XIXe siècle
Agrégation 2022
N° 23, automne 2021
-
1 Comme le note Florence Naugrette, « A posteriori, l’hi...
-
2 La mention apparaît sous le titre dès la première édit...
-
3 Dans son adaptation cinématographique, Jean-Paul Rappe...
-
4 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, éd. Patrick Besnie...
1La programmation de la mort au dénouement de Cyrano de Bergerac structure en profondeur sa composition. C’est en effet à partir de cet événement mémorable que s’élaborent à rebours la valeur esthétique et la puissance émotionnelle de la pièce, celle d’une comédie ambiguë qui, au fil des actes, évolue vers une héroïde funèbre. Après avoir bravé tous les dangers, Cyrano succombe des suites d’un lâche attentat. Après avoir ri de ses excentricités, on pleure son agonie. Car la mort gagne toujours, même dans la comédie, même contre celui qui n’a ni dieu ni maître, qui ne craint ni le passé ni l’avenir. La camarde, qui fait son apparition dès le premier acte, accomplit finalement son œuvre : elle emporte le bel esprit de Cyrano, suscitant soupirs et compassion. À bien des égards, Cyrano de Bergerac est un succès de larmes, orchestré par Rostand de manière virtuose autour de la fin de son héros. Or les constructions de la critique informent sur la capacité de la mort scénique à redéfinir les contours des genres dramatiques. Qui voudrait qualifier Cyrano de « comédie » quand la guerre meurtrière est représentée, quand meurent successivement les deux personnages masculins aux quatrième et cinquième actes ? Certes, les moments de bravoure gasconne, le panache, les passages héroï-comiques ont marqué la mémoire collective et participé au mythe de la pièce, mais la mort de Cyrano trouble finalement son identité générique : prenant comme repère dramaturgique et émotionnel la fin du héros, la critique qualifie souvent Cyrano de Bergerac de « drame », voire de « drame romantique1 », lors même que Rostand affiche clairement son appartenance à la « comédie héroïque2 ». Cet écart entre le genre de la pièce et son glissement vers le drame s’explique en partie par la manière dont le dramaturge inscrit la mort au programme de sa comédie. Cette inscription est en effet plurielle, plurivoque et constante. Elle prend d’abord les allures d’un défi comique au premier acte : forfanterie du nez qui s’achève en un dangereux duel que fait presque oublier l’inventivité de la ballade improvisée par Cyrano3. La présence de la mort accompagne ainsi d’emblée la caractérisation du héros, redoutable bretteur, qui joue avec sa vie comme avec celle des autres : il blesse sans doute mortellement un adversaire à la scène 4 de l’acte I, se jette à corps perdu à la fin du même acte vers une rixe qui se révèlera un véritable bain de sang. Le tableau épique du quatrième acte, quant à lui, fait entrer de plain-pied le spectateur dans les territoires du drame : le point de rupture se produit avec la mort de Christian, dont le spectateur comprend qu’il s’agit d’un suicide masqué. Aussi la fin de l’acte IV offre-t-elle un premier dénouement. Cyrano le formule lui-même : « C’est fini ! » (acte IV, scène 10, v. 2021, p. 3644). Si l’on s’en tient à la structure temporelle, les quatre premiers actes forment en effet un ensemble cohérent sur le plan chronologique et diégétique. Les ellipses sont relativement brèves entre les séquences, compensées par de fortes liaisons entre les différents tableaux (jeux de scène, signes audibles, prolepses). C’est pourquoi le dernier acte s’apparente davantage à un épilogue qu’à un dénouement et en présente certaines caractéristiques par sa dimension récapitulative et par son éloignement temporel par rapport à l’action principale. L’acte V dresse l’inventaire d’une existence d’homme. Le contrecoup de la tragédie qui referme l’acte IV ouvre sur une vaste rétrospection. Quinze années séparent la mort du jeune premier de celle du vieux poète, qui vient agoniser au jardin de Roxane, lui révélant, vérité ultime, qui fut le véritable auteur des lettres et quelle est la vraie nature de ses sentiments. Au total, plusieurs disparitions ponctuent fortement l’intrigue selon un processus de crescendo dramatique et participent de la richesse poétique de la comédie, de sa plasticité, tout en tissant des liens sensibles avec la tradition classique et romantique.
