XVIe
Agrégation 2019
N° 19, automne 2018

Corinne Noirot

Marot en ses premières épîtres, ou comment l’esprit vient aux adolescents

  • 1 Concernant le jeu sur la persona d’auteur chez Marot, ...

  • 2 Nugae et Juvenilia sont des titres courants parmi les ...

  • 3 Sur le leurre des « coups d’essai », sur lequel nous a...

1L’Adolescence clémentine de Clément Marot fait événement à plus d’un titre. Son frontispice attire d’emblée l’attention sur la personne de l’auteur1 et un âge de formation2. L’« adolescent » est tout à la fois jeune homme au seuil d’une carrière officielle, type comique, et marqueur métapoétique associé aux « jeunesses ». Le titre joue en outre sur l’aspect inchoatif ou évolutif (adulesco) et l’idée de croissance vers la pleine maturité. Et il introduit un auteur qui impose son nom de baptême sous la forme d’une épithète de nature. Croissance, formation, identité, paternité… : le titre en soi évoque déjà un processus génératif. Comme l’ont montré entre autres Florian Preisig et Guillaume Berthon, le recueil reconstruit la vocation d’un poète de cour investi d’une dignité aussi manifeste que paradoxale3. J’ai examiné dans Entre deux airs… comment cette dignité auctoriale s’ancre – non sans risque, à l’aube des persécutions confessionnelles que l’on sait – dans la notion de grâce, principe génératif chrétien et principe poétique moteur tout à la fois ; et comment l’œuvre célèbre l’esprit comme véhicule essentiel de la grâce. Le terme esprit(s) recouvre chez Marot un continuum notionnel (du Saint Esprit aux esprits animaux en passant par l’intellect et l’humour vif). En accord avec l’usage qu’en fait l’auteur dans des contextes variés, nous le traiterons comme une faculté dynamique, un organe vivant et générateur associant le corporel et le spirituel et conditionnant la liberté d’expression et d’action. Ces notions théologiques de Grâce et d’Esprit, non abstraitement plaquées mais transposées dans une poéthique concrète, relationnelle et vitaliste, qui relie auteur et lecteur et idéalement les unit dans la participation à l’œuvre divine, dessinent la cohérence des œuvres complètes de Marot ; nous les voyons à l’œuvre dans la section intitulée Epîtres, objet de l’étude qui suit.

  • 4 Guillaume Berthon désigne ainsi une logique chronologi...

  • 5 Mireille Huchon, « Rhétorique et poétique des genres :...

  • 6 La définition de la lettre familière comme projection ...

2La cohérence du recueil de l’Adolescence clémentine dépend de sa nature de florilège auto-promotionnel, d’œuvre de jeune poète cherchant à s’établir en donnant la mesure de sa maîtrise des formes et de la variété. Outre le récit personnel et les échos thématiques, l’organisation par genres accentue l’effet d’exhibition artistique ; elle fait se succéder liminaires dédicatoires, traductions, épîtres, complaintes, épitaphes, ballades, rondeaux, et enfin chansons4. Le poète soi-disant novice offre un échantillonnage générique dans lequel les pièces de la « prinse de Marot » ajoutées en 1538 jouent le rôle de « clausules archétypales5 » exploitant diverses virtualités du genre (tonalités, parties, genres voisins…). La section des épîtres, premier massif de pièces originales et de compositions à la première personne, joue ainsi sur la souplesse tonale et situationnelle (adresse épistolaire et personae énonciatives), la requête attendue (petitio), et l’idée d’imago cordis soulignant l’ethos (lettre familière6). En bref : Clément se forme ; voici ses propres inventions, après les traductions ; en forme de requête parce qu’il est serviteur. Et l’œuvre se forme ; voici d’abord la forme épistolaire. Or ce processus génératif se met en scène de manière réflexive, comme expérience personnelle et commentaire métapoétique. Les épîtres dramatisent une véritable conquête de la parole, conquête qui ne s’assimile ni à une pure autonomie (orgueil) ni à une pure passivité (paresse). Il faut en effet un catalyseur à l’esprit du poète, un agent libérateur qui l’aide à autoriser sa parole. Ce garant d’efficacité est un analogon de la grâce divine, sans que le poète se prétende jamais inspiré.

  • 7 Efficacia semble à l’époque plus répandu qu’effectio o...

3C’est cette attente d’une grâce efficace de la part des puissances dont on dépend, et cet espoir corollaire d’une libération de l’esprit comme principe vital, que mettent en scène les épîtres de L’Adolescence7. Tel est l’objet du présent article, qui se concentrera dans sa méthode sur une analyse énonciative, pragmatique et lexicale que l’on pourrait dire vitaliste des onze épîtres de L’Adolescence de 1538. La première personne marotique s’inscrit dans un processus génératif mis en scène, qui dans les Épîtres articule le rapport de requête au schème de l’adolescence comme temps de formation et de dépendance requérant labeur et espoir dans la perspective de fruits à venir. Si principe génératif il est, comment l’esprit agit-il et circule-t-il, et avec quels effets ? La question se pose partout chez Marot mais elle sous-tend plus particulièrement la libération (progressive et précaire) de la parole savamment dramatisée dans la section des Épîtres. Examinons donc, pour le dire ainsi par boutade, comment l’esprit vient aux adolescents, de l’esprit dévitalisé à la coopération réalisée.

L’esprit dévitalisé du locuteur et la grâce régénératrice du destinataire

  • 8 Pour une typologie des modes de représentation de l’ac...

  • 9 Elles s’associent évidemment au decorum réflexif du st...

4Si Marot met en scène avec le plus grand soin son parcours biographique et son activité professionnelle de poète8, tout n’apparaît pas immédiatement comme valorisant, dans ses représentations réflexives. L’impuissance à écrire ou à le faire efficacement s’énonce aussi, que le poète parle ou non en son nom propre. La posture d’humilité et les protestations d’insuffisance se font d’emblée remarquer dans L’Adolescence, au-delà de la captatio benevolentiae9. Ce scénario d’empêchement de l’expression est dramatisé avec une grande cohérence dans les Épîtres, en rapport étroit avec la thématisation de « l’adolescence » et de la requête. L’empêchement à écrire ou à autoriser sa parole prend surtout la forme d’un éclatement métonymique associé à la physiologie mélancolique. Et l’espoir de la grâce, ou plutôt l’espoir en la grâce des destinataires apparaît comme une condition nécessaire à la libération, de la parole en particulier.

Sortir de la prison mélancolique

5L’éclatement métonymique des locuteurs – et de certains interlocuteurs, car une évolution se décèle au fil des Épîtres – est symptomatique du drame génératif qui se joue dans L’Adolescence, et surtout les Épîtres. Maints descripteurs psycho-physiologiques désignent ce qui divise ou empêche et donc, en négatif, ce qui garantirait la liberté et la fertilité spirituelles, corps et âme agissant de consort. Une distribution des rôles d’agent et patient dans la structure énonciative s’esquisse en parallèle.

  • 10 Sur les théories psycho-physiologiques associées aux ...

6Lorsque le scripteur-suppliant, la persona épistolaire humble et nécessiteuse (de l’amante esseulée au poète « dépourvu » en passant par le jeune capitaine), est paralysé par la peur d’être indigne ou incompétent face à de très hauts personnages, son humanité vivante, sa personne même est représentée comme éclatée en de multiples entités incapables d’agir de concert : désir, esprits, encre/papier/plume, main, semblant, cœur, audace, esp(e)rit, fantaisie, cinq sens… et se trouve par conséquent empêchée d’agir, dévitalisée. Certains scripteurs perdent aisément le contrôle de leurs facultés sous l’effet d’influences néfastes, schème dont le petit psychodrame de la seconde épître forme l’archétype. Et en écho à « L’épître du Dépourvu », le début de l’épître III, « L’épître du camp d’Attigny, à ma dite Dame d’Alençon », explicite le blocage ressenti par le biais de l’imagerie mélancolique, traditionnellement associée à des amas de bile noire (humeur épaisse, lente et froide) bloquant littéralement la circulation des esprits animaux et partant la communication entre les facultés vitales et l’efficacité des organes affectés10. Lorsque « j’entreprends » de vous écrire, dit le jeune poète nouvellement au service de la « trèsillustre princesse » (v. 4) à qui il s’adresse, « La main tremblant dessus la blanche carte / Me vois souvent : la plume loi s’écarte, / L’encre blanchit, et l’esperit prend cesse » (v. 1-3).

