Moyen Âge
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Valérie Naudet

Paroles de guerriers. Quelques aspects de la parole dans la Chanson d’Aspremont

  • 1 Sauf signalement contraire, toutes nos citations vienne...

  • 4 D. James Raoul, « La poétique de l’essemple dans le Cou...

  • 6 Notre objet n’est pas l’étude des discours rapportés da...

1Chanson de la deuxième génération, Aspremont1, « comme toutes les chansons de geste, est solidaire de l’ensemble du genre2 ». Elle est l’héritière d’une forme, de structures narratives et lyriques organisées, comme des grands thèmes épiques du xiie siècle3. Elle reprend donc tout ce qui fait des discours rapportés directement « une vibration essentielle de l’épique4 », qu’ils soient le moteur de l’action, ou bien, qu’en marge de celle-ci, ils la commentent et l’accompagnent. Mais elle est aussi le creuset dans lequel se mêlent des influences extérieures, comme l’a montré François Suard5. Les discours rapportés, dont l’importance quantitative est un signe du rôle capital qui est le leur6, participent pleinement à ce mouvement de régénération, dont deux aspects ont retenu notre attention. C’est d’une part le travail de construction de deux personnages pour lesquels la parole rapportée se révèle être un facteur déterminant pour la poétique de la chanson. D’autre part il apparaît que certains discours éprouvent le carcan formel de la chanson, revisitant de vieux motifs, jouant de l’élément lyrique. Dans une chanson qui est explicitement placée sous le signe de la Pentecôte (v. 41 et 753), fête du verbe divin et inspiré, la parole semble tout particulièrement remarquable.

* * *

2Se donnant à voir et à entendre, le personnage épique s’impose en général par ses actions et par son verbe7, sans arguties psychologiques, ni analyses détaillant les méandres d’une psyché. Deux personnages retiennent à ce titre l’attention dans la Chanson d’Aspremont, Roland et Balant.

  • 8 W. Calin, « Problèmes littéraires soulevés par les chan...

  • 9 N. Andrieux-Reix, « Des Enfances Guillaume à la Prise d...

  • 10 Ses premiers mots sont « Ja mar crerez Marsilie ! » (v...

  • 11 Du latin infans, du préfixe négatif in- et de fans, pa...

3« Continuation à rebours8 » de la Chanson de Roland, Aspremont est connue pour présenter des Enfances de Roland, ce qui consiste en une révélation des qualités par ailleurs déjà connues du personnage, une « pré-position de [ses] traits et fonctions9 ». Or Roland, depuis sa Chanson, est connu pour sa prouesse comme pour son verbe haut10. Pourtant ses Enfances se déplient entre deux silences11.

4Que le poète d’Aspremont s’attache à révéler la prouesse de Roland, cela ne fait pas de doute. Le personnage, en quelques étapes, affirme sa prouesse et assoit son verbe, car parole et action sont indissolublement liées :

« An haute cort devons bien estre mu
Se ne poons tenir .i. mescreü. » (v. 5380-5381)

5Ni l’une, ni l’autre ne sont seules suffisantes, elles sont conjointement nécessaires, comme il le dit lui-même. Il s’impose comme capitaine des jeunes (v. 4281- 4323), la parole instaurant alors une hiérarchie sociale et un ordre d’entrée dans la bataille : « Et je serai vostre confanoniers » (v. 4294). Restés des enfants (v. 4940), ceux qui maîtrisent mal le langage, les compagnons de Roland sont désormais derrière lui. Puis il se détache du groupe : il est le seul à accéder à une monture d’élite en volant Morel (v. 5121-5124), le seul à se jeter, dans le sillage de Charles, à la poursuite d’Eaumont. Cet enchaus effréné s’achève par une nouvelle affirmation du personnage, touchant à son identité propre : « Je sui tes niés, Rollanz, qui t’ai seü. » (v. 5379). Qui pourrait en douter ? Sa prouesse traduit en acte ce nom de Roland qu’il revendique. Le personnage a, dès ce moment, fait montre de son courage, de son sens du devoir, de sa fougue comme de son charisme. La profération du nom est suivie en quelques scènes de la conquête des attributs qui seront à jamais les siens : l’armure du guerrier, l’épée Durendal, le destrier Veillantin, l’olifant (v. 5442-5444). Les qualités attendues de lui, la prouesse, la fidélité à Charlemagne, le sens du service féodal, la foi en Dieu, sans oublier l’orgueil et l’impétuosité, qui feront plus tard le lit de la démesure, sont manifestées. Son adoubement par Charles, confirmé par saint Georges, pour symboliquement majeur qu’il soit, n’apporte véritablement rien de nouveau. Le héros a percé sous le jeune homme, visible et reconnu par tous (v. 5493-5494).

  • 12 W interdit toute hésitation avec « Je sui tes niés, Ro...

6Le point culminant de cette révélation est certainement ce « Je sui tes niés, Rollanz, qui t'ai seü » (v. 5379) par lequel Roland se signale à Charles. En un vers unique, apparaît toute la dimension terrestre du personnage : l’orgueil d’une identité étalée sur six syllabes, le prénom martelé, la relation à Charles, son oncle, le seul homme qu’il acceptera jamais de suivre. La position centrale du prénom, déjà mis en valeur par ses deux syllabes dans un vers majoritairement composé de monosyllabes, conduit à une hésitation rythmique qui ajoute encore à l’éclat de l’affirmation identitaire : le décasyllabe est-il coupé classiquement 4+6, le prénom et son expansion relative relevant alors du second hémistiche, l’essentiel de l’énoncé occupant le segment court ? Dans ce cas, le mot important serait niés, à la césure, et la déclaration de Roland porterait avant tout sur son lien avec l’empereur. Ou bien est-ce un décasyllabe a majori isolé, dont la scansion 6+4 place la césure après le prénom, renforçant d’autant sa profération12 ? Le nom de Roland sonnerait alors comme une déflagration, un écart saisissant dans le rythme de la psalmodie, signant l’irruption d’un héros nouveau dans la geste. Au cœur de la discordance, la parole au style direct que l’accumulation des marqueurs du discours (l’emploi des temps, présent et passé composé, les première et deuxième personnes qui sont représentées par des pronoms personnels sujet ou objet ou un possessif, les formes verbales conjuguées) appuie avec fermeté. La syntaxe de Roland ne se plie pas complètement aux lois du mètre. Il n’est pas possible de parler ici d’une dislocation, mais l’écart, pour éphémère et fugitif qu’il soit, est suffisant pour être remarqué. D’autant qu’il intervient dans une scène particulière, celle qui révèle au monde et à Charles l’excellence de ce jeune promis à l’héroïsme.