Le libertin et la mort comique
2Dès le premier acte, Cyrano adopte le ton du défi, brave le danger et par conséquent la mort. Sa démonstration de force face à Montfleury est une première étape comique vers l’action mortifère du duel de la scène 4. La hâblerie affichée fait certes partie de l’éthos d’un matamore ou d’un capitan ; mais ce sont des types que Cyrano dépasse, dans la mesure où ses fanfaronnades sont suivies d’actes et de gestes courageux. Ainsi ses forfanteries de l’acte I se transforment en véritable mise en péril à l’acte IV : chaque jour, il brave les feux ennemis pour porter sa lettre, en raillant les vaines tentatives contre lui : « Tu sais bien qu’ils ont pris l’habitude/De me manquer tous les matins », ironise-t-il à propos de l’ennemi espagnol. Conformément au genre qu’affiche la pièce, la mort est le plus souvent traitée sur le mode burlesque : Cyrano ne la craint pas et ses agissements procèdent de l’élan pittoresque et plaisant d’un enfant qui joue avec le risque. À cet égard, la pièce s’inscrit dans la tradition des épopées militaires bouffonnes. Le bref passage en scène de d’Artagnan à l’acte I (scène 4, p. 108) rattache le héros de Rostand à l’univers romanesque de Dumas et confirme la filiation : Cyrano possède l’amour du risque ; c’est un soldat comique, ce que corrobore le choix radical de Rostand d’en faire un Gascon (lors même que le Cyrano historique ne l’était pas). Mettre à distance le caractère inéluctable et inacceptable du trépas appartient en propre au personnage du soldat bouffon. Jusqu’à sa rencontre avec la mort, Cyrano en rit ou en sourit, usant de la personnification pour donner du relief à ses saillies. Aux portes du tombeau, il plaisante encore. Aux regrets et aux aveux se mêlent toujours quelques traits d’humour, antidote contre la fatalité, contre une fin qu’on aurait rêvé plus glorieuse mais qui se trouve bêtement démystifiée :
– Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !...
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par derrière, par un laquais, d’un coup de bûche !
C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort.
(acte V, scène 6, v. 2484-2487, p. 409)
-
5 Cyrano de Bergerac, éd. Pierre Citti, Paris, Le Livre ...
3Narguer la mort, l’affronter avec courage, fait également partie de la prise de risque qui motive le joueur. Aussi Rostand construit-il un rapport ludique entre le personnage et l’idée de mort, pour mieux suggérer la maîtrise de sa destinée. Comme le rappelle en effet Pierre Citti dans son édition de la pièce, « le jeu est possession du temps (le sérieux est la soumission au temps), le théâtre n’est pas autre chose5. » Pourtant Cyrano offre la caractérisation d’un joueur paradoxal. Il défie certes la mort de manière amusée et s’inscrit ainsi dans la tradition du soldat fanfaron qui raille la camarde, mais son courage est bien réel ; il ne craint ni d’affronter le danger, ce dont se désole à plusieurs reprises son ami Le Bret, ni de postuler le défi comme modalité « d’être au monde ». Aussi est-ce sur le double rapport au danger, comique et sérieux, que le personnage se présente au public :
Et j’adresse un défi collectif au parterre !
– J’inscris les noms ! – Approchez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais donner les numéros ! –
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
Je l’expédie avec les honneurs qu’on lui doit !
– Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
(acte I, scène 4, v. 222-227, p. 83)
-
6 Sur les idées philosophiques de Cyrano de Bergerac et ...
-
7 Épicure, Lettre à Ménécée, éd. Damien Girard, Paris, c...
-
8 Voir Nicole Gengoux, Une lecture philosophique de Cyra...
4En provoquant avec les mots et avec les gestes, Cyrano donne corps à son existence. Une partie du comique de la pièce et de son sens métaphysique reposent donc sur le pari que le personnage lance à son propre destin. Dans Cyrano de Bergerac, rire de la mort, la tenir en bride, est une forme de provocation dont les implications dépassent largement la seule fonction comique. Sur ce point, le choix de Rostand est conforme à la pensée du personnage historique : le libertin, affranchi des peurs religieuses liées à la mort, aborde la question de la finitude de l’existence sur le mode de la conscience individuelle6. À l’image d’un autre célèbre libertin, don Juan, Cyrano existe sur le mode de l’individualité qui revendique son autonomie face à toute doxa – même si le débat religieux est nettement moins présent dans la pièce de Rostand que dans celle de Molière. En revanche, c’est l’épicurisme philosophique de Cyrano qui se manifeste dans son rapport à la mort. Rostand semble en effet appliquer à son héros le principe d’Épicure selon lequel il ne faut pas la redouter, dans la mesure où la mort ne peut faire l’objet d’aucune expérience vécue : « on prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre », rappelle Épicure dans sa lettre à Ménécée7. Ces thèses font écho aux prises de position matérialistes du Cyrano historique, inspirées d’Épicure via Gassendi8.
