XVIIe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Michael Moriarty

Vice et vertu chez La Bruyère

La Bruyère et Théophraste

1Quand il présente à ses lecteurs les Caractères de Théophraste, La Bruyère situe l’ouvrage de son auteur parmi les livres :

  • 1 Jean de La Bruyère, « Discours sur Théophraste », Les C...

[…] qui supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes, se jettent d’abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres par ces images de choses qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s’avisaient pas de tirer leur instruction1.

2L’objet immédiat de l’ouvrage de Théophraste, c’est donc les mœurs, et La Bruyère l’appelle en effet « le Traité des Caractères des mœurs » (p. 61), tout comme il intitule son propre ouvrage « Les Caractères ou les mœurs de ce siècle ». Ce titre me semble contenir une ambiguïté féconde. Faut-il le lire comme si son référent était l’ouvrage de Théophraste, de sorte qu’il signifierait « Les Caractères de Théophraste mis à jour » ? ou comme renvoyant à la réalité des mœurs contemporaines et en prêtant au mot de une valeur causale, de sorte qu’il signifierait « les comportements favorisés » ou même « produits » par notre siècle ? Cette deuxième lecture met davantage en valeur la critique de la société contemporaine, thème auquel nous reviendrons.

3La Bruyère nous dit en outre que le discours de Théophraste sur les mœurs suppose certains principes « physiques et moraux » – en l’occurrence ceux de son maître Aristote.

[I]l l’a puisé dans les Éthiques et dans les grandes Morales d’Aristote dont il fut le disciple ; les excellentes définitions que l’on lit au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand philosophe, et le fond des caractères qui y sont décrits est pris de la même source. (p. 61)

4Mais il y a plus : parler de mœurs dans ce contexte c’est parler de vertus et de vices : « Le projet de ce philosophe, comme vous le remarquerez dans sa préface, était de traiter de toutes les vertus, et de tous les vices » (p. 61). En fait Théophraste explique ainsi son projet :

  • 2 Les « Caractères » de Théophraste, [Préface], La Bruyèr...

Puis donc, [….] que me je suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n’étaient connus que par leurs vices, il semble que j’ai dû marquer les caractères des uns et des autres2.

5En fait, la perception du ridicule ne peut se séparer de l’évaluation morale.

Que si l’on ne laisse pas de lire quelquefois dans ce traité des Caractères [c’est-à-dire celui de Théophraste : l’ouvrage de La Bruyère n’est pas un traité] de certaines mœurs qu’on ne peut excuser, et qui nous paraissent ridicules, il faut se souvenir qu’elles ont paru telles à Théophraste, qu’il les a regardées comme des vices dont il a fait une peinture naïve qui fit honte aux Athéniens, et qui servit à les corriger. (« Discours sur Théophraste », p. 70)

6Autrement dit, La Bruyère signale à son lecteur qu’il ne faut pas lire Théophraste comme un simple observateur des comportements de ses concitoyens, une espèce de journaliste, si l’on veut ; on manquera son propos si l’on ne se rend compte du jugement moral qui sous-tend toutes ses descriptions.

7Impossible, donc, de concevoir l’observation des mœurs sans évaluation morale. Dans le texte de Théophraste traduit par La Bruyère la plupart des portraits contiennent un jugement moral explicite, normalement contenu dans la définition qui ouvre chaque portrait. Ces quelques exemples suffiront pour le montrer :

La flatterie est un commerce honteux qui n’est utile qu’au flatteur. (p. 79)

Il semble que la rusticité n’est autre chose qu’une ignorance grossière des bienséances. (p. 82)

Ce que quelques-uns appellent babil est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. (p. 87)

Pour faire connaître ce vice [l’effronterie causée par l’avarice], il faut dire que c’est un mépris de l’honneur dans la vue d’un vil intérêt. (p. 90)

8Dans cet exemple-ci, le jugement se trouve à la fin du portrait :

Ces manières d’agir ne partent point d’une âme simple et droite, mais d’une mauvaise volonté, ou d’un homme qui veut nuire […]. (p. 79)

9À lire ce qui nous reste du texte de Théophraste, on jugera facilement qui si, comme le dit La Bruyère, « Théophraste avait dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices », il ne nous a laissé que des portraits de vices. En fait, quand La Bruyère décrit son propre projet, ce sont les vices qu’il met en lumière. Il s’agit d’examiner l’homme « par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les faibles et le ridicule qui y sont attachés » (« Discours sur Théophraste », p. 72). Non pas, on le remarquera, par les vertus qu’on pourrait y trouver. Il est vrai que La Bruyère signale la spécificité de son projet, par rapport à celui de son prédécesseur : il essaie, lui, de dépeindre l’intériorité de ses personnages :

L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du cœur et à tout l’intérieur de l’homme, que n’a fait Théophraste ; et l’on peut dire que comme ses Caractères par mille choses extérieures qu’ils font remarquer dans l’homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son dérèglement ; tout au contraire les nouveaux Caractères déployant d’abord les pensées, les sentiments et les mouvement des hommes découvrent le principe de leurs malices et de leurs faiblesses, font que l’on prévoit aisément tout ce qu’ils sont capables de dire ou de faire, et qu’on ne s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie. (p. 72)

10Mais l’on remarquera qu’ici encore il souligne l’aspect négatif de ses portraits : « vices », « malices », « faiblesses », « actions vicieuses ou frivoles ». Il est temps d’analyser ces concepts de manière plus détaillée.

Vice et vertu chez Aristote

11Nous avons signalé le lien entre mœurs, d’une part, et vertus et vices, de l’autre. Ce lien est explicite dans la Rhétorique d’Aristote :

I. Maintenant, discourons sur les mœurs et voyons dans quels divers états d’esprit on se trouve suivant les passions, les habitudes, les âges et la bonne ou mauvaise fortune.

  • 3 Aristote, Rhétorique, II.xii.1-2, 1388b31-1389a2, tradu...

II. J’appelle passions la colère, le désir et tout ce qui a fait le sujet de nos explications précédentes ; – habitudes (héxeis), les vertus et les vices ; nous avons qualifié plus haut, à cet égard, les motifs des déterminations et des tendances de chacun. Les âges sont : la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse. J’appelle « fortune » : la noblesse, la richesse, les facultés, leurs contraires et, généralement, le bonheur et le malheur3.

  • 4 On trouve des observations générales sur les âges de la...

12Les vertus et les vices constituent ainsi un des aspects-clé du caractère. Remarquons d’abord que La Bruyère ne se limite pas à cet aspect : il parle souvent des passions (surtout dans le chapitre « Du cœur »), un peu des âges de la vie, et consacre tout un chapitre aux « biens de fortune4 ». Cependant, il présente pour la plupart les comportements ou les attitudes qu’il décrit dans un cadre d’évaluation morale : en ce sens-là les vices et les vertus l’emportent sur les autres catégorisations. Il semble logique de supposer que La Bruyère fait sienne la conception aristotélicienne de la vertu sur laquelle repose l’ouvrage de Théophraste. Mon propos ici est d’examiner jusqu’à quel point la conception de la vertu qu’on trouve chez Aristote peut éclairer notre lecture des Caractères. Rappelons donc les grandes lignes de cette conception.

  • 5 Aristotle, Nicomachean Ethics, traduction de H. Rackham...

  • 6 Voir Martha Nussbaum, The therapy of desire: theory and...

  • 7 Aristote, Éthique à Nicomaque, I.vii.14, 1098a14. Je ci...

  • 8 Le processus de l’habituation est bien analysé par Jenn...

13La théorie d’Aristote consiste à expliquer le fondement des jugements habituels d’une certaine communauté dont lui et son lecteur sont censés faire partie : le sujet des jugements moraux dans l’Éthique à Nicomaque, c’est très souvent le « nous » qui relie auteur et lecteur. Comme le fait observer H. Rackham, partout dans les ouvrages qu’Aristote consacre à l’éthique, la louange et le blâme sont les critères habituels de la vertu et du vice5. Il est vrai, Aristote ne fait pas qu’enregistrer les jugements de sa communauté ; il les soumet à l’analyse critique6. Mais ces jugements sont néanmoins le point de départ de ses analyses. Pour Aristote la vertu n’est pas le bien suprême, le souverain bien comme on disait au XVIIe siècle, comme elle le sera pour les Stoïciens. Le souverain bien, c’est le bonheur. Mais pour l’être humain le souverain bien consiste dans l’exercice de ses fonctions spécifiquement humaines : « la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison7 ». Bien remplir une fonction, c’est la remplir selon son propre genre d’excellence ; mais les termes « excellence » et « vertu » correspondent tous les deux au mot grec aretê. Il s’ensuit que le bien suprême de l’homme, c’est-à-dire le bonheur, consiste dans l’exercice actif des facultés de son âme conformément à l’aretê, l’excellence ou la vertu (I.vii.15, 1098a15-18). Le bonheur n’est donc pas un état : c’est une activité. Il suppose l’exercice actif des vertus (I.viii.9, 1098b31-1099a7). Mais en même temps la vertu s’acquiert par l’activité ; si la capacité de la vertu peut être naturelle, la vertu elle-même ne l’est pas. Tout comme un art, elle s’acquiert en exécutant les actions correspondantes, de manière à acquérir l’habitude d’agir de telle ou telle façon8.

C’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore, c’est en pratiquant les actions justes qu’on devient juste, les actions modérées qu’on devient modérés, et les actions courageuses qu’on devient courageux. (II.i.4, 1103a34-1103b2)

14Ce que nous acquérons en exécutant ces actions, c’est la disposition (hexis) qui y correspond (II.i.7, 1103b21-22).

15Mais il faut aussi souligner que le fait qu’une action soit conforme à telle ou telle vertu (disons, la justice) n’implique pas qu’elle ait été exécutée vertueusement. Il faut examiner le rapport entre l’agent et l’action.