7Il entre pourtant dans le texte en enfant (v. 946 et 957), celui dont on parle mais qui est muet, absent de la conversation, celui que l’on enferme, avec ses amis, car jugés inaptes à la guerre à cause de leur jeune âge. Des conditions de cette réclusion le poème ne mentionne que les gardiens, le portier, un sénéchal et un échanson chargés de pourvoir aux besoins alimentaires des jeunes gens (l. 60). Immobilisés et la bouche pleine, ils ne sont prêts ni pour la prouesse ni pour la parole. La bouche ne sert encore, à ce stade de l’histoire (du développement ?), qu’à boire et à manger. Le rassemblement de l’ost royal à Laon modifie la situation en éveillant, comme par contact, leur genus chevaleresque. Leur première action est de parler (« Li uns a l’autre conmence a conseillier » v. 1139) pour mettre au point une stratégie d’évasion. Les premières paroles sont collectives (v. 1140-1149 et v. 1152-1155). À cette parole mal affirmée, non prise en charge par un locuteur en particulier, correspond une action qui n’est pas davantage une prouesse de chevalier : les garçons rouent de coups le portier avec des bâtons. Mais le silence, d’imposé par les circonstances qu’il était, est désormais maîtrisé, utilisé à bon escient dans l’exécution de la ruse qui les rend maîtres de leur geôlier : ils s’approchent de leur proie « tuit taisant et tuit mu » (v. 1151). Le temps de l’action et du verbe commence alors.

  • 13 Le personnage, fiancé mais non marié et non chasé, res...

  • 14 C’est dans cette scène que le diminutif Rollandin (v. ...

  • 15 F. Suard, Aspremont, éd. cit., p. 61.

8Mais Roland n’en a pas fini avec le silence. La dénomination d’enfant lui reste d’ailleurs jusqu’à la fin (v. 7384, 9638 ou 10305 par exemple13). Le personnage ne se serait donc pas totalement dépouillé des oripeaux du jeune pour endosser l’armure du chevalier ? Une scène14 va dans ce sens : face aux reproches, justifiés, d’un guerrier chevronné (v. 8863-8871), le silence, non plus celui, maîtrisé, de la ruse, mais celui de qui n’a rien à répondre (« ne ce ne coi », v. 8871) à l’évidence de ce qui lui est signifié. Toute action n’est pas prouesse, la disjonction d’avec la parole l’indique, notamment quand l’exploit individuel prime sur la sécurité du groupe, lorsqu’un chevalier expérimenté est conduit à perdre son temps en pleine bataille pour veiller sur un jeune impétueux qui n’en a cure. Le silence de Roland vaut ici approbation, les faits donnant raison à Ogier : les jeunes se sont aventurés trop avant dans les lignes ennemies. Mais dans Aspremont « Rollant est juenes et Ogiers est proudom » (v. 8663). Jeune certes, mais pas sourd aux reproches : les échappées ne seront plus de mise ; les rangs se resserrent (v. 9078-9079) au point que « antre lor armes ne puet corre li venz » (v. 8919). Désormais, son nom apparaîtra dans des énumérations (v. 8914, 9078, 9431…) pour la majorité des occurrences. Comme Roland ne se détache plus du groupe, sa parole n’est plus donnée à entendre, passé cet épisode. S’il a eu le privilège de « commencer la geste15 », c’est à Claires qu’en revient le dernier coup, lui qui abat Agoulant (v. 10280-10290).

9Le récit des Enfances n’est donc pas achevé avec la victoire sur Eaumont. Le silence de Roland face à Ogier est le signe d’une incomplétude de son être héroïque. Il faudra attendre Roncevaux pour que rien ne puisse arrêter cette force qui va, soutenue par un orgueil consolidé au fil des prouesses, et que les circonstances lui donnent de faire de ce péché l’instrument même de sa rédemption. Dans Aspremont, les mots d’autrui, sages et raisonnables, ont encore le pouvoir de l’arrêter, de le faire taire et rentrer dans le rang, dans un récit d’Enfances qui privilégie ainsi la parole sur le geste.

10Le personnage de Balant, Sarrasin païen séduit par l’Occident chrétien, entretient avec la parole un rapport différent, certainement le plus complexe de la chanson.

  • 16 J.-Cl. Vallecalle, Messages et ambassades dans l'épopé...

  • 17 Cette lecture par Turpin a pour effet d’encore ajouter...

  • 18 Sur la parole à soi-même, G. Gougenheim, « Du discours...

  • 19 « Paien unt tort e chrestïens unt dreit » affirme le p...

11Dès son ambassade16, cette complexité apparaît. Le Sarrasin, en effet, prête sa voix aux mots de son seigneur (v. 237-263), ce que confirme la lecture du brief envoyé17 (v. 304-316 et 319-342) et ce qu’il souligne (v. 265-267). Durant le repas de fête, il développe deux discours. D’une part il conserve son rôle d’ambassadeur sarrasin, agressif et déterminé, répondant rapidement à ses interlocuteurs ; d’autre part, dans un murmure pour lui-même18, il formule sa pensée propre, sa prise de conscience de ce que l’entreprise d’Agoulant est une folie (v. 411). Ce monologue est le fruit d’un cheminement dont le poème s’efforce de rendre compte. Cela commence dans le silence d’un homme en retrait, étranger dans une fête dont il observe le déroulement, méfiant et hostile face à des codes qu’il ne comprend pas : il prend pour une offre de vente un don de Naimes (v. 378) et ne saisit pas pourquoi il se retrouve invité à la table d’un hôte auquel il vient de poser un ultimatum. « Ambronchié et anclin » (v. 392), Balant refuse contact et dialogue. Le spectacle qui l’entoure, en revanche, le fascine et le plonge dans une réflexion dont les premiers moments sont donnés au style indirect (v. 400-401), se poursuivant en indirect libre (v. 402-404). La voix du personnage émerge progressivement de la narration pour finalement sourdre « trestot priveement » (v. 408) au discours direct. Cet étagement formel épouse l’évolution du contenu : au discours indirect, une comparaison désobligeante pour les siens, à l’indirect libre un jugement négatif porté sur l’instigateur sarrasin du conflit, et au direct un constat admiratif pour Charles et dépréciatif pour Agoulant. Si la lettre change au fur et à mesure, l’esprit demeure : les païens ont tort19.

