XIXe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Bertrand Degott

Les Amours Jaunes à la lumière de l’album Noir

  • 1  Tristan Corbière, RoscoffL’Album Louis Noir, éd. Ben...

  • 2   Tristan Corbière, Les Amours jaunes. Présentation par...

1Retrouvé en mai 2010 par Benoît Houzé, puis édité en fac-similé en 2013, Roscoff (prononcé [ʀɔskɔf] et dit « L’Album [Louis] Noir ») contient des poèmes écrits – ou du moins datés – par Corbière entre 1867 et 18691. Une bonne part d’entre eux constituent l’avant-texte d’un poème des Amours jaunes2. Le tableau ci-dessous résume les correspondances.

Ordre

Roscoff

Les Amours jaunes

1

« Le Douanier de mer » (f. 2-4 ro)

« Le Douanier » (p. 278-281)

2

« Sonnet à Black, chien de femme légère (braque pur-sang) » (f. 4 vo)

« Sonnet à Sir Bob, chien de femme légère, braque anglais pur sang » (p. 87)

3

« Vous qui ronflez… » (f. 8 ro)

« Litanie du sommeil », v. 1-6 (p. 170)

4

Mes vieux-jumeaux (f. 14 ro)

« Frère et sœur jumeaux » (p. 168 et 169)

5

« Barcarolle des Kerlouans naufrageurs (saltins) » (f. 20 ro)

« Le Naufrageur » (p. 283 et 284)

6

« Sonnet » (f. 22 ro)

« I sonnet avec la manière de s’en servir » (p. 85 et 86)

7

« Épitaphe pour Tristan Joachim-Édouard Corbière, philosophe-Épave, mort-né » (f. 24 ro)

« Épitaphe » (p. 71-74)

8

« Jeune philosophe en dérive… » (f. 24 ro)

« Épitaphe », (v. 17 et 59)

« Le Poète contumace », v. 153-156 (p. 125)

9

Le moi humain est haïssable

Eh-bien moi je me hais (f. 24 ro)

– Le moi humain est haïssable…

– Je ne m’aime ni ne me hais.

« Paria », v. 47-48 (p. 207)

10

« À mon Roscoff » (f. 26 ro)

« Au vieux Roscoff » (p. 276 et 277)

11

« (Aquarelle) le matin, effet de printemps. Appareillage de Corsaire. De la rade de Binic » (f. 28 vo)

« Aurora. Appareillage d’un brick corsaire » (p. 260-261)

  • 3  Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Paris, L. Vanier,...

  • 4  Il serait même possible de distinguer un quatrième rég...

2Quatre de ces textes étaient déjà connus des spécialistes puisqu’ils figurent dans la première réédition des Amours jaunes en 18913. Sur cet ensemble, il est possible de distinguer trois régimes selon que la réécriture concerne 1°) des fragments isolés, 2°) des fragments déplacés d’un poème à l’autre, 3°) des ensembles constitués et cohérents4.

31. Les nos 3 et 9 sont deux fragments écrits en diagonale, le premier au crayon, le second à l’encre. Neuf vers et l’amorce d’un dixième dans le premier cas (no 3), dont les six premiers – séparés de la suite par un retrait d’alinéa – constitueront l’attaque de « Litanie du sommeil » :

Vous qui ronflez auprès d’une femme endormie,
Épicier, savez-vous ce que c’est l’insomnie ?
Savez-vous ce que c’est quand le sommeil ailé
Comme un papillon noir dans la nuit envolé
sans un coup d’aile ami, vous laisse seul, tout seul
seul dans le lourd brouillard qui rampe sur votre œil.
Ô beau sommeil rêveur, sommeil, douce fumée
qui flotte dans le vague avec l’ame déliée...
mais (AN, f. 8 ro)

4Deux vers isolés dans le deuxième cas (no 9) ont leur image dans deux vers de Paria. Toutefois ces vers figurent sur un feuillet (f. 24 ro) où l’on peut trouver des exemples des deux autres régimes.

  • 5  Charles Cros et Tristan Corbière, Œuvres complètes, éd...

52. En effet, sur ce même feuillet, à côté d’un avant-texte d’« Épitaphe », figurent les trente-huit vers du no 8, désormais connu sous le titre de « Sous un portrait de Corbière en couleurs fait par lui et daté de 18685 » et souvent cité parmi les « poèmes retrouvés ». Si Corbière n’a pas retenu ce texte, c’est qu’il en a dispersé deux fragments dans Les Amours jaunes. Le quatrain initial, d’une part, a son image dans deux vers d’« Épitaphe » :

AN, f. 24 ro

« Épitaphe », AJ, p. 72 et 74

Jeune philosophe en dérive
revenu sans avoir été
Cœur de poëte mal planté :
Pourquoi voulez-vous que je vive ?

Sans avoir été, – revenu ; (v. 17)

Ci-gît, – cœur sans cœur, mal planté, (v. 59)

  • 6 OC, p. 1376.

6D’autre part, ainsi que Pierre-Olivier Walzer le remarque justement, les « quatre premiers vers de la seconde strophe se retrouvent dans Le Poète contumace […] avec quelques différences6 ». Ces vers font en effet partie du dialogue inséré ; assumée par le « je » lyrique dans l’album Noir, l’énonciation est, dans Les Amours jaunes, déléguée au personnage :

L’Amour !... je l’ai rêvé, mon cœur au grand ouvert
bat comme un volet en pantenne,
habité par la froide haleine
des plus bizarres courants d’air ; (AN, f. 24 ro)

C’est bête, mais c’est Toi ! Mon cœur au grand ouvert
Comme mes volets en pantenne,
Bat, tout affolé sous l’haleine
Des plus bizarres courants d’air. » (AJ, p. 125, v. 153-156)

  • 7  Voir Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Seyssel, Ch...

  • 8  Ibid., p. 214.

7Devenue, dans « Le Poète contumace », « Comme mes volets en pantenne » (avec le pluriel et le possessif qui fait du groupe nominal une expression définie), la comparaison fait ressortir dans le dialogue le rapport esquissé par la description initiale et repris par la suite entre le vieux couvent et son habitant. Le rejet de « bat », qui en découle, mime dans la syntaxe le désordre auquel sont en proie les volets et les sentiments. Si les affects restent les mêmes, c’est au personnage désormais qu’est confié le soin de les dire, selon une mise à distance caractéristique du lyrisme « dégrisé7 » qu’initie la génération de Corbière. Que sur un même feuillet de l’album Noir voisinent ainsi des avant-textes d’« Épitaphe », du « Poète contumace » et de « Paria » confirme en tout cas la solidarité des trois poèmes et justifie qu’on aille y chercher – avec toutes les précautions d’usage – des portraits du poète. En effet, la poésie de Corbière reste une poésie personnelle : si elle n’est plus assumée comme elle l’était par le romantisme effusif, elle ne devient pas non plus pour autant, comme chez le premier Verlaine, « la modulation d’une ambiance où l’individualité du poète se trouve dissoute jusqu’à la perte du sentiment de soi8 ».

  • 9  Nous inscrivons cet article dans la continuité de ceux...

  • 10 Pour une étude des deux états du no 6 (« Sonnet » ...

83. Les huit autres textes (nos 1, 2, 4, 5, 6, 7, 9, 10 et 11) présentent suffisamment d’analogies avec leur correspondant dans Les Amours jaunes pour qu’on puisse les considérer comme un premier état de ces derniers. Tous ces textes ont en outre un titre, ce qui semble ici constituer une marque d’achèvement, même provisoire. À l’intérieur de cet ensemble, il est encore possible de distinguer trois types de réécriture : a) par versification, b) par expansion, c) au même format. Sur la base de ces constats, nous voudrions proposer ici quelques éléments d’analyse – qu’il faudrait naturellement approfondir –, afin de montrer en quoi l’album Noir peut éclairer notre lecture des Amours jaunes9. Pour ce faire, nous nous limiterons aux deux premiers types de réécriture, laissant pour une fois les sonnets (nos 2 et 6) de côté10.

De la prose d’« À mon Roscoff » aux vers d’« Au vieux Roscoff »

  • 11  En effet 1°) le retrait d’alinéa est six fois confié ...

  • 12  Pascal Rannou, « De l’album Louis Noir aux Amours jau...

  • 13  « Jonc marin » est un autre nom de l’ajonc d’Europe (...

  • 14  Selon Wikipédia, art. Roscoff. L’explication la plus ...