7L’épître III fait alors intervenir Bon Vouloir (v. 6), en un heureux raccourci du drame de l’épître II, où il fallait bien des vers à « Bon Espoir » pour enfin parvenir à chasser la terrible « Crainte » et autres passions tristes débilitantes, au demeurant allégorisées. Le Dépourvu, une fois parvenu, n’en devient pas orgueilleux pour autant. Tremblement, perte de couleur et paralysie de l’esprit (épître III, v. 1-3) : ces traits mélancoliques se retrouvent dans le portrait de Crainte, laide, vieille, tremblante et froide (épître II, v. 53-63). Dans cette même « épître du Dépourvu », l’effet paralysant de Crainte sur « l’auteur » est souligné à travers une accumulation rhétorique dense et intense (v. 81-88), alourdie d’allitérations expressives soulignant les passions tristes qui affluent et laissent « l’auteur » « Dur d’esperit, dénué d’espérance » (v. 84 ; voir v. 93 : « Plus dur devient le mien esprit qu’enclume »), dénué de « cœur » comme d’« audace » (v. 91). Car, dit-il : « Crainte me tient, Doute me mène en laisse » (v. 92). Dans cette première épître personnelle, où le locuteur se réveille une fois autorisé par Bon Espoir, Marot allie ce substrat psycho-physiologique humoral ancien au discours sur le sommeil de la foi, métaphore qu’Érasme avait ravivée (entre autres dans son Enchiridion) dans le sillage d’Augustin, et quelques autres Pères de l’Église. Le songe est dit véridique et véritable, mais ne peut porter ses fruits que dans l’éveil, domaine de l’activité spirituelle.

  • 11 Gérard Defaux a mis en évidence la « rhétorique du pe...

  • 12 Sur les ambiguïtés codées de ces formulations, voir M...

8La paralysie craintive qui « boute » le locuteur « hors d’espoir » (épître I, v. 143) est plus marquée dans la première partie des Épîtres. Une évolution se construit, quoique demeure l’appel à la grâce d’un puissant destinataire. La conquête d’une identité et d’une autorité de poète dans les épîtres X et XI ne laisse en effet aucune place à l’éclatement métonymique aliénant : les facultés ou extensions du moi mentionnées dans ces pièces dites de prison sont associées à la notoriété voire l’autorité : « mes écrits », « vers », « ma loi », « des couteaux » (métaphore des dents, elles-mêmes métonymie des mots du poète). Ces productions de l’esprit initialement empêchées sont à présent garantes de probité et d’efficacité – ce que suggèrent encore ces possessifs assumés et maîtrisés, bien loin de l’influence débilitante vécue par le Dépourvu. Du fait du pouvoir qu’il possède, le Docteur Bouchart (épître X) pourrait théoriquement se trouver dans la même position que « Crainte » dans « L’épître du Dépourvu », en tant que persona dramatique. Or Marot parle pour sa propre défense, au lieu de faire parler le puissant destinataire : il n’y a pas de discours rapporté. Le locuteur-auteur interroge l’intention prêtée à Bouchart de « vouloir mettre en lui crainte et terreur / D’aigre justice » (v. 4-5). Il affirme que son « corps » abrite un « cœur » innocent d’infraction à la loi divine – « ce cœur », le déictique ancrant l’épître dans la rhétorique du pectus évangélique (v. 31) au-delà des conventions la lettre familière11. « À mon pouvoir » (v. 21 ; c’est-à-dire : comme je peux, dans la mesure de mes forces) s’avère une locution révélatrice, au vu de l’évolution esquissée entre les premières et les dernières épîtres (et entre 1532 et 1538, du point de vue éditorial) : si Marot demande toujours une grâce dans l’épître X, grâce d’ailleurs très littérale et concrète puisqu’il s’agit d’être libéré de prison, il connaît maintenant la juste mesure de son « pouvoir », qui est de « prise[r], et « exauce[r] » par ses écrits « [sa] loi » de bon chrétien12 (v. 20-21). Le possessif (« ma loi est bonne ») reste volontairement ambigu dans le contexte de persécutions religieuses, mais le contraste entre l’assurance du locuteur-Marot de la fin des Épîtres et le doute des personae affligées d’épîtres antérieures (tels le Dépourvu ou le Capitaine Raisin) n’en ressort pas moins. Ce rejet du désespoir ou de la crainte habite d’ailleurs d’autres publications clémentines. La délectation morose et la complaisance mélancolique ne l’emportent jamais, chez le Quercinois !

Espérer en la grâce des destinataires

9Sortir de la prison mélancolique requiert une action bilatérale quoiqu’apparemment inégale : au nécessiteux de garder espoir ; et à la puissance sollicitée d’accorder sa grâce. La jouissance ou l’autorisation se trouvent empêchées lorsque les esprits défaillent ou que l’esprit au sens fort (souffle vital) fait défaut. Les passions tristes jouent un rôle négatif. Or l’esprit manque surtout, ou manque à autoriser ou à libérer, dans l’attente inquiète de la grâce venant d’une puissance supérieure. L’âge de l’adolescence fait advenir la parole (infans dépassé) mais n’en garantit pas la pleine autorisation ni l’efficacité ; il faut un tiers agissant dispensateur de grâce, que la structure de requête commune aux épîtres mises en recueil met en avant.

10L’absence, la séparation de corps et/ou de cœur justifie l’adresse épistolaire, et partant le genre de l’épître. La toute première illustre ce fait. Maguelonne écrit plus ou moins dans le vide, abandonnée qu’elle fut par son amant sans savoir pourquoi (épître I). Malgré une profonde mélancolie et un très humain soupçon de déloyauté, elle parvient néanmoins à espérer et à prier pour que revienne son amant : « Et Dieu tout bon souvent je requérais » (épître I, v. 186). Pas d’acédie ni de blasphème dans la déréliction et l’affliction : espoir, loyauté et dévotion prévalent chez la vertueuse amante Maguelonne (v. 214), par contraste avec les héroïnes furieuses de l’Antiquité (Didon, Médée…). À cela s’ajoute un appel au secours au pluriel (« nous », v. 198), au nom des parents de Pierre autant que pour elle. La locutrice de cette héroïde chrétienne croit n’avoir aucune puissance d’agir ; elle remet son bonheur entre les mains de puissances vénérées, à divers degrés de supplication : Vénus, Fortune, Pierre et (quoique moindrement) Dieu. L’élégie ou la « complainte » (v. 122) étant le mode de l’attente endeuillée et du manque, l’espoir de Maguelonne ne peut trouver de récompense ou de réalisation – de consommation au sens fort, dans ce cas précis – qu’hors-texte. Cela explique en partie l’ajout du Rondeau subséquent, où l’auteur vient expliciter le sens allégorique de l’épître et célébrer le ferme amour de Maguelonne, dont Dieu vint finalement exaucer la prière (p. 172).

11La personne du poète prend davantage de place dans l’épître II, la première du recueil adressée à Marguerite, et la première où, nous venons de le voir, l’état mélancolique est vaincu. Mais là aussi s’expose l’état nécessiteux, souligné par la persona du « dépourvu » éponyme. Les appellatifs et descriptions définies marquent l’écart entre l’humble rimeur et l’illustre sœur du roi, appelée « Ô très haute princesse », (v. 2), « corps céleste » (v. 20), « excellente » (v. 34), « très vertueuse » (v. 52), « dame de cœur » (v. 125) et « magnanime » (v. 172), alors que le héros est dit « humble », « faible », « petit », « jeune », « craintif », etc. (v. 66-67 par exemple). Le scénario de l’enfermement malheureux dans la « Foret nommée Longue Attente » (v. 165-166 – forêt qui rappelle celle dans laquelle errait Maguelonne) est poussé à son paroxysme dans « L’épître du Dépourvu », mais pour mieux être in fine dépassé à la gloire de cette princesse qui excuse et protège les jeunes poètes (v. 125) venant s’adresser à elle (v. 121-122) bien recommandés (v. 177 : « Pothon » ; v. 189 : « votre frère unique ») et surtout pleins de bonne volonté (v. 4-5), d’humilité et de dévotion – qualités déjà illustrées en Maguelonne. Une fois la confiance (la foi) en Marguerite assurée, le dormeur se réveille (v. 155-156). C’est dès lors en sa voix propre que le poète énonce la requête de grâce visant à transformer le Dépourvu, objet passif et dévitalisé, en un agent actif et autorisé :

En la forêt nommée Longue Attente.
Voire et encore de m’y tenir s’attend [Bon Espoir]
Si votre grâce envers moi ne s’étend.
Parquoi convient qu’en espérant je vive.
Et qu’en vivant tristesse me poursuive. (v. 165-169)

  • 13 Voir la magnifique analyse de la « Petite épître au R...

12En offrant sa « grâce » (v. 167), la destinataire deviendra agent, moteur, bon vent. Et le poète ne peut qu’espérer recevoir cette grâce expressément présentée comme un don absolument gratuit, accordé non pour le mérite propre du poète mais, dit celui-ci, « pour l’amour de votre Frère unique », ce « roi des Français » qui recommande Marot à sa sœur via Pothon13 (v. 173-180).