12Par la suite, Balant use encore de ce mode sourdine, mais pour des raisons uniquement liées aux circonstances, nul ne devant saisir ses échanges avec Naimes. De plus, les écarts entre ses mots prononcés pour tous et ses apartés se réduisent : qu’il cherche à éviter un conflit généralisé en proposant un duel de champions (l. 26), qu’il défende Naimes (laisses 129-130) ou qu’il offre un destrier à Charles (l. 136), il se comporte en parfait chevalier et baron, respectueux des hommes et des codes féodaux et chevaleresques. Être vassal d’Agoulant dans ses actes et chrétien dans son cœur n’implique pas une contradiction pour Balant : les deux liens se construisent en miroir l’un de l’autre et le personnage les vit pleinement, respectant la totalité de sa part du contrat. Le personnage reste un et entier.

  • 20 W donne une version différente pour cette tirade, rend...

  • 21 Sur l’ambiguïté dans la littérature du Moyen Âge, voir...

13Dès lors, certaines de ses répliques, susceptibles d’une double interprétation, retiennent l’attention. Menace-t-il Sorbrin « Par cel seignor que nous devons prier » (v. 2082), le jeu de la périphrase évite la dénomination directe et autorise un double sens : Sorbrin entend Mahomet, l’auditorat peut comprendre Dieu ; son « Poi resamblez Charlemaigne au vis fier ! » (v. 209020) à l’encontre d’Agoulant est une pique dans une stratégie rhétorique destinée à convaincre son interlocuteur, et un constat traduisant a contrario son admiration pour le roi franc. Mais l’indécision reste au niveau de la diégèse, l’ambiguïté21 ne s’instaure nullement pour l’auditorat qui, avec Balant, garde un surplomb sur ses interlocuteurs. Loin d’être remise en question, l’idéologie engagée de la chanson de geste est au contraire renforcée par ces énoncés à double sens.

14Ces jeux de voix finissent, étranglés par l’émotion, la douleur envahissant si profondément le cœur de Balant au spectacle de la mort de son fils qu’il « ne pot mot dire » (v. 5062). Le silence clôt un temps de la vie du personnage, père de Gorhant, homme d’Agoulant. La parole donnée au seigneur durant l’hommage se défait dans l’incapacité langagière. Le silence comme la fin d’un homme, père, guerrier sarrasin et païen, avant une régénération en chevalier franc et chrétien, en fils du « verai Roi amant » (v. 5115) et en filleul de Charles, confirmant publiquement ce qu’il avait dit « soef an conseillant » (v. 5110) à Naimes.

  • 22 Rétroactivement le « Cil Mahomez que paiens ont proié ...

  • 23 Ce qui n’est pas le cas pour tous les personnages. Voi...

15Entre deux silences, celui du convive renfrogné à l’écart de la fête et celui de la grande douleur de mort de Gorhant, le poème suit un homme qui change de vie, de religion, de famille, de pays. Le dédoublement de sa voix rend compte du début de ce processus, mais il est par la suite occulté, seul le résultat final étant narré. Si un processus n’est pas retracé, c’est peut-être parce qu’il n’y en a pas. Les apartés et les ambiguïtés langagières de Balant ne sont pas les indicateurs d’une personnalité qui se dédouble ou qui se cherche. Au contraire, son langage reste cohérent avec ses actes, en harmonie avec son physique. Tout est déjà dans le portrait élogieux que le trouvère offre de lui (v. 202-214). La seule contradiction qui existe est celle qui surgit entre ce portrait et ses premiers mots, mais elle se résout d’elle-même quand on songe qu’ils ne sont pas les siens22. Comme le genus chevaleresque des jeunes s’éveillait au contact de l’ost sur le départ, sa nature profonde pointe durant son séjour à la cour franque. Le personnage, et le public avec lui, prend acte de cela. Ses ambiguïtés langagières ne sont pas facteur de flou ou de brouillage, car les apartés sont toujours l’expression de sa vérité et jouent le rôle de guide. Balant s’adresse à Naimes « souavet », puis « molt doucement » (v. 6534) il demande le baptême à Charles. La mesure de sa voix traduit son excellence23.

  • 24 Le sort des femmes ne dépendant pas d’elles, la conver...

16Finalement, par leur discours, le trouvère met en relief deux personnages qui n’accèdent au devant de la scène qu’épisodiquement dans une chanson privilégiant toujours la communauté sur le héros. Roland maîtrise plus rapidement sa prouesse que sa parole ; il reste malgré tout un enfant, au sens épique du terme, renvoyé dans le silence par une parole de mesure, mais continuant efficacement de se battre au milieu des preux. Quant à Balant, sa voix est originale dans l’ensemble de celles qui s’élèvent dans Aspremont par les jeux qui sont les siens. Est-ce pour autant que le personnage acquiert ainsi une profondeur inédite ? Rien n’est moins sûr dans le sens où il n’y a jamais de véritable discordance entre sa parole et ses actes. Ses jeux de langage sont plutôt le moyen de traduire ce que ce personnage a de particulier, lui qui, dans un univers idéologique solidement construit autour de deux blocs antagonistes, passe de l’un à l’autre24. De plus, comme Roland, le personnage se trouve progressivement fondu dans la masse, sa voix mesurée se perdant dans la grande bataille, non parce que l’un comme l’autre perdent leur utilité narrative, mais parce qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre l’objet du chant.

* * *

17Le discours rapporté ne se signale toutefois pas dans la Chanson d’Aspremont uniquement comme un facteur remarquable dans la construction de deux personnages. Il se révèle également un lieu travaillé par des jeux avec le cadre formel de la chanson de geste ou avec les codes de l’écriture épique.

  • 25 Parmi une large bibliographie sur ce point essentiel d...

  • 26 J.-P. Martin, Les Motifs de la chanson de geste…, op. ...

  • 27 La plainte de Charles pour Anquetin de Normandie (v. 4...

18Ce sont tout d’abord certains des motifs25 relevant de la parole rapportée qui sont à noter. Les formules et clichés qui composent ce chant funèbre qu’est un planctus forment une liste relativement souple, mais « aisément repérable26 » d’une dizaine de motifs. Dans un poème où les Francs tombent peu, les principaux personnages étant préservés structurellement pour leur avenir dans d’autres chansons, les occasions de déplorations funèbres chez les chrétiens sont rares27. Elles se multiplient en revanche du côté des païens où la rhétorique semble bousculée.