9Le premier cas concerne la seule réécriture du texte en prose « À mon Roscoff » (no 10). En fait, il s’agit, plus précisément, d’un texte comptant sept versets non métriques11. Cette exceptionnelle singularité conduit Pascal Rannou à écrire qu’« “À mon Roscoff”, loin d’être un premier état du texte en vers, est un poème en prose autonome12 ». D’un texte à l’autre, on remarquera toutefois la reprise de nombreuses expressions, qui sont autant d’éléments descriptifs. Les plus remarquables sont « les margats et les cormorans » et le « jonc-marin en fleur », qui confèrent au poème la couleur locale. S’il est difficile de savoir quel végétal Corbière désigne par jonc-marin13 et si cormoran est connu, la controverse quant à margat devrait pouvoir se clore une fois pour toutes. En effet, le contexte repris d’un état à l’autre – l’association au cormoran, la référence au chant, la comparaison au poète – exclut d’y chercher une seiche ou une pieuvre, quand le mot peut désigner le fou de Bassan, « plus grand voilier planant au-dessus de Roscoff (jusqu’à 1,70 m d’envergure14) ». Sans doute paraît-il décevant que celui qui fait du crapaud une figure du poète n’aille pas jusqu’à y comparer la seiche – et qu’il cède ainsi sans recul à la topique romantique (pélican, albatros, etc.). Il est surtout remarquable que le passage au vers entraîne la disparition des toponymes (Batz, Perharidy), ce qui pourrait témoigner de la part du Corbière de 1873 d’une conception du vers comme non directement référentiel. Et il n’est pas impossible de relier cette disparition avec celle des indices de première personne dans le titre (« À mon Roscoff » > « Au vieux Roscoff ») et dans le poème. Le régime lyrique des Amours jaunes suppose un désinvestissement biographique : le vieux Roscoff peut être celui d’Édouard-Joachim Corbière ou celui de son père, mais ce n’est que parce que la voix lyrique s’en déprend que chacun pourra s’y reconnaître lui aussi.

  • 15  Pour « Épitaphe », l’expansion est supérieure au trip...

10Si ce cas isolé de versification ne correspond pas à une expansion sensible (232 mots > 252 mots), la majorité des autres textes listés (nos 1, 4, 5, 11) sont réécrits moyennant une expansion de moitié environ15 : « Le Douanier de mer » (66 vers, 421 mots) > « Le Douanier » (97 vers, 689 mots) ; « Mes vieux-jumeaux » (24 vers, 197 mots) > « Frère et sœur jumeaux » (36 vers, 297 mots) ; « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs (saltins) » (29 vers, 189 mots) > « Le Naufrageur » (38 vers, 274 mots) ; « (Aquarelle) le matin, effet de printemps » (19 vers, 152 mots) > « Aurora » (34 vers, 370 mots). Il ne s’agit pas ici de déclarer la supériorité de l’avant-texte sur le texte de 1873 mais, la dilatation entraînant la dilution, il peut être intéressant et fructueux de se reporter au premier état afin de mieux saisir les singularités du second.

D’« (Aquarelle)… » à « Aurora » : expansion et polyphonie

11Un bon exemple de réécriture par expansion nous paraît fourni par le devenir du no 11, « (Aquarelle)… ». Citons, sans leur paratexte, ces vers de l’album Noir où Corbière décrit un appareillage (c’est-à-dire l’action de quitter le port) :

  • 16  Dans l’album Noir, la suite oe de goelette porte un t...

Quatre-vingt corsairiens, des corsairiens de proie
avaient leur chique à bord de la Fille-de-joie
une belle goelette16, écumeuse d’Anglais.
... Et l’on appareillait. un tout petit vent frais
soulevait doucement la chemise d’Aurore.
L’Écho des cabarets hurlait à terre encore
Et tous à bord chantaient, en larguant les huniers,
comme des perroquets perchés dans des palmiers.
Ils avaient passé là quatre nuits de liesse
la moitié sous la table et moitié sur l’hotesse :
Adieu, la belle, adieu ! – Va pour courir bon bord,
Va, la Fille-de-joie ! au Nord-est-quart de nord !.......
Et la Fille-de-joie en frisottant l’écume,
comme un fantôme blanc se couchait dans la brume,
Et le grand flôt du large en sursaut égayémugissait en courant déferler sur le roc :
« hisse le grand foc, hisse le grand foc
« Roule ta bosse tout est payé
« hiss’ le grand foc ! ! ! ! ! !........ (AN, f. 26 vo)

12Les quatorze premiers alexandrins sont disposés en rimes suivies selon une stricte alternance en genre ; les deux derniers trouvent leur rime dans la chanson citée, dont deux vers figurent déjà en exergue (« Roul’ta boss’ tout est payé / hiss’le grand foc hiss’le grand foc »). La clôture du poème se fait donc par abandon du mètre et du schéma rimique. On remarquera toutefois que trois alexandrins comportent un retrait d’alinéa : après la description de l’appareillage (v. 1-8), le premier marque une analepse (v. 9 et 10), le deuxième un passage au dialogue (v. 11 et 12), le troisième un retour à la description (v. 13-16).

  • 17 Le capitaine Yves-Marie Goulven est le héros du roman...

  • 18 Le Dictionnaire Historique de la Langue Française dat...

  • 19 Dominique Billy, « Le sabordage de la prosodie frança...

13Le changement du nom du navire, de « Fille-de-joie » à « Mary-Gratis », mérite un commentaire. Dans l’économie des Amours jaunes, « Mary-Gratis » est constitué à partir du nom de deux prostituées du « Bossu Bitor » (AJ, p. 247-257), « Jany-Gratis » (v. 155) et « Mary-Saloppe » (v. 171 sqq.). Dans une économie plus large où l’album Noir nourrit le recueil de 1873, « Marie-Gratis » est déjà le nom de la goélette du capitaine Yves-Marie Goulven17 : un même feuillet de l’album (AN, f. 13, ro) les peint accrochés l’un à l’autre. Sur le modèle du substantif « marie-salope », qui peut désigner à l’époque aussi bien un bateau qu’une prostituée18, Corbière forge « Marie-Gratis » – dénomination aussi ironique pour un bateau que « Fille-de-joie ». Sachant que la Mary-Gratis est « un brick écumeur d’Anglais » (AJ, v. 9), l’hypothèse d’une anglicisation du nom (Marie > Mary) est peu probable : cette graphie s’explique plutôt par la règle prosodique à laquelle Corbière s’astreint dans son recueil et qui veut que « les mots terminés en voyelle plus schwa sont soigneusement proscrits, à moins d’une élision19 ». Après avoir, dans l’album Noir, donné une goélette au personnage créé par son père, il en fait un brick dans Les Amours jaunes, lequel devient autonome en appareillant. Ainsi, larguant les amarres paternelles, Tristan lui aussi appareille…

14La première description de l’appareillage, entièrement à l’imparfait d’aspect sécant dans l’album Noir (AN, v. 1-8), se trouve répartie en deux masses narratives par Les Amours jaunes. Le distique initial, d’abord, dit l’embarquement de l’équipage (passé composé, d’aspect non sécant et accompli) :

Cent vingt corsairiens, gens de corde et de sac,
À bord de la Mary-Gratis, ont mis leur sac. (AJ, v. 1 et 2)

  • 20 Dans Le Négrier, Léonard lui opposant que « ce mot-là...

  • 21 L’expression « gens de corde et de sac » défige la lo...

15Le passage de « Quatre-vingt corsairiens » à « Cent vingt corsairiens » appelle plusieurs commentaires. D’abord le mot « corsairiens » est en mention, peut-être parce que ce mot désuet est emprunté au lexique paternel, peut-être parce que le mot n’est pas français ou tombé en désuétude20, peut-être enfin parce qu’il est repris de l’album Noir, où il est traité deux fois avec une synérèse fautive ; le recours à la dièrèse, attendu avec le suffixe ‑ien, constitue donc une correction par rapport à l’album Noir. De même que corsairiens se trouve ainsi rallongé du tiers, l’équipage est augmenté de moitié (80 > 120) et, la goélette devenue brick, l’appareillage demande également quinze vers de plus. De l’album Noir aux Amours jaunes, Corbière élève ses ambitions et cela se traduit jusque dans les moindres détails : c’est là un second commentaire. Toujours à propos de ce distique, la rime sac :: sac, qui apparaît comme une rime du même au même21, laisse entendre par deux fois un écho au mot brick, lequel s’achève également en <voyelle + [k]>.

16Après un premier retrait d’alinéa, un deuxième pavé narratif (AJ, v. 9-14) raconte et décrit le départ proprement dit (présent, d’aspect non accompli). Entre ces deux pavés narratifs (qui formaient un tout dans l’album Noir), Les Amours jaunes insèrent une première suite mélangeant dialogue et chanson, distingués par l’opposition entre romaines et italiques (AJ, v. 3-8). La deuxième insertion suit le second pavé narratif et précède le distique d’analepse : il s’agit de deux hexasyllabes qui ne trouveront leurs rimes qu’à la suite de ce distique. Tout se passe alors comme si le poète superposait une voix chantante (le quatrain d’octosyllabes entre guillemets et en italiques) à la voix narrative (en rimes suivies) :

Eux répondent en chœur, perchés dans les huniers,
Comme des colibris au haut des cocotiers :
« Jusqu’au revoir, la belle,
« Bientôt nous reviendrons… »

Ils ont bien passé là quatre nuits de liesse,
Moitié sous le comptoir et moitié sur l’hôtesse…
« …Tâchez d’être fidèle,
« Nous serons bons garçons… (AJ, v. 13-20)

  • 22 « Au vieux Roscoff », AJ, p. 277, v. 34.