5C’est pourquoi quand Rostand dote son personnage d’une certaine morgue envers la mort, il introduit dans sa comédie des éléments contextuels, autour de débats séculaires sérieux, qui rappellent les polémiques liées au libertinage des années 1640-1650. Le Cyrano de Rostand ne redoute pas plus le scandale de la mort que le devenir de son âme. Entrevu dans la dernière scène, le destin post-mortem du héros s’incarne d’ailleurs de manière humoristique mais polémique dans des modèles qui firent débat au xviie siècle : Socrate, Galilée et Copernic. Le premier a été condamné à mort pour « impiété » ; le second est voué aux gémonies par l’Église et finit sa vie en reclus ; après la mort du troisième, ses travaux seront mis à l’index. Le jeu comique avec la mort, jusqu’aux dernières paroles de Cyrano, ouvre donc l’horizon philosophique de la pièce : l’homme peut apprendre grâce au rire et à l’ironie à dompter la peur de la mort. C’est ce parti pris métaphysique que dévoilait la mise en scène de Georges Lavaudant à Bobigny en 2013 : la profondeur de la surface comique comme discours sur le sens de l’existence.
Cyrano crépusculaire
-
9 Les Caprices de Marianne, acte II, scène 4 ; de la mêm...
-
10 « La nuit s’avance », précise Octave. Id.
6Dans Cyrano de Bergerac, la présence verbale et scénique de la mort surdétermine les scansions dramatiques. Une simple observation des signes lexicaux montre l’inflexion vespérale de la pièce. Au fil des actes, Rostand fait entrer de plus en plus souvent dans ses vers le verbe « mourir » et son cortège de termes funèbres, selon une logique de dramatisation aisément identifiable. Quantitativement, les deux premiers actes n’offrent que de rares occurrences des termes « mourir », « meurt » et « mortel » ; ils sont employés à deux occasions à l’acte I et à chaque fois dans un contexte métaphorique ou comique : « On meurt de soif, ici », se plaint Lignière. À l’acte III, Rostand place en revanche à trois reprises le verbe « mourir » dans les répliques de Christian et de Cyrano, mais cette fois dans une perspective dramatique et poétique. L’action a évolué, le triangle amoureux a empiégé les personnages, les vouant irrémédiablement au mensonge, à l’illusion et au drame. Avant la scène du balcon, Christian, « ému », contrôle difficilement son trouble à l’idée de parler nuitamment à Roxane. Intuition mortifère qui le fait hésiter et presque reculer ? Au sein d’une séquence assez brève, Christian formule à deux reprises en le modulant le désir de « mourir », hyperbole traditionnelle du bouleversement amoureux – notons ici que dans Les Caprices de Marianne, Cœlio, qui envoie Octave parler à sa place, est tout aussi troublé : « Ah ! mon dieu, le cœur me manque9 » seront ses dernières paroles. Chez Christian, la répétition du verbe « mourir » s’accompagne d’un même « effet de nuit » que chez Musset10, suivant ici un schéma poétique de dramatisation qui associe le trépas à un climat nocturne :
Christian, lui saisissant le bras.
Oh ! là, tiens, vois !
(La fenêtre du balcon s’est éclairée.)
Cyrano, ému.
Sa fenêtre !
Christian, criant.
Je vais mourir !
Cyrano.
Baissez la voix !
Christian, tout bas.
Mourir !…
Cyrano.
La nuit est noire…
(acte III, scène 6, v.1348-1350, p. 243)
-
11 « La nourriture et la faim dans Cyrano de Bergerac d’...