19Si les plaintes d’Eaumont sur ses oncles sont amorcées dans le respect de la tradition par le narrateur (v. 4044 et 4793), la parole même du Sarrasin semble jouer avec les formules attendues. Certes l’expression de la douleur de celui qui reste est bien présente, Eaumont se demande pourquoi il demeure en vie après la mort de Triamodès (v. 4794) et souhaite mourir englouti par la terre (v. 4050), mais cette douleur est-elle vraiment orientée vers ses parents morts ? L’évocation d’un passé commun est réduite à un vers (v. 4799), tandis que sont largement développées les conséquences de leur perte sur l’avenir de leur neveu. Entre interrogations et exclamations, on trouve les modalités classiques de l’expression de l’émotion, dans une syntaxe fixe et connue, mais avec un lexique revisité. Eaumont semble davantage craindre la réaction de son père à l’annonce de la mort de ses deux barons, de se retrouver desconseillé, ou accusé de lâcheté (v. 4046-4052 et 4795-4798) que véritablement regretter ses oncles. Le motif est aménagé de l’intérieur pour que le contraste soit fort entre les attentes qu’il suscite et la réalisation qui en est faite par le personnage, dont l’orgueil et l’égoïsme sont ainsi mis en avant. Il faut dire que bon sang ne saurait mentir, le fils ne chante en fait pas mieux que le père.

  • 28 Il vient du bas latin *corruptiare, dérivant du classi...

20C’est sur la tête et le bras coupés de son fils qu’Agoulant exhale une plainte qui d’emblée se démarque. Elle est ouverte par l’ambigu verbe corocier (v. 7948), porteur avant tout du sème de dégradation28, celle de l’âme par la violence de l’émotion qui peut être, selon le contexte, la douleur ou la colère. Or si le contexte ici est bien celui du deuil, les mots d’Agoulant peuvent faire douter. Utilisant anuier pour décrire ses sentiments (v. 7949), ce qui prolonge l’indécision sémantique, le verbe recouvrant deux grands ensembles de sens dans le registre du ressenti négatif, tantôt la souffrance physique ou morale, tantôt la pénibilité, le tourment, le père rappelle longuement tout ce qu’il dut faire pour suivre les ambitions de son fils et tout ce qui les conduisit à la situation présente. Ce sont les préparatifs sarrasins de la guerre que l’on est invité à écouter et non une plainte funèbre. Aucune marque modale d’émotion, un récit au passé simple, factuel et comme détaché. Il ne reste pas grand chose du planctus épique dans ce cas extrême. La souffrance du père n’est pas exprimée par ses mots, mais par son corps et ses actes (v. 7970-7972). La partie purement lyrique du motif dans laquelle le personnage chante sa douleur est absente et il ne reste qu’un appel à la vision de la part du récitant pour dire l’émotion (qui veïst).

21Les païens ne sauraient-ils donc pas pleurer correctement leurs morts ? L’écart est volontairement creusé entre ce qui est rhétoriquement attendu et les performances, au sens linguistique, des païens. La bonne, et la belle, parole est, dans Aspremont, profondément liée à la bonne action (ce qu’incarne Naimes). La parole païenne est entachée du péché fondamental de « mescroire », qui se traduit en surface par l’orgueil pour Eaumont incapable de pleurer ses oncles pour d’autres motifs que lui-même, et par la colère pour Agoulant ressassant un passé qu’il ne peut récrire.

22Outre les échos internes autant qu’externes que suscitent les planctus, Aspremont offre un jeu analogue avec l’intertexte rolandien. Eaumont adresse en effet des reproches à Durendal (v. 5280-5287 et 5299-5302) qui sont un écho aux prières de Roland à son épée (laisses 171-173 du Roland). Le principe reste le même : la structure syntaxique est conservée mais le lexique est changé dans le but de produire un effet d’altération. Quand Roland passe en revue les prouesses accomplies avec son épée au profit de Charles, toute une vie d’exploits chevaleresques et de service vassalique, Eaumont met en avant l’usage létal qu’il a fait de l’épée avant de la comparer à une arme ignoble, la cognée d’un vilain (v. 5283-5287). On retrouve le même mouvement de dégradation dans cette comparaison triviale entre l’arme emblématique du style noble et l’outil de travail du vilain, et il sert la même cause, à savoir la construction des personnages, creusant l’antagonisme langagier qui les oppose, simple reflet du conflit armé.

  • 29 A. Micha, « Le discours collectif dans l’épopée et dan...

23Aspremont travaille dans sa forme un autre élément propre à la parole épique, le discours collectif. Ces brèves prises de paroles chorales viennent régulièrement commenter l’action, inviter à une interprétation, elles fonctionnent comme un appel au rassemblement de la communauté par delà le texte. On trouve dans Aspremont29 le traditionnel unisson d’un groupe uniforme (v. 317-318 ou v. 3912-3914 par exemple). Le poème donne aussi à entendre des groupes bien cernés, constitués de quelques individus parfois parfaitement identifiés (Roland et ses amis v. 1139, les messagers envoyés vers l’arrière pour chercher du secours, Droon et Godefroy, v. 4262-4267), parfois moins (les deux rois s’agenouillant devant Charles v. 170). Le contenu du discours peut alors garder son rôle de ponctuation clôturant un échange, de soulignement d’un geste, d’une attitude ou d’une parole (v. 4288 ou v. 2878). Mais il peut aussi évoluer vers davantage de précision et de personnalisation, s’intégrant plus étroitement dans le contexte de son énonciation : les hommes envoyés par Charles délivrent leur message aux hommes restés à l’arrière (v. 4262-4267), les « enfants » de Girard (soit ses fils et ses neveux) reconnaissent le bienfondé de sa diatribe :

Dit l’un a l’autre : « Il a droit, ennondé !
Mauvaisement nous i sommes prouvé,
Qui mais fuira si ait le chié copé ! » (v. 2845-2847)

24La laisse 11 offre enfin un montage assez complexe de cet usage collectif de la parole : le discours collectif véritablement anonyme est donné à l’indirect libre :

vii.c. s’an sont vanté et afichié,
De lui servir sont tuit apareillié. (v. 166-167)

25tandis que celui des deux rois et de Naimes est au style direct rapportant indirectement un autre discours collectif :

« Droiz anpereres, s'il vos plaist, si oiez,
Ce dient cil qui ci sont apoiez
Et qui ci sont an cest palais listié,
Souz ciel n'a terre, se vos la volïez
Ne la conquierent au fer et a l'acier.
Trop nos sont pres Sarrazin herbergié,
Molt lor am poise quant vos tant deloiez. » (v. 171-177)