13Nous reviendrons un peu plus loin sur le substrat théologique de ce schème de l’attente de grâce efficace. En attendant – expression marotique s’il en est – il faut souffrir et combattre les forces qui dévitalisent, assèchent ou glacent les esprits animaux. Cette psychomachie partiellement ironique, ou joyeuse, puisque l’auteur de L’Adolescence est à présent bien au-delà, fait l’objet d’une fiction allégorique finement dramatisée dans l’épître II. Le locuteur encadré, nommé « l’auteur », entre successivement en dialogue avec « Mercure », « Crainte » et « Bon Espoir » – « Bon Vouloir » (v. 4) étant simplement mentionné sans prendre la parole en tant que persona du drame allégorique – avant que le « Dépourvu » ne s’adresse directement à la princesse puis ouvre pour finir sur une prière à Dieu. C’est bien la pleine activation des facultés du poète et l’autorisation de son « désir », au départ passivement « m[ené] », qui sont en jeu, comme le suggèrent les premiers vers. Même avant la confrontation avec Crainte, le locuteur, au « désir » mené par Bon Vouloir (v. 4-5) et perdant tout contrôle à la vue de Mercure (« contenance, ne geste / Ne pus tenir », v. 19-20), souffre d’une scission de soi que soulignent encore les enjambements. Le discours de Mercure infuse « tout le plaisir du monde (v. 43) « dedans » le locuteur (v. 42), qui dès lors ainsi inspiré (v. 45) « cherch[e] » l’inventio rhétorique appropriée à Marguerite : « certes les miens esprits / Furent dès lors comme de joie épris » (v. 48-49). « Dedans moi » et « les miens esprits » (v. 42, v. 48) demeurent objets grammaticaux : quoique joyeux, le sujet reste animé par une force de source externe, é-motion provoquée par l’art (de seconde) rhétorique. Si Mercure, père de l’éloquence, active les « esprits » du poète, Crainte au contraire les « empêch[e] », on l’a vu : dans tous les cas le faire-œuvre dépend d’agents extérieurs qui mettent l’esprit en mouvement, émeuvent efficacement (positivement ou négativement). Objet passif là encore, privé de libre expression par l’inhumaine Crainte (v. 92), le locuteur a besoin du secours de « Bon Espoir » qui l’invite à répétition – refrain de ballade ! – à composer « En déchassant crainte, souci et doute », c’est-à-dire en croyant à la valeur de ses « dits » et « faits » et à la bienveillance de sa princesse. Ainsi pourra-t-il connaître « A quel honneur viennent adolescents » (v. 139) lorsqu’ils s’autorisent à composer de la sorte leurs coups d’essai en écoutant Espoir (v. 161). Transformation réalisée dans les épîtres X et XI, où les « écrits » du poète portent témoignage de son esprit libre et de son efficacité. L’attente de grâce, de la part du gracieux lion ou du théologien ami, demeure une constante mais évolue sensiblement.

Évolution de la dispensation de grâce espérée

14L’esprit, faculté doublement vitale pour un poète, se grippe donc lorsque manque la grâce efficace d’une puissance supérieure charitable, analogon de l’amour divin et de son don gratuit, hypothétique et néanmoins vital. D’où l’humble requête, que favorise le genre de l’épître. Une évolution se dessine cependant quant à l’expression du besoin de grâce ou d’intercession humaine, au fil des onze épîtres de L’Adolescence augmentée de 1538. Pour mieux la comprendre, précisons l’action requise de la part des destinataires, agents libérateurs.

  • 14 Voir Pierre Fabri, Le Grand et vray art de pleine rhe...

15Que doit faire le destinataire ? Offrir une grâce ou du moins une écoute charitable, dans les neuf premières épîtres. Pierre doit venir voir Maguelonne pour mettre fin à l’abandon vécu : « Viens moi voir, de ta grâce » (épître I, v. 221). Dans l’épître II déjà analysée, l’attente du don de grâce et de ses effets se reformule en conclusion au potentiel : « En me prenant […] Dire pourrai […] et si aurai […] ». Outre les verbes « prendre » et « commander », dont la destinataire est le sujet, l’anacoluthe (« En me prenant… » = « Si vous me prenez à votre service, alors je pourrai dire… ») souligne l’activation conditionnelle et exogène de l’énergie créatrice ou « esperits » du poète (v. 188). Telle est la dépendance assumée des personae locutrices des Épîtres, scripteurs dont l’esprit échoue, manque d’efficacité faute de secours ou d’autorisation. La petitio comme partie décisive de la forme-épître implique il est vrai une position de quémandeur14. Dans l’épître III dite « Du camp d’Attigny », le scénario d’empêchement se réitère, ainsi que la confiance ultime en le bienveillant « recueil » (v. 13) de la destinataire.

16Or le sort individuel du locuteur n’est pas le seul en jeu dans toutes les épîtres. L’épître IV, prosimètre sur la guerre, insiste par exemple sur le pouvoir d’intercession attribué à Marguerite et autres princesses destinataires, les personnes de l’énonciation étant devenues plurielles en contexte de détresse collective : « Mais notre espoir par deçà est, que les prières d’entre vous nobles princesses monteront si avant ès chambres célestes, que au moyen d’icelles la très sacrée fille de Jésus-Christ, nommée Paix, descendra » (p. 192). L’espoir est clé, encore une fois, et l’intercession prend des accents nettement religieux (« prieres » « au moyen » desquelles reviendra la paix) tout en se faisant collective, comme l’espoir énoncé.

  • 15 Voir la brillante lecture allégorique de Francis Goye...

17Ce « nous », fraternité d’« amis » suppliant une personne aimée absente dont leur bonheur dépend, réapparaît dans l’épître V (« Epitre à la Demoiselle négligente de venir voir ses amis », v. 3, v. 32) : autre appel à la manifestation d’une grâce dont « amour » est in fine le moteur (v. 51) et dans lequel le vœux de paix formulé à l’optatif se trouve amplifié par l’allégorie évangélique15. La destinataire de l’épître VI est elle aussi agent, et les couleurs portées par le locuteur présentées comme conditionnelles : elles dépendent de la grâce apparemment toute profane espérée de la « nouvelle alliée » – ce qui permet aussi bien une lecture courtoise (éros) qu’une lecture évangélique (agapè). La grâce attendue du roi dans l’épître VII est on ne peut plus explicite et concrète (Des « biens », s’il vous plaît !). Et celle appelée par Bourgeon se trouve énoncée d’emblée, le destinataire La Roque étant nommé « celui en qui plus fort j’espère » (épître VIII, v. 1), alors que les personnes allégoriques de « Désespoir » et « Espoir » viennent à nouveau bloquer ou faciliter l’action efficace. La seconde épître à La Roque (épître IX) présente une adresse étendue dans l’épreuve (« à mes amis », v. 8) ; son locuteur, « Raisin », écrit pour recevoir de la compassion et non une pleine grâce ou intercession. La tonalité se fait facétieusement élégiaque dans cette épître construite sur un scénario de pénitence pour fait de concupiscence, de brûlante épreuve pour avoir succombé à « guerre féminine » (v. 22).

  • 16 Voir G. Defaux, « Rhétorique, silence et liberté … »,...

18Les deux dernières épîtres de L’Adolescence, où l’on retrouve la persona du poète parlant en son nom propre, dessinent une évolution notable quant à la mise en scène de l’autorisation et de l’efficacité d’action. Or elles font partie des pièces dites de la « prinse », relatives à l’emprisonnement dont Marot fut victime ; pièces ajoutées à la fin de chaque massif générique dans l’édition de 1538. Le paradoxe contrastif est dès lors saisissant, et indéniablement délibéré : bien qu’emprisonné, le poète peut malgré tout exercer sa liberté (de parole et d’esprit), et démontrer l’efficacité de son art. Par contraste avec les neuf premières épîtres, c’est cette fois le destinataire dont l’action (corps ou esprit) est présentée comme entravée ou mal inspirée. Le « Docte docteur » de l’épître X, interpelé à la deuxième personne du singulier en tant qu’ami, est en effet soupçonné d’avoir été « induit » par plus puissant (v. 2, v. 25-26) ou bien par « faux entendre » (v. 27) à emprisonner Marot. Afin de contrer ce tiers malfaisant, il convient maintenant de libérer Marot gracieusement, « pour [s]es amis » – formulation qui reprend la gratuité du don déjà formulée dans la seconde épître, première à nourrir la fiction biographique. Le destinataire demeure dispensateur de grâce, mais la première personne s’affirme bien plus fortement que dans les épîtres initiales. L’impératif s’impose en effet dès l’ouverture : « Donne réponse » (épître X, v. 1), à quoi s’ajoute la mention répétée des « écrits » notoires de l’accusé (v. 10, v. 16). Dans le présent de l’énonciation, Marot lance en son nom la réponse que le Dépourvu était impuissant à faire à Crainte, dans le songe de la deuxième épître. L’appel d’une efficace exogène qui résorberait une impuissance et mettrait fin à l’empêchement s’applique maintenant à l’allocutaire Bouchart, dit incapable de sonder les cœurs, et non plus au locuteur qui, intérieurement libre d’esprit, n’est plus qu’extérieurement « de franchise interdit16 » (v. 30-32).

