’ai pas entendu ? Comme on est, tombés prétextes et défenses, la part nue du deuil, il faudrait être l’écoute nue. Qui elle, est inaudible.  […] J’entrais dans le deuil un peu comme ce garçon dans l’écoute. Dans le deuil d’une femme qui, si elle avait été vivante, n’aurait pas voulu me parler13. » Dans ce contexte, l’ensemble des quatuors de Beethoven apparaît alors doté d’un sens testamentaire, et la Cavatine de l’opus 130 s’apparente à un thrène intime, une exigence de descente en soi, d’abîme intérieur conduisant à l’épreuve nécessaire de la décomposition :

  • 14 Ibid., p. 121.

Ne rien exclure des voix discordantes, éclatées, c’est la leçon des treizième et quatorzième quatuors quand on les entend l’un après l’autre, si opposés, si proches. Et c’est la leçon de sa mort, elle tantôt accordée à l’énigme d’une ville, tantôt fuyant hors de tous les cadres. Ces visages contradictoires, les siens, les miens, et ceux qui n’en sont pas mais des ombres, des reflets, des fugues, je dois les accepter ensemble. Alors l’acte que j’ai commis, et dont je ne saurai jamais, derrière l’émail de ses yeux, ce que pour elle il fut vraiment, n’effacera pas le fait de l’avoir aimée14.

  • 15 Ibid., p. 16, 51.

9L’espace de la musique devient ainsi l’engagement dans l’expérience périlleuse d’une déconstruction de l’identité, hors des cadres sécurisants d’une perception préparée par l’élément mondain ou culturel. Le temps musical, aussi insaisissable que dense, favorise un renoncement à soi momentané, au bénéfice d’une éventuelle renaissance. Privilège de la radicalité qui s’attache au dernier Beethoven : l’écriture seule n’aurait pas permis un tel cheminement, mais en dernier ressort, ce sont bien les mots – « humiliés mais vivants » dit le texte – qui se trouvent investis d’une mission qui les dépasse : témoigner d’un processus, d’un cheminement intérieur dont le fonctionnement – on n’ose dire la grammaire – est musical, fait de lignes, de blocs, d’affects, de pensée non-cognitive, de répétitions obscurément signifiantes. La tentation de désespérer devant l’indicible parcourt assurément Cavatine, dans la mesure où la « signifiance » musicale n’y est pas seulement méditation sur les limites du langage verbal, mais condition même de la survie du sujet : « Malentendu de la poésie, par laquelle on s’imagine qu’on pourra dire la musique. […] La musique : immense, indiscutable, paralysant les mots. Et j’avais peur, depuis longtemps, de cette infirmité, de cette impuissance qui, aux abords de la musique, frappait le langage15. » De cette paralysie, le texte porte indiscutablement la trace, pour ne pas dire les stigmates : les diverses stratégies communément mises en œuvre pour pallier les limites du verbal, hypertrophie de l’érudition musicale, mimesis de la musique par le matériau phonique de la langue, musicalisation par la référence à une forme identifiable, sont également écartées par un livre qui hésite même devant le lyrisme comme devant une menace de « singerie » de la musique. Assumant la fragmentation, la répétition, une sorte de neutralité de ton surprenante eu égard aux sentiments et actes évoqués, Cavatine emprunte au dernier Beethoven la leçon de la variation continue, qui, plus que divers visages brillants du thème, relève d’un panthématisme subtil, masse évolutive, insaisissable, dont la dialectique obscure, rhapsodique, porte à son plus haut degré d’exigence la composition comme recherche.