26La répétition est au cœur de cet emboîtement, répétition de l’idée et non de la lettre, celle du service, sous la forme de l’auxilium militaire dans la lutte contre les Sarrasins. Elle est même mimée dans la posture d’agenouillement adoptée devant Charles. Les sept cents hommes réunis en cette Pentecôte à la cour impériale, les deux rois et Naimes disent la même chose. Mais un effet d’accroissement de la précision, parallèle à une réduction du nombre de locuteurs, est porté par le passage du discours indirect au discours direct, comme mimétique d’un son qui monterait en puissance pour parvenir in fine clairement à l’empereur en majesté. La voix des trois hommes est grosse de toutes celles de leurs pairs. Cette même royauté, qui les fait représentants de leurs hommes, confère à leurs mots une certaine sagesse (la présence de Naimes dans cette prise de parole vient d’ailleurs renforcer cet aspect). L’emboîtement des discours collectifs dans ce dispositif complexe permet de donner au phénomène choral une amplification peu commune, à la fois dans le contenu et dans la profération. Il souligne son implication dans un échange : le discours collectif n’est plus un accent un peu extérieur à une autre parole, commentaire en marge de l’action. Les rois ont entendu la parole de leurs hommes et la restituent à Charles. L’échange s’étoffe en même temps que le chœur, non sans paradoxe, se personnalise et s’intègre davantage dans l’action. Le poète revisite donc les motifs traditionnels et aménage les discours collectifs, jouant en cela avec les codes de l’écriture épique pour les faire servir au mieux son récit.

* * *

27Deux discours semblent cependant être autrement affectés. Au-delà de son baptême, Balant continue de faire entendre une parole remarquable lorsqu’il découvre à l’empereur et à ses proches la vision que dessine l’escarboucle de la tente d’Eaumont dans une scène d’une grande puissance incantatoire. Les rapports entre le voir et le dire y prennent un tour particulier. Quant aux faits bibliques qui nourrissent par exemple les credo, ces prières du plus grand péril si emblématiques du genre épique, ils sont présents certes, mais exploités d’une manière singulière.

28Immédiatement après son baptême, Balant met en pratique sa nouvelle allégeance à Charles et lui découvre la merveille de l’escarboucle de la tente d’Eaumont (l. 336, 337 puis 345-348). Il convie le roi, le pape, puis Girard, à voir dans la surface du miroir magique les armées sarrasines, guide leur regard et décrit ce que montre la pierre. Ces appels reposent sur des accumulations de noms de navires (v. 6590) ou de matériel guerrier (v. 6737-6739), ils sont scandés par l’indéfini « tant » et placés sous l’égide d’un verbe de vision (« Veez » v. 6589, 6591…, ou « esgardez » v. 6587, 6721…). Ce faisant, ils ne sont pas sans faire écho aux évocations portées par les formules « Lors veïssiez » ou « Qui veïst » par lesquelles le narrateur engage le public à communier avec l’événement exceptionnel qu’il chante. Mais il est difficile de pousser davantage la comparaison.

  • 30 Soit étymologiquement, le temps nécessaire au comptage...

29En effet, l’exploration visuelle que propose Balant change entre sa première prise de parole, face au roi et au pape, et sa seconde, après l’arrivée de Girard. Entre les deux, une intervention du pape qui s’essaie à son tour à scruter la merveille miroitante. Or le verbe ouvrant son discours est « reconter » (v. 6603), ce qui induit un déplacement en introduisant non seulement une dimension temporelle30, mais encore un recul dans le passé grâce au passé simple du verbe régisseur de l’infinitif (« prist a reconter »). De plus, le conte du prélat se fait à l’indirect libre qui permet de mettre à égalité syntaxique voir et dire, comme si la description s’émancipait du discours rapporté :

Et l’apostoles li prist a reconter,
Et voit lou Far come il cort an la mer (v. 6603-6604)

  • 31 Voir v. 6587-6596.

30Quand la parole directe de Balant, au présent et dans l’immédiateté des impératifs, imposait la vision sans filtre, reconter insère la parole dans le récit et sa temporalité. Dans le même mouvement, la parole se rend poreuse à des éléments descriptifs, les échanges se faisant en quelque sorte dans les deux sens. La caractérisation est plus importante. Un acte descriptif sous-tend la vision qui s’étoffe. Le voir nourrit le dire. Des précisions nouvelles apparaissent donc, apportant une caractérisation initialement presque totalement absente31 : le Far s’élance « an la mer » (v. 6604), les navires flottent (v. 6605).

  • 32 Mais le cliché épique n’est jamais loin : le « bruil d...

31La première vision guidée par Balant est organisée par l’anaphore insistante de verbes de vision (« Veez » v. 6589 et 6591, reprenant « esgardez » du v. 6587) qui marque à chaque fois un déplacement du regard depuis le pommeau jusqu’aux bataillons d’Agoulant à Reggio en passant le détroit et la flotte. On en reste au stade de l’évocation. Ensuite la parole enfle, l’anaphore (« esgardez » v. 6721, 6734 et 6761, « veez » v. 6745) dirige toujours le regard, mais c’est désormais à l’échelle de la laisse entière et non de quelques vers que la vision se met en place pour l’instauration d’un bel ensemble de quatre laisses parallèles (345-348). L’accumulation nominale ne suffit plus pour l’évocation des différents peuples païens. Puis, dans le parallélisme, les modalités du voir évoluent. Elles prennent la forme de détails descriptifs dans la première laisse (caractérisation de l’espèce d’arbre du bosquet32 v. 6721, des matières luxueuses composant les tentes v. 6724, la décoration du gonfanon v. 6726 et sa couleur v. 6725). Si l’accumulation nominative scandée par l’anaphore de tant reprend dans la laisse suivante au détriment de ce type de notations, se confirme en revanche un mouvement qui s’amorce dès la laisse 345. Le voir s’accompagne d’un savoir, Balant mettant au service de Charles tout ce qu’il sait de ses anciens alliés : la vision se dote alors d’une profondeur historique et ethnique : Balant a été le capitaine des troupes d’Achart de Flor (v. 6741) ; le peuple d’Orfanie réputé ombrageux est un expert des armes de hast ou de trait (l. 347) ; le royaume de Pantalis est une terre où il fait bon vivre (l. 348).

