Moyen-Âge
Agrégation 2022
N° 23, automne 2021

Marie-Pascale Halary

La Mort Artu et le monument de l’unité fraternelle. La fratrie de Gauvain

  • 1 Les passages sont cités selon l’édition de David F. Hu...

  • 2 Le locuteur ne sait pas qui est le véritable père de M...

  • 3 La leçon proposée par le manuscrit D développe toutefo...

  • 4 Le Lancelot en prose est cité d’après l’édition d’Alex...

1Dans la Mort Artu, l’ensemble des fils de la reine d’Orcanie est rarement désigné comme un groupe homogène. Un chevalier confirme ainsi à Lancelot, éloigné de la cour par une blessure, que, lorsque la reine a été accusée par Mador de la Porte, « tuit li .v. neveu lo roi Artur i estoient, mes sires Gauvains et Gaheriet et tuit li autre frere » (p. 422, 10-111). Si le premier groupe nominal, « tuit li .v. neveu lo roi Artur », définit les cinq membres de la fratrie par leur commune identité de neveux2, une apposition permet ensuite de nommer deux d’entre eux : Gauvain et Gaheriet3. De fait, depuis le Lancelot en prose, les désignations de cette fratrie tendent à isoler et distinguer un ou plusieurs des fils de Loth, Gauvain le plus souvent : « et mes sire Gauvains meïsmes le sot tout apertement, et ausi firent tuit si .iiii. frere » (p. 456, 3-4). Que cette tension travaille le groupe constitué par « mesire Gauvain et si frere » (Lancelot, LXIX, 7, t. 2, p. 4114) n’est pas étonnant : si la tradition a défini ces personnages par des relations de parenté, elle a aussi fortement singularisé certains d’entre eux à l’instar de Gauvain, souvent célébré comme le parangon de la chevalerie, ou encore de Mordret.

2L’étude de ce groupe de personnages dans la Mort Artu amène en réalité à examiner la dynamique interne à cette fratrie dont les mouvements, alternativement, hiérarchisent, isolent, opposent ou rassemblent les différents frères. S’agissant de ces protagonistes, dans le roman comme dans d’autres passages du Lancelot-Graal, deux tendances très différentes se combinent : la réunion des frères, d’une part, leur dispersion, d’autre part – que celle-ci tienne à la singularisation des trajectoires individuelles de plusieurs figures bien connues de la fabula arthurienne ou que cette dispersion tienne aux dissensions fraternelles. Dans le cadre du cycle, qu’est-ce que la Mort Artu apporte au traitement de la fratrie de Gauvain ? Selon mon hypothèse, ce roman conclusif procède à la construction progressive de l’unité de la fratrie – et cette unité n’est peut-être pas si éphémère que cela.

  • 5 Sur l’emploi de l’adjectif adelphique, voir Didier Let...

  • 6 Hector est le demi-frère de Lancelot mais le roman ne ...

  • 7 Id., « Les frères et les sœurs, “parents pauvres” de l...

3Il y a plusieurs enjeux à l’étude de ce groupe de personnages. On sait que l’écriture cyclique, épique ou romanesque, favorise le développement d’une vaste parentèle et, en particulier, de groupes adelphiques héroïques5 : de même que Guillaume d’Orange possède plusieurs frères et sœurs, le « lignag[e] au roi Ban de Benoÿc » (p. 274, 6-7) s’organise autour de deux binômes fraternels (Lancelot/Hector6, Lionel/Bohort) qui affrontent Gauvain et ses frères. Toutes ces fratries venues de la littérature ne manquent pas d’intérêt pour l’analyse des systèmes de parenté et, plus précisément, pour l’étude de « l’imaginaire de la parenté », étude dans laquelle les relations frères-sœurs restent les « parents pauvres »7. Mais la question de l’unité de la fratrie de Gauvain ne ressortit pas seulement à l’histoire des représentations ; elle touche également à la mécanique narrative du texte : parmi les ancêtres fondateurs de la lignée royale figurent les deux fils de Constant, Uter et Pandragon, et c’est cet autre groupe de frères, la fratrie de Gauvain, qui détermine une bonne partie de la chaîne causale menant à l’effondrement du royaume arthurien. Plus profondément encore, on voudrait se demander si la peinture de ce groupe adelphique dans la Mort Artu n’a pas des conséquences sur les données de la fabula arthurienne.

Le roman des frères

  • 8 Pour quelques exemples, voir p. 190, 7-8, p. 228, 8-9,...

  • 9 Emmanuèle Baumgartner, « En guise de postface : Lancel...

4En tant que groupe, la fratrie de Gauvain occupe une place de premier plan dans la Mort Artu avec, notamment, les épisodes consacrés aux délibérations portant sur la divulgation de l’adultère Lancelot-Guenièvre (p. 454-462) et à la mort des trois frères ainsi qu’à ses conséquences immédiates (p. 498-530). Au plan individuel, à l’exception de Guerrehet qui n’existe que comme composante de la fratrie, les autres fils de la reine d’Orcanie (Gauvain, Agravain, Gaheriet et Mordret) sont des figures importantes du roman conclusif. Pour autant, le texte ne manque pas de rappeler très régulièrement, à la faveur des dialogues ou par la voix du narrateur, que l’identité de deux d’entre eux surtout, Agravain et Gaheriet, est relative : aussi singularisés qu’ils soient, ils restent les frères de Gauvain et les neveux d’Arthur8. La place accordée à cette fratrie s’explique notamment par les évolutions de la société arthurienne dans le dernier roman du cycle : les destinées sont ordonnées au lignage et les réseaux de solidarité se nouent dans le cadre du clan9.

  • 10 Lors du siège de Gaunes, les assiégés s’organisent en...

  • 11 Dès son apparition, au moment de sa mort, le premier ...

5On ne s’étonnera donc pas que la fratrie de Gauvain côtoie plusieurs autres groupes adelphiques. Comme cela a été suggéré, à l’opposition entre la parentèle d’Arthur et celle de Ban correspond en partie l’affrontement entre des ensembles de frères et/ou de cousins : d’un côté, « mesire Gauvain et si frere » ; de l’autre, les couples Lancelot/Hector et Lionel/Bohort10. Ce dispositif en miroir, avec deux camps rassemblés derrière leurs chefs, favorise les jeux de symétrie inversée. Mais la peinture du lien fraternel dans le roman ne se limite pas au conflit lignager et plusieurs autres groupes peuvent être repérés : outre les figures de sœurs (Morgue et la demoiselle d’Escalot), on peut signaler les « .ii. freres d’Escalot » (p. 216, 24-25), le binôme formé par Gaheris de Karaheu et Mador de la Porte11, « li freres au roi Yon » (p. 574, 10) ainsi que les « .ii. freres qui estoient li fil Mordret » (p. 888, 10-11).