Il faut encore que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit : en premier lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite, choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable. (II.iv.3, 1105a31-33).

16Il faut que ces trois critères soient remplis pour qu’on puisse dire que l’action a été accomplie comme l’accomplirait l’homme vertueux.

  • 9 Antoine Furetière, Dictionaire universel (La Haye, A. &...

  • 10 Dictionnaire de l’Académie Française, 2 vols (Paris, V...

17Pour Aristote, la vertu doit donc être conçue comme une disposition (hexis), « par laquelle l’homme devient bon et par laquelle aussi son œuvre propre sera rendue bonne » (II.vi.3, 1106a21-24 ). Dans le latin scolastique, le terme qui correspond au mot grec hexis, c’est habitus ; on le trouve, par exemple, chez saint Thomas d’Aquin. Si l’on consulte les définitions du mot vertu proposées par les dictionnaires français du xviie siècle, on verra que l’influence du langage aristotélicien est évidente. Selon Furetière, « Vertu, se dit figurément en choses morales, de la disposition de l’ame, ou habitude à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loy & la raison9 ». Pareillement, on trouve dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française la définition suivante : « une habitude de l’ame, qui la porte à faire le bien, & a fuir le mal10 ». Il est vrai que chez les auteurs d’inspiration augustinienne, on trouve une conception de la vertu sensiblement différente. On a vu que, selon Aristote, pour accomplir une bonne action comme l’accomplirait un homme vertueux, il faut « le choisir en vue de cet acte lui-même », et que, pour être vertueux, il faut avoir l’habitude d’agir ainsi. Pour Augustin, cependant, cet idéal n’est que le masque de l’orgueil :

  • 11 Saint Augustin, De civitate Dei, XIX.25. « Car bien qu...

Nam licet a quibusdam tunc verae atque honestae putentur esse virtutes, cum referuntur ad se ipsas nec propter aliud expetuntur : etiam tunc inflatae ac superbae sunt, ideo non virtutes, sed vitia iudicanda sunt11.

  • 12 Saint Augustin, Contra Julianum, IV.iii.21.

  • 13 Voir Michael Moriarty, Disguised vices: Theories of vi...

18Les vertus qu’on recherche pour elles-mêmes sont plutôt des vices que des vertus. Il n’y a de vertu que quand nos actes sont inspirés par l’amour de Dieu. En d’autres termes, comme saint Augustin l’explique ailleurs, pour qu’un acte soit vertueux, il ne suffit pas qu’il accomplisse un devoir moral (officium) ; il doit être rapporté à Dieu comme à sa fin12 (finis). Les auteurs augustiniens du xviie siècle, comme Antoine Arnauld et Jacques Esprit, recourent volontiers à cette distinction pour déconsidérer la prétendue vertu des païens ou plus généralement les vertus humaines13.

  • 14 Sur le thème de la ressemblance du vice aux vertus, vo...

19La Bruyère aussi, comme Arnauld et surtout comme Esprit, ou comme Pierre Nicole, fait état de la ressemblance du vice avec la vertu14 : « il n’y a point de vice qui n’ait une fausse ressemblance avec quelque vertu, et [qui] ne s’en aide » (« Du cœur », 72, p. 221). Comme eux, il souligne aussi l’opacité du comportement humain :

  • 15  La Rochefoucauld souligne la difficulté de juger les ...

Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure sur une seule et première vue ; il y a un intérieur, et un cœur qu’il faut approfondir : le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité ; il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et par les occasions que la vertu parfaite, et le vice consommé viennent enfin à se déclarer. (« Des jugements », 2715)

20Pourtant il ne parle pas le langage de l’augustinisme pur et dur. Il ne dit pas que l’amour de Dieu soit indispensable à toute action pour qu’elle soit jugée moralement bonne. En ce qui concerne la position religieuse de La Bruyère, les avis des critiques sont partagés. Bérengère Parmentier affirme que :

  • 16 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes : de Montaigne...

La Bruyère ne souligne pas de contraste entre une nature humaine à l’image de Dieu et une nature déchue, mais entre la vertu raisonnable (si rare qu’elle en paraît absente) et la conduite grotesque des hommes en société. Il n’est guère question dans les Caractères de l’état de l’homme après la Chute, mais bien plutôt d’une condition sociale dérisoire16.

  • 17 P. Soler, Jean de La Bruyère : « Les Caractères », Par...

21En revanche pour Patrice Soler, « La Bruyère va trouver dans la vision augustinienne de l’homme déchu de quoi renouveler la tradition du “caractère” de Théophraste17 ». Peut-être que ces deux perspectives ne s’excluent pas mutuellement : on pourrait accorder que la conscience aigüe de l’égocentricité humaine qu’on trouve chez La Bruyère dérive de la conception augustinienne de la nature humaine, tout en signalant qu’il concède à l’homme une capacité résiduelle d’agir selon la raison. Peut-être aussi s’agit-il ici moins d’une divergence au niveau de la doctrine que d’un jugement d’ordre littéraire : la conception du caractère théophrastien a été formée dans le cadre de la philosophie aristotélicienne ; l’auteur moderne de caractères selon le modèle théophrastien doit donc lui aussi travailler dans ce cadre ; c’est un impératif, pour ainsi dire, de bienséance littéraire.

22Nous verrons en effet que les analyses de La Bruyère empruntent les catégories la théorie aristotélicienne. Pourtant sa conception générale de la nature humaine réfléchit un pessimisme qui fait songer davantage à saint Augustin qu’au Stagirite. Car il faut se rendre compte que, sous toutes les dispositions individuelles, acquises par l’accomplissement répétée de tel ou tel type d’actions, il y a une orientation plus fondamentale qui précède toute habitude et qui risque d’infléchir toutes les habitudes, même bonnes, dans la mauvaise direction :

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes et l’oubli des autres ; ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s’élève. (« De l’homme », 1, p. 391)

23On verra plus loin quelques-unes des illustrations que La Bruyère nous offre de cet égocentrisme fondamental, de cette insensibilité pour autrui. Mais pour l’instant, je voudrais plutôt reprendre la définition aristotélicienne de la vertu, pour pouvoir analyser dans quelle mesure La Bruyère s’en inspire.

La Bruyère et la théorie aristotélicienne de la vertu

  • 18 Voir J. Tricot, éd. cit., p. 106, n. 2.

24On a vu que pour être accompli comme l’accomplirait un homme vertueux, l’acte doit répondre à trois critères. Le premier critère – il faut savoir ce qu’on fait – renvoie surtout à la connaissance de la vérité de la situation ; la connaissance, par exemple, qui manque à Thésée qui croit faire œuvre de justice en bannissant Hippolyte, qu’il croit faussement coupable d’adultère et d’inceste. Certains exégètes ajoutent la connaissance de la bonté morale de l’acte18. Qu’ils aient raison ou non, il n’en reste pas moins vrai que le critère de la connaissance n’intéresse pas beaucoup La Bruyère. Cependant les deux autres critères sont présupposés par ses analyses concrètes, comme on le verra.

25Le deuxième critère est double : il faut « choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ». Je voudrais surtout examiner le deuxième aspect du critère, mais nous aurons l’occasion de revenir au premier. Choisir l’acte en vue de lui-même, c’est le choisir en vertu de sa bonté intrinsèque. Il peut y avoir une part de relativité dans ce choix, en ce sens que la vertu évite l’excès et le défaut et tend au moyen (II.vi.4-15 [II.5-6], 1106a26-1107a2). Mais le point crucial c’est que l’acte ne soit pas choisi pour des raisons externes à sa bonté intrinsèque, telles que le gain matériel, l’honneur ou la gloire, ou bien le plaisir. S’il arrive que l’acte en question procure de tels bienfaits, tant mieux. En fait l’exercice de la vertu s’accompagne naturellement d’un plaisir spécifique, et peut très bien être récompensée par l’honneur ou la gloire. Mais dans le cas où, sans ces avantages, on n’aurait pas accompli l’acte en question, on n’agit pas en vertueux.

Primauté de la motivation

  • 19 Cf. « Des ouvrages de l’esprit », 57, p. 151.

26Chez La Bruyère nous trouvons, dans la remarque 41 du chapitre « Du mérite personnel » une application de cette conception (p. 173). Le moraliste nous offre trois exemples de comportements qui semblent relever chacun d’une des vertus canoniques. Un homme occupe un entresol au Louvre, qui serait beaucoup plus à l’aise chez lui dans son palais. Cela pourrait s’expliquer par la modestie. Un autre renonce à boire du vin et modère sa consommation de nourriture, exemple, paraît-il, de la sobriété et de la tempérance. Un autre assiste un ami nécessiteux par un don d’argent ; il fait preuve apparemment de bonté ou de libéralité. Mais on peut expliquer tous ces comportements de manière moins flatteuse. Le premier sacrifie son confort à son ambition sociale. Le deuxième attache plus d’importance à son apparence physique qu’aux plaisirs de la table. Le troisième donne de l’argent à son ami pour acheter la tranquillité d’esprit (ce n’est que dans ce troisième cas que La Bruyère livre l’explication du comportement en question ; dans les deux autres il laisse à son lecteur le soin ou le plaisir de la trouver19.) Il conclut en proposant une règle générale : « Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection. » (p. 174)

27Nous avons donc deux niveaux d’évaluation. D’abord les bonnes actions sont distinguées des actions mauvaises ou moralement neutres par leur motivation. Ensuite, dans la catégorie des bonnes actions, les actions parfaites sont distinguées des imparfaites par leur désintéressement. Nous reviendrons plus tard au thème du désintéressement. Pour l’instant, c’est la question de la motivation et de ses liens avec l’évaluation qui doit retenir notre attention.