Le ménage comme recherche : la Grande Fugue selon Kim Stanley Robinson

10Cette notion de « recherche », au sens plus étroit et commun de recherche scientifique (et expérimentale), est au cœur du dernier texte que l’on va évoquer, qui lui-même se réfère au plus considérable des fragments beethovéniens déjà mentionnés, l’imposante Grande Fugue op. 133. Cette œuvre située tout à fait à part dans le corpus beethovénien, et dont le titre constitue en lui-même un hommage à Bach, semble faite pour valider l’hypothèse adornienne des logiques contradictoires : il ne s’agit évidemment pas d’une fugue au sens normatif du thème, mais bien d’un organisme mouvant, où veulent se conjuguer les principes du contrepoint et de la métamorphose thématique « narrative ». Les dramaturgies de la forme-sonate et du thème et variation y affrontent sans relâche une logique contrapuntique entravée par la nature même de son matériau. Œuvre extrême, à la fois superlative et ascétique, la Grande Fugue entraîne Romain Rolland sur sa pente la plus lyrique :

  • 16 R. Rolland, Beethoven – les grandes époques créatrice...

Voilà le monstre. Je l’ai dépeint. J’ai anatomisé son architecture et évoqué son « Mens agitat nolem ». Que dirons-nous du résultat, de cette construction cyclopéenne, et de l’effet qu’elle a produit dans le monde ? Les opinions les plus contradictoires s’entrechoquent à son sujet. Des musicologues, aussi dévots de Beethoven que Theodor Helm, s’arrêtent au seuil de la Grande Fugue, ne peuvent entrer. […] En ce qui nous concerne, nous conviendrons que cette œuvre exige de l’auditeur une tension d’esprit presque surhumaine, et que la constance des hautes températures où elle se maintient, pendant les trois-quarts de son cours, met à l’épreuve l’oreille et l’esprit les plus aguerris à ces grands vols d’altitude. Mais qui pourrait dire que les plus hautes œuvres qui sont les cimes du genre humain, Eschyle, Dante, soient accessibles à des poumons non exercés16 ?

  • 17 Sur la figure et l’œuvre de Kim Stanley Robinson, on ...

11En fait de hautes températures, c’est plutôt vers le pôle opposé (mais on pariera, là aussi, sur une coincidentia oppositorum) que l’on souhaite à présent se diriger, en évoquant pour finir le roman de Kim Stanley Robinson intitulé Fifty Degrees below. Aux côtés d’un auteur consacré comme Huxley et d’un écrivain ancré dans la gravité du récit à la française comme Bernard Simeone, ce choix est assurément susceptible de surprendre, Robinson étant un auteur de science-fiction américain essentiellement connu pour une tragédie martienne à succès, Red Mars, Green mars, Blue Mars17. Publié en 2005, Fifty Degrees below n’est en aucun cas un roman centré sur la musique, ni même sur l’art. Dans une veine dystopique chère à l’auteur mais infléchie vers des préoccupations écologiques (le « thriller écologique » constituant aujourd’hui une catégorie à part entière des roman et films « de genre »), il s’agit d’une fiction d’anticipation saturée de discours scientifiques, mettant en scène la ville de Washington où un dérèglement du Gulf stream a provoqué une ère glacière subite. Renonçant à synthétiser l’intrigue complexe, qui fait intervenir la pensée bouddhiste et une critique de l’appareil d’état américain, on se concentrera sur un passage étonnant, dans lequel l’un des personnages principaux, Charlie Quibler, passe l’aspirateur – opération qu’il accomplit toujours en musique – en se livrant à des expériences pour le moins inattendues sur le dernier Beethoven :

  • 18 K. S. Robinson, Fifty Degrees below, Londres, Harper ...

But the apotheosis of vacuum cleaning, Charlie had found over the years, was that part of Beethoven’s late work that expressed the composer’s sense of the « mad blind energy of the universe », which was just what vacuuming needed. These movements as defined by Beethoven’s biographer Walter Sullivan, who had identified and named the mode, where those characterized by tunes repetitive and staccato, woven into fugues so that different lines perpetually overlapped in dense interference patterns, relentless, machinelike, interminable. Possibly only a deaf man could have composed such music. The famous second movement of the Ninth Symphony was a good example of this mode, but to Charlie the two very best examples were the finale of the « Hammerklavier » sonata, opus 106, and the « Grosse Fugue », originally the finale of string quartet opus 130, later detached and designated opus 133.
Mais l’apothéose en matière d’aspirateur, avait établi Charlie au fil des années, était cette part de l’œuvre tardive de Beethoven qui exprimait le sens que possédait le compositeur de « l’énergie folle et aveugle de l’univers », c’est-à-dire exactement ce que requérait le fait de passer l’aspirateur. Ces pièces, comme les définissait le biographe de Beethoven Walter Sullivan, qui les avait identifiées et nommées, étaient caractérisées par des mélodies répétitives et staccato, tressées en fugues de sorte que des lignes différentes se chevauchent perpétuellement selon des schémas denses, impitoyables, mécaniques, sans fin. Seul un sourd, sans doute, pouvait avoir composé pareille musique. Le fameux deuxième mouvement de la Neuvième Symphonie en était un bon exemple, mais pour Charlie les deux meilleurs exemples étaient le Finale de la Sonate « Hammerklavier », opus 106, et la « Grande Fugue », à l’origine conçue pour constituer le Finale du Quatuor op. 130, et plus tard détachée sous le numéro d’opus 13318.