7Ce bref échange et la formule assertive ont valeur de prolepses, qui annoncent le destin de l’amoureux comme celui de son porte-voix. Le lexique de l’acte IV accompagne plus nettement encore la descente vers le drame et entre en conformité avec le décor. L’action revêt alors la dynamique d’une épopée sur fond d’épisode historique : les Gascons meurent littéralement de faim, ce qui donne lieu à tout une variation métaphorique remarquablement étudiée par Jean Bourgeois11. La joyeuse bombance de l’acte II a laissé place à des corps décharnés, désespérés, engourdis. Or cet arsenal tragi-gastrique s’accompagne d’une basse continue qui n’a pas quitté le hors-scène depuis la fin de l’acte III : celle des bruits de la guerre qui, comme une marche à la mort, scandent le destin des personnages et imposent un cadre mortifère. Les mentions « On entend au loin quelques coups de feu » ou encore « détonations nouvelles » encadrent la séquence durant laquelle Roxane, la bonne fée marraine, vient au camp. Durant tout le tableau du siège, l’usage que Rostand fait de la téichoscopie pour conduire les personnages vers leur destin funèbre est d’une grande maestria. Bruits, regards portés vers le hors-scène et description de ce qui se produit au loin, tout concourt à la dramatisation.
-
12 Voir les analyses que nous consacrons au lien entre s...
-
13 Notons que Rostand utilise une image similaire au déb...
8L’apparence physique des soldats, décrite dans les didascalies initiales du quatrième acte, les fait apparaître comme des morts-vivants « très pâles et très maigris », tandis que Rostand, sacrifiant à un topos de préfiguration de la mort12, montre Christian dans son sommeil : « Christian dort, parmi les autres, dans sa cape au premier plan, le visage éclairé par un feu. Silence13. » (acte IV, didascalie liminaire, p. 291). Dans le drame, la dormition d’un personnage annonce bien souvent le sommeil éternel. La première image du camp, comme celle du jeune homme à la guerre, ressemblent à une veillée funèbre, que concrétise la fin du passage. Mort, Christian revient en scène « couché dans son manteau » (acte IV, scène 10, p. 364) : la même image ouvre et clôt la séquence. Or la fin de Christian est ambivalente. Le jeune homme aurait pu mourir en soldat au champ d’honneur, si sa mort n’était un suicide masqué. Cependant, dans la mesure où sa disparition se produit dans le contexte épique du siège d’Arras, il tire sa révérence grandi par la gloire militaire, auréolé du désespoir amoureux d’un héros romantique. En somme, sa mort redore son blason et lui donne un relief tragique ; elle vient donner sens à sa naïveté et à son aveuglement. Sur le plan dramaturgique, sa fin accomplit d’une part le désir de vengeance mortifère de Guiche, formulé à la fin de l’acte III, mais signifie aussi pour Cyrano une première mort symbolique, puisque désormais il ne pourra plus écrire de lettres passionnées à celle qu’il aime. La mort de Christian condamne son éloquence amoureuse au silence.
9À ce stade de l’intrigue, la comédie obéit à la logique d’obscurcissement qui est celle du drame : traité avec primesaut dans le premier et le deuxième acte, le motif de la mort fait littéralement basculer la pièce à la fin de l’acte III, dès que les roulements de la guerre se font entendre, comme un écho immédiat à la revanche de Guiche : « On entend au loin des tambours qui battent une marche », précisent les didascalies (acte III, scène 14, p. 289) : ce rythme est celui d’une implacable avancée mortifère. Un tel schéma dramatique est renforcé par l’usage d’un motif bien connu du théâtre romantique, celui de « la noce et de l’enterrement », qu’emploie habilement Rostand à la fin de l’acte III. Alors qu’ils sont au comble de la félicité, les amants ne peuvent vivre pleinement leur union matrimoniale à cause du retour de Guiche que Cyrano n’a pu qu’un moment retarder. Le duc revient et brise l’idylle. On retrouve ici une situation proche de celle de « La nuit de noces » qui forme le dernier acte d’Hernani ; Guiche contraint des jeunes mariés à se séparer – mais à la différence d’Hernani, qui se suicide en respectant un pacte, la mort inévitable de Christian est mise en sursis jusqu’à la fin de l’acte suivant. Le double thème de la noce et de l’enterrement est un poncif du drame et du mélodrame romantiques, que Rostand utilise comme un coup de théâtre qui renverse le cours du destin des personnages et fait vaciller le genre de la pièce vers le drame.
Du symbolisme à l’héroïsme
-
14 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, Bruxelles, Paul Lacom...