32Quand la formule « lors veïssiez », ou ses avatars, invite le public à poser son regard sur une scène dynamique en se déplaçant virtuellement lui-même à l’intérieur de la diégèse, l’épisode de l’escarboucle merveilleuse prend le risque de l’enlisement, les acteurs y sont debout et immobiles, fascinés par l’image, et de surcroît empêchés de parler à loisir. Inscrire le passage dans une temporalité narrative et alourdir l’évocation de mentions descriptives permet d’éviter cet écueil et contribue à ancrer la parole épique dans le récit, y compris lorsqu’elle se pare de tous les ornements du lyrique.

  • 33 Pour M. Rossi, « La prière est introduite par un vers,...

33Traditionnellement, on trouve dans la chanson de geste le récit, plus ou moins développé, de faits bibliques remarquables, ce que l’on pourrait appeler des exploits de Dieu en faveur des hommes (créer le monde, sauver Daniel de la fosse aux lions, changer l’eau en vin, racheter l’humanité pécheresse en mourant sur la croix…). Ce sont les credo, ces prières du plus grand péril33, qui, en général, sont l’occasion d’une énumération plus ou moins longue et plus ou moins détaillée de ces faits divins. Or si la Chanson d’Aspremont connaît bien ces gesta Dei, elle en fait un usage singulier.

  • 34 Naimes, sur les pentes périlleuses de l’aspre mont, se...

34À strictement parler, elle est dépourvue de credo épique. Les prières sont nombreuses, les situations de péril imminent existent, mais rien ne déclenche un de ces morceaux de bravoure auxquels le public est habitué34. Ce sont d’autres types de discours qui accueillent l’évocation de ces faits, des paroles différentes, d’homme à homme(s) dans lesquelles Dieu n’est plus le destinataire mais l’objet, le récit de ses faits non plus le moyen de justifier une demande d’aide, mais un enseignement. Ainsi Naimes face à Balant durant leur nuit de débat théologique (l. 27-28) et le pape (l. 371-372) lors de la messe suivant les adoubements des jeunes développent-ils, non sans une certaine ampleur (une quarantaine de vers pour le premier et une soixantaine pour le second), quelques faits bibliques notables. Malgré la mise en avant de la dimension d’échange grâce aux verbes estriver et tencier (v. 449) qui en soulignent la vivacité, la chanson laisse dans l’ombre de la nuit la partie païenne de la conversation entre Balant et Naimes, ne donnant à entendre que les mots du chrétien, les seuls à être rapportés, les seuls à avoir de la valeur dans le système idéologique de la chanson de geste, comme seul résonne le sermon du pape face à l’assemblée des chevaliers. La surface du poème gomme le caractère conversationnel de l’échange entre le païen et le chrétien, érigeant par là-même le long discours de Naimes en leçon de catéchisme. Comme en attestent le cheminement spirituel de Balant et le comportement des Francs sur le champ de bataille, ces enseignements portent leurs fruits.

  • 35 Les miracles traditionnels sont rarement convoqués : c...

35C’est que les deux orateurs font des choix dans l’ensemble des actions divines, privilégiant ce qui relève moins de la manifestation de la puissance de Dieu35 que de l’histoire de la chute et du salut de la créature : les fautes originelles (chute des anges rebelles, péché originel, décadence qui amène au déluge) qui perdent l’homme, l’incarnation et la passion qui le rachètent. L’histoire sainte est rattachée au plus près à la créature, Dieu donné à voir dans sa dimension créatrice et salvatrice qui sont des facettes de son omnipotence. Ce qui intéresse le duc et le pape, ce sont les moments de l’histoire où la « vertu » de Dieu est mobilisée non pour un homme, bénéficiaire immédiat d’un miracle, mais pour l’humanité tout entière, qu’il crée, châtie ou sauve. Balant, pécheur par sa « mescreance », peut ainsi s’identifier à tous ceux qui l’ont précédé dans cette voie peccamineuse et que le Christ a délivrés des Enfers. Nulle faute qui ne soit lavable dans les eaux régénératrices du baptême. De même les guerriers francs sont invités à suivre l’exemple de ce Dieu souffrant pour les hommes en lui offrant en retour leur propre sacrifice (v. 7230).

36Outre ce choix de contenu, une mise en forme est remarquable. Les faits de Dieu sont mis en récit, détaillés dans une narration à la troisième personne qui fait la part belle aux circonstances organisant le déroulé des choses d’un point de vue temporel (« Des que », v. 456, « Lors » v. 463, « qant » v. 474 ou 477, « Adonc » v. 7180…), consécutif (« Tant… que » v. 478-479 ou 7207, « si… que » v. 461-462) ou causal (« Car » v. 471). L’abondance des connecteurs logiques, adverbes de phrase, conjonctions de coordination ou subordonnants, surprend. La parataxe n’est pas de mise dans ces discours à visée édificatrice, rien ne devant y être laissé à l’interprétation, potentiellement erronée, du destinataire. Des comparaisons rapprochent les actions divines d’images familières au public (du bétail que l’on emmène au marché v. 473 ; des enfants que l’on baptise v. 482 ; une femme enceinte v. 7206). La compréhension sollicitée est autant intellectuelle que sensible, des hommes parlant à d’autres hommes d’un Dieu qui fut également, un temps, un homme. Est ainsi développé, outre une temporalité narrative structurée, un récit convaincant, appuyé sur des exemples adaptés à l’interlocuteur.

37Par le « (re)conte » de ce que donne à voir l’escarboucle ou par le développement d’une parole édificatrice à visée catéchétique ou parénétique autour d’un récit dont Dieu est le héros, le discours s’ouvre vers une dimension narrative et descriptive.

* * *

38Finalement, le poète d’Aspremont orchestre d’une manière propre ce vibrato de la parole rapportée sans jamais cesser d’en faire une composante essentielle de la célébration épique. Il y introduit des notes nouvelles, ouvrant l’élévation lyrique à une profondeur de champ temporelle ou descriptive, jouant avec les motifs, construisant des personnages autour d’un usage bien particulier de leur langage. Mais le langage est avant tout un moyen d’échanges et de propagation de la foi ; nul personnage ne saurait se distinguer trop longtemps sans rompre l’harmonie chorale recherchée. Il est également un lieu qui tisse en son sein même l’intégration d’éléments extérieurs, qui entreprend de modeler les codes anciens, mettant en œuvre dans son écriture cette union qui est au cœur même du poème. Que cela soit au niveau narratif des personnages, sur le plan rhétorique et lyrique des motifs, tout sert un seul objectif et la parole rapportée est un élément majeur de ce discours en faveur de l’union et de la concorde que porte le poème inspiré par les langues de feu de la Pentecôte et éclatant avec vigueur en une Toussaint plus que jamais fête du rassemblement.