  • 17 Sur l’articulation entre épître familière, fable, et ...

19L’« ami Lyon » de la dernière épître (épître XII), figure royale17 sous l’adresse amicale par le biais de personae ésopiennes, conserve lui aussi un statut d’agent dispensateur de grâce, de puissance secourable. Mais sa supériorité et son pouvoir sont relativisés, puisque la seconde micro-scène de la fable le montre pris au piège et lié à un « poteau », c’est-à-dire entravé à son tour, privé de liberté. Le rat, ayant pouvoir de « délier », s’affirme dès lors symétriquement comme agent doué d’efficacité et même d’autorité, puisque la voix passive s’applique cette fois au lion en difficulté (v. 42, v. 46) et que le rat, usant du mode impératif comme le faisait le Marot locuteur de l’épître à Bouchart, impose au lion silence : « Tais-toi lion lié, / Par moi seras maintenant délié » (v. 41-42). Le roi-lion est ainsi invité à se souvenir de sa récente captivité comme de ses heures d’angoisse (« étroite voie », v. 53, équivalent d’angustia) que sait soulager la gaîté soulignée du rat – et peut-être aussi du miracle de Daniel dans la fosse aux lions (Daniel 6 : 2), le piquant étant que c’est ici le lion qui se voit exposé et éprouvé dans son humilité et sa charité, le rat-Marot faisant office d’ange du Seigneur sous le manteau ludique de la fable (avec un silence relatif sur les accusateurs ou envieux…). Reste que ce scénario de captivité léonine et de délivrance marotine est au final présenté comme purement hypothétique et renvoyé au domaine de l’irréel, Dieu demeurant l’ultime et unique agent providentiel selon les deux derniers vers.

  • 18 Voir C. Noirot, « Entre deux airs… », op. cit. p. 338...

  • 19 Sur la fonction de translatio des héroïnes furieuses ...

20« Quand l’esprit faut-il ou défaille-t-il ? », demandions-nous au vu des situations d’empêchement remarquées. C’est lorsque manque la grâce (au sens large) du destinataire investi de puissance, lorsque la source de grâce, principe générateur et garant de l’efficace et de l’autorité de l’expression, n’a pas encore accordé son secours, son action (ré)génératrice18. Les destinataires premiers sont ainsi présentés comme les agents effectifs d’une action vitale pour les scripteurs de lettres, au-delà de la seule personne du poète. Ces agents libérateurs sont objets d’espoir, vertu théologale et curiale mise en valeur par l’auteur et absente des contre-modèles telle Didon, qui désespère et se suicide contrairement à Maguelonne19. La grâce requiert une bonne disposition bilatérale. Selon un double bénéfice très marotique, mondain comme spirituel, le schème d’espérance dans l’adversité et d’attente active d’une/de la grâce valorise tout autant le poète que ses nobles destinataires, chacun selon sa dignité. Et parmi les pièces originales, les épîtres tiennent logiquement la première place dans un ordre suggérant une croissance de la maîtrise et de la liberté du poète, et partant de l’assurance de sa parole personnelle. L’épître comme genre des démunis qui espèrent. La bonne disposition mutuelle ainsi détachée dans la dynamique de la grâce subvertit qui plus est la verticalité et la passivité traditionnellement associées à la requête féodale comme à l’inspiration poétique. La circulation de l’esprit – ou de l’Esprit – esquissée a davantage à voir avec la notion de coopération et ses représentations horizontales.

Communication et coopération, ou la circulation de l’esprit dans la lettre même

21L’esprit circule chez Marot de manière horizontale et circulaire, dans un espace-temps terrestre ; il anime des points de contact vivants qui communiquent entre eux au sens fort, et en cela participent à l’œuvre divine. Cette croyance en un cycle génératif intersubjectif engage à réinterpréter l’éclatement métonymique des figures du poète dans les Épîtres de L’Adolescence. S’esquisse en définitive une poétique de la grâce qui s’écarte de la fureur et de l’inspiration néoplatoniciennes : communication, coopération et gratitude en acte.

Communication spirituelle : du disjonctif au conjonctif

  • 20 Calvin, Sermons sur la Genèse, op. cit., p. 633. Voir...

  • 21 Les derniers mots du recueil ne sont-ils pas « Si Fer...

22Suivant la circulation de l’esprit en jeu, l’éclatement métonymique du sujet présenté plus haut prend deux sens opposés selon qu’il favorise ou non la communication du cœur et de la bonne volonté. Dans le discours théologique de la pré-Réforme, le phénomène de communicatio, initialement associé à l’Eucharistie et au lien sacramentel, traduit l’idée de présence ou contact spirituel, autrement dit : cette même chaîne active de cœur à cœur via la parole ou le geste de bonne foi qu’exemplifient les Épîtres. Même si la communion fait problème, l’amour chrétien se communique dans la chair du fidèle, la lettre, les actes de charité (caritas/agapè). Calvin dit par exemple, en déplaçant un lieu commun païen : « La parolle nous est donnée, afin que nous puissions communiquer les uns avec les autres, tellement que la langue par les païens est nommée l’image du cœur20 ». Lorsqu’elle symbolise la scission ou une dissonance entre les facultés, la figuration métonymique illustre le défaut de vertu, plus précisément des vertus théologales, qui bloque ou disjoint les facultés et fait obstacle à la pleine participation à l’œuvre divine21. Lorsque les facultés humaines sont au diapason, à l’inverse, les métonymies personnelles se font synecdoques à valeur inclusive ou conjonctive, et s’insèrent dans une chaîne de circulation de l’esprit. De disjonctive pour les mélancoliques comme Maguelonne, le Dépourvu du songe (épître II) ou le capitaine Raisin vérolé (épître X), la figuration métonymique se fait au contraire conjonctive lorsque l’esprit trouve la voie libre (épîtres II, X, XI). Les parties, même charnelles, deviennent équivalentes au tout du sujet fidèle. Synecdoque et polyptote contribuent à signifier cette consonance figurative entre tout et partie et entre corps et esprit.

23Dans « L’épître du Dépourvu », les voies de l’inspiration sont pavées d’obstacles, on l’a vu, et le sujet poétique aux facultés disjointes est initialement passif ou « agi ». Des expressions comme « Dedans moi » et « les miens esprits » (v. 42, v. 48) suggèrent que le sujet, passif, est animé par une force à la fois exogène et intériorisée, é-mu au sens étymologique, même par le gai Mercure, dont l’impulsion reste précaire et unilatérale, distincte de la dynamique de la grâce. En mettant en scène l’angoisse de la page blanche et sa dissipation, Marot s’approprie le schème humaniste de l’inspiration comme enthousiasme (en théos : le divin en moi ; Ovide : Est deus in nobis…) et comme force pneumatique et humorale (étymologie et épistémologie des esprits animaux). Pas d’efficacité sans les bons fluides vitaux activant diverses facultés. Le type d’inspiration mis en scène dès l’épître II engage en même temps le faire actif de l’écriture, le « labeur » incarné (v. 63). Ce labeur dépend de la bonne ou mauvaise stimulation des « esprits » animant les organes du corps aussi bien que de la volonté (v. 61-62). Facteurs internes et externes s’avèrent initialement en tension, voire en lutte si l’on en croit l’allégorisation. La glaçante Crainte bloque la communication entre esprits, main et plume, dans le récit du « Dépourvu » : « Me fit saillir la plume hors de la main, / Que sur papier tôt je voulais coucher, / Pour au labeur mes esprits empêcher » (épître II, v. 61-63).

  • 22 Voir 2 Cor. 3, 6 : « qui et idoneos nos fecit ministr...