  • 12 Voir les propos d’Arthur qui pleure la perte de ses n...

  • 13 Par exemple Anita Guerreau-Jalabert, « Observations s...

  • 14 L’épisode le plus révélateur est celui où Bohort doit...

6Roman des frères, la Mort Artu valorise ce qui est présenté comme une modalité du lien charnel. C’est en effet en ces termes que les personnages définissent la relation familiale12 et, plus spécifiquement, celle qui unit des frères ou un frère et une sœur. Comme l’indique Morgane à Arthur quand elle dévoile son identité : « je sui vostre plus charnel amie, si ai non Morgain, et sui vostre suer » (p. 330, 25-331, 1) et l’amor qui doit être la leur est bien une « charnel amor » (p. 330, 21-22). Gauvain ne dit pas autre chose lorsque, devant les cadavres de Guerrehet et Agravain, il définit le lien fraternel comme le partage d’une même char : « Ha, las ! Voirement ai ge trop vescu quant ge voi ci ma char ocise et a si grant dolor detrenchie, et a si grant martire » (p. 528, 14-16). On aurait tort toutefois de s’appuyer sur la primauté de la fratrie dans la Mort Artu pour opposer le roman à celui qui le précède dans le cycle, la Queste del saint Graal. Parce que le Moyen Âge distingue et hiérarchise deux types de parenté, la parenté charnelle et la parenté spirituelle13, et que la Queste peint les relations adelphiques sous un jour négatif14, on pourrait avoir la tentation d’opposer les deux romans selon la dialectique de la chair et de l’esprit.

  • 15 D. Lett, « L’histoire des frères et des sœurs », art....

  • 16 La Queste rappelle les paroles tenues par Merlin aux ...

7Mais la mise en avant de la relation fraternelle dans la Mort Artu n’engage pas une dégradation ou une chute dans le charnel : le lien adelphique est valorisé. S’il est étendu à d’autres champs que les rapports familiaux et décliné aussi selon des modalités spirituelles, c’est que « la fraternité représente la forme idéale du lien social15 » et qu’il devient un modèle pour d’autres relations interpersonnelles. Il s’agit, d’une part, de la communauté réunie autour de la Table Ronde, comme le rappellent les propos qu’Arthur adresse à ses chevaliers lors de la bataille de Salesbières : « vos qui estes frere et compaignon de la Table Roonde, tenez vos huimés ensenble l’un pres de l’autre sans departir » (p. 848, 15-17)16. D’autre part, la fin de l’existence de Lancelot, qui vit dans un ermitage en compagnie d’autres personnages, relève clairement de ce paradigme : la formule d’adresse utilisée par l’un d’entre eux est « frere » (p. 904, 11), Bliobléris et l’archevêque de Cantorbéry parlent de leur « frere Lancelot » (p. 904, 17) et « il li creantent comme frere » (p. 902, 31) qu’il sera enterré selon ses désirs. Par rapport à la fraternité charnelle, cette fraternité spirituelle n’est pas à penser selon une opposition binaire et les deux relations peuvent se superposer partiellement. Ainsi de la réunion de Lancelot et Hector : « Ensi furent li dui frere a l’ermitage ensemble et furent touz jorz ententif el servise Jhesucrist » (p. 902, 18-19).

8Dans ce roman qui accorde donc une place importante au lien fraternel – ce qui n’exclut pas une dimension spirituelle –, la fratrie de Gauvain connaît un traitement spécifique : alors que les autres groupes adelphiques se caractérisent plutôt par l’harmonie et la cohésion, cet ensemble de frères se démarque par son unité problématique. La première explication tient à la double tradition littéraire dont il est issu.

Les groupes de frères : fusion/dispersion/polarisation

  • 17 Geoffroi de Monmouth, The History of the kings of Bri...

  • 18 Voir Olivier de Laborderie, « Solidarité lignagère, l...

9Si Gauvain, neveu d’Arthur, fait partie des plus anciens héros de la matière arthurienne, sa fratrie, au départ, est moins nombreuse que dans la Mort Artu. À celui qui est identifié comme le fils de Loth, l’Historia regum Britanniæ assigne en effet un seul frère, Mordredus17. Ce premier couple fraternel repose sur le contraste : Gauvain est valeureux et brave (§166, §173) quand Mordret est déjà régulièrement désigné par des périphrases rappelant sa traîtrise (§177 : sceleratissimus proditor ille Mordredus, proditori, §178 : proditor ille nefandus). Quoique réduite à deux membres, cette fratrie « originelle » réunit des frères ennemis18 : lors de l’affrontement entre les troupes d’Arthur et celles de Mordret, à Richborough, Gauvain trouve la mort (§177), comme son frère (§178) – tandis qu’Arthur, mortellement blessé, part pour l’île d’Avalon (§178).

  • 19 Chrétien de Troyes, Le Conte du graal ou le roman de ...

  • 20 Ibid., v. 4698 sq. Sur le personnage d’Agravain, voir...

10Chez Chrétien de Troyes, le personnage de Gauvain reste évidemment une figure importante du monde arthurien mais le romancier champenois lui attribue une autre fratrie. Outre quelques sœurs évoquées dans différents romans (Soredamor dans Cligès, la femme du seigneur attaqué par Harpin de la Montagne dans Yvain, Clarissant dans Perceval), c’est surtout un groupe de trois frères qu’il faut retenir. Dans le Conte du graal, la reine du Château des Reines demande à Gauvain, qui ne s’est pas encore identifié, combien de fils a eus le roi Loth : « – Dame .IIII. – Or les me nomez ! /– Dame, Gauvains fu li ainznez, / Et li secons fu Agrevains / Li orgoilleus as dures mains, / Gaeriez et Kereés / Ont non li autre dui aprés19 ». On reconnaît une partie du groupe fraternel de la Mort Artu. Comme pour Mordret dans l’Historia, l’esquisse de portrait moral proposée dans ce texte fondateur sera déterminante pour la suite : Agravain est « Agrevains li Orgoilleus ». Ce surnom est d’ailleurs déjà présent plus haut dans le récit, associé chez le personnage à un véritable sens des solidarités et de l’honneur lignagers20.

  • 21 Lancelot, LXIX, 4 et 6, t. 2, p. 410.

  • 22 « Et pour ce que je ne vos devisai onques la façon de...