17Suivent quatre alexandrins, dont deux sont déjà dans l’album Noir et qui, comme la première insertion, mélangent dialogue et chanson. Alors que « (Aquarelle)… » est un poème monodique, où même les effets de dialogue peuvent être mis au compte de la voix narrative, la réécriture qui aboutit à « Aurora » mobilise tous les procédés nécessaires à apporter de la polyphonie. Or cette polyphonie, composante essentielle des Amours jaunes, est ici utilisée moins pour l’ironie qu’au profit d’une composition chorale à la gloire des corsaires et des corsairiens, et partant nostalgique des « belles années22 » comme le sont la plupart des poèmes de Gens de mer.

De « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs » au « Naufrageur » : du « rembourrage » ?

18Des vingt-neuf vers de « Barcarolle… » (no 5) aux trente-huit du « Naufrageur », la réécriture correspond d’abord à trois ajouts. L’ajout central, qui est aussi le plus important, consiste en l’insertion d’un quatrain de 8‑syllabes et d’un quintil de taratantaras (10‑syllabes césurés 5//5) entre les v. 19 et le v. 20 du poème de l’album Noir. La localisation de cette insertion confère au « Naufrageur » une structure tripartite, qu’on peut ainsi résumer :

  1. La confession du naufrageur, figure inquiétante du fait de son appétit de naufrage, capable aussi bien de justifier ses pratiques par la religion que de soudoyer les douaniers pour parvenir à ses fins (v. 1‑19).

  2. L’évocation de la tempête susceptible d’entraîner le naufrage attendu, comparée à des animaux que le naufrageur conduit avant de les enfourcher (= la partie insérée, v. 20‑29).

  3. Le récit familial/étiologique des parents naufrageurs (v. 30‑39).

19Les deux autres ajouts sont ceux d’un vers au début et de deux vers à la fin. Les deux octosyllabes ajoutés à la fin (« Là-haut, dans le paradis saint, / Ils n’ont plus besoin de frégate », v. 37 et 38) clôturent le récit familial en recourant de manière topique au merveilleux chrétien, bouclant ainsi le poème sur un écho à « La Notre-Dame des Brisans » du v. 3. Quant au 9‑syllabe initial (« Si ce n’était pas vrai – que je crève ! », v. 1), détaché de la suite par une ligne de points, il joue un rôle de captatio benevolentiae et est censé garantir la vérité (la sincérité, l’authenticité) d’un discours à la première personne. Mais il devient aussi, du fait de la double énonciation propre au recueil poétique, une invitation à chercher, dans les propos fictifs du naufrageur, les masques, les subterfuges et les dérobades de la voix lyrique.

  • 23 Gaston Martin, « Trois variantes de Tristan Corbière ...

  • 24 Jean Rousselot, Tristan Corbière, Paris, Seghers, col...

  • 25 L’avant-texte que donne la Pléiade (OC, p. 1358) corr...

20Sous le même titre de « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs », on connaît deux autres avant-textes du « Naufrageur », tous les deux antérieurs au no 5 de l’album Noir. Le premier est recopié en 1929 par Gaston Martin23 ; le second est donné par Jean Rousselot en 1951, sous forme de fac-similé24, et repris par les éditions ultérieures des Amours jaunes25. Moyennant la relecture que nous proposons du fac-similé (voir la note précédente), ces deux pièces de dix-huit vers chacune ne diffèrent guère entre elles et se caractérisent par leur polymétrie : dans un ensemble majoritairement en 8‑syllabes, Corbière insère un 5‑syllabe (v. 1), deux 10‑syllabes (v. 8 et 16) et deux alexandrins (v. 7 et 15). Si l’on veut faire ressortir cette polymétrie (qui est à peu de chose près celle de l’album Noir), on recopiera comme suit l’avant-texte cité par Martin :

  • 26 Dans l’album Noir, les deux occurrences de goélands c...

J’ai vu, dans mon rêve,
La bonne vierge des brisans,
Qui jetait à ses pauvres gens
Un gros navire sur leur grève,
Sur la grève des Kerlouans
Aussi goélands que les goélands26 !

Le sort est dans la mer, et le cormoran nage.
Le vent porte en côte… un coup de vent noir !
Moi, je sens, ce soir, le naufrage…
Moi, j’entends courir le nuage…
Moi, je vois dans la nuit sans voir.

Moi je chante quand la mer gronde,
Oiseau de malheur à poil roux.
J’ai promis aux douaniers de ronde
Beaucoup de gin anglais pour rester dans leurs trous.
Et je rôderai seul, oiseau d’épave,
Sur la pierre que la mer lave,
Oiseau de malheur à poil roux !

  • 27 En effet, le v. 7, qui est un 6//6, y devient un 5//5...

21Alors que cette version comporte deux successions du type [12/10/8] (v. 7 sqq., 15 sqq.), il n’y en a plus qu’une dans l’album Noir27 et plus aucune dans Les Amours jaunes. Après avoir donné des vers une description métrique précise, Martin émet à propos de leur réécriture une hypothèse qui mérite selon nous qu’on s’y attarde :

  • 28 Gaston Martin, « Trois variantes de Tristan Corbière ...

[…] en le [= « Barcarolle… »] retouchant, en vue de l’édition peut-être, Corbière a été pris du désir de donner à sa composition une allure moins libre, proche des mesures coutumières. Il est curieux, et peut-être un peu pénible, d’assister à ce qu’on m’excusera d’appeler le rembourrage du cadre primitif. Aucune rime n’a été changée et le poète a simplement adopté le rythme suivant : une strophe de huit [AJ, v. 2-7], une strophe de dix [v. 8-12], une strophe de huit [v. 13-19]. Il lui a bien fallu, bon gré mal gré, plier ses vers à la cadence nouvelle. J’estime que presque toutes ces variantes ne sont pas heureuses28.

22Nonobstant l’axiologie négative (« pénible », « rembourrage », « pas heureuses »), qui est de nature à tétaniser les zélateurs de Corbière – et qui surtout engage la question de la valeur, qui ne s’impose pas ici –, l’hypothèse d’une normalisation/régularisation de l’écriture dans la perspective des Amours jaunes n’est pas inintéressante.

  • 29 Dans cette hypothèse, la ligne de points figure les v...

23De la « Barcarolle » de l’album Noir au « Naufrageur » des Amours jaunes, il y a douze vers d’ajoutés et trois de supprimés. Ces suppressions aussi méritent l’examen. Dans le dernier mouvement de la « Barcarolle », la répétition tout ou partie des deux vers initiaux confère au récit familial une structure ternaire qui peut faire penser à celle du rondel29 :

Mon père était un vieux saltin,
ma mère une vieille morgate
Une nuit, sonna le tocsin :
« Vite à la côte !... une frégate ! »
...................
Mon père était un vieux saltin,
ma mère une vieille morgate,
Et, du soir, avant le matin,
ils ont tout mangé la frégate...
Mais il est mort le vieux saltin
et morte la vieille morgate (AN, f. 20 ro)

  • 30 Comme le poème perd en même temps son titre de « Barc...

  • 31 Avec un trait suscrit, évidemment, pour marquer la sy...

  • 32 Benoît Houzé, « D’une bouteille à la mer. Sur Roscoff...

24Cette répétition est cohérente avec celle du vers « oiseau de malheur à poil roux » dans la première partie du poème (à laquelle répond celle de l’hémistiche « Je ris comme un mort » dans la partie insérée). Toutefois comme ils ne sont pas indispensables au récit, ou même qu’ils l’entravent, les deux vers disparaissent de la version des Amours jaunes30. De même qu’en disparaît le vers « c’est moi le mendiant31 de l’orage » (v. 10). Pour Houzé, « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs (saltins) » est « l’un des plus beaux poèmes de l’album32 » ; on peut se demander si ce que Corbière y ajoute suffit à compenser ces deux pertes.

Du « Douanier de mer » au « Douanier » : polymétrie et recomposition

  • 33  Walzer la présente comme « une des rares indications ...

25La composition métrique la plus ambitieuse de l’album Noir, dont elle occupe les trois premiers feuillets, est représentée par « Le Douanier de mer », sous-titré « Oraison funèbre élégico‑corps de garde, sur la suppression d’une partie du personnel douanier » (AN, no 1). Le sous-titre du « Douanier » (AJ, p. 278-282) est voisin quant au sens, mais plus raisonné et plus circonstancié : « Élégie de corps-de-garde à la mémoire des douaniers gardes-côtes mis à la retraite le 30 novembre 1869 ». Les deux versions du poème sont ainsi d’emblée présentées comme associant la déploration élégiaque ou funèbre à l’obscénité du corps de garde. Quant à la date du 30 novembre 1869, même si elle est fantaisiste33, elle confère davantage de sérieux à la version des Amours jaunes. De soixante-six à quatre-vingt-dix-sept vers, l’expansion est de plus de la moitié.