24Et Maguelonne ? Quoique privée de joie dans tous les sens, consommation matrimoniale comme plaisir ou gaîté (v. 217), la locutrice insiste en même temps sur ce qu’elle a « bâti » de tangible : « hôpital » et « écrits » (v. 204, v. 209), en liant ces œuvres par un polyptote sur le verbe voir (v. 211-215). « Ces miens tristes écrits », dit-elle encore, sont « faits et tissus » « [e]n amertume, en pleurs, larmes, et cris » aussi visibles que la « main, dont sont issus ». Maguelonne parle bien du cœur, mais s’attache un peu trop à la lettre22. C’est « encore de [s]on amour ravie » qu’elle écrit à Pierre (v. 202), des années après son départ ; et c’est à son amant seul qu’elle attribue ses « regrets » chroniques, jusqu’au tout dernier vers de sa lettre. Le locuteur des épîtres personnelles termine au contraire par une prière à Dieu, ramenant tout à la Providence et à la volonté divines, objets d’une foi qui se veut gaie confiance. Ignorant la grâce qui lui est réservée (comme le révèle le rondeau subséquent), elle continue à « consum[er] » sa jeunesse (v. 219) en son hôpital, telle une nonne. Consumation paradoxale puisque davantage que sa triste lettre, l’hôpital bâti par ses soins est lieu de charité et de gloire rendue à Dieu, pierre de l’Église en l’absence de Pierre. Malgré le solipsisme mélancolique de la locutrice et le silence qui l’afflige, la circulation de la grâce et la communicatio(n), contact vivant avec l’Esprit, se révèle ici par figuration : voir (dans la matérialité de la lettre et en esprit) la matière émotive des vers adressés à l’amant (foi, amour) et voir (en esprit, dans les paroles sincères) la main qui les a produits doit inciter le destinataire à venir voir la scriptrice en retour. L’horizon de la consommation serait celui du corps exultant. Vitalisme structurant. La missive elle-même est de surcroît portée par un pigeon voyageur, figure du Saint Esprit déguisée en Cupidon « messager de Vénus » (Subscription, v. 1). Le terme d’« esprit » n’apparaît pas dans cette première épître, alors qu’elle illustre par un récit figuratif l’action de l’Esprit, Esprit qui maintint en vie Maguelonne, même éplorée, avec tout son amour, son espoir et sa virginité intacts, jusqu’à ce que Dieu vienne un jour l’exaucer.

  • 23 Voir la section « L’instrument transmueur » dans : C....

  • 24 La pensée de Frédéric Lordon sur l’aliénation politic...

  • 25 Sur le néoplatonisme renaissant, voir entre autres Te...

  • 26 Voir aussi Robert Klein, « Spirito peregrino », dans ...

  • 27 Voir G. Berthon, L’intention du Poète, op. cit. : la ...

25Le cycle ou la chaîne de communication de l’Esprit véhicule de la Grâce se concrétise en fait de manière similaire dans chaque épître, de l’expéditeur (E) au destinataire (D) et au-delà, via la matérialité du medium (M : encre, papier, plume, couteaux…) et/ou des organes corporels concernés, pris dans leur sens étymologique d’instruments23 : cœur E  corps E + M [lettre et/ou messager (ex. pigeon, Pothon…)]  corps D  cœur D  D secondaires : amis, etc. Avec effet boomerang possible. Tout part du cœur et de l’esprit affranchis. Voilà pourquoi le meilleur conseil de Bon Espoir dans « L’épître du Dépourvu » est de lutter contre les passions tristes (« crainte, souci et doute », v. 120) afin d’atteindre, même temporairement, l’harmonie de toutes les facultés de l’âme, animus et anima conjoints dans l’espoir de bonne grâce, élan à communiquer24 : « Crois donc Mercure, emploie tes cinq sens, / Cœur et esprit, et fantaisie toute, / Pour composer nouveaux mots, et récents, / En déchassant crainte, souci et doute » (v. 117-120). Selon ces vers, c’est corps et âme que Marot souhaite se consacrer à la poésie, sans orgueil puisqu’il a besoin de la grâce efficace de Marguerite. Corps et âme, en convoquant la « fantaisie », faculté souvent suspecte en tant que très liée au sensible, et même les « cinq sens » sans hiérarchie apparente. Cela éloigne Marot de ce que l’on peut appeler la vulgate néoplatonicienne, attachée à une forte hiérarchie sensorielle et entre intellect et imagination (« esprit » et « fantaisie ») et dans laquelle poétique et métaphysique s’articulent selon le schéma vertical de la prisca theologia25. La chaîne de l’Être néoplatonicienne et la chaîne de l’Esprit marotique ne coïncident pas, malgré des correspondances lexicales (dont spiritus/esprit). De la parole empêchée à la parole libérée, un cycle génératif est en effet présenté dès les Épîtres. Il est le produit d’une psycho-physiologie chrétienne vitaliste et pneumatique dans son essence, mais remarquablement dépourvue et de la stricte verticalité ontologique postulée par le Néoplatonisme (essor du sensible à l’intelligible, etc.) ainsi que de toute coupure nette entre le spirituel et le corporel26. Guillaume Berthon a insisté sur cet aspect original et réflexif de l’identité littéraire forgée par Marot : la main écrivant plutôt que la bouche inspirée27. Et davantage encore : bouche et main liées dans la conjonction des facultés. On voit en effet Marot-le-rat insister sur le pouvoir de sa « bouche » (épître XI, v. 59), organe du souffle et donc de l’esprit autant que de la voix. Mais cette bouche n’est pas un organe inspiré selon une perspective orphique ou davidique : c’est le mordant et le coupant des dents du rongeur, ses « couteaux » (v. 57, v. 51), qui le rendent apte à rompre cordes et entraves. Tel est l’« instrument » (v. 50) de son efficacité, explicitement associée au labeur au lieu d’une infusion miraculeuse (« rongea / Tant et souvent », v. 64-65 ; « peine, sens et étude », v. 73). Labeur d’esprit et de bouche sans disjonction aucune contrairement à l’expérience du Dépourvu, selon l’évolution construite dans la section des Épîtres.

26En bref, suivant la structure énonciative globale des Epîtres, le lien en esprit vécu ou espéré désire faire advenir et préfigure à la fois la consommation/jouissance ou la grâce, y compris dans leur version mondaine, et ce en postulant un continuum spirituel incarné et un contact générateur ou régénérant : communicatio à défaut de communio. Cette communication spirituelle confiante en une grâce même toujours différée requiert une consonance ou harmonie entre le cœur et le corps et entre la lettre et l’esprit, conjoints dans l’adresse sincère, amoureuse ou amicale, c’est-à-dire conforme aux vertus théologales (foi, espérance, charité). Voir le cœur pour libérer le corps, tel est encore l’argument central des deux dernières épîtres. Si tu pouvais voir « dedans ce corps de franchise interdit », dit Marot à Bouchart, « Le cœur verrait autre qu’on ne t’a dit » (v. 31-32). Communicatio calvinienne, imago cordis de la lettre familière et rhétorique du pectus ou abundantia cordis : la poétique marotique fusionne la circulation de l’Esprit et celle des esprits. Du cœur animé des bons esprits sort la parole authentique, qui, par la grâce de l’interlocuteur, en qui est projetée une puissance d’agir supérieure ou complémentaire, libèrera et nourrira le locuteur.

Coopération plutôt qu’intercession

  • 28 La notion de “poétique du déplacement”, jadis proposé...

27Le cycle génératif mis à jour requiert vertu, labeur et réciprocité. Mis à part dans l’épître III à Marguerite, où la requête faite aux dames consiste explicitement à faire advenir « par » leur prière le retour de la paix, l’effet de grâce attendue ne se réduit pas à une intercession de type religieux, rapport plus unilatéral et passif que circulaire et dynamique : priez pour moi. Même dans une posture d’humilité et d’attente de grâce, une disposition active du demandeur est soulignée, parallèlement à une disposition paradoxale de medium ou d’instrument de la part du destinataire. Cette mutualité active implique un déplacement de la formule de requête : non pas Faites-moi grâce pour mes poèmes mais Faites que la grâce me vienne, par charité28. Les épîtres déplacent le rapport de service (« pour ») vers la coopération ou participation (« par »).

28La « Petite épître au Roi » (VI), dans laquelle la distance hiérarchique est a priori maximale, en donne un bon exemple. La « rime », première personnification facétieuse de la séquence, n’en met pas moins en scène l’espoir d’une grâce efficace. Elle est dans cette épître plante ou branche métaphorique greffée au « jardin [du] sens » (v. 14), la faculté de conception mentale du scripteur. Elle « ser[t] » de fait (v. 11), n’en déplaise aux moqueurs, car tel un organe supplémentaire, elle engendre du « plaisir » (mot répété) et « nourri[t] » le corps du poète (v. 18) ; il faut cependant un don gracieux du roi (« Fassiez avoir », v. 22) pour obtenir davantage, à savoir « bien(s) » et « heur ». La « Petite épître au Roi » exprime le vœu de récompense des œuvres hors de la pure transaction, sur le modèle de l’instrument, de la médiation vivante : « par sa rime heur » (v. 22), « quel bien par rime on a » (v. 26 et dernier). La médiation requise du destinataire n’est ni transcendante ni strictement unilatérale. Elle est interpersonnelle et coopérative : le suppliant est lui aussi vertueux et fait œuvre et don à son niveau. Ni passif ni quémandeur, il se montre instrument (organon, instrumentum) de circulation de la seule puissance véritable.