-
15 Maurice Maeterlinck, Les Aveugles, ibid., p. 94.
10Après la mort de Christian, on n’en a pas fini avec la mort. L’acte IV se referme sur le chaos de la guerre en un tableau épique où disparaissent beaucoup de cadets sous les feux ennemis. Pris dans la tourmente de l’hécatombe, Cyrano se jette à corps perdu dans la bataille, ayant désormais « deux morts à venger : Christian et [s]on bonheur ! » (p. 371). La fin de l’acte est ouverte et le sort du héros est indécis. Cyrano aurait pu mourir au combat comme nombre de ses camarades, mais Rostand lui réserve une mort poétique, émouvante et paradoxalement glorieuse. L’ensemble de l’acte cinq est en effet tendu vers la fin du héros. Les signes funèbres se superposent dès les premières indications scéniques pour créer un espace propre à accueillir l’agonie de Cyrano – à tel point que, conformément à l’hypothèse que nous formulions selon laquelle le cinquième acte forme un épilogue, cette séquence dramaturgique constitue un tableau autonome. Plusieurs signes concourent à lui donner le relief d’un drame symboliste. Le premier d’entre eux se dessine dans le cadre mélancolique et automnal du couvent des dames de la Croix, décor empreint de religiosité, dont la discrète touche obituaire rappelle un cimetière : banc de pierre, silence, recueillement, ombre des arbres, va-et-vient silencieux, femme en deuil, etc. L’atmosphère presque immobile, qui rompt ici radicalement avec l’agitation des actes précédents, rappelle également l’univers de Maeterlinck. À l’image du dramaturge belge, Rostand explore le registre du symbole. Ainsi le « message » que portent les feuilles mortes du couvent fait songer aux « feuilles qui tombent sur la terrasse14 » de L’Intruse, ou à « l’odeur des feuilles mortes15 » des Aveugles. Chez Rostand comme chez Maeterlinck, les feuilles mortes sont annonciatrices de deuil. Leur chute silencieuse fournit à Cyrano l’occasion d’une méditation sur la brièveté de la vie, mais surtout d’une projection mentale de sa propre fin, entre crainte de la mort et désir de mourir en beauté :
Comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol !
(acte V, scène 5, v. 2404-2408, p. 398)
11L’idée de la beauté du geste, jusque dans la mort, chère à la poésie symboliste, accompagne ici le cheminement vers le trépas. Autre signe visible du public, le deuil de Roxane. Vêtue de noir, la jeune femme porte le fardeau de la mort de Christian : dans son vêtement, dans le scapulaire qui contient ce qu’elle croit être ses derniers mots, les biens paraphernaux d’un mort qu’elle pleure depuis quatorze ans. Bientôt, Rostand exploitera le deuil de Roxane au moment des adieux de Cyrano, celui-ci lui demandant désormais de porter le double souvenir de ses amours défuntes.
12Le troisième élément qui fait signe vers la mort relève quant à lui de l’action proprement dite, puisqu’il s’agit des événements extérieurs successivement mentionnés par les différents personnages qui entrent en scène. C’est d’abord le fidèle Le Bret qui évoque certes les inimitiés que Cyrano s’est attiré, mais insiste surtout sur la misère et la faim qui menacent de le conduire au tombeau. Dans un aparté qu’il adresse à Le Bret, de Guiche confirme ces avertissements en rapportant des paroles entendues à la cour : « Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident. » (acte V, scène 2, v. 2327, p. 386). Cette information est presqu’aussitôt concrétisée par l’irruption de Ragueneau qui, au sein d’un bref récit, décrit le complot ourdi contre Cyrano. Le recours à l’hypotypose scelle son sort et offre au public une première image de Cyrano trépassé : « Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête ! » (acte V, scène 3, v. 2346, p. 389). L’image violente du sang versé et de la blessure béante, puis le récit de l’évanouissement exhibent déjà un cadavre. Rostand ménage ainsi les différentes étapes qui conduisent à la mort en recourant à des ressorts traditionnels de la tragédie classique : la multiplication des dangers annoncés par les personnages, la survenue d’un tiers qui fait le récit d’une action effroyable que la scène ne peut montrer. Avant de faire son retour, Cyrano est déjà un mort en puissance.