  • 34  Marie-Madeleine Fragonard, art. oraison funèbre, dans...

26Peut-être est-il possible de mieux saisir ce poème en prenant à la lettre la notion d’« oraison funèbre », qui est dans le sous-titre du « Douanier de mer ». L’oraison funèbre est traditionnellement un genre du discours qui « fait l’éloge d’un défunt en utilisant le pathétique pour une didactique de la conversion34 » et qui donc ressortit à l’éloge, au portrait mais aussi à la prédication. Évidemment, l’oraison funèbre de Corbière est un discours profane et non religieux, dont le pathétique demeure mais où la visée apologétique est remplacée par l’élégiaque. Corbière, qui connaît sa rhétorique, structure son poème comme un discours (exorde, narration, péroraison). Si l’on s’appuie sur les interlignes, les lignes de points, les tirets et les retraits d’alinéa, on peut mettre en évidence sept mouvements communs à l’album et au recueil.

Principaux mouvements du poème

AN

AJ

1

EXORDE : le projet littéraire

1-4 (4 vers)

1-6 (6 vers)

2

NARRATION, portrait : douanier = ange-gardien

5-10 (6 v.)

7-12 (6 v.)

3

NARRATION, récit itératif : rencontre nocturne avec le douanier

11-16 (6 v.)

33-38 (6 v.)

4

NARRATION, portrait affectueux : douanier = créature amphibie + « Je t’aimais/aime »

17-36 (20 v.)

13-32 (20 v.)

5

NARRATION , récit singulatif : le procès-verbal en collaboration du poète et du douanier

37-46 (10 v.)

62-71 (10 v.)

6

NARRATION, portrait moral : omniprésence et omniscience du douanier

47-62 (16 v.)

39-61 (23 v.)

7

PÉRORAISON : élégie distanciée

63-66 (4 v.)

72-97 (26 v.)

27Pour ce qui touche à la composition, la réécriture du « Douanier de mer » donne lieu au déplacement de différentes masses textuelles à l’intérieur de la narratio. Pour l’essentiel, Les Amours jaunes conservent les dix vers du procès-verbal – l’apogée de la carrière du douanier – pour la fin de cette partie (v. 62-71), alors qu’une première partie descriptive alterne les différentes parties du portrait et le récit itératif : tout cela était plus confus (et dispersé) dans l’album Noir. Par ailleurs, si la plupart des masses textuelles demeurent stables d’une version à l’autre, ce n’est pas le cas de la péroraison qui s’enrichit de vingt-deux vers. Deux autres ajouts, de moindre importance, développent l’exorde d’une part et le portrait moral d’autre part.

28Dans l’album Noir, l’exorde et la péroraison sont de longueur égale :

  • 35  À nouveau, nous soulignons pour remplacer le trait su...

Pauvre Douanier35, voilà donc qu’on te rogne,
tu vas passer et mourir sans façon,
mais ne crains pas, mon vieux, de tourner en charogne :
và, je vais t’empailler avec une chanson (AN, v. 1-4)

Ah c’est trop fort, gabloux !... ferme ton corps de garde,
peut-être pour toujours, allumons la bouffarde
et prenons notre vol, comme deux alcyons
pour pêcher dans le gin nos consolations (AN, v. 63-66)

29La comparaison de la mise à pied (ou à la retraite) à l’empaillage revient dans Les Amours jaunes, où elle se complique du pressage et du collage dans l’herbier. Le corps (de garde) qui fait l’objet d’un éloge funèbre est à la fois la charogne d’un animal et une algue séchée : pourtant, c’est bien à l’un de ses « frères humains » que le poète s’adresse, familièrement mais sans complaisance. Ce faisant, il donne à son projet de chanson railleuse (« oraison funèbre élégico-corps de garde ») la dignité d’un texte en rimes (« élégie de corps-de-garde »), dans un distique savoureux : « je vais t’empailler […] / Et te coller ici, boucané par mes rimes, / Comme les varechs secs des herbiers maritimes ». Désormais rassuré sur l’efficacité de son instrument, le poète des Amours jaunes est aussi conscient d’assurer, au douanier qu’il chante et déchante, une manière d’éternité.

30Dans la péroraison du « Douanier de mer » le poète imagine que se poursuive son histoire avec le douanier mais, une fois le cercueil refermé « pour toujours », l’envol de l’âme qu’ébauche l’image des alcyons se trouve écrasé par le tabac et l’alcool. Quant au « gin anglais » qu’on rencontre déjà au v. 16 de la « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs » mais qui disparaît du « Naufrageur », il n’entrera pas davantage dans Les Amours jaunes par le biais du « Douanier ». Quoi qu’il en soit, les pirouettes de terroir propres à ce quatrain n’ont que peu à voir avec la déploration, hésitant entre le trivial et le métaphysique, à laquelle le poète se livre dans les vingt-six derniers vers du « Douanier », même si celle-ci s’achève par un couplet ironiquement centralisateur, dont les derniers mots détachés sont « mes vers » :

– Non : fini !… réformé ! Va, l’oreille fendue,
Rendre au gouvernement ta pauvre âme rendue…
Rends ton gabion, rends tes Procès-verbaux divers ;
Rends ton bancal, rends tout, rends ta chique !…
Et mes vers. (AJ, v. 94-97)

31Venons-en, pour en finir avec les ajouts, à la réécriture de ce que nous appelons le portrait moral. En l’occurrence, Corbière ne fait pas que l’enrichir puisqu’il réduit de quatre vers le développement consacré à la connaissance qu’a le douanier des amours illégitimes :

Tu m’aurais dit pourquoi notre jeune vicaire
ressemble au poupon neuf de la femme au vieux maire,
et même un calembourg : « d’accouplement de cœur
et non légal, le fruit est un enfant de chœur. » (AN, v. 59-62)

  • 36 OC, p. 1354 et 1355.

  • 37 AJ, p. 170-177.

32Quelque railleur que soit l’éloge qui achève ce portrait dans Les Amours jaunes (« Mais ta philosophie était un puits profond / Où j’aimais à cracher, rêveur… pour faire un rond. », v. 60-61), sans doute Corbière a-t-il préféré en écarter des vers, certes cocasses, mais trop anecdotiques – peut-être même trop provinciaux – pour nourrir cet éloge. Quant aux vers qu’il ajoute au premier état du portrait moral, il est intéressant de leur donner une préhistoire en faisant appel à un avant-texte encore antérieur. La version du « Douanier de mer » que donne Walzer36 est très voisine de celle de l’album Noir (dont elle partage le titre). Réduite à soixante-trois vers toutefois, il y manque le distique « Baromètre, curé, grosse horloge à musique / sage-femme, notaire, almanach, empirique » (AN, v. 47 et 48). Et c’est ce distique que développeront les v. 39-49 de la version finale, selon le même principe que les « laisses » de « Litanie du sommeil37 », c’est-à-dire par la production ad libitum d’une même assonance (en l’occurrence la rime en ‑ique). Le goût de Corbière pour la litanie est indissociable d’une maîtrise accrue du vers : la dilatation que connaissent la plupart des pièces de l’album Noir lorsqu’elles sont réécrites pour Les Amours jaunes, s’explique également par ce gain de virtuosité et par la conscience qu’en a le poète.

33Une spécificité du « Douanier », déjà présente dans l’album Noir, c’est sa polymétrie, qui va de trois et douze syllabes. Un comptage a priori nous conduit au comparatif tableau suivant :

« Le Douanier de mer » (AN)

« Le Douanier » (AJ)

12‑s.

3, 4, 37, 47-66

23

1-6, 39-57, 59-62, 72-97

55

11‑s.

Ø

0

58

1

10‑s. (4//6)

1, 2, 6

3

7

1

10‑s. (5//5)

38-46

9

63-66, 68-71

8

9‑s.

Ø

0

67

1

8‑s.

5, 7, 17-20, 25, 33-36

11

8, 9, 13-22

11

7‑s.

8-16, 21-24, 26, 28-32

19

10-12, 24-38

19

3‑s.

27

1

23

1

66

97

34Ce récapitulatif permet de constater 1°) le progrès de l’alexandrin, dont le nombre a plus que doublé, alors que les autres effectifs sont à peu près stables ; 2°) la réduction du décasyllabe, sous ses deux compositions internes ; 3°) l’apparition de deux vers impairs, un 9‑s. et un 11‑s.

  • 38 À propos du vers d’« Épitaphe », « – Ses vers faux fu...

  • 39 Comme les deux vers que corrigent en général les édit...

  • 40 Tristan Corbière, Les Amours jaunes, éd. cit., p. 53....

  • 41 Genette appelle « transmétrisation » la transposition...