  • 29 Sur la notion de fruition en rapport avec la producti...

  • 30 Voir Jean 15, 1-2 : « Je suis le vrai cep, et mon Pèr...

29Dans l’épître suivante, Bourgeon se moque de « Désespoir » en un dialogue rapporté (v. 22-26) faisant écho à celui du « Dépourvu », jusqu’au saignement de nez que cause « Espérance » à « Désespoir » (voir Bon Espoir chassant Crainte de l’esprit du locuteur, dans l’épître II). La condition négative à laquelle tient le salut (profane) du locuteur, dépendant de la grâce de son destinataire, se formule dans cette épître VII en termes similaires à la première épître à Marguerite (« Si votre grâce envers moi ne s’étend », épître II, v. 167) : sans le secours de La Rocque, le nécessiteux bénéficiaire de l’épître (Bourgeon) ne cessera d’être tourmenté par Désespoir et donc condamné à rester « Toujours Bourgeon, sans Raisin devenir / S’il ne vous plaît de lui vous souvenir » (épître VII, derniers vers). L’onomastique et l’équivoque intensifient dans cette épître l’imagerie générative parsemée dans le recueil. Il s’agit bien de porter fruit, de croître jusqu’à fruition (du moins ici-bas), terme qui appartient lui aussi au langage d’Érasme et des Évangéliques29. Il faut pour cela coopération, c’est-à-dire laisser cours à l’Esprit, humblement mais non moins activement : se modérer, garder la foi, agir avec charité, et espérer. Le bourgeon (jeune pousse de vigne) devient bien raisin dans l’épître suivante (« L’épître faite pour le capitaine Raisin », épître VIII). Mais au lieu de porter fruit durablement il se laisse littéralement tourner au vinaigre, il dépérit par excès, n’ayant pas accepté l’émondation comme dans la parabole de Jean 15 ou Jérémie 3130. Vénus et Bacchus, allégories mythologiques de fol amour et de l’ébriété, sont figures du péché et de l’incontinence. Or le locuteur tient ces figures pour responsables de son malheur : il se fourvoie dans l’adoration de fausses divinités (v. 59) et la mélancolie, oublie de s’aider pour que le Ciel l’aide. Il ne peut que requérir l’écoute compatissante de ses amis. Son malheur donnerait en outre de bonnes raisons de rester adolescent : la maturité du vir, associée à la virtus païenne comme vertu virile, érotique et guerrière, n’est jamais objet de désir chez ce poète si peu friand des mâles fureurs.

  • 31 Cité par T. Cave, Cornucopia, op. cit., p. 172. Voir ...

30Point d’intercession, donc : reflet de la coopération, une responsabilité multilatérale est figurée à la place, sans qu’aucun agent humain ne possède d’absolue efficace. Par le biais de la prière finale, Dieu est en outre radicalement séparé des personae allégoriques peuplant les brefs psychodrames ou psychomachies proposés, instances suppliées, confrontées ou accusées. Une prière clôt ainsi les épîtres II à V puis l’épître XI, c’est-à-dire presque toutes celles où l’auteur parle en son nom, à l’exception des épîtres VII et X, où Marot « supplie » directement le roi et Bouchart, respectivement. En bref, l’esprit vient au jeune poète qui, sans mélancolie corollaire, se sait en un sens adolescent éternel, c’est-à-dire jamais promis à la plénitude ici-bas, n’attendant point le salut par ses œuvres seules, et jamais assuré de la grâce : « l’esperit inspire là où il luy plaît » (Lefèvre d’Etaples31).

La gratitude en attendant la grâce

31Une théologie poétique éminemment incarnée se forme et se formule en définitive avec cohérence, quoique sans rigidité doctrinale – poéthique, disions-nous. Si la grâce, quoique vitale, demeure toujours hypothétique, objet toujours renouvelé d’espoir et de prière, la gratitude en forme un équivalent humain, une préfiguration conforme à la charité d’esprit à esprit, une possible circulation des grâces ou bienfaits entre semblables. L’« ami Lyon » de la dernière épître, figure royale sous l’adresse amicale et animalière, est à la fois pourvoyeur de grâce et sujet à la gratitude, et en cela agent d’une circulation des grâces tout humaine et syncrétique, mondaine et pieuse, païenne et chrétienne. Le lion et le rat viennent clore la section des Épîtres en tant qu’acteurs d’une fable rapportée aux allures de parabole, petit drame analogique plutôt qu’allégorique – le parallèle avec la situation de l’auteur étant activé de manière explicite quoique fugace (« mangé le lard », v. 19). Cette épître illustre le fait que le cercle des grâces s’étend librement, sans détermination temporelle ou actantielle : le rat de la fable est délivré dans le passé flou du conte (« une fois », v. 17) et Marot dans un présent énonciatif étendu (« Or viens me voir », v. 72) et un futur (proche !) hypothétique. La gratitude existe ainsi indépendamment de toute actualisation circonstancielle ou strictement conditionnelle. Marot le montre encore en soulignant la gratuité du don dans le dernier vers, hyperbate optative priant que le destinataire n’ait jamais besoin d’être délivré en retour (« […] ce qu’il ne veuille faire »). Autrement dit : « Je ne te souhaite pas d’avoir besoin de profiter de ma gratitude – mais donne toujours, au cas où ! ». Le rat, qui tour à tour est nécessiteux et puissant, agent et patient, a tour à tour besoin d’être libéré et pouvoir de libérer, illustre la dynamique circulaire et horizontale de la gratitude, et ce de concert avec le lion qui, même royal, condescend à le traiter en égal sur ce plan. Le cercle des grâces s’esquisse d’ailleurs dès la micro-scène initiale où le rat exprime humblement sa gratitude (v. 24-27) pour le « secours » reçu (v. 40, v. 45), bienfait qui engage à secourir en retour, dans la mesure de ses moyens, et partant à engendrer davantage encore de gratitude – analogon interpersonnel de la circulation de l’esprit et de son pouvoir génératif.

Conclusion : l’esprit vient si tout le monde y met du sien

  • 32 Cité en note par M. Huchon, art. cit., p. 69.

  • 33 Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réceptio...

32De la parole empêchée de l’infans à la parole libérée de l’adulescens, même encore dépendant, le cycle génératif de l’esprit comme principe d’efficacité au cœur de toute parole ou action se trouve bien figuré dans les Épîtres. Produit d’une psycho-physiologie chrétienne vitaliste et pneumatique, cette poétique de l’esprit à la fois occasion et effet de grâce rejette cependant la scission dualiste et la verticalité métaphysique associées à la philosophie néoplatonicienne (essor du sensible à l’intelligible, etc.). Marot conjoint ainsi dans ses vers le spirituel (lui-même syncrétiquement Spiritus, spiritus, animus et anima) et le corporel (chair, lettre, instrument, humeurs…). Conformément aux contraintes d’un genre de requête, c’est bien une faveur, une grâce qui est requise à chaque fois dans la section des Epîtres. La dispensation de cette grâce ne requiert pas une simple infusion unilatérale mais avant tout une éradication des passions tristes telles que la crainte ou le deuil, qui empêchent la libre circulation de l’esprit et l’exercice des vertus théologales (foi, espérance et charité). L’espoir d’une libération de l’esprit et d’une circulation de bienfaits corollaire dépasse en fait le cadre des Épîtres. Il fait accessoirement écho à l’épître dédicatoire qu’adresse Dolet, éditeur du recueil remanié de 1538, à Lion Jamet (!) ; Dolet y nargue les accusateurs de Marot en insistant sur la logique de la fiction (« la commodité de l’argument »), attachée à représenter le possible : « tel effort d’esprit doit être libre, sans aucun égard [pour l’interprétation malveillante des calomniateurs] ». « La liberté que doit avoir l’esprit d’un Auteur », question qui mobilise Dolet32, implique un processus d’affranchissement que mettent en scène (entre autres) les Épîtres de L’Adolescence. Acceptant sa dépendance mais refusant de se consumer passivement en l’absence d’une véritable communion ou consommation, Marot n’opte pas en son nom pour la position loyale et constante mais mélancolique de Maguelonne (épître I). Il choisit la confiance en la Grâce et en ses manifestations toutes humaines dont la compassion, le secours ou la gratitude, modalités salutaires de la charité. Jauss remarquait à cet égard que « génie » et « génératif » ont en français la même racine que « jouissance » en allemand (genießen, genuß) : usufruit d’un bien occulté33. Si la communion dans la jouissance nous échappe, nous dit Marot, nous reste au moins la coopération fructueuse dans la joie et la charité.