-
16 Afin de donner du relief à ce fauteuil, Georges Lavau...
13Conscient de l’effet que doit produire la mort de son personnage, Rostand joue avec l’imaginaire collectif. Plusieurs éléments vont dans le sens d’une mort sublime, ou à tout le moins d’une forme d’héroïsme jusqu’au seuil des ténèbres. Deux détails scéniques associent la fin de Cyrano aux plus illustres représentants de l’héroïsme français et l’inscrivent dans la tradition des « fins mémorables », promises à s’enraciner dans l’inconscient collectif : le fauteuil et l’arbre. L’évocation de Molière peut être, a priori, interprétée, non comme une allusion contextuelle et ludique, mais comme un premier modèle de mort théâtrale. Assis dans son fauteuil, la tête enrubannée, Cyrano rappelle par son apparence et sa posture le dernier rôle tenu par Molière, celui d’Argan dans Le Malade imaginaire16. Or la fable a longtemps couru selon laquelle Molière serait mort en jouant l’hypocondriaque. La suggestion du mythe de la mort de Molière ajoute à la fin de Cyrano un surcroît de théâtralité, une mise en abyme qui offre un pendant tragique au jeu comique du théâtre dans le théâtre de l’acte I. C’est le choix que fait Denis Podalydès dans sa mise en scène de Cyrano de Bergerac à la Comédie-Française : le fauteuil abîmé de Cyrano ressemble comme un frère à celui de Molière. Le lien visuel et historique est ici explicite.
-
17 Rapportant son expérience avec l’entrepreneur de spec...
-
18 « Le marquis de Pescaire dès qu’il apprit que Bayard ...
14Cyrano refuse cependant de finir assis dans son fauteuil et choisit d’aller s’appuyer contre un arbre pour libérer son dernier souffle. Le fait de mourir debout appelle plusieurs commentaires. Il s’agit tout d’abord d’une dernière marque de courage, de bravoure militaire, d’héroïsme chevaleresque17. Mais là encore, ce choix de mouvement scénique rappelle deux célèbres défunts de l’épopée nationale : Roland à Roncevaux, mais surtout le chevalier Bayard, « sans peur et sans reproche ». Dans les récits apologétiques publiés au xixe siècle qui relatent les hauts faits de ces deux personnages, il est systématiquement fait mention de leur grandeur au moment de leur mort, et de leur désir de se relever. Ainsi, Bayard, blessé « par derrière », trouve refuge contre un arbre, avant de prononcer ses dernières paroles. C’est du moins de cette manière que l’historiographie se réapproprie cette figure héroïque pour en faire un modèle de bravoure nationale18. Mais à la différence de ces héros qui ont participé à la construction d’une légende française, Cyrano ne meurt pas au champ de bataille ; il vit « seulement » un dernier fantasme belliqueux avant de mourir. Sa guerre est devenue un vain théâtre. C’est cette fin « ratée » qui fait justement sa singularité, car la beauté de ces derniers moments est dans leur vacuité et dans leur grandeur sans objet. C’est pourquoi les dernières répliques rattachent surtout Cyrano à la figure de Don Quichotte, même si la mention du panache, dernière petite victoire contre la fatalité, réinsuffle à la mort du héros une forme de sublime.
15Sur les affiches des tournées Moncharmont et Luguet de réalisées par Lucien Métivet en 1898, les spectateurs pouvaient voir illustrer les moments forts du drame. D’emblée, le prospectus publicitaire annonçait les tonalités d’une pièce connue de tous. Aucun suspens. La modification des titres des actes sur l’affiche attire l’attention sur les lieux emblématiques et les actions majeures de la pièce : « 1. L’Hôtel de Bourgogne », « 2. La rôtisserie des poètes », « 3. Le Baiser de Roxane », « 4. Le Siège d’Arras », « 5. La Mort de Cyrano ». Cette dernière mention rappelle, si besoin est, l’attente décisive autour de la fin du personnage principal. Moment de bravoure pour l’acteur autant que « scène à faire », la mort de Cyrano fait intrinsèquement partie de la « comédie héroïque à grand spectacle » que promet l’affiche publicitaire. Grand spectacle d’une mort commuée en communion collective que Rostand a su élever au rang de mythe national.
Notes
1 Comme le note Florence Naugrette, « A posteriori, l’histoire littéraire a étiqueté Cyrano de Bergerac comme un drame romantique intempestif, ressuscitant ce genre caduc cinq décennies après le certificat de décès du mouvement. » (« Cyrano de Bergerac, un drame romantique attardé ? Une légende à déconstruire », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 118, octobre-décembre, 2018, p. 235).
2 La mention apparaît sous le titre dès la première édition de la pièce ; elle disparaît dans certaines éditions, y compris contemporaines. Voir notre article, « Cyrano de Bergerac et la comédie héroïque », à paraître dans l’ouvrage collectif Relire Cyrano de Bergerac, sous la dir. de Violaine Heyraud et Bernard Vouilloux, Paris, Classiques Garnier, 2021.