28Dans les exemples que nous venons de considérer, il est clair que les actions en question (habiter le Louvre, s’abstenir, donner de l’argent à un ami nécessiteux), ne sont pas moralement mauvaises en elles-mêmes. Elles sont jugées en vertu de leur motivation. L’homme qui suit un régime pour préserver sa forme peut agir ainsi par vanité ou pour plaire à des femmes qu’il cherche à séduire ; dans l’un ou l’autre cas son comportement relèverait du vice. L’homme qui s’accommode d’un entresol au Louvre agit ainsi sans doute par ambition. On le verra, La Bruyère n’approuve pas cette motivation : l’ambition n’est pas le chemin du bonheur. Mais il n’est pas sûr qu’il la condamne moralement. Cependant, même si l’ambition peut être regardée comme une motivation moralement neutre, elle empêche de considérer le comportement qui en résulte comme vertueux. Il aurait été louable si la motivation avait été louable, ce qui n’est pas le cas ici.

29Qu’en est-il du troisième homme ? Aider un ami dans le besoin, c’est un devoir moral. Mais le bienfaiteur a donné l’argent à son ami non pas parce qu’il voulait remplir ce devoir, mais pour se libérer des importunités de celui-ci. Il n’a pas agi en vue de la bonté de l’action, ou bien en vue de la vertu. Mais nous pouvons appliquer aussi cette considération aux deux premiers cas : là aussi on constate que le premier homme n’agissait pas par modestie, ni le deuxième par tempérance. Quand La Bruyère dit que « le motif seul fait le mérite des actions des hommes », il veut dire que si une action intrinsèquement bonne n’est pas accomplie en raison de sa bonté intrinsèque, sa motivation est défectueuse, et elle ne peut pas être classée comme vertueuse. Cela ne veut pas forcément dire qu’elle soit vicieuse ; c’est seulement le cas quand la motivation elle-même est vicieuse.

30Cette conclusion est confirmée par la remarque suivante :

Les meilleures actions s’altèrent et s’affaiblissent par la manière dont on les fait, et laissent même douter des intentions ; celui qui protège ou qui loue la vertu pour la vertu, qui corrige ou qui blâme le vice à cause du vice, agit simplement, naturellement, sans aucun tour, sans nulle singularité, sans faste, sans affectation […] : ce n’est jamais une scène qu’il joue pour le public, c’est un bon exemple qu’il donne et un devoir dont il s’acquitte. (« Des grands », 46, p. 361)

31L’analyse est complexe et subtile. Il semble que La Bruyère envisage ici à la fois les actions et le jugement qu’on porte sur elles dans la société. On peut louer la vertu et condamner le vice de manière emphatique pour faire impression sur les autres, plutôt que par un véritable amour pour la vertu ; les discours doivent donc être jugés à l’aune de la conduite, et ce sont les gens qui font le bien discrètement qui doivent être considérés comme authentiquement vertueux.

L’amour des louanges et le devoir

32Dans une autre remarque, La Bruyère analyse le rapport entre la vertu et le désir des louanges ou de l’estime. Le désir de l’estime est profondément enraciné dans l’homme, mais pour se satisfaire, il doit se cacher, parce que nous savons au fond que les bonnes actions qu’on accomplit pour qu’on nous loue n’ont pas droit au titre de vertueuses.

Les hommes dans le cœur veulent être estimés, et ils cachent avec soin l’envie qu’ils ont d’être estimés ; parce que les hommes veulent passer pour vertueux, et que vouloir tirer de la vertu tout autre avantage que la même vertu, je veux dire l’estime et les louanges, ce ne serait plus être vertueux, mais aimer l’estime et les louanges, ou être vain ; les hommes sont très vains, et ils ne haïssent rien tant que de passer pour tels. (« De l’homme », 65, p. 415-416)

  • 20 Aristotle, Nicomachean Ethics, ii. 4. 3, 1105a32 ; iv....

  • 21 Voir « Discours sur Théophraste », p. 61.

33Il est vrai que la vertu mérite la gloire (« cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ») mais elle reçoit rarement cette récompense, de sorte que le vertueux apprend à s’en passer (« Du mérite personnel », 43, p. 174-175). De toute façon, il semble que la gloire n’est jamais son objet principal. Nous devons priser et pratiquer la vertu pour elle-même. C’est une réaffirmation de la position aristotélicienne20. Il est donc légitime de considérer que, sous ce point de vue au moins, La Bruyère est, comme son modèle Théophraste, un disciple d’Aristote21.

34Cependant la notion du devoir est aussi importante pour La Bruyère que celle de la vertu. C’est peut-être un reflet de la pensée stoïcienne ou cicéronienne, plutôt que de l’Éthique à Nicomaque. Ici encore La Bruyère présente l’amour des louanges sous un jour négatif ; c’est un leurre qui nous distrait de nos obligations véritables :

Il n’y a que nos devoirs qui nous coûtent, parce que leur pratique ne regardant que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle n’est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux actions louables, et qui nous soutient dans nos entreprises. (« De l’homme », 104, p. 429)

35Dans les grandes entreprises nous sommes aidés par la pensée des louanges que nous vaudra notre succès : elles sont de ce fait plus faciles que les actions que nous sommes strictement obligés d’accomplir. Pour cette raison, c’est paradoxalement l’accomplissement du devoir qui est plus louable, parce que plus difficile.

36De même l’homme authentiquement courageux (La Bruyère songe évidemment à un officier d’armée d’origine aristocratique) « pense à remplir ses devoirs, à peu près comme le couvreur songe à couvrir ; ni l’un ni l’autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril, la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle ». La comparaison, qui rapproche deux conditions si inégales, a dû choquer, sans doute, les premiers lecteurs de La Bruyère. La Bruyère le sait : elle exprime sa pensée avec d’autant plus de force qu’elle est paradoxale. L’« homme de cœur » et le couvreur « ne sont tous deux appliqués qu’à bien faire : pendant que le fanfaron travaille à ce que l’on dise de lui qu’il a bien fait » (« Du mérite personnel », 16, p. 162). Pourtant, l’absence de louanges peut être compensée par le plaisir qu’il y a à faire son devoir :

Un honnête homme se paye par ses mains de l’application qu’il a à son devoir par le plaisir qu’il sent à le faire, et se désintéresse sur les éloges, l’estime et la reconnaissance qui lui manquent quelquefois. (« Du mérite personnel », 15, p. 162).

37Il est utile ici de se rappeler que pour Aristote la vertu ne consiste pas, comme elle consiste pour Kant, à lutter contre l’inclination : se contraindre à agir selon la vertu, c’est montrer qu’on n’a pas la disposition authentiquement vertueuse :

  • 22 Aristotle, Nicomachean Ethics, I.viii.12 [I.9], 1099a1...

On n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne serait jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n’éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite22.

  • 23 Cf. Éthique à Nicomaque, X.iii.12 [X.2], 1174a4–6; X.i...

38On peut supposer que La Bruyère est d’accord ici avec Aristote : le plaisir qu’on ressent à faire son devoir ne corrompt pas l’action en question, parce qu’il n’est pas le but de l’action, mais plutôt un sous-produit23.

Il reste quelques difficultés à réconcilier toutes les affirmations de La Bruyère au sujet de l’amour de la gloire et de l’honneur. On reviendra à cette question après avoir examiné quelques autres motivations qui tendent à discréditer la vertu apparente.

Les passions

39La passion d’abord. On pourrait supposer que ce soit une motivation moralement neutre ; qu’il y ait de bonnes et de mauvaises passions, qui inspirent respectivement de bonnes ou de mauvaises actions. Mais ce n’est pas ce que dit La Bruyère :

Toutes les passions sont menteuses ; elles se déguisent autant qu’elles le peuvent aux yeux des autres ; elles se cachent à elles-mêmes : il n’y a point de vice qui n’ait une fausse ressemblance avec quelque vertu, et [qui] ne s’en aide. (« Du cœur », 72, p. 221).

40Encore une fois, il est plus proche ici des stoïciens que d’Aristote. C’est parce que les passions sont toutes menteuses que les actions qu’elles inspirent, même si elles ont l’air d’être motivées par quelque vertu, risquent d’être contaminées par le vice. Par contre, il faut supposer que l’action vertueuse serait inspirée par la raison. Il est vrai que la passion peut inspirer des actions qui en elles-mêmes sont moralement bonnes ; d’ailleurs une passion peut en entraver une autre ; mais la vertu qui en découle n’est qu’apparente.

  • 24 Selon saint Augustin, l’on n’atteint pas la vertu en r...

Les passions tyrannisent l’homme, et l’ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus : ce Tryphon qui a tous les vices, je l’ai cru sobre, chaste, libéral, humble, et même dévot : je le croirais encore, s’il n’eût enfin fait sa fortune. (« Des biens de fortune », 50, p. 277-27824)

  • 25 Éthique à Nicomaque, III.i.4-9, 1110a1-1110b1.

41Le mot « tyrannisent » semble impliquer que l’effet des passions participe de la coercition, en suite de quoi nous ne sommes pas maîtres des actions qui en découlent. Cette idée est en effet repoussée par Aristote25. La Bruyère ne veut pas suggérer que nous soyons excusables dans la mesure où nous sommes subjugués par les passions, car si nous étions vertueux, nous ne serions pas subjugués. Dans ce cas particulier, il faut souligner que ce n’est pas la réussite mondaine de Tryphon qui discrédite sa vertu apparente : cette réussite pourrait en principe récompenser d’authentiques vertus et récompense en effet des comportements (la sobriété, la chasteté, etc.) qui sont en principe moralement bons. Ce qui en révèle l’inauthenticité, c’est qu’ils ont été abandonnés quand ils ont fait leur travail : maintenant Tryphon a « tous les vices ». Il faut conclure que son comportement antérieur a été dicté purement et simplement par l’ambition, et que ses vertus étaient fausses.

42Ainsi, La Bruyère ne dit pas que des comportements qui apportent des avantages concrets doivent être attribués à des motifs sordides, comme si l’échec était le seul critère d’une vertu authentique. La réussite peut être la récompense d’actions habituellement accomplies pour leur bonté intrinsèque. Mais l’agent ne les aura pas accomplies de cette façon s’il a été motivé par l’espoir de la réussite.