11La fratrie de Gauvain de la Mort Artu, dans le prolongement du Lancelot en prose, correspond donc à la fusion ou à la combinaison de ces deux traditions puisque Mordret y est joint aux trois autres frères. Cette double origine littéraire contribue peut-être à expliquer pourquoi l’unité du groupe fraternel est si problématique. Mais pour la partie du Lancelot-Graal qui précède la Mort Artu, il faut y ajouter des mouvements internes à la fratrie, qui poussent les personnages à la dispersion ou à la désunion. Certes, le célèbre passage consacré à la série des portraits des fils de Loth (Lancelot, LXIX, 1-7, t. 2, p. 408-411) traite vraiment les différentes composantes du groupe comme un ensemble : dans une succession de petits tableaux sont données, selon l’ordre de leur naissance, les descriptions de Gauvain, Agravain, Gaheriet, Guerrehet et Mordret. Gouvernés par une écriture sérielle, ces portraits, placés sous le signe du même, jouent sur les ressemblances entre les frères (parallèle dans le respect des codes rhétoriques, valorisation des mêmes qualités chevaleresques), tout en ménageant de légères variations (sur le mode de la comparaison21) et en mentionnant certains écarts axiologiques pour les personnages d’Agravain et de Mordret. Ce qui compte dans un tel passage, c’est l’ensemble, le groupe fraternel conçu comme une unité rassemblant des éléments disposés de manière échelonnée. Mais cette description de « la façon des freres » n’est qu’une digression – au demeurant assez tardive et presque contingente22 : elle ne donne pas lieu à une scène collective.

  • 23 R. Trachsler, Clôtures du cycle arthurien : étude et ...

  • 24 Christine Ferlampin-Acher, « Le double dans la Suite ...

12De fait, la dynamique narrative repose sur la tension entre cette logique collective et le régime de l’aventure qui commande un mouvement centrifuge à même de révéler les figures héroïques individuelles. Alors que la narration, à la faveur de l’entrelacement, s’est tour à tour concentrée sur « Agravain li Orguillous » (Lancelot, LXX, 15, t. 4, p. 11), sur Guerrehet puis sur Gaheriet, les trois personnages sont enfin réunis (Lancelot, LXXII, 37, t. 4, p. 89) et le texte indique, de manière significative : « li .III. frere » « chevauchierent ensemble et distrent qu’il ne se partiroient mais devant que Diex lor eust doné trouver aventure » (Lancelot, LXXII, 41, t. 4, p. 92). Le traitement des frères de Gauvain (le cas de Gauvain, figure dotée d’une véritable autonomie par rapport au groupe des frères, est évidemment un peu différent) est en grande partie gouverné par cette dialectique réunion/dispersion que la référence à l’aventure chevaleresque rappelle ici. Plus encore, comme l’a montré Richard Trachsler, en amont de la Mort Artu, le cycle prépare la distribution des frères en deux groupes (les bons et les mauvais)23 et c’est ainsi, par exemple, que Gauvain condamne le comportement d’Agravain vis-à-vis d’une demoiselle (Lancelot, LXa, 29, t. 8, p. 237). La fratrie n’est pas vraiment soudée et elle commence à être polarisée. Cette absence d’unité, au demeurant, est manifeste dans le nom des personnages : si la « proximité onomastique24 » qui définit en général la relation fraternelle permet d’associer quatre des frères (Gauvain, Agravain, Gaheriet, Guerrehet) voire de les opposer deux à deux (Gauvain vs Agravain, Gaheriet vs Guerrehet), il reste que Mordret semble bien isolé dans ce groupe adelphique.

13À examiner la double origine littéraire des personnages ainsi que le traitement que le Lancelot en prose réserve à la fratrie de Gauvain, il apparaît que l’unité et la cohésion de celle-ci ne vont pas de soi.

La chaîne des frères : combinatoire actancielle et dynamique narrative

14Selon mon hypothèse, c’est la Mort Artu qui construit progressivement l’unité de la fratrie et l’évolution du rapport entre les frères, avec les différentes configurations qui organisent successivement ce groupe de personnages, permet à la fin du cycle de s’écrire.

15Il convient, pour commencer, de passer en revue, dans une sorte de combinatoire actancielle, les différents agencements de l’ensemble composé par les cinq frères. Quatre configurations peuvent être distinguées. Le début du roman, jusqu’à la résolution du conflit avec Mador et la reprise de la relation Lancelot-Guenièvre (p. 454, 28), n’offre pas l’image d’une fratrie unie et les personnages restent dispersés. Pour ce premier moment, les fils de la reine d’Orcanie ne forment toujours pas un groupe. Agravain est mentionné comme un personnage isolé qui, en raison d’une animosité ancienne, espionne Lancelot et découvre sa « fole amor » (p. 190, 11-12). Le seul rapprochement fraternel qui soit vraiment mis en place concerne Gauvain et Gaheriet, régulièrement associés, que ce soit dans les discussions (p. 222, 19-224,14) ou dans les actions (p. 214, 13-16, p. 226, 20-228, 28, p. 398, 22-25). À Escalot, ils sont ponctuellement rejoints par Mordret (p. 234-238). À l’exception de ce binôme Gauvain/Gaheriet, la fratrie n’existe pas en tant que telle, d’autant que Guerrehet n’est pas encore mentionné et que Gauvain peut rester éloigné de ses frères et se joindre au lignage de Ban (p. 302, 19-24).

  • 25 Michelle Szkilnik, « Loiauté et traïson dans la Mort ...

  • 26 Voir p. 466, 23-468, 17 et p. 490, 19-492, 9. Corinne...

16C’est finalement dans le conflit que ces électrons libres deviennent des frères. Le rassemblement des cinq frères se réalise au moins au plan spatial : « I jor avint que il estoient tuit .v. enmi le palés ou il parloient tuit ensemble de ceste chose [la relation Lancelot-Guenièvre] a molt estroit conseil » (p. 456, 4-7). Très vite, des dissensions apparaissent et l’« estrif » (p. 456, 31) provoque la scission de la fratrie en deux groupes, ce qui se manifeste là aussi dans l’organisation de l’espace : « Atant [Gauvain] s’en part maintenant de la sale, et autresi fet Gaheriez, ses freres » (p. 458, 14-15). L’opposition porte sur la conduite à tenir vis-à-vis d’Arthur (parler vs se taire), ce qui engage deux conceptions de la loyauté que les frères doivent à leur oncle25. Dans ce deuxième moment, la fratrie de cinq membres se scinde donc en deux : d’un côté, les « trois freres mon seignor Gauvain » (p. 486, 17-18) ; de l’autre, « Gaheriet et mon seignor Gauvain » (p. 468, 19). Cette nouvelle organisation du groupe fraternel engage une redéfinition des rapports avec Arthur : à Gauvain, le frère aîné et le conseiller préféré, se substituent Agravain et, dans une moindre mesure, Mordret26.