3 Dans son adaptation cinématographique, Jean-Paul Rappeneau introduit une nette rupture de tempo dramatique et de tonalité à l’issue du duel et du dernier « envoi » : après la liesse, il filme une fuite collective mêlée de panique, qui suggère qu’un grave danger plane sur le héros.
4 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, éd. Patrick Besnier, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1999. Toutes les références à la pièce renverront désormais à cette édition.
5 Cyrano de Bergerac, éd. Pierre Citti, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 27.
6 Sur les idées philosophiques de Cyrano de Bergerac et leur contexte, voir en particulier : Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle. Études sur Gassendi, Cyrano de Bergerac, La Fontaine, Saint-Évremond, Paris, puf, 1998.
7 Épicure, Lettre à Ménécée, éd. Damien Girard, Paris, coll. « Petits classiques », Larousse, 2013, p. 34.
8 Voir Nicole Gengoux, Une lecture philosophique de Cyrano, Paris, Honoré Champion, 2015.
9 Les Caprices de Marianne, acte II, scène 4 ; de la même manière, Cœlio hésite d’abord à faire parler Octave à sa place. Il faut ici insister sur l’importance de Musset dans le paysage théâtral et l’imaginaire du théâtre de la seconde moitié du xixe siècle ; pour le public et la critique contemporains de Cyrano, le triangle amoureux des Caprices de Marianne est, sinon une source possible, du moins une référence intertextuelle probable ; il paraît donc à tout le moins hasardeux de nier le rapprochement entre les personnages de Musset et ceux de Rostand.
10 « La nuit s’avance », précise Octave. Id.
11 « La nourriture et la faim dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 110, n°1, 2010, p. 83 et suiv.
12 Voir les analyses que nous consacrons au lien entre sommeil et mort dans notre ouvrage : Des feux dans l’ombre. La représentation de la mort sur la scène romantique, Paris, Honoré Champion, 2009, passim.
13 Notons que Rostand utilise une image similaire au début de l’acte V de L’Aiglon, dont l’action se situe sur la plaine de Wagram : « Tous les trois, immobiles dans leurs manteaux, attendent. Silence, – pendant lequel on entend le vent souffler. »
14 Maurice Maeterlinck, L’Intruse, Bruxelles, Paul Lacombez, 1952, p. 64.
15 Maurice Maeterlinck, Les Aveugles, ibid., p. 94.
16 Afin de donner du relief à ce fauteuil, Georges Lavaudant choisit un velours écarlate dans sa mise en scène (2013).
17 Rapportant son expérience avec l’entrepreneur de spectacles Raoul Gunsbourg, le compositeur Jules Massenet explique qu’ils avaient choisi de faire mourir debout le héros de sa comédie héroïque Don Quichotte, afin de rappeler sa grandeur chevaleresque : « Et notre Don Quichotte […] s’adossa contre un grand arbre de la forêt et exhala ainsi son âme fière et amoureuse. » Jules Massenet, Mes souvenirs (1848-1912), Paris, Lafitte, 1912, p. 268.
18 « Le marquis de Pescaire dès qu’il apprit que Bayard avait été blessé accourut à son secours et voulut saluer une dernière fois ce glorieux adversaire ; le connétable de Bourbon qui avait autrefois combattu en tant de brillantes affaires à côté du Chevalier sans peur et sans reproche vint pour adresser un dernier adieu à son ancien compagnon d’armes. Il le trouva encore appuyé à l’arbre sous lequel on l’avait placé le visage tourné vers l’ennemi et comme il lui disait quelle pitié lui inspirait l’état d’un si vertueux chevalier : « Monsieur, lui répondit Bayard, il n’y a point de pitié en moi car je meurs en homme de bien ; mais j’ai pitié de vous, de vous voir servir contre votre prince, votre patrie, votre serment. » Louis Michelant, Faits mémorables de l’histoire de France, Paris, Didier, 1850, p. 188. (Nous soulignons).
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Sylvain Ledda
Sylvain Ledda est professeur de littérature française à l'université de Rouen-Normandie et membre du CEREDI. Il est spécialiste du romantisme et ses travaux portent sur le théâtre du xixe siècle. Il a publié plusieurs articles sur Edmond Rostand et édité L'Aiglon (GF-Flammarion, 2018).