12Dans une fiction centrée sur l’expérimentation scientifique, et ce malgré le ton humoristique du passage, la mention du style tardif de Beethoven renvoie directement à l’intensité intellectuelle qui lui est prêté. L’image traditionnelle du génie sourd, autotélique, retranché dans une logique inaccessible à autrui, fusionne avec celle du chercheur poursuivant sans relâche plusieurs hypothèses, s’acharnant dans l’erreur pour en extraire le vrai, dans une indifférence absolue au bon sens supposé et aux pressions extérieures : le contrôle de la sphère politique sur la climatologie et la nécessaire autonomie de la science font partie des problématiques essentielles du roman. Procédant par brusques contrastes, choc de masses sonores, ne reculant ni devant la stridence ni devant l’acidité harmonique, Beethoven ne retient qu’un principe d’énergie organique, « the mad blind energy of the universe », que peu de créateurs ont les moyens d’affronter et dont la mission du scientifique est d’anticiper les soubresauts. La Grande Fugue, organisme aussi puissamment logique qu’en apparence chaotique et incontrôlable, allégorise ainsi les forces destructrices – mais non incompréhensibles – d’un climat devenu fou et incommensurable à l’homme. Cependant, Charlie Quibler ne s’en tient pas au constat ni à la simple audition successive du finale fugué de la Hammerklavier et de la Grande Fugue. En bon chercheur, il expérimente:

In any case, the cosmic inexorability of these two huge fugues made perfect music to propel a vaccum cleaner around the house. And long ago Charlie had discovered by accident that it worked even better to play them both at once, one on the stereo upstairs, the other downstairs, with the volumes on both stereos turned up to eleven. […] So, now a day came when Charlie was flying aroud the dining room, smashing chairs aside with the vacuum cleaner to make room under the table, lots of old rattles and clunks under there as usual, glorying in the criss-cross of the two monster fugues, the way they almost seemed to match each other, the piano rippling up and down within the massed chaos of the strings, everything sounding wrong but right, insane but perfect – and then came that magic moment when both the hammering on the klavier and the grossness of the fugue quitted at the same time, as if Beethoven had somehow foreseen that the two pieces would be played together someday, or as if there was some underlying method in both, introducing a little eye to the storm before the exhilarating assault on all meaning and sense started to chomp away again.

  • 19 Ibid., p. 263-264. (Notre traduction)

En tous cas, l’inexorabilité cosmique de ces deux immenses fugues en faisait une musique idéale pour promener un aspirateur dans toute la maison. Et il y avait déjà longtemps que Charlie avait découvert, par hasard, que cela marchait encore mieux quand on passait les deux en même temps, l’une sur la stéréo à l’étage, et l’autre en bas, avec le volume à onze dans les deux cas […] Il y eut donc un jour où Charlie volait dans la salle à manger en envoyant valdinguer les chaises avec l’aspirateur pour pouvoir passer sous la table, beaucoup de heurts et des bruits sourds comme d’habitude, au comble du ravissement dans le chassé-croisé des deux monstrueuses fugues, la manière dont elle paraissaient coïncider, le piano ondulant au-dessus et au-dessous du chaos massif des cordes : tout sonnait à la fois faux et juste, dément mais parfait – et alors arriva ce moment magique quand le martèlement du clavier et l’ampleur de la fugue cessèrent au même instant, comme si Beethoven avait prévu que les deux œuvres seraient un jour jouées simultanément, ou comme si l’une et l’autre procédaient d’une méthode implicite, incluant un petit œil au cœur du cyclone avant que l’assaut euphorisant contre toute signification ne reprenne sa mastication19.