17Les conséquences de la condamnation de Guenièvre ouvrent une troisième séquence, qui correspond à une nouvelle configuration fraternelle et à la construction d’une fratrie unie. Cela passe par le ralliement, selon des modalités très différentes, de Gaheriet puis de Gauvain qui rejoignent le groupe des trois autres frères. Le premier est associé à Agravain par la contrainte : à la demande de celui qui semble être devenu son neveu préféré, le roi use de son autorité pour ordonner à Gaheriet d’aider les troupes protégeant Guenièvre lors de son châtiment (p. 496, 19-498, 12). Même si, dans un premier temps, il ne change pas de camp (p. 498, 14-20), cette participation de Gaheriet à l’entreprise dirigée par Agravain met à mal la distribution des membres de la fratrie en deux groupes : « einsi alerent parlant entre Agravain et Gaheriet tant que il aprochierent del feu » (p. 500, 1-2). La mort de deux de ses frères, Agravain et Guerrehet, achève ce que l’enrôlement forcé de Gaheriet avait commencé. Il s’engage alors pleinement contre la parenté de Ban : « Mes quant Gaheriez voit que si frere sont abatu, ne demandez pas se il est corrociez » (p. 502, 5-7). Au fond, c’est face à la mort de ses frères que Gaheriet s’éprouve comme membre de la fratrie. Et le processus est le même s’agissant de Gauvain : lui qui s’était désolidarisé du groupe fraternel en redevient pleinement une composante devant le cadavre de ses cadets. De manière presque paradoxale, la fratrie apparaît plus unie que jamais dès lors que trois des cinq frères sont morts. Les dissensions internes (trois frères vs deux frères) disparaissent et Gauvain retrouve auprès d’Arthur la place que la tradition et son rang d’aîné lui avaient toujours octroyée.

  • 27 Voir Jean-Guy Gouttebroze, « La conception de Mordret...

  • 28 Certains passages préparent cette annonce mais voir s...

18Cette union fraternelle reste toutefois de courte durée. Pendant que les troupes d’Arthur font le siège de Gaunes, Mordret se détache pour actualiser ce que la matière arthurienne avait programmé dès le latin : il devient « Mordret, le desloial traïtor » (p. 682, 10-11 et passim). Certes, plusieurs des frères sont morts à ce moment du récit mais, en ce qui concerne les rapports de force au sein de la fratrie, on pourrait dire que la trahison de Mordret aboutit à une nouvelle distribution : Mordret s’oppose au reste de la parenté d’Arthur tandis que, symboliquement, Gauvain, Agravain, Gaheriet et Guerrehet, restés fidèles à leur oncle, se trouvent réunis dans la mort. L’exclusion de Mordret va plus loin : même si le Lancelot l’avait annoncé27, la Mort Artu révèle tardivement28 que le dernier fils n’est pas l’enfant de Loth mais celui d’Arthur. À la fin du roman, la fratrie des cinq chevaliers se scinde à nouveau en deux (quatre frères vs Mordret) avant de se réduire à quatre membres.

  • 29 En apparence, la première séquence, essentiellement c...

19Les relations au sein de la fratrie sont dès lors commandées par une dynamique interne qui favorise les déplacements de personnages et les reconfigurations (indépendamment de la mort des personnages, 5 est successivement la somme de 3+2 puis de 5+0 et enfin de 4+1). Cette sorte de ballet actanciel possède une fonction éminemment narrative puisqu’il mène progressivement à la fin du cycle. Pour trois des quatre séquences qui viennent d’être repérées, en effet, un membre de la fratrie ou un binôme se détache et, s’il est alors singularisé, c’est qu’il est à l’origine de l’action et qu’il participe à la relance narrative29. Agravain est mis en lumière par le second moment du récit : il est à l’initiative de l’espionnage des amants et c’est le premier conseiller d’Arthur lorsqu’il s’agit de décider du châtiment de Guenièvre. C’est ensuite Gaheriet qui devient la figure centrale : sa participation à la protection de Guenièvre, sa mort et ses conséquences (chagrin d’Arthur et de Gauvain, vengeance, blessure mortelle de Gauvain) sont au cœur du troisième moment du récit. Mordret et ses fils prennent enfin le relais, menant jusqu’à son terme l’histoire du royaume arthurien. On le voit dès lors, si la fratrie de Gauvain ne construit son unité que très progressivement, le récit est rythmé par la mise en lumière successive de plusieurs de ses membres, qui apparaissent finalement comme des jalons essentiels de la causalité romanesque.

20La Mort Artu, pourrait-on dire, associe à la tradition issue de l’Historia regum Britanniæ – selon laquelle la fin d’Arthur est causée par la trahison de Mordret – les données fournies par les romans cycliques précédents : Lancelot et Guenièvre s’aiment et la découverte de cet adultère pourrait avoir des conséquences dramatiques. En un sens, dans le dernier roman du Lancelot-Graal, se rencontrent deux systèmes causaux qui pourraient sembler incompatibles : la chute du royaume arthurien vient-elle de la déloyauté du fils incestueux ou de l’amour entre la reine et le meilleur chevalier d’Arthur ? Le texte ne choisit pas et la fratrie de Gauvain permet de tisser entre eux ces différents fils narratifs et d’introduire dans la chaîne causale un haut niveau de complexité. Ainsi, chacune de ces deux lignes narratives est prise en charge par un des frères : si, comme chez Geoffroi de Monmouth, la bataille contre Mordret et ses troupes est la cause directe de la disparition d’Arthur, c’est ici Agravain, accompagné de deux autres frères, qui, dans le prolongement du modèle tristanien, révèle l’adultère et fait de celui-ci une cause possible de la catastrophe terminale. Bohort l’indique à Lancelot : « Or est la chose descoverte que nos avions tant longuement celee. Or verrez la guerre comencier qui jamés ne prendra fin en tot nostre vivant ; car se li rois vos a jusque ci amé plus que nul autre home qui oncques ne li apartenist, or vos harra il plus mortelment que nul autre chevalier de tot le monde » (p. 482, 12-17). L’originalité de la Mort Artu tient à ce qu’elle vient ajouter à ces deux premiers événements une troisième cause. Dans des propos qui font écho à ceux de Bohort, Lancelot déclare après avoir compris qu’il avait tué Gaheriet : « Or poons nos donc bien dire por voir […] que jamés n’avrons pes au roi ne a mon seigneur Gauvain, son neveu, por la mort Gaheriet son frere, don il me poise molt durement, car or comencera la guerre qui jamés ne prendra fin à noz vivanz » (p. 506, 18, 23). Faut-il, dès lors, voir une sorte de concurrence causale entre la trahison de Mordret, l’adultère Lancelot/Guenièvre et le désir de vengeance de Gauvain ?