Notes

1 Concernant le jeu sur la persona d’auteur chez Marot, voir entre autres Robert Mélançon, « La personne de Marot », G. Defaux (dir.), Clément Marot, « Prince des Poëtes français », 1496-1996, 1996, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 515-530 ; Jan Miernowski, « Le pas chancelant de la fiction marotique », ibid., p. 531-544 ; Guilaume Berthon, L’intention du Poète. Clément Marot « autheur », Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Gérard Defaux, « Clément Marot : Poésie, autobiographie et roman », dans Writing in the Renaissance. Essays on Sixteenth century French Literature in Honor of Floyd Gray, Lexington, KY, 1992, p. 79-91 ; et Florian Preisig, Clément Marot et les métamorphoses de l’auteur à l’aube de la Renaissance, Genève, Droz, 2004.

2 Nugae et Juvenilia sont des titres courants parmi les poètes néo-latins contemporains usant de personae « juvéniles », dont Nicolas Bourbon et Jacques Peletier du Mans. Marot décrit lui-même les pièces rassemblées comme ses « jeunesses » et « coups d’essai » dans l’épître liminaire à ses « Frères » en poésie (Adolescence clémentine, éd. F. Roudaut, Paris, Livre de Poche « Classiques », 2005, p. 64 – notre édition de référence) et l’épître à Dolet de 1538 insiste sur le geste d’avoir mis « l’Adolescence à part » (ibid., p. 70).

3 Sur le leurre des « coups d’essai », sur lequel nous alertait déjà le distique liminaire de Bérault (« Hi sunt Clementis juveniles, sapice, lusus / Sed tamen his ipsis est juvenile nihil », éd. cit., p. 68), voir aussi Jean-Max Colard, « L’écriture comme passetemps », Cahiers textuels, vol. 16, 1997, p. 81-92 ; Audrey Duru, « Les essais poétiques : emplois et sens du mot essai(s) dans les titres de recueils poétiques à la fin du XVIsiècle et au début du XVIIsiècle », M. Jourde et J.-C. Monferran (dir.), Le Lexique métalittéraire français (XVIe-XVIIsiècles), Genève, Droz, 2006, p. 123-145 ; Olivia Rosenthal, « Les jeunesses de Clément Marot », S. Perrier (dir.), « Clément Marot, L’Adolescence clementine », Cahiers Textuels, vol. 16, 1997, p. 7-21 ; et André Tournon, « Ce sont coups d’essai : l’ironie poétique », Cahiers textuels, vol. 16, 1997, p. 117-129.

4 Guillaume Berthon désigne ainsi une logique chronologique, générique et thématique comme le triple principe organisateur de l’œuvre publiée (op. cit., p. 436-439 en particulier).

5 Mireille Huchon, « Rhétorique et poétique des genres : L’Adolescence clémentine et les métamorphoses des œuvres de prison », J.-C. Monferran (dir.), Le Génie de la langue française, autour de Marot et La Fontaine, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions Fontenay/Saint-Cloud, 1997, p. 53-71 (p. 55) ; et p. 66 : « palimpseste du genre ». Sur l’ordre du recueil, voir G. Berthon, op cit., p. 436-466 ; Cécile Alduy, « L’Adolescence de Marot mise en recueil : ordre du livre, fiction d’auteur », L’Information littéraire, vol. 58-3, 2006, p. 10-18 ; Jean Vignes, « “En belle forme de livre” : la composition de L’Adolescence clémentine », Op. cit., Revue de littératures française et comparée, vol. 7, 1996, p. 79-86 (réédité dans Méthode ! vol. 11, 2006, p. 93-100) ; Edwin Duval, « L’Adolescence clementine et l’œuvre de Clément Marot », Études françaises, vol. XXXVIII, n° 3, 2002, p. 11-24 ; Francis Goyet, « Sur l’ordre de L’Adolescence clémentine », G. Defaux (dir.), Clément Marot, « Prince des Poëtes français », 1496-1996. Actes du colloque international de Cahors en Quercy, 1996, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 593-613.

6 La définition de la lettre familière comme projection de l’âme ou du cœur (imago cordis, eikôn psychè) se trouve déjà chez les rhéteurs de l’Antiquité classique, notamment Démétrios (Du Style, IV, 227, cité par Luc Vaillancourt dans l’introduction à son livre ainsi que dans « L’individualisme humaniste : égotisme rhétorique ou expression de soi ? », Modèles linguistiques, vol. 58, 2008, p. 102 ; mis en ligne le 11 septembre 2013, consulté le 2 août 2018. URL : http://ml.revues.org/375 ; DOI : 10.4000/ml.375) ; Calvin utilise des formulations similaires à Démétrios (traduit en 1508) en intégrant le concept chrétien d’image (le Créateur dans sa Création) et du Verbe : « La parolle nous est donnée, afin que nous puissions communiquer les uns avec les autres, tellement que la langue par les païens est nommée l’image du cœur » (sur Genèse 12, 11-16, Sermons sur la Genèse, éd. M. Engammare, Genève, Droz, 2000, p. 633 ; voir la note 12 de l’éditeur, qui cite aussi Léon le Grand : « In speculo cordis humani per lineas imitationis expressa Dei imago resplendeat »).

7 Efficacia semble à l’époque plus répandu qu’effectio ou operatio pour signifier l’action de l’Esprit dans le monde (Verbe, Christ…), notamment dans les traités réformés, pour désigner les agents de la grâce dispensée. Voir Philip Melanchthon, « De Dispensatione Gratiae Dei », dans : Loci communes sacrae theologiae, 1521 : « Efficacia dispendae gratia, solus Christi est ».

8 Pour une typologie des modes de représentation de l’activité du poète (rimeur, ouvrier, etc.), voir la seconde partie du livre de G. Berthon, op. cit.

9 Elles s’associent évidemment au decorum réflexif du style simple rhétorique, comme amplement illustré dans la première partie (consacrée à Marot) de Corinne Noirot, « Entre deux airs. » Style simple et ethos poétique chez Clément Marot et Joachim Du Bellay (1515-1560), Paris, Hermann, 2013.

10 Sur les théories psycho-physiologiques associées aux humeurs vitales, dont la mélancolie, voir en particulier Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art (1956), trad. F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1989.

11 Gérard Defaux a mis en évidence la « rhétorique du pectus » empruntée à Érasme, qui accommode le fameux « pectus est enim quod disertos facit, et vis mentis » de Quintilien (Instituion Oratoire, X, 7, § 15) au discours paulinien sur la charité vitale (voir « Rhétorique, silence et liberté dans l’œuvre de Clément Marot : essai d’explication d’un style », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, vol. 46, n° 2, 1984, p. 299-322).

12 Sur les ambiguïtés codées de ces formulations, voir Michael A. Screech, Marot évangélique, Genève, Droz, 1967, ch. 1 : « Marot devant l’accusation de luthéranisme ».

13 Voir la magnifique analyse de la « Petite épître au Roi » qu’offre François Cornilliat dans « Or ne mens » : couleur de l’éloge et du blâme chez les Rhétoriqueurs, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 330-337, autour de la question du plaisir et de la gratuité. Voir aussi J. Vignes, « Supplications marotiques : pour une relecture de la “Petite épître au roi” », L. Albert, P. Bruley et A.-S. Dufief (dir.), La supplication : discours et représentation, Rennes, PUR, 2015, p. 337-353. Sur le patron syntaxique de la « virtualité négative » ici détaché, voir Éliane Kotler, « Des contrastes énonciatifs dans L’Adolescence clémentine », C. Martineau-Génieys (dir.), Clément Marot et « L’Adolescence clémentine », Nice, Association des publications de la faculté des Lettres de Nice, 1997, p. 79-100 (réédition électronique : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1412).

14 Voir Pierre Fabri, Le Grand et vray art de pleine rhetorique : util proffitable et necessaire a toutes gens qui desirent a bien elegantement parler et escripre… […] comme oraisons : lettres missives : epistres : sermons : recitz : collations et requestes […], Genève, Slatkine Reprints, 1972 (1521). Sur les conventions épistolaires en prose et en vers, aux XVe et XVIe siècle, voir Luc Vaillancourt, La lettre familière au XVIsiècle : rhétorique humaniste de l’épistolaire, Paris, Honoré Champion, 2003 ; Yvonne Leblanc, « Va, lettre, va » : The French Verse Epistle, Birmingham, Summa, 1995 et P. Dorio, « La plume en l’absence » : le devenir familier de l’épître en vers dans les recueils imprimés de poésie (1527-1555), thèse soutenue en 2017 à l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris) sous la direction de M. Magnien ; disponible en ligne, URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01790251.