Notes

1 Sauf signalement contraire, toutes nos citations viennent de l’édition de F. Suard, Champion Classiques Moyen Âge, Paris, 2008.

2 D. Boutet, Jehan de Lanson. Technique et esthétique de la chanson de geste au xiiie siècle, Paris, PENS, 1988, p. 12.

3 Selon Dominique Boutet, elle « occupe une place à part dans la production épique de la fin du xiie siècle. Non qu’elle innove véritablement (la plupart des thèmes que l’on a évoqués se retrouvent un peu partout dans le genre épique), mais parce qu’elle offre un véritable concentré. » (« Guerre et société au miroir de la Chanson d’Aspremont », Guerre et société au Moyen Âge. Byzance-Occident (viiie-xiiie siècle), dir. D. Barthélemy et J.‑C. Cheynet, Paris, 2010, p. 173-183, citation p. 183).

4 D. James Raoul, « La poétique de l’essemple dans le Couronnement de Louis (v. 1-2019) : éléments de style », Styles, genres, auteurs, 13, 2013, PUPS, p. 11-28, citation p. 21. Voir aussi id., « La poétique de la célébration dans la Chanson de Roland (v. 661-2608) : éléments de style », Styles, genres, auteurs, 3, 2003, PUPS, p. 13-28.

5 « Aspremont : l’épique, le tragique, l’aventureux », Les Chansons de geste. Actes du xvie congrès international de la Société Rencesvals, C. Alvar et J. Paredes dir., Grenade, 2005, p. 615-634.

6 Notre objet n’est pas l’étude des discours rapportés dans Aspremont, mais de quelques-unes de leurs particularités. Sur un sujet à la bibliographie très ample, voir le site de CI-DIT (http://groupe-cidit.com/wordpress/, page consultée le 7 novembre 2019). Selon S. Marnette, (Narrateur et points de vue dans la littérature française médiévale. Une approche linguistique, Bern, Peter Lang, 1998, p. 249 et suivantes), dans un corpus de cinq chansons de geste du xiie et du début du xiiie siècle, le ratio entre discours rapporté et récit ne descend pas en dessous de 40% pour le premier. Nos propres calculs, sur la partie au programme des agrégations de Lettres 2020 (v. 1-5545) établissent à environ 44% le nombre de vers consacrés au discours direct, ce qui place Aspremont dans une honnête moyenne.

7 F. Suard, La Chanson de geste, Paris, PUF, 1993, p. 42-47 ; id., Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (xie-xve siècle), Paris, Champion, 2011, p. 88.

8 W. Calin, « Problèmes littéraires soulevés par les chansons de geste : l'exemple d’Aspremont », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste. Tome I, Senefiance 20, Aix-en-Provence, PUP, 1987, p. 333-350, citation p. 345. En ligne : https://books.openedition.org/pup/3942 (page consultée le 7 novembre 2019).

9 N. Andrieux-Reix, « Des Enfances Guillaume à la Prise d’Orange : premiers parcours d'un cycle », Bibliothèque de l'École des chartes, 147, 1989, p. 343-369, citation p. 360. En ligne : https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1989_num_147_1_450539 (page consultée le 7 novembre 2019). Ni éducation, ni initiation, il ne s’agit ni de conter l’éveil à la vie, à la société et/ou à la morale d’un jeune homme, ni sa découverte des arcanes du monde. Un tel récit des origines « apparaît comme un texte qui connaît son avenir, qui l’anticipe, qui le pré-dit. » (ibid., p. 355).

10 Ses premiers mots sont « Ja mar crerez Marsilie ! » (v. 196). Il s’empare de la parole dès la fin de la présentation de Charles. Quant à sa prouesse, elle constitue l’essentiel même du personnage : « Rollant est proz e Oliver est sage » (v. 1093) (La Chanson de Roland, éd. C. Segre, Genève, Droz, 2003, édition de référence désormais).

11 Du latin infans, du préfixe négatif in- et de fans, participe présent du verbe fari « parler », l’enfant est celui qui ne sait pas parler, qui n’en a pas la capacité. Au Moyen Âge, est appelé enfant ou jeune, un être jusqu’à son entrée dans le monde adulte, marquée par l’adoubement, le mariage et la prise de possession d’un fief, qui peuvent ne pas être concomitants. Parmi une bibliographie abondante, G. Duby, « Dans la France du Nord-Ouest au xiie siècle : les « jeunes » dans la société aristocratique », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 5, 1964, p. 835-846. En ligne : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1964_num_19_5_421226 (page consultée le 7 novembre 2019) ; L’Enfant au Moyen Âge : Littérature et civilisation. Senefiance 9, Aix-en-Provence, PUP, 1980. En ligne : http://books.openedition.org/pup/2691, page consultée le 7 novembre 2019 (pour Aspremont, en particulier Micheline du Combarieu du Grès « Enfance et démesure dans l’épopée médiévale française », p. 405-456) ; P. Riché et D. Alexandre-Bidon, L’Enfance au Moyen Âge, Paris, Seuil-Bibliothèque Nationale de France, 1994.

12 W interdit toute hésitation avec « Je sui tes niés, Rollandins, vostre dru. » (La Chanson d’Aspremont, éd. L. Brandin, Paris, Champion, 1923-1924, v. 6011, édition de référence désormais pour W). Il faudrait avoir une idée plus précise de l’ensemble de la tradition pour ce passage, ce qui dépasserait le cadre de ce travail, pour envisager d’attribuer définitivement le fait à un copiste.

13 Le personnage, fiancé mais non marié et non chasé, restera, jusqu’à sa mort, un membre de la classe turbulente des juvenes (voir G. Duby, art. cit.). Cette dénomination d’enfant n’apparaît jamais dans la Chanson de Roland, incompatible avec le chant célébrant le héros ; elle se maintient dans Aspremont, y soulignant, entre autres, la présence de plusieurs générations, celle des pères, des oncles ou des hommes responsables de l’éducation d’un jeune et celle des jeunes, les fils et neveux : le rassemblement les concerne tous.

14 C’est dans cette scène que le diminutif Rollandin (v. 8849) apparaît pour la dernière fois.

15 F. Suard, Aspremont, éd. cit., p. 61.

16 J.-Cl. Vallecalle, Messages et ambassades dans l'épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, Paris, Champion, 2006.

17 Cette lecture par Turpin a pour effet d’encore ajouter à la complexité en diffractant une fois de plus la voix d’Agoulant. La parole sert ici de support à la répétition, figure classique du style épique.