Intérêt et désintéressement

43La passion dominante de Tryphon est son ambition, le souci de sa prospérité matérielle et de sa position dans la société. L’intérêt et la passion voyagent de conserve. Ce n’est pas toujours le cas ; très souvent la passion et l’intérêt sont en conflit. C’est normalement l’intérêt qui l’emporte : « Rien ne coûte moins à la passion que de se mettre au-dessus de la raison ; son grand triomphe est de l’emporter sur l’intérêt » (« Du cœur », 77, p. 222). En fait, dans le monde de La Bruyère, l’intérêt est omniprésent ; nous avons déjà cité le texte suivant :

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli des autres ; ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s’élève. (« De l’homme », 1, p. 391)

44Il est vrai qu’ici il est question de « l’amour d’eux-mêmes » plutôt que de l’intérêt, mais puisque La Bruyère fait se succéder « l’amour d’eux-mêmes » et « l’oubli des autres », nous pouvons considérer les deux termes comme équivalents, ici au moins. « Presque personne ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre. Les hommes sont trop occupés d’eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres » (« Du mérite personnel », 5, p. 158). Dans cette remarque, nous ne trouvons ni l’amour de soi ni l’in. Pourtant, le thème de l’absorption en soi-même permet de faire le rapprochement entre les deux notions : nous sommes renfermés dans les bornes de notre moi, de sorte que les autres nous sont, dans une large mesure, invisibles.

45Dans une autre remarque, La Bruyère signale l’omniprésence de l’intérêt dans la vie humaine :

Tous les hommes par les postes différents, par les titres et par les successions se regardent comme héritiers les uns des autres, et cultivent par cet intérêt pendant tout le cours de leur vie un désir secret et enveloppé de la mort d’autrui […]. (« Des biens de fortune », 70, p. 283)

46La présence de l’intérêt fait que nous sommes au fond hostiles les uns aux autres, comme le prétendent les jansénistes.

47Beaucoup des portraits qu’on trouve dans les Caractères dépeignent des personnages intéressés, ou bien absorbés en eux-mêmes. « Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages ; […] [Il est] si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres » (« Des biens de fortune », 29, p. 271). Toute une catégorie de personnes peut être discréditée par l’imputation de motifs intéressés, en l’occurrence les athées : « Je voudrais voir un homme sobre, modéré, chaste, équitable, prononcer qu’il n’y a point de Dieu ; il parlerait du moins sans intérêt, mais cet homme ne se trouve point » (« Des esprits forts », 11, p. 576). Les athées envisagés ici sont des libertins, qui se persuadent que Dieu n’existe pas parce que cela justifie la poursuite acharnée du plaisir. Dans cette autre remarque, La Bruyère évoque le règne de l’intérêt sur tout un milieu social : « L’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt ; c’est ce que l’on digère le matin et le soir, le jour et la nuit ; c’est ce qui fait que l’on pense, que l’on parle, que l’on se tait, que l’on agit […] » (« De la cour », 22, p. 316). Un monde dominé par l’intérêt c’est un monde où la vertu ne peut guère survivre, car la poursuite de l’intérêt ne laisse pas de place pour l’effort de faire le bien pour le bien même.

  • 26 La Rochefoucauld, « Le libraire au lecteur », op. cit....

  • 27 La conception de la belle âme est vivement critiquée p...

48 Mais ici une autre difficulté s’élève. On a vu que ce n’est pas suivre la vertu que de faire de bonnes actions en vue de la louange ou de la gloire ; pas plus que de les faire en vue de l’intérêt. En fait, La Rochefoucauld assimile les deux motivations, quand il dit qu’en employant le terme intérêt il désigne non seulement « un intérêt de bien » mais aussi « un intérêt d’honneur et de gloire26 ». Il semble donc que, du moment que nos bonnes actions ne sont pas motivées par l’amour de la vertu, il importe peu qu’elles le soient par le désir de l’honneur ou par celui du gain. La Bruyère n’est pas d’accord, puisque dans certaines remarques il assimile l’amour de la vertu à l’amour de la gloire, et l’oppose au désir du gain : « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes27 le sont de la gloire et de la vertu » (« Des biens de fortune », 58, p. 280). Il relie aussi le désir de la gloire et l’amour de la vertu dans « Du mérite personnel », 11 (p. 160). Faut-il croire que La Bruyère se contredise sur ce point ?

  • 28 François-Xavier Cuche a montré le rapport entre le mes...

  • 29 Voir Cicéron, De finibus, V.24.69 ; and De officiis, I...

  • 30 De finibus, II.15.49 ; De officiis, I.4.14.

49Pas forcément. Nous pouvons réconcilier les énoncés qui semblent se contredire, en distinguant entre ceux qui ont une portée théorique et ceux dont le but est principalement pratique et idéologique. En théorie, nous devrions embrasser la vertu par amour de la vertu ; de ce point de vue-là, faire de bonnes actions par amour de la louange ou de la gloire, c’est compromettre l’authenticité de la vertu. Mais dans les remarques où La Bruyère assimile l’amour de la vertu et l’amour de la gloire, il s’agit ou bien de dénoncer un abus social ou bien de promouvoir un idéal social. Dans « Des biens de fortune », 58 (p. 280), il a pour cible les financiers, qu’il présente comme incarnant le culte de l’intérêt. Il cherche à mettre en lumière l’abîme qui existe entre l’attitude ignoble de ceux qui poursuivent cyniquement leur avantage matériel et l’attitude noble qui consiste à sacrifier les avantages matériels à l’honneur. Dans « Du mérite personnel », 11 (p. 160), il promeut en revanche un idéal social : il souhaiterait voir ses contemporains abandonner la quête de la faveur des puissants, et se consacrer plutôt à développer leurs propres capacités et à remplir leurs obligations immédiates, par l’amour de la vertu et de la gloire. Ce faisant, ils feraient profiter toute la société28. Il est vrai que d’un point de vue philosophique la « belle âme » devrait apprendre à séparer l’amour de la vertu d’avec l’amour de la gloire, pour éviter que le premier se subordonne au second, et pour pouvoir pratiquer la vertu lors même qu’elle ne semble avoir d’autre récompense qu’elle-même. Mais l’« âme sale » aurait besoin de s’élever à un niveau moral beaucoup plus haut pour pouvoir même envisager la poursuite de la gloire aux dépens du gain. Dans cette optique, il semble que La Bruyère se distancie de l’auteur des Maximes, quand celui-ci met le désir du gain et le désir de l’honneur et de la gloire sur le même pied. Selon l’auteur des Caractères, il vaudrait mieux sans doute que tous les hommes agissent pour l’amour des louanges que pour l’amour du gain. Car, même s’ils n’atteignaient pas la vertu authentique, du moins leurs actions seraient bonnes en elles-mêmes (sans quoi elles ne seraient pas louées) ; alors que l’amour du gain produit rarement de bonnes actions, et le plus souvent des actions à la fois méprisables et pernicieuses à autrui. Il serait donc légitime de penser que La Bruyère nuance la conception aristotélicienne de la vertu embrassée pour elle-même en y mélangeant l’idée cicéronienne que la vertu que l’on pratique pour l’amour de la gloire, même si elle ne satisfait pas les exigences d’une philosophie rigoureuse, est néanmoins louable et bénéfique à la société29. Une autre façon de mitiger cette apparente contradiction serait de distinguer l’amour de la gloire considéré dans l’abstrait du désir du fait d’être loué par certains individus dans des circonstances particulières. La gloire consisterait alors dans l’approbation, si l’on peut dire, d’un spectateur idéal, plutôt que celle des spectateurs empiriques. En d’autres termes, il s’agirait non de chercher à être loué, mais de chercher à faire ce qui serait digne de louanges30.

50Mais il y a une autre incohérence apparente dans le discours de La Bruyère. Comme on l’a vu, il affirme, dans la remarque 41 du chapitre « Du mérite personnel », que « le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection » (p. 173-174). Mais ne souscrit-il pas à une définition de la vertu qui exige qu’on la pratique pour elle-même ? En ce cas-là, toute vertu est désintéressée, et non seulement la vertu parfaite. C’est ce que semble confirmer la remarque 15 du même chapitre, que nous avons déjà citée : « [u]n honnête homme se paye par ses mains de l’application qu’il a à son devoir par le plaisir qu’il sent à le faire, et se désintéresse sur les éloges, l’estime et la reconnaissance qui lui manquent quelquefois » (p. 162). Il faut dire que La Bruyère mobilise deux conceptions du désintéressement légèrement différentes. Dans la remarque 15, se désintéresser veut dire fermer les yeux aux avantages possibles que pourrait nous procurer telle ou telle action. Mais la référence au désintéressement dans la remarque 41 doit être comprise à la lumière du texte suivant :

Celui-là est bon qui fait du bien aux autres ; s’il souffre pour le bien qu’il fait, il est très bon ; s’il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté qu’elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître ; et s’il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin, elle est héroïque, elle est parfaite. (« Du mérite personnel », 44, p. 175)

51Ce qui sépare la vertu parfaite, voire héroïque, de la vertu ordinaire, si l’on peut dire, la vertu de tous les jours, c’est le désintéressement qui consiste, non seulement à fermer les yeux aux avantages possibles de notre comportement, mais à se sacrifier, à accepter la souffrance qu’il pourrait nous causer. Ce portrait de l’homme authentiquement bon évoque, à n’en pas douter, le modèle parfait de la vertu qu’est Jésus-Christ. Même si La Bruyère n’emploie pas la terminologie de la philosophie morale de manière systématique et rigoureuse, on peut conclure qu’il construit deux distinctions :

521. Entre la fausse vertu et la vertu véritable, la fausse vertu consistant dans la pratique d’actions louables en vue du gain matériel (la richesse) ou symbolique (les louanges), alors que la véritable vertu consiste à faire des actions louables, même si l’on sait qu’elles ne nous apporteront pas de récompense, même sous forme de louange.