15 Voir la brillante lecture allégorique de Francis Goyet, « Sur l’ordre de L’Adolescence clémentine », art. cit.

16 Voir G. Defaux, « Rhétorique, silence et liberté … », art. cit. ; et M. Huchon, « Poétique et rhétorique des genres… », art. cit. ; et Jacques Berchtold, « Le poète-rat : Villon, Érasme ou les secrètes alliances de la prison dans L’Epistre à son amy Lyon de Clément Marot », BHR, vol. 50, n1, 1988, p. 57-76.

17 Sur l’articulation entre épître familière, fable, et suavitas rhétorique dans cette épître conclusive : Véronique Montagne, « “L’épître à son ami Lyon” de Marot ou la douce persuasion », Loxias, vol. 15, mis en ligne le 10 décembre 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1418.

18 Voir C. Noirot, « Entre deux airs… », op. cit. p. 338 : « Marot utilise fréquemment le terme d’“efficace” dans un contexte métapoétique jamais complètement détaché de cette action de l’esprit ou de la grâce ». Pour preuve cette comparaison entre Le Balladin (vers rapportés ci-dessous en caractères romains) et Les Commandements de Dieu, vers en italiques) :
Puis elle avoit une tant bonne grâce
Et ung parler de si grand efficasse.
Que la plus part de ceulx qui l’escoutoient
A la servir pour jamais se boutoient. (Le Balladin, v. 57-60)
O Dieu, ton parler d’efficace
Sonne plus clair que fin alloy
En noz cueurs imprime la grâce
De t’obeyr selon ta Loy.
(Les Commandements de Dieu, derniers vers)

19 Sur la fonction de translatio des héroïnes furieuses mentionnées dans « L’Épître de Maguelonne », voir C. Noirot, « Transmuting Dido: Marot, Du Bellay, and the Displacement of Ovidian and Virgilian Authority in Translatio », International Journal of the Classical Tradition, vol. 24-1, 2017, p. 35-56. ‘Online First’ URL: http://link.springer.com/article/10.1007/s12138-016-0416-4

20 Calvin, Sermons sur la Genèse, op. cit., p. 633. Voir la perspective de George Hoffmann sur la communicatio évangélique, au-delà de la controverse sur l’Eucharistie qui interroge le lien sacramental (Reforming French Culture : Satire, Spiritual Alienation, and Connecting with Strangers, Oxford, Oxford UP, 2018, p. 157-161). Sans détour par l’Évangélisme ou le Calvinisme doctrinal, on pense à l’affinité évidente avec Rabelais ; André Tournon mentionnait à cet égard le pantagruélisme comme invitation à lire « jamais en mauvaise partie » (Tiers-Livre, Prologue), bonne volonté et réception charitable que pointe aussi Dolet dans sa préface à L’Adolescence. Sur la pensée rhétorique et anthropologique de Calvin, voir Olivier Millet, Calvin et la dynamique de la parole. Étude de rhétorique réformée, Paris, Honoré Champion, 1992.

21 Les derniers mots du recueil ne sont-ils pas « Si Ferme Amour ne les rassemble / Sans fin seront désassemblés » ? (Cl. Marot, L’Adolescence clémentine, op. cit., p. 382).

22 Voir 2 Cor. 3, 6 : « qui et idoneos nos fecit ministros novi testamenti non litterae sed Spiritus, Littera enim occidit, Spiritum autem vivificat. [Vulgate] / il nous a aussi rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit, car la lettre tue, mais l’esprit vivifie » [trad. Segond]. Le bâtiment construit est aussi métaphore technique de la structure épistolaire dans certains traités d’ars dictaminis. Sur le rapport à la grâce divine dans l’épître I, voir Josiane Rieu, « Le silence de Dieu : Marot, l’Épître de Maguelonne », Loxias, mis en ligne le 6 décembre 2006, consulté le 16 août 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1394.

23 Voir la section « L’instrument transmueur » dans : C. Noirot, « Entre deux airs »…, op. cit., p. 317-322.

24 La pensée de Frédéric Lordon sur l’aliénation politico-affective du sujet contemporain vient sur ce point à l’esprit. Voir par exemple Capitalisme, désir et servitude, Paris, La Fabrique éditions, 2010.

25 Sur le néoplatonisme renaissant, voir entre autres Teresa Chevrolet, L’idée de fable : théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, 2007.

26 Voir aussi Robert Klein, « Spirito peregrino », dans La forme et l’intelligible : écrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, Gallimard, 1970, p. 31-64, sur la mythologie de l’esprit errant (depuis Dante) et la chaîne étiologique associée.

27 Voir G. Berthon, L’intention du Poète, op. cit. : la seconde partie de cette étude, tout attachée aux conditions matérielles de production d’une œuvre singulière, montre que la perspective socio-historique n’équivaut pas chez ce critique à un oubli de lire.

28 La notion de “poétique du déplacement”, jadis proposée par Gérard Defaux, est utile ici.

29 Sur la notion de fruition en rapport avec la production du sens, voir Terence Cave, Cornucopia. Figures de l’abondance au XVIsiècle, trad. G. Morel, Paris, Macula, 1997, p. 72-79 en particulier. La question du retrait du sens et de la jouissance (ou fruition) y est traitée au carrefour de conceptions théologiques et humanistes. Usus, fructus, et abusus sont des termes à la fois juridiques et théologiques ; Érasme les commente dans son Enchiridion militis christiani traduit par Berquin au début des années 1520 (cité par Ulrich Langer, Perfect Friendship: Studies in Literature and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, Genève, Droz, 1994, p. 105), Enchiridion où Dieu comme vie de l’âme, la lutte pour rester éveillé, et l’abondance du cœur comme faisant vivre la parole sont également discutés.

30 Voir Jean 15, 1-2 : « Je suis le vrai cep, et mon Père est le vigneron. / Tout sarment qui est en moi et qui ne porte pas de fruit, il le retranche ; et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il porte encore plus de fruit. / 1. Ego sum vitis vera et Pater meus agricola est / 2. omnem palmitem in me non ferentem fructum tollet eum et omnem qui fert fructum purgabit eum ut fructum plus adferat. » Le chrétien espère le fruit de sa vigne (Jérémie 31, 28-32), s’interdisant de manger les raisins verts sans attendre la jouissance dans la nouvelle alliance (également symbolisée par le sel dans la Bible) ; la parabole « l’arbre se reconnaît à son fruit » présente dans plusieurs évangiles et reprise dans le Sermon du Bon pasteur et du Mauvais attribué à Marot véhicule également cette symbolique évangélique.

31 Cité par T. Cave, Cornucopia, op. cit., p. 172. Voir aussi G. Berthon, L’intention du poète, op. cit., sur le titre de La Suite, p. 445-448. L’adulescens assume sa position intrinsèquement subalterne et transitoire (« en attendant… ») à la fois vulnérable et valorisante, puisque son humilité et son espoir, entre autres vertus chrétiennes, donnent occasion à la grâce de très hauts seigneurs, et qui sait, peut-être, du Seigneur ultime, de s’exercer.

32 Cité en note par M. Huchon, art. cit., p. 69.

33 Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 126. Jean Lecointe cite quant à lui Paul Ricœur pour illustrer la recherche, chez Marot, d’une poétique générative et d’une théologie poétique éminemment incarnée (J. Lecointe, « Une poétique de l’impertinence : la liaison non pertinente dans L’Adolescence clémentine », V. D. Le Flanchec et C. Stolz (dir.), Styles, genres, auteurs, vol. 6, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 27-39).

Pour citer cet article

Corinne Noirot, «Marot en ses premières épîtres, ou comment l’esprit vient aux adolescents», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2019 », n° 19, automne 2018 , mis à jour le : 21/12/2018, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=462.

Quelques mots à propos de :  Corinne Noirot

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure, Corinne Noirot est enseignant-chercheur à Virginia Tech, aux États-Unis. Auteur de « Entre deux airs » : style simple et ethos poétique chez Clément Marot et Joachim Du Bellay [2011] (Hermann éditeurs, 2013), elle a également codirigé le volume d’essais intitulé « Revelations of Character. » Ethos and Moral Philosophy in Montaigne (Cambridge Scholars Publishing, 2007). Ses articles et essais publiés s’intéressent aux vers de Marot, Peletier, Du Bellay, Ronsard, La Taille, Vian, et Goudezki, et à la prose de Rabelais, Montaigne, et Bégaudeau. Elle prépare actuellement un livre sur Jean de la Taille, pour l’instant intitulé Drame des Armes et des Lettres à la fin du XVIe siècle, ainsi que l’édition collective du théâtre des frères La Taille, à paraître chez Classiques Garnier (en 2020 si tout va bien).

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