18 Sur la parole à soi-même, G. Gougenheim, « Du discours solitaire au monologue intérieur », Le Français moderne, xv, 1974, p. 242-248.

19 « Paien unt tort e chrestïens unt dreit » affirme le poète du Roland (v. 1015).

20 W donne une version différente pour cette tirade, rendant impossible la comparaison.

21 Sur l’ambiguïté dans la littérature du Moyen Âge, voir D. Boutet, Poétiques médiévales de l’entre-deux, ou le désir d’ambiguïté, Paris, Champion, 2017.

22 Rétroactivement le « Cil Mahomez que paiens ont proié » (v. 217) qui inaugure son discours contient le personnage dans son ensemble : le choix du démonstratif en -l pouvant marquer d’emblée une disjonction entre la sphère du locuteur et le référent du démonstratif confirmée par l’étrange distance que marque dans la relative l’absence totale de référence à la première personne (C. Marchello-Nizia, « Du subjectif au spatial : l’évolution des formes et du sens des démonstratifs en français », Langue française, n° 152, 2006, p. 114-126. En ligne : https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_2006_num_152_4_6639. Page consultée le 7 novembre 2019.) W, v. 225, donne une leçon identique.

23 Ce qui n’est pas le cas pour tous les personnages. Voir v. 3141, 6310, 6704 ou 9186.

24 Le sort des femmes ne dépendant pas d’elles, la conversion des dames sarrasines à la fin n’est pas de la même nature.

25 Parmi une large bibliographie sur ce point essentiel de l’écriture épique, voir J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955 ; M. Rossi, « Les séquences narratives stéréotypées : un aspect de la technique épique », Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge offerts à Pierre Jonin, Senefiance 17, Aix-en-Provence, PUP, 1979, p. 593-607, en ligne : http://books.openedition.org/pup/3750 (page consultée le 7 novembre 2019) ; J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation, thèse de troisième cycle dactylographiée, Paris, Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle, Juin 1984 ; E. A. Heinemann, L’Art métrique de la chanson de geste. Essai sur la musicalité du récit, Genève, Droz, 1993.

26 J.-P. Martin, Les Motifs de la chanson de geste…, op. cit., p. 299. Voir également P. Zumthor, « Étude typologique des planctus contenus dans la Chanson de Roland », La Technique littéraire des chansons de geste, Liège, 1959, p. 219-235.

27 La plainte de Charles pour Anquetin de Normandie (v. 4240-4247) offre un exemple de planctus classique avec le verbe introducteur regretter, l’évocation d’un passé commun dans un temps difficile et donc la reconnaissance et l’affection du roi, l’excellence de la relation, le mar fustes, expression détrimentaire du regret de la présence de l’ami sur ce champ de bataille funeste, la recommandation de son âme à Dieu. Signalons également la courte plainte de Girard, v. 10358-10360, sur les dépouilles de ses hommes. Le planctus est ici très réduit, l’expression du regret de la perte est remplacée par la formulation, à l’irréel, d’une hypothèse encore plus douloureuse – que les hommes fussent tombés pour une cause injuste – et des conséquences que cela aurait pour Girard (peut-être faut-il voir là l’ouverture sur un chant de la révolte dont le personnage sera le héros ?). Cette plainte rapide est toutefois relayée par le récit des soins portés aux corps qui sont ensevelis et aux âmes pour le salut desquelles une abbaye est érigée.

28 Il vient du bas latin *corruptiare, dérivant du classique corrumpere, au sens de « détruire, gâter, détériorer ».

29 A. Micha, « Le discours collectif dans l’épopée et dans le roman », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à J. Frappier, Genève, Droz, 1970, II, p. 811-821 ; D. James-Raoul, « La poétique de la célébration… », art. cit., p. 14-15.

30 Soit étymologiquement, le temps nécessaire au comptage et à la mise en ordre des éléments.

31 Voir v. 6587-6596.

32 Mais le cliché épique n’est jamais loin : le « bruil de sapin » d’Aspremont (v. 6721) rappelle la « sapeie » du Roland (v. 993).

33 Pour M. Rossi, « La prière est introduite par un vers, toujours présent, dont le noyau est le cliché “Dieu reclamer” […] L’oraison qui commence ensuite, adressée à Dieu, énumère, souvent fort longuement, par une série de références à l’Ancien et au Nouveau Testament, les étapes de l’action de Dieu en faveur du genre humain ; puis vient un vers charnière, du type « Si com c’est voirs, et creire le deit on », après lequel est formulée la demande qu’imposent les circonstances particulières où intervient le recours à Dieu. » (« La prière de demande dans l’épopée », La Prière au Moyen Âge, Senefiance 10, Aix-en-Provence, PUP, 1981, p. 449-475 (citation p. 452). En ligne : https://books.openedition.org/pup/2837#ftn3, page consultée le 7 novembre 2019). Également E. R. Labande, « Le “credo” épique. À propos des prières dans les chansons de geste », Recueil de travaux offert à M. Clovis Brunel, Paris, Société de l’École des chartes, 1955, 2, p. 62-80 ; J. Frappier, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, Paris, SEDES, 1965, II, p. 131-140 ; J. de Caluwé, « La “prière épique” dans les plus anciennes chansons de geste françaises », Olifant, 1976, 4-1, p. 4-20, et, sans exhaustivité, l’article d’H. Legros, « Les prières d’Isembart et de Vivien, dissemblances et analogies : la fonction narrative de la prière », p. 361-373 du volume de Senefiance référencé dans cette note.

34 Naimes, sur les pentes périlleuses de l’aspre mont, se rapproche du modèle attendu, avec l’apostrophe et le rappel des miracles de Daniel et des lions et de la Mer Rouge. Mais il s’en tient à une prière de demande simple (v. 1640-1643).

35 Les miracles traditionnels sont rarement convoqués : citons pour exemple, dans la prière de Naimes, Daniel sauvé des lions et l’ouverture de la mer Rouge (v. 1640-1642) ou encore l’inversion des eaux du Jourdain lors du baptême du Christ (v. 7210-7212, voir à ce sujet la note de F. Suard p. 469).

Pour citer cet article

Valérie Naudet, «Paroles de guerriers. Quelques aspects de la parole dans la Chanson d’Aspremont», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 06/01/2020, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=509.

Quelques mots à propos de :  Valérie Naudet

Valérie Naudet est professeur de langue et de littérature françaises du Moyen Âge à l’université d’Aix-Marseille (CIELAM). Sa recherche porte sur la chanson de geste du XIIe au XVe siècle.

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