35Nous avons déjà expliqué le progrès de l’alexandrin par la part accrue de la litanie et le développement de l’élégie railleuse dans la péroraison. Quant aux deux vers impairs, il se pourrait qu’ils soient – délibérément ou par inadvertance – faux38, ou alors produits par une coquille d’imprimeur39. Nous voudrions montrer que, dans ce poème en particulier, les choses ne sont pas aussi simples, surtout parce que Corbière – comme le remarquent Élisabeth Aragon et Claude Bonnin – « fai[t] voisiner des mètres différents, parfois très proches40 ». D’un état à l’autre du quatrain suivant, Corbière « transmétrise41 » des 8‑s. en 7‑s. :

AN, v. 33-36

AJ, v. 29-32

« Allons, mon vieux, un coup de blague !
« Vous avez bien dur le sommeil........
Et nous regardions la vague
en philosophant au soleil

Puis un petit coup-de-blague
Doux comme un demi-sommeil…
Et puis : bâiller à la vague,
Philosopher au soleil…

  • 42 D. Billy, « Le sabordage de la prosodie française dan...

36Pris isolément, le vers « Et nous regardions la vague » est heptasyllabe. Cependant, dans un contexte d’octosyllabes, il tend à se lire comme octosyllabe également. Il est vrai que cette lecture suppose un « imparfait diérétique » (regardions compté pour quatre syllabes), dont Les Amours jaunes offrent tout de même un exemple au v. 12 de « La Pastorale de Conlie » (AJ, p. 234), où « paissions est trisyllabe42 ». La transmétrisation des Amours jaunes élimine cette ambiguïté.

37Un autre quatrain, situé huit vers plus haut dans les deux versions, pose également quelques problèmes :

AN, v. 25-28

AJ, v. 21-24

J’aimais ton petit corps-de-garde
perché comme un goëland
qui regarde
Dans les quatre aires de vent.

J’aime ton petit corps de garde
Haut perché comme un goêland
Qui regarde
Dans les quatre aires-de-vent.

  • 43 Un quatrain d’heptasyllabes (AN) /vs/ deux quatrains ...

  • 44 « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs (saltins) », A...

38Ce quatrain est intéressant en ceci qu’il est, dans les deux versions, suivi de 7‑syllabes43. Or, s’il n’est aucun doute possible ni sur le v. 3 (un 3‑s.) ni sur les deux vers latéraux (le v. 1 est un 8‑s. et le v. 4 un 7‑s.), qu’en est-il du v. 2 ? Voyons d’abord la version de l’album Noir. Sachant que dans cet album, deux traits suscrits signalent les synérèses du vers « aussi goelands que les goelands44 », le fait que Corbière note ici goëland avec un tréma pourrait indiquer au contraire la diérèse, si bien que le v. 2 serait déjà un 7‑s. De toute façon, la synérèse ferait de ce vers un 6‑s. peu probable, puisqu’il constituerait une seconde dérogation au contexte métrique. Ce quatrain représenterait donc une suite du type [8/7/3/7], plutôt que du type [8/6/3/7]. On pourrait s’attendre à ce que Les Amours jaunes distingue les deux mètres (8‑s. et 7‑s.), mais il n’en est rien : il faut donc chercher d’autres prises. Dans l’ensemble du recueil (sur ce point comme souvent, l’édition de Jean-Pierre Bertrand suit l’édition originale), le mot est orthographié de trois manières différentes – avec accent aigu, tréma et accent circonflexe :

391. goélands : « Le Naufrageur », v. 7 (2 occurrences)

402. goëlands : « Le poète contumace », v. 176 ; « À mon côtre Le Négrier », v. 44,

413. goêland : « Le Douanier », v. 22,

  • 45 D. Billy, « Le sabordage de la prosodie française dan...

  • 46 Ibid., p. 7/15.

  • 47 Morgan Guyvarc’h nous signale que 1°) goëland (avec t...

  • 48 Billy, qui propose cette notion, conclut cependant à ...

42Rappelant que dans goéland « la synérèse est irrégulière en français standard45 », Dominique Billy relève dans Les Amours jaunes deux cas de « synérèse fautive » contre deux cas de diérèse, mais uniquement pour la forme du pluriel46. Il ne dit rien du singulier (notre occurrence). Nous faisons ici l’hypothèse que Corbière a voulu dans son recueil, non seulement maintenir la valeur qu’a le tréma dans l’album Noir, mais donner une valeur diacritique aux deux accents également. En effet, si les deux occurrences de goëlands sont comptées pour trois syllabes (le tréma marquant la diérèse), alors que les deux occurrences de goélands sont dissyllabes (l’accent aigu marquant la synérèse47), l’accent circonflexe signalerait au v. 2 une occurrence où les deux lectures sont possibles, c’est-à-dire où goêland compte à la fois pour deux et pour trois syllabes. Ainsi le vers serait-il, en même temps, octosyllabe dans la continuité des deux quatrains qui précèdent le quatrain étudié et heptasyllabe par anticipation sur les quatorze heptasyllabes qui suivent. Il va sans dire qu’à l’hypothèse d’une suite du type [8/7/3/7], on préférera celle d’une suite du type [8/8/3/7]. Dans cette seconde hypothèse en effet, le 3‑s. « Qui regarde » (v. 23), non seulement introduit une rupture métrique forte dans une suite hésitant entre 8 et 7 syllabes, mais joue un véritable rôle de pivot entre la volée de 8‑s. qui précède (v. 13-22) et la volée de 7‑s. qui suit (v. 24-38), pivot d’autant plus évident qu’il correspond à un retrait typographique. Il n’en reste pas moins qu’on pourrait avoir ici affaire à un véritable cas d’« amphibologie métrique48 ».

De « Mes vieux-jumeaux » à « Frère et sœur jumeaux » : structures

  • 49 Font exception les quatrains 3 (aabb) et 6 (abba). No...

  • 50 René Martineau, Tristan Corbière, essai de biographie...

  • 51 OC, p. 1303 et 1304.

  • 52 Gaston Martin, « Trois variantes de Tristan Corbière ...

  • 53 Martin, qui ne connaît pas la version de l’album Noir...

43La réécriture des vingt-quatre vers de « Mes vieux-jumeaux » (no 4) pour aboutir aux trente-six vers de « Frère et sœur jumeaux » (AJ, p. 168 et 169) est moins complexe du point de vue métrique puisqu’elle se fait majoritairement49 dans le cadre du quatrain (abab) d’alexandrins. Ainsi les quatrains 3, 7 et 8 (v. 9-12, 25-32) manquent-ils à l’avant-texte de l’album Noir. Comme pour « Le Naufrageur » on connaît encore deux autres avant-textes à « Frère et sœur jumeaux ». Le premier est fourni par René Martineau en 1904, sous le titre « Vieux frère et sœur jumeaux50 », et repris par les éditions ultérieures des Amours jaunes51 ; l’autre, sous le titre « Les Vieux Jumeaux », est recopié par Martin dans son article déjà cité de 192952. La version de Martin est très voisine, probablement contemporaine de l’album Noir : on y retrouve les six mêmes quatrains, avec très peu de variantes notables (sauf une sur laquelle nous reviendrons). Même s’il existe autant de raisons pour que celle-ci soit la première, nous faisons ici l’hypothèse que la version de l’album Noir est la plus ancienne des deux. La version de Martineau, en revanche, est postérieure et plus proche de celle des Amours jaunes53. Elle comporte elle aussi vingt-quatre vers, mais ce sont cette fois les quatrains 2, 5 et 7 (v. 5-8, 17-20, 25-28) qui manquent. Résumons cela dans un tableau où les cases vides signalent les strophes manquantes :

AN (a)

Copie Martin (b)

Copie Martineau (c)

AJ (d)

« Mes vieux-jumeaux »

« Les Vieux Jumeaux »

« Vieux frère et sœur jumeaux »

« Frère et sœur jumeaux »

1

X

X

X

X

2

X

X

X

3

X

X

4

X

X

X

X

5

X

X

X

6

X

X

X

X

7

X

8

X

X

9

X

X

X

X

44Ce qui ressort également de ce schéma, c’est que les trois avant-textes possèdent en commun les strophes 1, 4, 6 et 9. Réduite à ces quatre strophes, la version des Amours jaunes se présenterait comme suit :

Ils étaient tous deux seuls, oubliés là par l’âge…
Ils promenaient toujours tous les deux, à longs pas,
Obliquant de travers, l’air piteux et sauvage…
Et deux pauvres regards qui ne regardaient pas. (v. 1-4)

Un Dimanche de Mai que tout avait une âme,
Depuis le champignon jusqu’au paradis bleu,
Je flânais aux bois, seul – à deux aussi : la femme
Que j’aimais comme l’air… m’en doutant assez peu. (v. 13-16)

Contre un arbre, le vieux jouait de la musette,
Comme un sourd aveugle, et sa sœur dans un sillon,
Grelottant au soleil, écoutait un grillon
Et remerciait Dieu de son beau jour de fête. (v. 21-24)

Mais l’Amour que j’avais près de moi voulut rire ;
Et moi, pauvre honteux de mon émotion,
J’eus le cœur de crier au vieux duo : Tityre ! –
.......................
Et j’ai fait ces vieux vers en expiation. (v. 33-36)

  • 54 Si les deux premiers vers des Bucoliques de Virgile (...