532. Entre la vertu véritable et la vertu parfaite, qui consiste à faire des actions moralement bonnes aux dépens de ses intérêts ; des actions qui peuvent nous apporter non pas la récompense mais la souffrance. La vertu est d’autant plus parfaite que la souffrance est grande.

54Dans la phrase « celui-là est bon qui fait du bien aux autres » (p. 175), le terme bon est ambigu. Il peut désigner soit celui qui pratique une vertu spécifique, la bonté, soit celui qui pratique la vertu en général. Cette deuxième lecture semble être confirmée par l’introduction du terme « vertu », à la place de « bonté » dans la dernière phrase de la remarque. Si c’est vrai, il faudrait dire que, sans rejeter la panoplie de vertus consacrées par l’Éthique à Nicomaque, La Bruyère fait de la bonté, plutôt que, par exemple, de la magnanimité, la vertu suprême.

L’amitié

  • 31 Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII.2.1-3.2, 1155b17-1...

  • 32 Ibid., VIII.3.6 [VIII.4], 1156b7–11.

  • 33 Cicéron, De amicitia, V.18.

  • 34 Ibid., VI.20, 22.

  • 35 Ibid., IX.30–31 ; cf. XXVII.100.

  • 36 Ibid., XV.52.

  • 37 Ibid., XXI.81.

55Il y a un champ particulier du comportement humain où la question du désintéressement ne saurait être évitée : c’est l’amitié. L’amitié fait partie des vertus canoniques ; Aristote y consacre les livres huit et neuf de l’Éthique à Nicomaque. Puisque tout amour a pour objet ou bien le bon, ou l’agréable, ou l’utile, Aristote pose qu’il y a trois catégories d’amitié, distinguées par celle de ces trois qualités vers laquelle elles sont orientées. Ceux dont l’amitié se fonde sur l’utilité ou le plaisir ne s’aiment pas pour eux-mêmes, mais pour le bénéfice qui leur en revient à chacun31. L’amitié parfaite appartient exclusivement aux bons, qui souhaitent le bien de leurs amis pour leurs amis eux-mêmes32. Lélius, le porte-parole de Cicéron dans le De amicitia, affirme aussi que seuls les bons sont capables d’amitié33. L’amitié ne saurait exister sans la vertu : c’est vrai, du moins, de l’amitié de la plus haute espèce, à la différence de l’amitié commune, qui n’est fondée que sur le plaisir et l’utilité34. Certes, l’amitié peut apporter beaucoup d’avantages (utilitates), mais cela ne veut pas dire qu’elle soit née de l’espoir de tels avantages. Le véritable fruit de l’amitié est l’amour que nous dirigeons vers nos amis35. Notre désir naturel d’aimer et d’être aimé est quelque chose de tout autre que le désir des plaisirs et des avantages concrets ; pour rien au monde on n’y renoncerait, pas même pour les richesses ou les commodités les plus grandes imaginables36. Il est vrai que peu de personnes sont dignes qu’on les aime pour leurs qualités personnelles, et que la plupart des gens traitent leurs amis comme du bétail ; ils n’en font cas que pour le bénéfice qu’ils en retirent. Il s’ensuit qu’ils sont loin d’atteindre le niveau supérieur de l’amitié, celui de l’amitié qui est désirable en elle-même et pour elle-même. Cette amitié a pour modèle notre amour inconditionnel pour nous-mêmes ; il implique une espèce de fusion par quoi deux âmes en viennent à n’en faire qu’une37.

  • 38 Montaigne, « De l’amitié » (I.28), Les Essais, éd. Pie...

  • 39 Esprit, La Fausseté des vertus humaines, I.4, p. 133.

  • 40 Ibid., I.4, p. 130.

56Cette conception, on le sait, Montaigne s’en souviendra quand il en viendra à écrire de l’amitié. Songeant à son rapport avec Étienne de La Boétie, il le décrit ainsi : « c’est je ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la mienne38. » La Rochefoucauld, lui, quoique profondément influencé par Montaigne, la répudie. « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts et qu’un échange de bons offices. Ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner » (Maximes, 83). Il est vrai que dans une maxime ajoutée à la dernière édition des Maximes, La Rochefoucauld admet la possibilité d’une amitié authentique et parfaite : « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes ; c’est néanmoins par cette préférence seule que l’amitié peut être vraie et parfaite » (Maximes, 81). Son ancien collaborateur Jacques Esprit, cependant, est moins indulgent : « Tant de personnes croient servir leurs amis purement pour l’amour d’eux, et […] ne voient point qu’ils se recherchent eux-mêmes dans les services qu’ils leur rendent39. » Comme le La Rochefoucauld de la maxime 83, Esprit considère l’amitié principalement comme une transaction : nous aidons les autres pour tirer des bénéfices des services qu’on leur rend40. Les exemples qu’il donne (prêter de l’argent, aider un ami dans sa carrière) indiquent qu’il a en vue des bénéfices très concrets. Mais le rapport n’est pas moins une transaction quand des facteurs moins tangibles sont en vue. Esprit reconnaît que l’amitié de Montaigne et de La Boétie n’est pas une de ces amitiés communes. Le gain matériel n’y était pour rien, ce qui fait que l’on les croit des amis désintéressés.

  • 41 Ibid., I.4, p. 140.

Ils ne le sont pas pourtant, et il n’est point de profit plus grand, et que ceux qui sont délicatement intéressés souhaitent plus ardemment que celui que ces hommes excellents qui se lient d’amitié attendent et retirent de ce commerce ; car ce qui les engage dans cette sorte d’amitié c’est la passion qu’on a d’être singulièrement estimé d’un homme qui l’est de tout le monde, et de trouver dans un ami un juge capable de connaître ce que l’on vaut41.

  • 42 Ibid.

57Un tel rapport est toujours une espèce de contrat (« traité42 »).

58Quelle est la position de La Bruyère dans ce débat ? Il sait, bien sûr, que l’amitié peut être cultivée, ou bien abandonnée, pour des raisons d’ordre pratique.

Rien ne ressemble mieux à une vive amitié, que ces liaisons que l’intérêt de notre amour nous fait cultiver. (« Du cœur », 10, p. 208)

  • 43 Voir aussi « Des femmes », 50, p. 195.

Commençons par excepter ces âmes nobles et courageuses, s’il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices ne peuvent séparer de ceux qu’ils se sont une fois choisis pour amis; et après cette précaution, disons hardiment une chose triste et douloureuse à imaginer : il n’y a personne au monde si bien liée avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille offres de services, et qui nous sert quelquefois, qui n’ait en soi par l’attachement à son intérêt des dispositions très proches à rompre avec nous, et à devenir notre ennemi. (« Des biens de fortune », 59, p. 280-28143)

  • 44 Furetière, Dictionaire universel, s.v. Solliciter.

  • 45 Molière, Le Misanthrope, acte I, scène 1, v. 186.

59Dans la première phrase de cette dernière remarque, il réaffirme l’idéal de l’amitié désintéressée, tel qu’on le trouve chez Aristote et Cicéron. Mais il met en question sa correspondance avec la réalité. L’intérêt peut rompre les amitiés en apparence les plus chaleureuses. Mais l’amitié est compromise non seulement par l’intérêt, mais aussi par ce que nous pouvons bien appeler l’amour-propre, même si ce terme ne figure pas dans le texte. « La joie que l’on reçoit de l’élévation de son ami est un peu balancée par la petite peine qu’on a de le voir au-dessus de nous ou s’égaler à nous » (« Du cœur », 51, p. 215-216). Cette remarque fait pendant, pour ainsi dire, à une maxime de La Rochefoucauld : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas » (Maximes, 18). L’amitié est contaminé par le contact de l’intérêt : « Il est doux de voir ses amis par goût et par estime, il est pénible de les cultiver par intérêt ; c’est solliciter » (« Du cœur », 57, p. 217). Furetière définit solliciter en ces termes : « travailler avec empressement à faire reüssir une affaire44 ». Ses exemples indiquent de quelle sorte d’affaire il s’agit : « Les Juges veulent être bonnetez & sollicitez. Il a fait bien des pas pour solliciter un employ, une pension, pour obtenir ce Benefice ». On se rappellera bien sûr le vers du Misanthrope, où il est question de rendre visite à un juge45.

  • 46 Furetière, Dictionaire universel, s.v. Médiocre.

60Mais si l’intérêt ternit l’amitié, cela montre que l’amitié et l’intérêt ne voyagent pas toujours de conserve. Il peut y avoir une amitié pure de tout intérêt. Cependant, comme pour Cicéron, une telle amitié n’est pas à la portée de tous. « Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres » (« Du cœur », 1, p. 206). Que veut dire « médiocres » ici ? Selon la définition de Furetière, ce qui est médiocre «est au milieu de deux extremitez, […] n’a ni excés, ni défaut46 ». Mais de quelle espèce de médiocrité s’agit-il ici ? S’agit-il d’une médiocrité morale ? J’inclinerais plutôt à penser qu’il s’agit de la position sociale (cf. « Celse est d’un rang médiocre », « Du mérite personnel », 39, p. 171). En ce cas-là, La Bruyère voudrait dire que la plupart des gens, ceux qui n’appartiennent pas à la haute noblesse, sont condamnés par les contraintes de leur situation sociale à veiller à leurs intérêts et ne peuvent guère se payer le luxe d’oublier leurs intérêts dans leurs rapports d’amitié. Quoiqu’il en soit, il faudrait que l’amitié se fonde sur la vertu, sans quoi elle n’est pas à l’abri des séductions de l’intérêt.

Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune ; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité. (« Du mérite personnel », 19, p. 164)

61Ce n’est pas là une prise de position abstraite dans un débat de philosophie morale. La Bruyère nous engage à examiner la qualité morale de nos rapports dans un monde social marqué par l’instabilité. Si notre amitié n’est pas fondée sur la vertu, elle ne mérite pas le nom de vertu, parce que selon toute vraisemblance elle sera compromise si notre ami perd la faveur. Il faut supposer sans doute d’abord que la perte de la faveur est un malheur tout à fait normal, et en second lieu que quand un courtisan perd la faveur, il entraîne ses amis dans sa chute. Si pour éviter cet inconvénient l’on se détache de son ami malheureux, on risque de passer pour un mauvais ami, dont la trahison provoquera le ressentiment de l’ami trahi – ressentiment justifié –, même si l’ami ne méritait pas vraiment notre amitié. Mais ce sera nous, et non pas l’inconstance de la fortune, qui serons responsables de cette issue.

62 L’amitié désintéressée, fondée sur l’estime de la vertu de l’ami plutôt que sur sa capacité à nous aider à faire notre chemin, est donc possible, mais difficile. Mais, pour La Bruyère comme pour les penseurs de l’Antiquité, le désintéressement n’exclut ni le don ni l’acceptation des bienfaits ; quoique non fondée sur le plaisir, l’amitié désintéressée ne l’exclut pas non plus : « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l’on vient de donner » (« Du cœur », 45, p. 214). Mais les bienfaits doivent être réciproques :

Quelque désintéressement qu’on ait à l’égard de ceux qu’on aime, il faut quelquefois se contraindre pour eux, et avoir la générosité de recevoir.
Celui-là peut prendre, qui goûte un plaisir aussi délicat à recevoir que son ami en sent à lui donner. « Du cœur », 41, p. 213-214)

63De ce point du vue-là, celui qui reçoit participe à la dignité, la générosité de celui qui donne. « Il n’y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance » (« Du cœur », 80, p. 223). Dans une série de remarques (3-9) proche du début du chapitre « Du cœur », La Bruyère établit un contraste entre l’amour et l’amitié ; il va jusqu’à les considérer comme incompatibles (7, 13). Mais dans l’amour, du moins s’il s’agit de « la violence d’une grande passion », aussi bien que dans l’amitié, il est possible de dépasser l’égocentrisme du moi : « on peut aimer quelqu’un plus que soi-même » (15, p. 209). (En revanche, pour La Rochefoucauld, on s’en souviendra, « il n’y a point de passion où l’amour-propre règne si puissamment que dans l’amour, et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos de ce qu’on aime qu’à perdre le sien » (Maximes, 262).) De toute façon, pour La Bruyère l’amitié est possible entre les deux sexes, « exempte même de toute grossièreté » ; dans ces cas-là aussi, elle transcende l’intérêt (« Du cœur », 2, p. 206-207).

La critique de la société

64On peut imaginer un critique hostile qui prétendrait qu’en admettant la possibilité du désintéressement, La Bruyère ferme les yeux à la dure vérité que La Rochefoucauld n’a pas craint d’affronter et d’affirmer. Mais ce serait se méprendre sur la portée des réflexions de La Bruyère. Dans notre tendance à nous laisser dominer par notre intérêt, La Bruyère verrait sans doute un trait de la nature humaine, la trace et la preuve du péché originel. Mais il montre aussi qu’elle est exacerbée par les rapports sociaux. C’est surtout « à la Cour », que « l’on se couche […] et l’on se lève sur l’intérêt » (« De la cour », 22, p. 316). Ce sont surtout les partisans, auxquels la plus grande partie du chapitre « Des biens de fortune » est consacrée, qui incarnent la poursuite de l’intérêt sous sa forme la plus ignoble. Ici comme ailleurs, La Bruyère intègre les enseignements des philosophes de l’Antiquité à la critique de sa propre société, à une analyse percutante des « mœurs de ce siècle ».

  • 47 Martha Nussbaum, The Therapy of Desire: Theory and Pra...

  • 48 Pour une bonne analyse de cette espèce de rapport, voi...

65Selon la belle expression de Martha Nussbaum, les philosophes de l’Antiquité voyaient dans la philosophie morale une « thérapie du désir47 ». La Bruyère semble offrir la même chose dans les Caractères, où le mot guérir figure assez souvent. Mais ce sont surtout les désirs sociaux, les passions dont la guérison préoccupe La Bruyère. « Les cours seraient désertes, et les rois presque seuls, si l’on était guéri de la vanité et de l’intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs » (« De la cour », 12, p. 31148). Paradoxalement, la cour elle-même peut opérer cette guérison. « La Ville dégoûte de la province : la Cour détrompe de la Ville, et guérit de la Cour. Un esprit sain puise à la Cour le goût de la solitude et de la retraite » (« De la cour », 101, p. 343). Le terme guérir réapparaît ici, dans une remarque que nous avons déjà citée partiellement : la voici en entier :

Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même ; il tend à de si grandes choses, qu’il ne peut se borner à ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur; il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur, et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner ; le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple, mais les hommes ne l’accordent guère, et il s’en passe. (« Du mérite personnel », 43, p. 174-175)

66Embrasser la vertu par amour de la vertu nous émancipe de la course effrénée et dangereuse de l’ambition. La société entière se transformerait si seulement les hommes pouvaient se retenir de chercher à monter grâce à la faveur des grands dans l’échelle sociale, si seulement ils pouvaient vivre selon ce précepte :

  • 49 Cf. « Des grands », 51, p. 364.

Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos. (« Du mérite personnel », 11, p. 16049)

67En outre, grâce à ce détachement, on est davantage en mesure de faire du bien à autrui.

Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ; s’il donne quelque tour à ses pensées, c’est moins par une vanité d’auteur, que pour mettre une vérité qu’il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l’impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s’ils disent magistralement qu’ils ont lu son livre, et qu’il y a de l’esprit ; mais il leur renvoie tous leurs éloges qu’il n’a pas cherchés par son travail et par ses veilles ; il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée ; il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. (« Des ouvrages de l’esprit », 34, p. 137)

68Il est parfaitement clair que s’engager de cette façon dans cette entreprise c’est chercher la vertu authentique, parce qu’on n’est pas motivé par le désir de récompense, soit matérielle, soit symbolique (les louanges).

69Nous avons vu que La Bruyère partage la théorie de la vertu aristotélicienne, dans la mesure où il affirme que pour être authentique la vertu doit être poursuivie pour elle-même. Faire de bonnes actions par intérêt ou par le désir des louanges, c’est renoncer à la vertu authentique. La recherche de la gloire peut en revanche stimuler l’effort vers la vertu, du moment que ce qu’on cherche c’est de mériter la gloire en principe, tout en sachant que, pour une raison ou pour une autre, ses exploits ou ses efforts ne seront peut-être pas reconnus. C’est là sans doute un reflet de la pensée cicéronienne.

Liberté et choix

70Cependant, il y des aspects de la théorie de la vertu aristotélicienne que nous avons jusqu’ici négligés. On se rappellera que pour bien agir il faut « choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et […] l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable ». Nous nous sommes borné à considérer le deuxième élément du premier de ces deux critères. C’est justifié, du moment que choisir un acte «en vue de cet acte lui-même » c’est agir librement, puisque ex hypothesi on n’est pas déterminé à agir par l’intérêt ou par la passion. Mais si nous devions penser que l’homme n’agit pas librement, alors cette conception de la vertu se révélerait intenable. Bien sûr La Bruyère ne nie pas le libre arbitre ; il l’affirme explicitement :

De ce que je pense, je n’infère pas plus clairement que je suis esprit, que je conclus de ce que je fais, ou ne fais point selon qu’il me plaît, que je suis libre : or liberté, c’est choix, autrement une détermination volontaire au bien ou au mal, et ainsi une action bonne ou mauvaise, et ce qu’on appelle vertu ou crime. (« Des esprits forts », 47, p. 602).

  • 50 Voir Jules Brody, Du style à la pensée : trois études ...

71Dans la vie pratique, cependant, la part du libre arbitre est moins grande qu’on ne pourrait le supposer. On sait que certaines remarques de La Bruyère sont inspirées par le mécanisme cartésien50 : « le sot est Automate, il est machine, il est ressort. […] C’est tout au plus le bœuf qui meugle ou le merle qui siffle » (« De l’homme », 142, p. 444).

72On peut être troublé par la relégation par La Bruyère d’un certain nombre de ses semblables à la catégorie de sots, surtout lorsque cela revient à mettre en cause leur l’humanité, surtout aussi quand on se rend compte que pour La Bruyère le type du sot c’est le paysan, à en juger par le fait qu’il le baptise Alain (voir « De l’homme », 143, p. 444-445). Mais le véritable obstacle au bon fonctionnement du libre arbitre, ce sont moins les mécanismes physiologiques que les passions, dont on a vu qu’elles « tyrannisent l’homme ». Ce n’est pas là l’affirmation d’un déterminisme psychologique. Si les passions nous tyrannisent, c’est que nous les laissons nous tyranniser. Mais si l’on se demande pourquoi nous faisons cela, c’est en partie du moins parce que nous avons choisi un mode de vie, la quête de la richesse et du pouvoir, ou du moins de la faveur des riches et des puissants, qui nous assujettit à autrui. Les passions naissent de cette dépendance, de notre impuissance à maîtriser nos interactions avec les autres. Malgré son refus explicite du stoïcisme (« De l’homme », 3, p. 392), il semble que La Bruyère pourrait souscrire à la théorie stoïcienne selon laquelle les passions naissent des faux jugements, en l’occurrence du jugement que c’est par l’intermédiaire des autres que nous pourrons atteindre le bonheur. S’affranchir de la dépendance sociale, c’est reconquérir sa liberté, c’est se mettre en mesure ainsi de vivre selon la vertu.

Disposition, caractère, société

  • 51 Michael Koppisch, The Dissolution of character: changi...