13L’image de l’ouragan, de la tornade enroulée sur elle-même et plus exactement du cyclone (dont la puissance est paradoxalement exprimée par son centre immobile) semble seule capable de rendre compte des forces musicales rassemblées et concentrées, presque malgré lui, par Beethoven. Aberrante à première vue, la superposition de la Grande Fugue et du Finale de la Hammerklavier s’apparente à une « trouvaille » décisive, révélatrice, c’est-à-dire aux découvertes fondamentales dont l’origine, bien qu’elles procèdent en réalité d’une implacable logique souterraine, est en apparence fortuite : c’est la souveraine liberté du chercheur et l’action de sa cohérence profonde, dont il n’est lui-même pas pleinement conscient, qui s’expriment dans cette monstrueuse méta-fugue, ce « dernier Beethoven » au carré. L’état d’extase spirituelle décrite par le Spandrell de Huxley fait certes place à une expérience aux sous-entendus plus nettement orgasmiques, mais nous sommes bien au spectacle d’une sorte de fantastique réflexivité beethovénienne, réalisant une fois encore une impossible conciliation : les deux fugues se commentent l’une l’autre, conjuguant leurs efforts pour obtenir, si l’on paraphrase le texte, une brèche décisive dans le mystère de la signification. Ainsi, même si la poétique générale de Fifty Degrees below n’est en rien aussi dépendante de modèles musicaux que celle de Point counter point ou Cavatine, ce texte érige bien le mythe des derniers quatuors, par l’intermédiaire de la Grande Fugue, en modèle de pensée et d’audace spéculative.

  • 20 S. Spender, « Late Stravinsky listening to late Beeth...

14En marge de mobilisations plus illustres, chez Proust, Woolf, Mann ou même Kundera, ces rapides considérations offrent sans doute un aperçu de la manière dont les derniers quatuors de Beethoven, sanctifiés par la musicologie et l’esthétique, se constituent en objet littéraire : leur autorité invite le texte et le sujet de la fiction (il n’est pas toujours, ou pas seulement, un personnage) à concevoir dans l’excès même une forme d’improbable conciliation, de dépassement, ou encore d’atteindre, pour paraphraser Musil, un « autre état » proche du savoir mystique. Les scènes évoquées, appartenant toutes à un corpus romanesque, sont avant tout des scènes d’écoute, c’est pourquoi on peut mentionner pour conclure leur équivalent poétique, le poème de Stephen Spender intitulé Late Stravinsky listening to late Beethoven. Sans arrimer son propos à un « fragment » aussi précis que le Heiliger Dankgesang ou la Cavatine, Spender décrit une scène d’agonie musicale, spiritualisée par les derniers quatuors : « At the end, he listened only to Beethoven’s last quartets20… » (« À la fin il n’écoutait plus que les derniers quatuors de Beethoven… »). La plupart des traits observés dans nos scènes narratives, synthétisés par l’expression poétique, s’y reconnaissent sans peine : surdité idéale du compositeur, immatérialité abstraite de la musique, traduite en paraboles et arabesques davantage qu’en réalité acoustique (le texte revient à plusieurs reprises sur l’image de la vue prenant le relais de l’audition), forces incontrôlables mais mystérieusement conciliatrices, ravissement quasi mystique dans un « moment » dont on ne saurait dire qu’il relève encore de l’expérience musicale. Stravinsky surmonte la souffrance de l’agonie et l’effroi de la finitude dans la plénitude de la relation esthétique, au sens le plus abstrait possible : conclusion quasi religieuse, dont il conviendrait peut-être de se railler avec Huxley, mais il faut bien dire que l’idéalité, fût-elle sécularisée au bénéfice du seul « art », est sans doute à jamais au cœur des cinq derniers quatuors de Beethoven, déconcertants chefs-d’œuvre dont, faute peut-être de pouvoir aisément les recevoir et les aimer, notre culture a fait un mythe.