  • 55 On pourrait d’ailleurs y trouver une confirmation en ...

45Apparaît alors une composition alternée qui, à la manière d’un champ-contrechamp au cinéma, met en opposition (en regard) les deux couples. En opposition, mais aussi en dialogue, dans le cadre métrique de strophes égales comparables aux chants amébées54. À nouveau, il ne saurait être question de conclure au « rembourrage » comme le fait Martin lorsqu’il confronte la « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs » au « Naufrageur ». Contentons-nous simplement d’observer que les cinq autres strophes ne sont pas indispensables pour saisir le mouvement du texte55.

  • 56 Cf. Victor Hugo, « Vere novo », Les Contemplations, I...

46D’une version à l’autre, les transformations les plus caractéristiques affectent la strophe de présentation du couple formé par le poète et la femme, dans un cadre hérité du « Vere novo56 » hugolien :

v. 1

Un dimanche de mai, que tout avait une âme (a, b, c, d)

v. 2

Qu’il était un Dieu bon dans un paradis bleu, (a, b)

Qu’un Dieu bon respirait dans le paradis bleu, (c)

Depuis le champignon jusqu’au paradis bleu, (d)

v. 3

je flânais dans les bois, seul, seul avec la femme (a, c)

Je flânais dans les bois, à deux, avec la femme (b)

Je flânais aux bois, seul – à deux aussi : la femme (d)

v. 4

Que j’aimais, pauvre diable, et qui s’en doutait peu. (a, b, c)

Que j’aimais comme l’air… m’en doutant assez peu. (d)

  • 57 AN, cahier critique, p. 35, n. 2.

  • 58 G. Martin, « Trois variantes… », art. cit., p. 58 et 59.

  • 59 Martin le relève avec justesse dans un vocabulaire da...

47À propos de l’évolution de cette strophe et du v. 3 en particulier, Houzé écrit : « La parole poétique s’est entretemps ironisée, obscurcie et densifiée : elle s’est chargée d’un contenu pulsionnel tout juste latent à l’initiale57 ». Au v. 4, la suppression du « pauvre diable » et du « Dieu bon », dont le remplacement par un champignon apporte une « sensation précise, un brin gouailleuse », sont pour Martin l’expression d’un « faux cynisme pour marquer l’attendrissement58 ». Quant à la strophe de rencontre proprement dite (AJ, v. 21-24), elle est le siège de deux perturbations sur le plan métrique : 1°) les rimes ne sont plus alternées mais embrassées (abba) ; 2°) le deuxième alexandrin demande exceptionnellement une scansion d’accompagnement 5+7 : « Comme un sourd aveugle, + et // sa sœur dans un sillon59 ».

  • 60 G. Martin, « Trois variantes… », art. cit., p. 60.

  • 61 Houzé relève chez le peintre de l’album Noir un « goû...

48Toutefois s’il fallait parler de remplissage, nous le situerions plutôt du côté de la strophe de rencontre (v. 17-20) ou de ce que Martin appelle « les préoccupations philosophiques60 » (v. 25 à 32), que du côté de ces strophes où le poète enrichit le portrait de ses personnages au moyen successivement d’un objet, le parapluie61 (v. 5-8), puis d’une préhistoire militaire dans l’unique quatrain à rimes suivies (v. 9-12).

  • 62 À savoir le manuscrit produit par Jean de Trigon, « V...

49Il serait trop long et hors de propos d’expliquer pourquoi nous hésitons sur l’ordre des versions les plus anciennes. Si nous considérons ici – quoique sans y croire absolument – l’album Noir comme terminus a quo, c’est en considération des titres. De même qu’« À mon Roscoff » est devenu « Au vieux Roscoff », « Mes vieux-jumeaux » perdrait son possessif dans les versions ultérieures. Au mouvement général de déprise qui marque le recueil de 1873, échappent pour finir trois titres en forme de dédicace : « À ma jument Souris », « À mon chien Pope », « À mon côtre Le Négrier ». Le sujet poétique nous apparaît alors, à ce premier niveau de lecture, comme une instance qui ne s’adresse plus qu’à des animaux et à un bateau, se les appropriant par des noms réels ou fictifs où voisinent nostalgie et dérision. Parallèlement à la disparition du propriétaire, Mes vieux-jumeaux comporte une variante qui mérite commentaire : au lieu de « Mes Vieux Jumeaux, tous deux, à l’aube souriante » (AJ, v. 19), l’album Noir donne « mes vieux jaunes jumeaux à l’aube souriante » (AN). Dans le plus ancien des avant-textes de « Veder Napoli poi mori », de même, avant de devenir un « Tas de pâles voyous » (AJ, p. 190, v. 34), les lazzarones sont un « Tas de jaunes voyous62 ». Qu’elle connote chez Corbière la vieillesse et la misère, ou simplement décrive un reflet de lumière, l’éclairement des personnages par le soleil, la couleur jaune appartient tellement à son paysage sensible qu’elle en devient une sorte de tic d’écriture : il incombe alors au poète d’en expurger son texte. Arrachées aux vers, toutes ces occurrences de l’épithète jaune(s) se rassemblent et se superposent dans le titre Les Amours jaunes. Là, l’épithète contribue à construire une expression référentielle où le poète peut condenser tous ses renoncements.

  • 63 « Épitaphe », v. 40 (AJ, p. 73).

50Indéniablement, la perspective du recueil conduit Corbière à épurer et à classiciser son vers. Cette relative simplification métrique est toutefois compensée par une exceptionnelle complexification des discours : le pathétique et l’élégiaque s’avouent moins explicitement, se dissimulent volontiers derrière la grimace, la blague et la dérision. Nous avons parlé de désappropriation et de déprise, mais celles-ci sont le fait d’un sujet poétique de plus en plus conscient de ce qu’il écrit et de l’effet qu’il produit. Ainsi, même si le déchant tend à se déplacer du vers sur l’énonciation, il reste indispensable, à qui veut « chant[er] juste faux63 », de saborder la prosodie, ainsi que l’a définitivement montré Dominique Billy. La normalisation atteint également la thématique : pour gagner un plus large public, le poète se parisianise mais, ce faisant, il parvient à s’engouffrer dans nos failles de Parisiens ou de Jacobins, avec des poèmes de plus en plus longs et/ou maîtrisés de mieux en mieux. Peut-être que la dilatation entraîne la dilution du récit, mais elle n’entame pas la puissance du vers, qui devient partout efficace, impose ses grincements de girouette et ses cris de « goêland », ses chants de « corsairiens » et sa voix enrouée par le jaune.

  • 64 C’est-à-dire à l’exception de : 1°) « PETITE POUËSIE...

  • 65 Il s’agit de : 1°) « Histoire d’un apothicaire, de l’...

  • 66 Il s’agit de : 1°) « Le Panayoti » (f. 28, ro, 29, ro...

  • 67 AN, cahier critique, p. 33.

  • 68 « Cris d’aveugle », AJ, p. 231 ; « À mon côtre Le Nég...

51Certes l’intérêt de l’album Noir est loin de se réduire aux quelques textes que vous venons d’examiner ni même à ceux dont nous avons dressé la liste. En effet, d’une part l’album recèle également des proses et des dessins ; d’autre part, il contient d’autres vers que ceux que nous avons recensés. Il paraît toutefois significatif que ces poèmes, non repris pour Les Amours jaunes, soient principalement64 des parodies du Hugo d’Odes et Ballades et des Orientales65, ou bien des poèmes non évidemment métriques66. Quant à celles-là, Houzé montre que Corbière a surtout ces textes à l’esprit par le biais des airs d’opérette ou de chanson populaire67. Si dans l’économie du recueil de 1873, la mention « sur l’air (de68) » n’est plus que musicale, sans doute est-ce que la parodie littéraire a choisi d’autres voies, s’est engouffrée dans d’autres failles. Les parodies obscènes d’airs à la mode n’ont plus leur place dans le recueil d’un poète qui a l’ambition de compter parmi les plus importants de la seconde moitié du siècle et qui donc doit montrer jusqu’à quel point il fait litière de ses prédécesseurs.

  • 69 Dans le no 2 des Cahiers Corbière, à paraître, Billy ...

52Étant donné l’image contrastée qu’ils donnent de Corbière mais aussi toutes les voies d’accès à son œuvre qu’ils ouvrent, les parodies et les poèmes, métriques ou non de l’album Noir, feront sans doute encore longtemps la joie du philologue et du métricien69.

Notes

1  Tristan Corbière, RoscoffL’Album Louis Noir, éd. Benoît Houzé, Huelgoat, Françoise Livinec, 2013 [désormais AN]. Houzé n’exclut pas que « Corbière a[it] inséré quelques feuillets dans l’album après 1870 » (AN, cahier critique, p. 18, n. 10). Tous les extraits de l’album Noir sont cités d’après la transcription diplomatique qu’en donne cette édition : on ne s’étonnera donc pas des particularités qui affectent l’orthographe et la ponctuation. Nous remercions Benoît Houzé et Morgan Guyvarc’h pour leur relecture et leurs remarques.