21Dans le message que, par l’intermédiaire d’une demoiselle, Lancelot transmet à Arthur qui l’assiège, l’amant de la reine semble effectivement envisager les deux derniers faits comme des explications exclusives l’une de l’autre :

Si li direz de par moi que je me merveil molt durement por quoi il a en tel maniere si grant guerre comencie encontre moi, car je ne li quidoie mie tant avoir forfait. Et se il dit que ce soit por ma dame la roïne Guinievre, sa feme […], dites lui que ge sui prez de moi deffendre […]. Et se il dit d’autre part que il ait iceste guerre comencie por la mort de ses neveuz, si li dites que de cele dolereuse mort ne sui je mie si encorpez que il en deüst avoir vers moi mortel haïne. (p. 556, 3-19)

  • 30 Voir aussi p. 644, 25-646, 3.

22Lancelot n’est pas le seul à tenir une réflexion sur les causes de la guerre. C’est également le cas de Gauvain qui, alors qu’il s’apprête à proposer à son ennemi un duel judiciaire, indique à un valet, réticent à transmettre la demande : « Il covient que tu faces cest message, car autrement ne seroit ja ceste guerre finee, et il est bien droiz q’ele soit afinee par moi et par celui, car il en fu la premiere acheson, et je aprés. Car puis que l’en l’ot del tot lessie, la fis ge recomencier a mon seigneur lo roi Artur, mon oncle, si est droiz que je en aie la premiere joie ou le premier duel » (p. 688, 13-19). Peut-être plus lucide que Lancelot, Gauvain a compris que toutes les causes sont opérantes et que c’est la conjonction de plusieurs chaînes causales qui a mené à l’affrontement entre les deux clans. L’intérêt de ce discours explicite sur les achesons de la guerre est qu’il permet de hiérarchiser celles-ci et de souligner le rôle primordial de Gauvain30. Plus précisément, c’est le couple fraternel Gaheriet/Gauvain qui assure la relance de la mécanique narrative : au conflit né de la découverte de la fole amor de Lancelot se superpose celui qui est déclenché par la mort des frères. Et, de fait, la résolution du premier problème est bien plus précoce (p. 622) que celle du second (p. 738). L’affrontement entre les deux clans ayant cessé, une ultime relance est alors assurée par la trahison de Mordret.

  • 31 Pour des éléments de comparaison, essentiellement ave...

23Plusieurs des membres de la fratrie de Gauvain représentent des rouages essentiels de l’engrenage menant à la catastrophe finale. Successivement ordonnée autour d’Agravain, du binôme Gaheriet/Gauvain et de Mordret, la chaîne causale conjugue des données d’origines diverses et, par le traitement qu’elle réserve au lien Gaheriet/Gauvain, elle offre un tableau relativement original de la relation adelphique31.

La mort du frère : l’unité par les liens du sang

24Comme cela a été dit, c’est finalement la mort de plusieurs de ses membres qui soude la fratrie en conduisant aux ralliements de Gaheriet et de Gauvain. Ce mouvement de bascule se traduit dans le traitement de l’espace : alors que l’aîné des fils de Loth s’était volontairement maintenu à distance de la cour en restant dans son ostel (p. 492, 20-21), sa réintégration est provoquée par la découverte du corps de ses frères et, singulièrement, de celui de Gaheriet, objet d’une véritable monstration grâce aux paroles d’Arthur : « “Gauvain, biax niés, veez ci vostre grant duel et le mien, car ici gist mort Gaheriet vostre frere, li plus vaillant chevaliers de tot nostre lignage ; veez le vos ci”, si li mostre tot einsi sanglent come il le tenoit » (p. 524, 5-9). À partir de ce moment-là, Gauvain, même alité dans une chambre, reste au palés puis se joint aux troupes d’Arthur : la scène fondatrice de l’unité fraternelle dans la Mort Artu, c’est bien la mort du frère.

  • 32 Voir Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans l...

  • 33 Voir Dominique Boutet, « Arthur et son mythe » (La Mo...

  • 34 Mordret est alors le seul frère de Gauvain qui vive e...

25La guerre entre les deux clans apparaît alors avant tout comme une affaire de famille au sens où, le modèle social du monde arthurien reposant largement sur les réseaux de parenté, il s’agit pour le lignage d’Arthur de venger la mort d’un ou de plusieurs des siens : la relation fraternelle, comme la relation lignagère, est une relation d’entraide et de solidarité. Au demeurant, ce n’est pas la première fois que le roman met en scène une telle logique. Une des fonctions de l’épisode de Mador de la Porte semble bien être de montrer que le meurtre du frère conduit à des gestes de déploration et à une réaction de vengeance, deux réactions révélatrices du lien adelphique. Le chevalier endeuillé déclare ainsi : « Molt estoit mes freres [Gaheris] preudons et bons chevaliers, et tant l’amoie de buen cuer come frere doit amer autre ; si en querrai la venjance tele come ge porroi » (p. 394, 31-34). Après la mort de trois de ses frères, Gauvain ne fait pas autre chose que se conformer à cette norme sociale et éthique de l’univers de fiction. S’appuyant sur une constellation lexicale fréquemment attestée dans le récit (mort, duel/dolor, venchier, felonie/traïson), ces paroles de l’aîné de Loth au sujet de la perte que lui a infligée Fortune sont emblématiques : « Biax tres douz frere, ce a ele fet por moi ocirre et por ce que ge muire de duel de vos ; certes, si a grant droit et bien m’i acort, car, puis que gié voi vostre mort avenue a si grant dolor et par si grant meschaance, ge sui cil qui plus ne quier vivre aprés vos, fors tant sanz plus que ge vos aie venchié del desloial felon qui si tres cruel felonie a fete de vos » (p. 526, 26-528, 4). Cette solidarité fraternelle a des conséquences narratives : le lignage s’unit pour venger l’un de ses membres. Plus encore, si la parenté d’Arthur s’engage dans une véritable guerre32, c’est aussi en raison des modalités selon lesquelles cette vengeance s’exerce33. Rien ne le montre mieux que la blessure infligée par Gauvain à Lionel lors du siège de la Joyeuse Garde : et Bohort de dire « oiant toz cels del chastel qu’il le [Lionel] vencheroit s’il en venoit en leu, fust de mon seignor Gauvain ou de Mordret, son frere34 » (p. 586, 15-18). Dans la Mort Artu, le frère venge le frère – et cette violence, placée sous le signe de la contamination et de l’expansion, peut aussi s’exercer sur les autres membres du groupe adelphique. C’est finalement pour sortir de ce cycle de la vengeance, cycle sans fin par nature, que Gauvain propose à Lancelot de recourir au duel judiciaire :