Notes

1 E. Saïd, Du Style tardif, Arles, Actes Sud, 2012.

2 T. W. Adorno, « Le Style tardif de Beethoven », traduction de Steffen Deutschbein et Dominique Jameux, L’Arc n°40 (« Beethoven »), Librairie Duponchelle, 1990, p. 31.

3 On peut se reporter, sur cette question, à l’ouvrage désormais classique de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire (Paris, Éditions du Seuil, 1978) ou aux analyses de Jean-Marie Schaeffer sur la constitution de la « théorie spéculative de l’art » dans L’Art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992.

4 Pour une approche musico-littéraire synthétique de l’œuvre de Huxley, on peut se référer à l’ouvrage de Jean-Louis Cupers, Aldous Huxley et la musique, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint Louis, 1985.

5 A. Huxley, Point counter point, Londres, Penguin Modern Classics, 1963, p. 428. (Notre traduction).

6 Ibid., p. 431 (Notre traduction)

7 Ibid., p. 431-432 (Notre traduction)

8 Ibid., p. 297-298. (Notre traduction)

9 B. Simeone, Cavatine, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 99.

10 Ibid., p. 100.

11 On pense à l’usage de ce terme par Gide, à propos de l’écriture de Chopin : « Chopin, le premier, bannit (…) tout développement oratoire. Il n’a souci, semble-t-il, que de rétrécir les limites, de réduire à l’indispensable les moyens d’expression. Loin de charger de notes son émotion, à la manière de Wagner par exemple, il charge d’émotion chaque note, et j’allais dire : de responsabilité. » Notes sur Chopin, Paris, L’Arche, 1949, p. 12.

12 Bernard Simeone, Cavatine, op. cit., p. 33.

13 Ibid., p. 66, 73. (Nous soulignons)

14 Ibid., p. 121.

15 Ibid., p. 16, 51.

16 R. Rolland, Beethoven – les grandes époques créatrices, vol. 5, Paris, Éditions du Sablier, 1943, p. 210-211.

17 Sur la figure et l’œuvre de Kim Stanley Robinson, on peut se référer à William J. Burling (dir.), Kim Stanley Robinson : Maps of the Unimaginable – Critical Essays, Jefferson, MacFarland & Co, 2009.

18 K. S. Robinson, Fifty Degrees below, Londres, Harper Collins, 2005, p. 263. (Notre traduction).

19 Ibid., p. 263-264. (Notre traduction)

20 S. Spender, « Late Stravinsky listening to late Beethoven », dans Un regard, traduction de l’anglais par Jean Migrenne, Paris, Orphée / La Différence, 1990, p. 86.

Pour citer cet article

Frédéric Sounac, «Heiliger Dankgesang, Cavatine, Grande Fugue : la littérature à l’écoute d’un mythe fragmentaire», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Quatuor, littérature et cinéma » n° 18, printemps 2018 , mis à jour le : 03/07/2018, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=301.

Quelques mots à propos de :  Frédéric Sounac

Université Toulouse Jean Jaurès

Frédéric Sounac est Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, où il se consacre principalement à l’étude des relations entre littérature et musique, ainsi qu’aux esthétiques romanesques. Organisateur de plusieurs manifestations scientifiques dans ce domaine, il a dirigé des ouvrages collectifs (La Mélophobie littéraire, PUM, 2012) et publié plusieurs livres, dont Modèle musical et composition romanesque (Classiques Garnier, 2014), Une Saison à Belgais – autour de Maria João Pires (Aedam musicae, 2015), ainsi que deux romans, Agnus Regni (Délit Éditions, 2009), Tue-Tête (Pierre-Guillaume de Roux, 2017). Il collabore régulièrement avec des musiciens, particulièrement Maria João Pires, pour la conception et la représentation de spectacles musicaux et est rédacteur de programmes pour l’Orchestre de Paris.

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