73Enfin, nous en venons au troisième critère d’Aristote. Pour être reconnue comme vertueuse, une action doit partir « d’une disposition d’esprit ferme et inébranlable ». Évidemment la disposition en question doit être bonne. Mais même avant de juger de la bonté de la disposition d’un individu, il est licite de se demander si ses actions dérivent d’une « disposition d’esprit ferme et inébranlable ». Or, à part la disposition fondamentale vers l’égocentrisme, il semble que La Bruyère mette en doute le rapport entre les actions des hommes et la disposition qui les sous-tend, en ce sens qu’il met en lumière des actions qui ne semblent pas découler d’une telle disposition, et cela, parce que, justement, il n’y a pas de disposition, pas de fond de caractère. On a pu parler à propos de La Bruyère de « la dissolution du caractère51 ». Il ne faut pas exagérer la portée de cette formule. Mais elle renferme un aspect important de la pensée de La Bruyère. Dans plusieurs remarques du chapitre « De l’homme » il évoque l’inconsistance de la personnalité. « Il est à chaque moment ce qu’il n’était point, il se succède à lui-même » (« De l’homme », 6, p. 393). Il est vrai, ce n’est pas là un portrait de l’homme en général, mais d’un type psychologique, « l’homme inégal ». Mais cette remarque-ci a une portée beaucoup plus générale :

Il y a des vices que nous ne devons à personne, que nous apportons en naissant, et que nous fortifions par l’habitude ; il y en a d’autres que l’on contracte, et qui nous sont étrangers ; l’on est né quelquefois avec des mœurs faciles, de la complaisance, et tout le désir de plaire ; mais par les traitements que l’on reçoit de ceux avec qui l’on vit, ou de qui l’on dépend, l’on est bientôt jeté hors de ses mesures, et même de son naturel : l’on a des chagrins, et une bile que l’on ne se connaissait point, l’on se voit une autre complexion, l’on est enfin étonné de se trouver dur et épineux. (« De l’homme », 15, p. 403).

74Il en est de même de celle-ci :

Tout est étranger dans l’humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes : tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé ; qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond, et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est, ou ce qu’il paraît être. (« De l’homme », 18, p. 404).

75Et voici la célèbre formule la plus générale :

Les hommes n’ont point de caractères, ou s’ils en ont, c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables : ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou dans le désordre, et s’ils se délassent quelquefois d’une vertu par un autre vertu, ils se dégoûtent plus souvent d’un vice par un autre vice ; ils ont des passions contraires et des faibles qui se contredisent : il leur coûte moins de joindre les extrémités que d’avoir une conduite dont une partie naisse de l’autre ; ennemis de la modération, ils outrent toutes choses, les bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant ensuite supporter l’excès, ils l’adoucissent par le changement. Adraste était si corrompu et si libertin, qu’il lui a été moins difficile de suivre la mode et se faire dévot ; il lui eût coûté davantage d’être homme de bien. (« De l’homme », 147, p. 446-447).

  • 52 La Rochefoucauld, Maximes, 387.

76Il est évident que ce sont surtout les influences extérieures, telles que la dépendance dont on vient de parler, qui menacent l’unité et l’intégrité du caractère, et qui nous empêchent d’accéder au statut d’agent vertueux. On aura remarqué d’ailleurs que la conversion du libertin Adraste est attribuée à l’influence de la mode ; pour adapter une maxime de La Rochefoucauld, il n’avait pas assez d’étoffe pour être bon52. En effet, la mode est un phénomène qui préoccupe sérieusement La Bruyère, même s’il y consacre un de ses textes comiques les plus brillants (la remarque 2 du chapitre « De la mode »). Elle fait disparaître l’homme derrière ses manies. Un bourgeois qui fait construire un superbe hôtel y achève sa vie au galetas, tandis que les visiteurs font la queue devant sa porte : « tous demandent à voir la maison, et personne à voir Monsieur ». Diphile, l’amateur d’oiseaux, finit par devenir oiseau lui-même. Mais La Bruyère prend un ton plus sérieux dans la même remarque quand il évoque l’amateur de tulipes, « cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion », dont le bonheur consiste à voir des tulipes – pour le moment, du moins, parce que « l’oignon de sa tulipe, qu’il ne livrerait pas pour mille écus », il le « donnera pour rien quand les tulipes seront négligées, et que les œillets auront prévalu » (« De la mode », 2, p. 502). La mode a la puissance mirifique et maléfique de dévorer l’intérieur de l’homme, en ne lui laissant que l’apparence de l’humanité.

77Voici donc deux phénomènes que La Bruyère identifie comme caractéristiques de sa société et qui semblent menacer le développement de la « disposition d’esprit ferme et inébranlable » que présuppose la pratique de la vertu.

78 Nous avons vu que La Bruyère fait sienne la conception aristotélicienne de la vertu comme disposition. Il présuppose les critères dont se sert Aristote pour distinguer l’action authentiquement vertueuse de celle qui n’a que l’apparence de la vertu. Il semble admettre en outre la conception cicéronienne d’une vertu inspirée par le désir de gloire, qui, tout en ne remplissant pas les conditions de la vertu authentique posées par les philosophes, peut néanmoins produire de bons effets. Mais il semble exprimer un certain pessimisme à propos de la capacité des hommes à pratiquer la vertu : un pessimisme sans doute d’inspiration augustinienne, ou peut-être faudrait-il dire tout simplement chrétienne, mais qui est aussi nourri par ses analyses des mauvaises tendances de la société actuelle, qui semble asservir les hommes soit à la poursuite du gain, soit à la quête de la faveur des puissants, soit à la puissance impersonnelle de la mode, et qui semble ainsi menacer l’unité de caractère que présuppose l’idéal aristotélicien de la vertu.

79Une dernière remarque, cependant. La Bruyère prône une sagesse philosophique, qui consiste à s’éloigner de toutes ses mauvaises influences. Mais ce n’est pas son dernier mot.

Il y a une philosophie qui nous élève au-dessus de l’ambition et de la fortune, qui nous égale, que dis-je, qui nous place plus haut que les riches, que les grands et que les puissants ; qui nous fait négliger les postes, et ceux qui les procurent ; qui nous exempte de désirer, de demander, de prier, de solliciter, d’importuner, et qui nous sauve même l’émotion et l’excessive joie d’être exaucés. Il y a une autre philosophie qui nous soumet et nous assujettit à toutes ces choses en faveur de nos proches ou de nos amis : c’est la meilleure. (« Des jugements », 69, p. 478-479)

80On peut lire ce texte en le rapprochant de la remarque (« Du mérite personnel », 44, p. 175), qui établit une hiérarchie des vertus. Se détacher de la société, c’est s’épargner beaucoup de souffrance ; c’est se permettre de « méditer, parler, lire, et être tranquille » (« Du mérite personnel », 12, p. 161). Cette activité intellectuelle peut et doit avoir pour but de « régler [son] esprit et devenir meilleur » (« Des biens de fortune », 12, p. 263). Elle peut même permettre de faire du bien aux autres par le moyen de l’écriture (« Des ouvrages de l’esprit », 34, p. 137). Mais le bien que nous faisons à autrui, nous en relevons la valeur quand, pour le faire, nous courons le risque de la souffrance (« Du mérite personnel », 44, p. 175) ; danger qui devient presque inévitable quand nous nous exposons à la lutte sociale pour l’amour « de nos proches et de nos amis ». On peut donc conclure que La Bruyère propose deux versions de l’idéal du désintéressement, deux « philosophies », comme il les appelle. Dans l’une, il s’agit de se détacher de la poursuite de l’intérêt en vue du bien supérieur de la vie contemplative ou littéraire ; dans l’autre il faut consentir à se sacrifier, à renoncer à la première par amour pour autrui. Mais dans les deux cas, la notion du désintéressement chez La Bruyère n’est pas un héritage fortuit de la pensée des philosophes de l’Antiquité ; elle ne dérive pas non plus d’une nostalgie pour l’idéal aristocratique de la générosité, ni d’un refus de faire face aux dures vérités proclamées par La Rochefoucauld ou par Jacques Esprit. Elle est essentielle à une thèse fondamentale de La Bruyère : que « les mœurs de ce siècle » réfléchissent une essence immuable de la nature humaine, mais qu’elles n’en sont pas l’inévitable conséquence. Il faut poser le désintéressement comme un idéal, un idéal réalisable, pour qu’il soit possible de critiquer les rapports sociaux dominants. Cette notion permet une autre vision de l’interaction humaine. La nature humaine est ce qu’elle est : les rapports sociaux pourraient être autres qu’ils ne sont.

Notes

1 Jean de La Bruyère, « Discours sur Théophraste », Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Le Livre de Poche Classique (Paris, Librairie Générale Française, 2004), p. 60-61. Toutes les références ultérieures aux Caractères renverront à cette édition. Nota bene : une version antérieure de cet article est parue en anglais : « La Bruyère: Virtue and Disinterestedness », French Studies, 68/2 (2014), p. 164-179

2 Les « Caractères » de Théophraste, [Préface], La Bruyère, Les Caractères, p. 77 ; les italiques sont dans le texte original. La Bruyère ajoute la note suivante : « Théophraste avait dessein de traiter de toutes les vertus et de tous les vices ».

3 Aristote, Rhétorique, II.xii.1-2, 1388b31-1389a2, traduction d’A. Ruelle. En ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Rhétorique_(trad._Ruelle)/Livre_II. Page consultée le 7 novembre 2019.

4 On trouve des observations générales sur les âges de la vie dans le chapitre « De l’homme », 39, 49. La Bruyère consacre toute une série des remarques à l’enfance : « De l’homme », 50-59 ; sur la vieillesse, voir « De l’homme », 40, 41, 45, 47, 111-119.

5 Aristotle, Nicomachean Ethics, traduction de H. Rackham, 2e édition., Loeb Classical Library, Londres, Heinemann, et Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1934), p. 69 n.. Pour des exemples de jugements d’ordre moral exprimés par des expressions comme « nous louons » ou bien « nous blâmons », voir Éthique, II.ix.7-8, 1109b16-21 ; II.v.3, 1105b28-1106a2.