Sire, a vos m’envoie mes sires Gauvains, li niés lo roi Artur, a cui ge sui, et si vos mande par moi que se nos jenz et les voz assenblent auques sovent, si com il ont encomencié, il ne porra estre qu’il n’i ait trop dolereus domaje d’une part et d’autre. Mes fetes le bien : ce vos mande mes sires Gauvains, se vos en osez entremetre, qu’il est prez de prover, voiant toz cels de cest païs et voiant toz cels de la contree, que vos desloiaument et en traïson oceïstes ses freres. (p. 690, 17, 26)

  • 35 En réalité, cette modalité de règlement du conflit av...

26Le duel satisfait à l’exigence compensatoire propre à la vengeance tout en mettant fin aux réactions en chaîne nées de l’affrontement collectif35. De fait, le combat singulier opposant Lancelot et Gauvain rompt la dynamique narrative de la guerre et amène la résolution de la crise ouverte par la mort des frères.

  • 36 Sur les apports de l’histoire des émotions pour l’étu...

  • 37 Cette relation entre amor, mort et émotions n’est pas...

  • 38 Virginie Greene, Le Sujet et la Mort dans La Mort Art...

  • 39 Voici l’édition de J. Frappier : « di a Lancelot del ...

  • 40 Voir aussi p. 616, 20-618, 3.

27Cette crise toutefois n’a pas seulement mis au jour la dimension sociale des relations fraternelles ; elle est aussi l’occasion d’une représentation assez originale de la dimension affective36 de l’amour adelphique. On le sait, les acceptions du substantif médiéval amor ne coïncident pas toujours avec les sens du mot moderne. C’est pourtant bien de l’affect dont il est question quand, à la fin du roman, Hector et Lancelot se retrouvent : « Quant li dui frere s’entrevirent, assez i ot espandu pleurs et lermes d’une part et d’autre, car molt s’entramoient de bone amor » (p. 902, 7-9). À ce moment du récit, la relation qui unit les deux personnages excède la solidarité lignagère – ce dont témoignent leurs larmes. Mais l’amour fraternel se découvre surtout dans le deuil, avec la réaction de Gauvain à la mort de ses frères et le choc que provoque la vue du cadavre de Gaheriet37 : comme l’a montré Virginie Greene, Gauvain tombe véritablement « dehetié et […] malade » (p. 530, 3) en raison de cette perte et cette blessure intérieure se double, plus tard, d’une blessure externe qui ne guérira pas38. Dès ce moment suspendu qu’est la découverte du corps de Gaheriet, le discours que l’aîné adresse à son cadet est révélateur : rythmé par l’anaphore « Biax douz frere », il conjugue éloge du défunt et lamentations devant la « meschaance » (p. 528, 2) de cette mort. Surtout, ce discours constitue une véritable déclaration d’amour fraternel : « Biax dous frere que je amoie sor toz homes, non mie por ce tant solement que vos estiez mes freres, mes por les granz biens que ge vooie en vos, coment pot sosfrir Fortune vostre trebuchement si lait et si vilain ? » (p. 526, 20-24). Si la première partie du propos distingue l’affection adelphique des autres (« que je amoie sor toz homes »), la suite souligne que la force du lien ne tient pas exclusivement à la relation charnelle mais aussi à la valeur de Gaheriet. Dans la Mort Artu, la fratrie de Gauvain est la seule à être aussi nombreuse. Ce grand nombre de frères ménage la possibilité de ce qu’on pourrait appeler une « affinité élective », un rapport privilégié avec le frère préféré qu’est Gaheriet. Tout se passe comme si la représentation de l’amour fraternel était rendue possible par cette conjugaison de la chair et de la valeur, à même de renforcer les liens du sang par une véritable élection. Cette interprétation se reflète dans les variantes que portent certains manuscrits. Pour le passage où Gauvain indique à son valet quels sont les termes du serment qui définira l’enjeu du duel contre Lancelot, voici le texte qui a été édité, conformément à la leçon de plusieurs manuscrits : « si di a Lancelot del Lac, se il a tant de hardement que il contre moi se deffende que il mes freres n’oceïst en traïson gié seroie toz prez de prover encontre son cors que il mauvesement et en desloiauté les ocist » (p. 686, 16-20). D’autres manuscrits n’évoquent qu’un frère (« mon frere » et parfois « locist »39). Au plan sémantique, il n’y a rien d’aberrant : l’action de Gauvain est motivée par le devoir lignager autant que par l’amour fraternel40.

Conclusion

28J’ai voulu montrer qu’au-delà de l’importance de la fratrie de Gauvain dans le système des personnages, la Mort Artu donnait à voir la construction de l’unité fraternelle – et la mise en récit de la réunion progressive de la fratrie, avec ses différentes étapes, contribue à mener à la catastrophe. La constitution de ce groupe comme un ensemble presque organique se réalise toutefois au prix de l’exclusion d’un de ses membres : même si l’information n’est pas nouvelle dans le Lancelot-Graal, à la fin du roman, Mordret n’est plus désigné comme le frère ou comme le demi-frère : fils d’Arthur, il est placé pour ainsi dire hors de la fratrie. Rien ne le montre mieux que l’édification, en plusieurs moments, du tombeau des quatre frères. Dans un premier temps, après la mort des trois premiers personnages, une première configuration se met en place, qui réunit les membres du lignage, qui les répartit en sous-groupes selon leurs affinités et qui les hiérarchise :

Et li chevalier mort furent desarmé et enseveli chascuns selonc ce que il estoit de lignage. Et a toz fist en sarqueuz et tombeax, mes a Agravain et a Guerrehés fist l’en fere .ii. tombiax si biax et si riches come l’en devoit fere a filz de roi ; et si mist l’en les cors l’un delez l’autre dedenz le mostier monseignor Saint Estiene de Kamaalot. Et par desuz ces .ii., tot droit el mileu, en fist li rois Artus .i. fere qui estoit plus riche que nus des autres ; et en celui sarqeu, quant il fu toz fez si biax, fist l’en metre le cors Gaheriet par desus ses .ii. freres. (p. 530, 8-18)

  • 41 « Si fetes escrivre sus la lame : Ci gist Gauvains et...