2   Tristan Corbière, Les Amours jaunes. Présentation par Jean-Pierre Bertrand, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2018 [désormais AJ].

3  Tristan Corbière, Les Amours jaunes, Paris, L. Vanier, 1891, p. XIII-XVII. Il s’agit des poèmes nos 6, 7, 8 (intitulé par l’éditeur « Sous un portrait de Corbière en couleurs fait par lui et daté de 1868 ») et 11. Pour tous ces textes, c’est la version Vanier qui est reprise par les éditions ultérieures.

4  Il serait même possible de distinguer un quatrième régime – celui du palimpseste –, puisque le contreplat droit de la couverture de l’album porte les traces d’un texte gommé, que Houzé a identifié comme une première version d’« À mon côtre Le Négrier » (AJ, p. 285-289). Voir AN, cahier critique, p. 17.

5  Charles Cros et Tristan Corbière, Œuvres complètes, éd. L. Forestier et P.-O. Walzer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970 [désormais OC], p. 881 et 882. Pour Houzé, « 1868 » est une erreur de lecture pour la date de « 1869 » qui figure sous le portrait de l’album Noir (AN, cahier critique, p. 37).

6 OC, p. 1376.

7  Voir Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 187, par exemple.

8  Ibid., p. 214.

9  Nous inscrivons cet article dans la continuité de ceux de Dominique Billy (« Corbière avant Tristan », Cahiers Tristan Corbière no 1, « Ça ? », 2018, p. 169-192) et de Pascal Rannou (« De l’album Louis Noir aux Amours jaunes : réécritures tristaniennes du “Naufrageur” et d’“Au vieux Roscoff” », à paraître dans les Cahiers Tristan Corbière no 2). Nous remercions Benoît Houzé de nous avoir communiqué celui de Rannou.

10 Pour une étude des deux états du no 6 (« Sonnet » > « I sonnet »), voir Benoît de Cornulier, « Corbière et la poésie comptable », Cahiers Tristan Corbière no 1, « Ça ? », 2018, p. 240 sqq.

11  En effet 1°) le retrait d’alinéa est six fois confié à l’impératif « Dors », écrit avec une majuscule ; 2°) à trois reprises l’alinéa suit une virgule et non une ponctuation forte. Pour la distinction entre « verset métrique » et « verset non métrique », voir Gérard Dessons, Introduction à l’analyse du poème, 4e éd., Paris, A. Colin, 2016, p. 129.

12  Pascal Rannou, « De l’album Louis Noir aux Amours jaunes : réécritures tristaniennes du “naufrageur” et d’“Au vieux Roscoff” », art. cit.

13  « Jonc marin » est un autre nom de l’ajonc d’Europe (ulex europaeus), fréquent dans les landes maritimes, où l’on voit ses fleurs au printemps, mais aussi de l’arméria maritime ou œillet de mer (armeria maritima) ; enfin, il pourrait s’agir du jonc maritime (juncus maritimus). Du moins l’épithète « maigre », ajoutée dans la version des Amours jaunes, et la contextualisation hivernale (qui n’est pas dans « À mon Roscoff ») semblent-elles exclure l’ajonc.

14  Selon Wikipédia, art. Roscoff. L’explication la plus complète est apportée par Houzé : « “Margat” est la dénomination régionale (Bretagne et Nord de la France) d’un oiseau océanique (mouette ? fou de Bassan ?) » (AN, cahier critique, p. 36, n. 1). Christian Angelet, qui ne connaît pas le mot, écrit simplement qu’il « semble désigner un oiseau marin » (Corbière, Tristan, Les Amours jaunes, éd. C. Angelet, Librairie générale française, coll. « Classiques de poche », 2003, p. 224, n. 3).

15  Pour « Épitaphe », l’expansion est supérieure au triple : même si l’on ajoute, aux 17 vers d’« Épitaphe pour Tristan Joachim-Édouard Corbière… » (n° 9), les deux vers du no 8 (voir supra), on est loin des soixante vers du poème des Amours jaunes. Sans doute cette spécificité peut-elle reliée à la surdétermination de ce poème dans l’économie du recueil.

16  Dans l’album Noir, la suite oe de goelette porte un trait suscrit censé marquer la synérèse [ɡwe] que nous remplaçons ici par le soulignement, comme nous le ferons par la suite pour d’autres mots de l’album. Pour une étude des « huit emplois de ces signes de synérèse » dans l’album Noir, voir Billy, D., « Corbière avant Tristan », art. cit., p. 174 sqq.

17 Le capitaine Yves-Marie Goulven est le héros du roman d’Édouard Corbière, Les Îlots de Martin Vaz (2 vol., Paris, Berquet et Pétion, 1842-1843).

18 Le Dictionnaire Historique de la Langue Française date de 1777 le sens maritime de « bateau à fond mobile qui conduit en haute mer les produits de dragage » et le sens de « prostituée » de 1867.

19 Dominique Billy, « Le sabordage de la prosodie française dans Les Amours jaunes », Studi francesi, 145, 2005, p. 73-88. Une version profondément remaniée est disponible sur <https://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/hal-00962229/document> (consulté le 11 août 2019), p. 2/15. Selon Billy, la seule exception à cette règle se trouve au v. 53 de la Litanie du sommeil (AJ, p. 172). Il est vrai que, avec la perte du e final (le « schwa »), le nom se masculinise. Voir la façon dont Corbière en joue dans ce quatrain du « Novice en partance et sentimental » : « Mon nom mâle à son nom femelle se jumelle, / Bout-à-bout et par à peu-près : /Moi je suis Jean-Marie et c’est Mary-Jane elle… / Elle ni moi n’ons fait exprès. » (AJ, p. 263, v. 29-32).

20 Dans Le Négrier, Léonard lui opposant que « ce mot-là n’est pas français », son ami Ivon rétorque : « Tout le monde cependant dit corsairien » (Paris, Dénain et Delamare, 1834, p. 208). Quand il revoit son roman, Édouard Corbière précise : « Tout le monde cependant dit un corsaire pour dire le navire, et corsairiens pour dire ceux qui font la course à son bord » (2e éd., Hâvre, H. Brindeau, 1855, p. 109). On notera, d’une édition à l’autre, la disparition de l’italique.

21 L’expression « gens de corde et de sac » défige la locution vieillie « gens de sac et de corde » ; celle-ci désigne des scélérats par référence au sac où on les enfermait avant de les noyer, alors que le sac du v. 2 est le bagage des marins. Benoît de Cornulier nous fait observer que la notion est donc inappropriée puisque les deux occurrences de sac n’ont pas le même sens. Nous n’en avons pas trouvé de meilleure.

22 « Au vieux Roscoff », AJ, p. 277, v. 34.

23 Gaston Martin, « Trois variantes de Tristan Corbière », L’Archer n° 4, juin 1929, p. 62.

24 Jean Rousselot, Tristan Corbière, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1951, page non numérotée.

25 L’avant-texte que donne la Pléiade (OC, p. 1358) correspond à une lecture discutable du fac-similé reproduit par Rousselot. En effet, cette version n’est pas métriquement cohérente : les trois vers initiaux – rajoutés sur le manuscrit – devraient se trouver après les quinze qui suivent ; en outre, il faudrait lire « Le sort est dans la mer, [et le] cormoran nage ». Moyennant ces deux corrections, on obtient une version voisine de celle que donne Martin, et de plus cohérente avec l’album Noir autant qu’avec Les Amours jaunes.

26 Dans l’album Noir, les deux occurrences de goélands comportent également en guise d’accent (comme goélette dans (Aquarelle)…) un trait suscrit marquant la synérèse.

27 En effet, le v. 7, qui est un 6//6, y devient un 5//5 (« Le sort est dans l’eau, // le cormoran nage, ») par conformité au vers qui suit (« le vent porte en côte, // un coup de vent noir. »). C’est sur ce vers notamment qu’on s’appuie pour décréter l’antériorité des deux autres avant-textes sur l’album Noir.

28 Gaston Martin, « Trois variantes de Tristan Corbière », art. cit., p. 63.

29 Dans cette hypothèse, la ligne de points figure les vers manquants.

30 Comme le poème perd en même temps son titre de « Barcarolle », c’est peut-être qu’il le devait, dans l’esprit de Corbière, à ce rythme ternaire. En effet, barcarolle désigne une « Chanson italienne rythmée chantée à Venise par les gondoliers » et, par extension, un « air de musique instrumentale ou vocale fondé sur ce rythme ternaire, très en vogue à l’époque romantique » (TLF).

31 Avec un trait suscrit, évidemment, pour marquer la synérèse. Voir supra, notes 16 et 26.

32 Benoît Houzé, « D’une bouteille à la mer. Sur Roscoff de Tristan Corbière », Secousse. Revue de littérature, Éditions Obsidiane, Quatorzième secousse, Novembre 2014, p. 40. Télécharchable sur <http://www.revue-secousse.fr/Secousse-14/Sks14-revue.pdf> (site consulté le 10 août 2019).