6 Voir Martha Nussbaum, The therapy of desire: theory and practice in Hellenistic ethics, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 24-25, 64-65 ; Terence Irwin, The Development of ethics: a historical and critical study, 3 vols, Oxford, Oxford University Press, 2007–2009, i, p. 2, 120-121.

7 Aristote, Éthique à Nicomaque, I.vii.14, 1098a14. Je cite la traduction de J. Tricot (Paris, Vrin, 2017). Les divisions du texte en chapitres dans cette édition ne correspondent pas toujours à celles qu’on trouve dans les éditions que j’utilise ici, celle de Rackham et celle d’I. Bywater, Aristotelis Ethica Nicomachea, Oxford Classical Texts (Oxford, Clarendon Press, 1894). En cas de divergence, j’indiquerai entre crochets le numéro du chapitre dans la traduction de J. Tricot, ainsi : I.vii.14 [I.6]. D’ailleurs, on pourra retrouver les passages dont il est question au moyen des numéros de page dans l’édition Bekker, que j’ajoute à toutes les références.

8 Le processus de l’habituation est bien analysé par Jennifer A. Herdt, Putting on virtue: the legacy of the splendid vices (Chicago, University of Chicago Press, 2008, p. 24-32.

9 Antoine Furetière, Dictionaire universel (La Haye, A. & R. Leers, 1690), s.v. Vertu.

10 Dictionnaire de l’Académie Française, 2 vols (Paris, Veuve J. B. Coignard et J. B. Coignard, 1694), s.v. Vertu) (En ligne : http://artfl-project.uchicago.edu/content/dictionnaires-dautrefois. Page consultée le 7 novembre 2019) 

11 Saint Augustin, De civitate Dei, XIX.25. « Car bien que certains pensent que c’est lorsque les vertus sont rapportées à elles-mêmes et ne sont pas recherchées pour autre chose qu’elles sont véritables et dignes d’honneur, en fait, même alors elles sont orgueilleuses et arrogantes, et doivent donc être classées comme des vices plutôt que des vertus » (c’est moi qui traduis).

12 Saint Augustin, Contra Julianum, IV.iii.21.

13 Voir Michael Moriarty, Disguised vices: Theories of virtue in early modern French thought, Oxford, Oxford University Press, 2011.

14 Sur le thème de la ressemblance du vice aux vertus, voir Quentin Skinner, « Moral ambiguity and the art of eloquence », Visions of Politics, 3 tomes, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, t. II, Renaissance Virtues, p. 264–85 ; et « Rhetoric and the construction of morality », Visions of Politics, t. III, Hobbes and Civil Science, p. 87–141. Saint Augustin distingue entre les vices manifestement opposés aux vertus et les vices qui ont une ressemblance apparente avec les vertus (Epistola 167, II. 6 ; Contra Julianum, IV.iii.20). Voir aussi Jennifer A. Herdt, Putting on Virtue (op. cit.).

15  La Rochefoucauld souligne la difficulté de juger les autres, Maximes 170, 436. Je renvoie à l’édition de Laurence Plazenet (Réflexions ou, Sentences et maximes morales et Réflexions diverses, Paris, Champion, 2005). De même Pierre Nicole, « Des jugements téméraires », §§ I, V (Essais de morale, 15 tomes, Paris, Desprez, 1755–82, t. I, p. 298–302, 313–318). Sur le « modèle herméneutique qui déroule une lecture temporelle des signes multiples et cachés », voir Dominique Bertrand, « Les Caractères » de La Bruyère, Paris, Gallimard, 2002), p. 81.

16 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes : de Montaigne à La Bruyère, Paris, Seuil, 2000, p. 128.

17 P. Soler, Jean de La Bruyère : « Les Caractères », Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 21. Pour Dominique Bertrand, l’optimisme éthique dont témoignent les idées réformistes de La Bruyère peut être relié au courant salésien (« Les Caractères » de La Bruyère, op. cit., p. 60). Voir aussi Robert Garapon, « Les Caractères » de La Bruyère : La Bruyère au travail, Paris, SEDES, 1978, p. 190–204.

18 Voir J. Tricot, éd. cit., p. 106, n. 2.

19 Cf. « Des ouvrages de l’esprit », 57, p. 151.

20 Aristotle, Nicomachean Ethics, ii. 4. 3, 1105a32 ; iv. 1. 12, 1120a23–24 ; vi. 12. 7, 1144a19–20.

21 Voir « Discours sur Théophraste », p. 61.

22 Aristotle, Nicomachean Ethics, I.viii.12 [I.9], 1099a17–20 ; cf. II.iii.1 [II.2], 1104b5–8. Voir aussi la comparaison entre l’homme tempérant (enkratês) et l’homme modéré (sôphrôn) (VII.ix.6 [VII.11], 1151b52–1152a3). Voir Immanuel Kant, Critique of practical reason, traduction de Mary Gregor, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 72–73 (5: 84–86) ; et aussi Groundwork of the metaphysics of morals, traduction de Mary Gregor, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 11–14 (4: 397–401).

23 Cf. Éthique à Nicomaque, X.iii.12 [X.2], 1174a4–6; X.iv.8, 1174b31–33.

24 Selon saint Augustin, l’on n’atteint pas la vertu en réprimant certains désirs (cupiditates) pour pouvoir satisfaire un désir dominant (De civitate Dei, V. 12, V.13). De même, pour Pascal sans la grâce divine nous ne saurions pratiquer la vertu : nous ne pouvons que « guérir les vices par d’autres vices » (Les Provinciales, éd. Louis Cognet, rev. Par Gérard Ferreyrolles, Paris, Garnier, 2010, lettre V, p. 187–208, en particulier p. 193).

25 Éthique à Nicomaque, III.i.4-9, 1110a1-1110b1.

26 La Rochefoucauld, « Le libraire au lecteur », op. cit., p. 133.

27 La conception de la belle âme est vivement critiquée par Jacques Esprit (La Fausseté des vertus humaines (1678), éd. Pascal Quignard (Paris, Aubier, 1996), II. 28, p. 536–537 ; I.2, p. 118; I.20, p. 155). La position de La Rochefoucauld est plus ambiguë. Dans la maxime 285, il semble reconnaître la magnanimité comme une valeur positive.

28 François-Xavier Cuche a montré le rapport entre le message socialement réformiste de La Bruyère et les idéaux de Fénelon et de Claude Fleury (Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère et Fénelon, Paris, Cerf, 1991). Tous les trois dénoncent l’influence de l’argent et la dominance de l’intérêt (p. 115–119) ; ils préconisent le souci du bien commun plutôt que de l’avantage personnel (p. 214–215, 230, 234). En proclamant cette conception de la vertu, ils s’affrontent à la morale pratique de la cour et de la noblesse (p. 237). Voir aussi Maurice Lange, La Bruyère : critique des conditions et des institutions sociales, Paris, Hachette, 1909).

29 Voir Cicéron, De finibus, V.24.69 ; and De officiis, III.3.13–III.4.16.

30 De finibus, II.15.49 ; De officiis, I.4.14.

31 Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII.2.1-3.2, 1155b17-1156a19.

32 Ibid., VIII.3.6 [VIII.4], 1156b7–11.

33 Cicéron, De amicitia, V.18.

34 Ibid., VI.20, 22.

35 Ibid., IX.30–31 ; cf. XXVII.100.

36 Ibid., XV.52.

37 Ibid., XXI.81.

38 Montaigne, « De l’amitié » (I.28), Les Essais, éd. Pierre Villey et V.-L. Saulnier, 3e édition, Paris, Quadrige/Presses universitaires de France, 1992, p. 183-195 (p. 189).

39 Esprit, La Fausseté des vertus humaines, I.4, p. 133.

40 Ibid., I.4, p. 130.

41 Ibid., I.4, p. 140.

42 Ibid.

43 Voir aussi « Des femmes », 50, p. 195.

44 Furetière, Dictionaire universel, s.v. Solliciter.

45 Molière, Le Misanthrope, acte I, scène 1, v. 186.

46 Furetière, Dictionaire universel, s.v. Médiocre.

47 Martha Nussbaum, The Therapy of Desire: Theory and Practice in Hellenistic Ethics, Princeton, Princeton University Press, 1994.

48 Pour une bonne analyse de cette espèce de rapport, voir Bertrand, « Les Caractères » de La Bruyère, p. 114–15.

49 Cf. « Des grands », 51, p. 364.

50 Voir Jules Brody, Du style à la pensée : trois études sur les « Caractères » de La Bruyère, Lexington, KY, French Forum, 1980, p. 35-44.

51 Michael Koppisch, The Dissolution of character: changing perspectives in La Bruyère’s « Caractères » (Lexington, KY, French Forum, 1981). Voir surtout les p. 48-79 ; et aussi Jules Brody, Du style à la pensée, op. cit., p. 19-21, 29-30.

52 La Rochefoucauld, Maximes, 387.

Pour citer cet article

Michael Moriarty, «Vice et vertu chez La Bruyère», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 03/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=538.

Quelques mots à propos de :  Michael Moriarty

Michael Moriarty est titulaire de la chaire de français (Drapers Professorship of French) à l’Université de Cambridge (Faculty of Modern and Medieval Languages and Linguistics). Il est l’auteur de Taste and Ideology in Seventeenth-Century France (Cambridge University Press, 1988) ; Roland Barthes (Cambridge, Polity Press, 1991) ; Early Modern French Thought: The Age of Suspicion (Oxford University Press, 2003) ; Fallen Nature, Fallen Selves: Early Modern French Thought II (Oxford University Press, 2006) ; Disguised Vices: Theories of Virtue in Early Modern French Thought (Oxford University Press, 2011). Son étude de l’apologétique pascalienne (Pascal: Reasoning and Belief) doit paraître dans le courant de l’année 2020.

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