29Gauvain organise ensuite l’achèvement de ce tombeau fraternel, placé sous le double signe de l’unité et de l’amor : « Sire, je vos requier que vos me façoiz enterrer en la cité de Kamaalot avuec mes freres, et si vueil estre mis en cele tonbe meïsmes ou li cors Gaheriet gist ; car il fu li hom mortex que je onques plus amai. Por quoi je vueil que nostre os soient mis ens ensenble en une sepouture » (p. 784, 10-16). Si la rencontre du chèvrefeuille et du coudrier symbolise l’amour tristanien, la réunion des ossements des deux frères en une seule tombe peut être considérée comme un signe frappant de l’amour fraternel. Après le transport du corps du défunt, son arrivée à Camaalot et sa mise au tombeau, c’est au demeurant ce lien adelphique que met en valeur le début de l’épitaphe – lequel ne correspond pas exactement aux instructions de Gauvain41 : « Ci gisent ensemble li dui frere, mon seigneur Gauvain et Gaheriet […] » (p. 796, 9-10).

  • 42 J. Frappier, Étude sur la Mort le Roi Artu, roman du ...

  • 43 Mariam Hazim-Terrasse, « Les textes médiévaux peuvent...

  • 44 De même, la présence de la tombe de la dame de Beloé ...

30Dans ce « musée de la légende arthurienne42 » que représente l’église Saint-Étienne de Camaalot, il est donc un tombeau qui conserve et célèbre comme un groupe la fratrie de Gauvain, réduite à quatre membres. Mariam Hazim-Terrasse a montré l’importance des représentations picturales et des constructions architecturales pour fixer et canoniser certaines données de l’encyclopédie arthurienne, lesquelles, dans les premières décennies du xiiie siècle, peuvent encore beaucoup varier43. C’est ainsi qu’on pourrait analyser la progressive édification de ce tombeau fraternel44 : celui-ci fixe les quatre personnages comme un ensemble et monumentalise, pour ainsi dire, cette relation adelphique. De ce point de vue, la Mort Artu contribue à rassembler une fratrie qui, marquée à l’origine par une double tradition, était plutôt dispersée ou polarisée.

  • 45 La formule d’A. Micha est reprise par R. Trachsler, «...

  • 46 Sur ce texte et les autres Suites du Merlin, voir sur...

  • 47 Pour quelques exemples, voir Les Premiers Faits du ro...

  • 48 Ibid., p. 868-871.

31La représentation de la fratrie de Gauvain dans la Suite Vulgate du Merlin est alors particulièrement intéressante. Si, dans les manuscrits, ce « Livre des enfances45 » précède le Lancelot-Graal, il a été composé après la Mort Artu : il peut donc être lu comme un témoignage (parmi d’autres) de la réception du dernier roman du cycle46. Or l’entrée en scène des fils de la reine d’Orcanie, qui ne sont encore que des enfants, correspond bien aux données fixées par la Mort Artu. Gavinet et ses frères sont avant tout traités comme un groupe : ils apparaissent d’emblée dans des scènes collectives où, à l’exception de Gauvain qui se distingue rapidement, ils sont peu singularisés et nombreuses sont, en particulier au cœur des batailles, les manifestations de solidarité fraternelle47. Simplement, Mordret (dont la conception est rapidement racontée48) est tenu à l’écart, sous couvert de la différence d’âge. Au fond, tout se passe comme si le tombeau des frères de la Mort Artu, ce monument de la fin du cycle, offrait un programme possible pour les commencements du royaume arthurien : la représentation de l’unité fraternelle entre Gauvain et trois de ses frères.

Notes

1 Les passages sont cités selon l’édition de David F. Hult (Paris, Librairie générale française, 2009).

2 Le locuteur ne sait pas qui est le véritable père de Mordret. Sur la relation avunculaire, voir l’article fondamental de Reto Raduolf Bezzola, « Les neveux », dans Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, Droz, 1970, t. I, p. 89-114 ainsi que Martin Aurell et Catalina Gîrbea, « Rapport introductif », dans L’Imaginaire de la parenté dans les romans arthuriens (xiie-xive siècles), dir. M. Aurell et C. Gîrbea, Turnhout, Brepols, 2010, p. 17-21.

3 La leçon proposée par le manuscrit D développe toutefois le dernier groupe nominal en rappelant le nom des trois autres frères : « engreuains guerrehes et mordres ».

4 Le Lancelot en prose est cité d’après l’édition d’Alexandre Micha : Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, 9 vol., Genève, Droz, 1978-1983.

5 Sur l’emploi de l’adjectif adelphique, voir Didier Lett, « L’histoire des frères et des sœurs », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 34 (2011), p. 182-202.

6 Hector est le demi-frère de Lancelot mais le roman ne marque pas de différence. Sur cette question, voir id., Histoire des frères et sœurs, Paris, Éditions de la Martinière, 2004, p. 63.

7 Id., « Les frères et les sœurs, “parents pauvres” de la parenté », Médiévales, Frères et sœurs, 54 (printemps 2008), p. 5-12.

8 Pour quelques exemples, voir p. 190, 7-8, p. 228, 8-9, p. 342, 28, p. 458, 15.

9 Emmanuèle Baumgartner, « En guise de postface : Lancelot et son clan », dans La Mort du roi Arthur, éd. et trad. E. Baumgartner et Marie-Thérèse de Medeiros, Paris, Champion, 2007, p. 525-536.

10 Lors du siège de Gaunes, les assiégés s’organisent en vingt corps de batailles. Le principe de composition de deux d’entre eux est le lien fraternel : voir p. 650, 7-9.

11 Dès son apparition, au moment de sa mort, le premier est défini par cette relation (qui sera rappelée sur sa pierre tombale) : « si estoit compainz de la Table Roonde et frere Mador de la Porte » (p. 376, 9-10).

12 Voir les propos d’Arthur qui pleure la perte de ses neveux (p. 532, 21-22, p. 540, 2-4 et p. 560, 15-17) ainsi que le discours du narrateur à propos des proches d’Arthur (p. 518, 29-30) et de Lancelot (p. 372, 7-9).

13 Par exemple Anita Guerreau-Jalabert, « Observations sur la logique sociale des conflits dans la parenté au Moyen Âge », dans La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, dir. M. Aurell et C. Gîrbea, Turnhout, Brepols, 2010, p. 413-429.

14 L’épisode le plus révélateur est celui où Bohort doit sauver, non pas son frère Lionel, mais une jeune pucele en danger d’être despucelée (La Queste del saint Graal, roman du xiiie siècle [1923], éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1984, p. 175-187). Comme l’indique un abbé ensuite, il est nécessaire de mettre « arriere dos toute naturel amor » (p. 187, 2-3).