33  Walzer la présente comme « une des rares indications chronologiques authentiques du volume » (OC, p. 1356), mais sans autre justification. Selon Houzé, « aucun commentateur de Corbière n’a pu jusqu’ici [la] lier à un fait précis » (AN, Cahier critique, p. 32).

34  Marie-Madeleine Fragonard, art. oraison funèbre, dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (dir.), Le Dictionnaire du littéraire [2002], 3e édition, Paris, PUF, 2014, p. 532.

35  À nouveau, nous soulignons pour remplacer le trait suscrit : douanier est ici (de même qu’au v. 16 du « Douanier de mer ») dissyllabique, quantité généralisée dans Les Amours jaunes (hormis au v. 14 du « Poète contumace », AJ, p. 119), où il compte pour trois syllabes. Voir D. Billy, « Corbière avant Tristan », art. cit., p. 182.

36 OC, p. 1354 et 1355.

37 AJ, p. 170-177.

38 À propos du vers d’« Épitaphe », « – Ses vers faux furent ses seuls vrais » (AJ, p. 73, v. 29), Élisabeth Aragon et Claude Bonnin écrivent : « seuls dans le recueil le vers 58 du “Douanier” (unique vers de onze syllabes dans ce poème) ainsi que le vers 67 (neuf syllabes dans un contexte de décasyllabes) peuvent paraître métriquement faux » (Tristan Corbière, Les Amours jaunes, éd. É. Aragon et Cl. Bonnin, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992, p. 53).

39 Comme les deux vers que corrigent en général les éditeurs : « Ô passagère [de] mon cœur » (AJ, p. 88, v. 11) et « La lune a fait [un] trou dedans » (AJ, p. 98, v. 6). Il est vrai que ceux-ci ne sont pas non plus satisfaisants pour la syntaxe.

40 Tristan Corbière, Les Amours jaunes, éd. cit., p. 53. Ils prennent d’ailleurs pour exemple les v. 8-38 du « Douanier », « où se mêlent systématiquement vers de 7 et 8 syllabes ».

41 Genette appelle « transmétrisation » la transposition en alexandrins du « Cimetière marin » (qui est, rappelons-le, en décasyllabes), que Borges attribue à Pierre Ménard. Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points/Essais », 1992, p. 311 sqq.

42 D. Billy, « Le sabordage de la prosodie française dans Les Amours jaunes », art. cité, p. 1/15. Dans son article plus récent, considérant que « sur les 532 vers de l’album, pas un ne présente de ces diérèses fautives dont il [Corbière] parsèmera par contre Les Amours jaunes », Billy ne peut que récuser la « diérèse fautive » sur regardions parce « qu’elle serait la seule de l’album » (« Corbière avant Tristan », art. cit., p. 174 et 185).

43 Un quatrain d’heptasyllabes (AN) /vs/ deux quatrains et un sixain (AJ).

44 « Barcarolle des Kerlouans naufrageurs (saltins) », AN, f. 20 ro, v. 6. Voir plus haut note 26.

45 D. Billy, « Le sabordage de la prosodie française dans Les Amours jaunes », art. cit., p. 9/15.

46 Ibid., p. 7/15.

47 Morgan Guyvarc’h nous signale que 1°) goëland (avec tréma) est l’orthographe de toutes les occurrences du mot dans l’œuvre de Victor Hugo ; 2°) dans les trois occurrences du corpus poétique, le mot est compté pour trois syllabes. Concernant le traitement prosodique du mot chez d’autres poètes, voir D. Billy, « Corbière avant Tristan », art. cit., p. 187.

48 Billy, qui propose cette notion, conclut cependant à « une erreur typographique (ê pour ë) » et opte par conséquent pour la diérèse.

49 Font exception les quatrains 3 (aabb) et 6 (abba). Nous y reviendrons.

50 René Martineau, Tristan Corbière, essai de biographie et de bibliographie, Paris, Mercure de France, 1904, p. 103 et 104.

51 OC, p. 1303 et 1304.

52 Gaston Martin, « Trois variantes de Tristan Corbière », art. cit., p. 55 et 56.

53 Martin, qui ne connaît pas la version de l’album Noir, écrit que « Les Vieux Jumeaux semblent le premier état du poème » (« Trois variantes…, art. cit., p. 55). On peut inférer ce classement de l’observation du premier et de l’avant-dernier vers, qui sont quasi identiques dans la version Martineau et dans Les Amours jaunes. De même, la comparaison « comme un sourd » (v. 22) n’apparaît que dans « Vieux frère et sœur jumeaux ».

54 Si les deux premiers vers des Bucoliques de Virgile (Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi / silvestrem tenui musam meditaris avena, « Tityre, toi couché sous la couverture d’un hêtre touffu, tu essayes un air champêtre sur un chalumeau léger ») expliquent l’apostrophe « Tityre ! » (v. 35) à partir du vers « Contre un arbre le vieux jouait de la musette » (v. 21), rien n’interdit de se rappeler que la troisième et la septième églogue offrent des exemples de ces chants alternés en strophes de deux et de quatre vers.

55 On pourrait d’ailleurs y trouver une confirmation en confrontant à « Veder Napoli poi mori » (AJ, p. 188-190) ses deux avant-textes reproduits par la Pléiade : 1°) la préoriginale de La Vie parisienne du 24 mai 1873, « Veder Napoli poi morir » ; 2°) le manuscrit produit par Jean de Trigon, « Vedere Napoli e morire ! » (OC, p. 1309 et 1310). En effet, le mouvement narratif est plus nettement perceptible dans ces deux textes, qui font l’économie des v. 9-16 et 21-28, que dans la version de 1873.

56 Cf. Victor Hugo, « Vere novo », Les Contemplations, I, 12. Il n’est pas impossible d’y voir un hypotexte à « Frère et sœur jumeaux », de même qu’au finale du « Poète contumace » (AJ, p. 126). Les deux premiers vers du quatrain parodient aussi, évidemment, « Ce que dit la bouche d’ombre » (Les Contemplations, VI, 26).

57 AN, cahier critique, p. 35, n. 2.

58 G. Martin, « Trois variantes… », art. cit., p. 58 et 59.

59 Martin le relève avec justesse dans un vocabulaire daté : « je crois nécessaire de souligner le parti pris de dissonance du vers 2 de cette strophe, qui remanié trois fois s’est toujours présenté sous la cadence dissymétrique 5‑7 avec césure forte après le cinquième pied » (« Trois variantes… », art. cité, p. 59). Les deux perturbations sont en effet maintenues au fil des quatre versions successives.

60 G. Martin, « Trois variantes… », art. cit., p. 60.

61 Houzé relève chez le peintre de l’album Noir un « goût pour les objets-emblèmes dans les portraits » (AN, cahier critique, p. 11).

62 À savoir le manuscrit produit par Jean de Trigon, « Vedere Napoli e morire ! » (OC, p. 1309).

63 « Épitaphe », v. 40 (AJ, p. 73).

64 C’est-à-dire à l’exception de : 1°) « PETITE POUËSIE EN VERS PASSIONNÉS DE 12 PIEDS SUR UN AIR SENSITIVE ET SUR ROSALBA La véritable pomme-d’amour ainsi que de virginité du débit de tabac de St Pierre-Quilbignon (Finistère) » (f. 10, ro) [1867] ; 2°) « Je voudrais être aveugle… » [quatrain] (f. 19, ro).

65 Il s’agit de : 1°) « Histoire d’un apothicaire, de l’apothicaire Danet, / Véridique mais incompréhensible pour l’auteur lui-même.... un songe réel... ? / Sur l’air-de-Gastibelza l’homme à la carabine » (f. 7, ro) ; 2°) « Orientale. LE BAIN DE MER DE MADAME Xxxx (120 kilogs sur l’air de Sara la baigneuse) » (f. 9, ro).

66 Il s’agit de : 1°) « Le Panayoti » (f. 28, ro, 29, ro et vo) ; 2°) « Journal de bord » (contreplat droit de couv.).

67 AN, cahier critique, p. 33.

68 « Cris d’aveugle », AJ, p. 231 ; « À mon côtre Le Négrier », ibid., p. 284.

69 Dans le no 2 des Cahiers Corbière, à paraître, Billy étudie « Corbière et le vers libéré de “Journal de bord” ».

Pour citer cet article

Bertrand Degott, «Les Amours Jaunes à la lumière de l’album Noir», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 16/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=473.

Quelques mots à propos de :  Bertrand Degott

Bertrand Degott est maître de conférences à l’Université de Bourgogne Franche-Comté (UBFC) et membre du CRIT (EA 3224). Spécialiste de poésie française moderne et contemporaine, il a co-dirigé un dossier dans la revue Études françaises, « La Corde bouffonne de Banville à Apollinaire » (Montréal, PUM, 2015). Également poète, il a récemment publié More à Venise (La Table ronde, 2013) et Plus que les ronces (L’Arrière-Pays, 2013).

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