15 D. Lett, « L’histoire des frères et des sœurs », art. cit., p. 186.

16 La Queste rappelle les paroles tenues par Merlin aux compagnons de la Table Ronde : « […] fustes maintenant sorpris de la douçor et de la fraternité qui doit estre entre cels qui en sont compaignon » (p. 77, 6-7).

17 Geoffroi de Monmouth, The History of the kings of Britain: an edition and translation of De gestis Britonum [Historia Regum Britanniae], éd. Michael David Reeve, trad. Neil Wright, Woodbridge, Boydell press, 2007, §152. En réalité, le texte est un peu ambigu mais il s’agit sans doute d’une confusion : voir Keith Busby, Gauvain in Old French Literature, Amsterdam, Rodopi, 1980, p. 30-49. Mordret, quant à lui, a déjà été mentionné dans les Annales Cambriae mais sans lien de parenté avec Arthur : voir Richard Trachsler, « La naissance du mal. Agravain dans les Suites du Merlin », dans Jeunesse et Genèse du royaume arthurien. Les Suites romanesques du Merlin en prose, dir. Nathalie Koble, Orléans, Paradigme, 2007, p. 89.

18 Voir Olivier de Laborderie, « Solidarité lignagère, luttes familiales et légitimité du pouvoir royal dans l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth », dans La Parenté déchirée, op. cit., p. 295-320.

19 Chrétien de Troyes, Le Conte du graal ou le roman de Perceval, éd. Charles Méla, Paris, Livre de Poche, 1990, v. 8055-8060.

20 Ibid., v. 4698 sq. Sur le personnage d’Agravain, voir R. Trachsler, « La naissance du mal », art. cit.

21 Lancelot, LXIX, 4 et 6, t. 2, p. 410.

22 « Et pour ce que je ne vos devisai onques la façon des freres, le vos deviserai je orendroit, tot ensi com li contes le vos devise » (ibid., LXIX, 1, t. 2, p. 408).

23 R. Trachsler, Clôtures du cycle arthurien : étude et textes, Genève, Droz, 1996, p. 97-101 et « La naissance du mal », art. cit.

24 Christine Ferlampin-Acher, « Le double dans la Suite du Roman de Merlin et la Suite Vulgate. Faux frères, faussaires, féerie et fiction », dans Jeunesse et Genèse du royaume arthurien, op. cit., p. 34.

25 Michelle Szkilnik, « Loiauté et traïson dans la Mort le roi Artu », Op. cit., revue de littératures française et comparée, 3 (1994), p. 25-32.

26 Voir p. 466, 23-468, 17 et p. 490, 19-492, 9. Corinne Denoyelle rapproche cette absence de cohésion du lignage d’Arthur du paradigme du parage, où aucune autorité ne s’impose : « Étude pragmatique des relations langagières entre les chevaliers des lignages du roi Lot et du roi Ban : évolution entre La Mort le roi Artu et le Tristan en prose », dans Lignes et Lignages dans la littérature arthurienne, dir. C. Ferlampin-Acher et Denis Hüe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 101-113.

27 Voir Jean-Guy Gouttebroze, « La conception de Mordret dans le Lancelot propre et dans la Mort le roi Artu », dans La Mort du roi Arthur ou Le crépuscule de la chevalerie, dir. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1994, p. 113-131.

28 Certains passages préparent cette annonce mais voir surtout p. 760.

29 En apparence, la première séquence, essentiellement consacrée à l’histoire de la demoiselle d’Escalot et à l’épisode de Mador de la Porte, ne met pas en lumière les neveux d’Arthur. Mais outre qu’elle annonce le motif de la vengeance du frère, plusieurs personnages qu’elle met en scène apparaissent comme des figures qui se sont substituées à Gauvain : conformément à son renom et à la tradition littéraire, le « chevalier as damoiseles » (Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, roman arthurien du xiiie siècle, éd. M. Szkilnik, Paris, Champion, 2004, v. 1317) entreprend de séduire la demoiselle d’Escalot mais, étonnamment, il est devancé et supplanté par Lancelot, le « chevalier de la reine » ; de même, Gaheris meurt à cause d’un fruit empoisonné qui était destiné à l’aîné des frères. Si, remplacé par d’autres, Gauvain n’est pas un personnage de premier plan au début du roman, il reste très présent dans l’ensemble du texte.

30 Voir aussi p. 644, 25-646, 3.

31 Pour des éléments de comparaison, essentiellement avec la littérature narrative du xiie siècle, voir Philippe Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban : une genèse sociale des représentations familiales, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 64-107.

32 Voir Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose, Paris, Champion, 2016 et, en particulier, les précisions concernant la faide (p. 305 sq.).

33 Voir Dominique Boutet, « Arthur et son mythe » (La Mort du roi Arthur ou Le crépuscule de la chevalerie, op. cit., p. 45-65) pour les manquements d’Arthur et son « enfermement […] dans la logique de la vengeance privée » (p. 52).

34 Mordret est alors le seul frère de Gauvain qui vive encore.

35 En réalité, cette modalité de règlement du conflit avait été illustrée par Mador, sorte de contre-modèle qui se tourne d’emblée vers une vengeance régulée et encadrée par une procédure judiciaire : il fait appel à l’arbitrage du roi et, après s’être désengagé de son lien vassalique et avoir rendu son fief à Arthur, il accuse la reine et se déclare prêt au duel judiciaire (p. 396-398). Voir Claire Serp, Identité, filiation et parenté dans les romans du Graal en prose, Turnhout, Brepols, 2015, p. 345 sq.

36 Sur les apports de l’histoire des émotions pour l’étude des systèmes de parenté, voir D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », dans Histoire des émotions, dir. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, t. 1, De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil, 2016, p. 179-201.

37 Cette relation entre amor, mort et émotions n’est pas étonnante : voir id., « Les parents égarés et l’enfant mort. Les émotions paternelles et maternelles au début du xiiie siècle » (Clio. Femmes, Genre, Histoire, 47 (2018/1), p. 183-197), dont plusieurs éléments peuvent être rapprochés de la déploration du roi et de son neveu.

38 Virginie Greene, Le Sujet et la Mort dans La Mort Artu, Saint Genouph, Nizet, 2002, p. 183 sq.

39 Voici l’édition de J. Frappier : « di a Lancelot del Lac, s’il a tant de hardement en soi qu’il ost deffendre que il mon frere n’oceïst en traïson, je sui prez del prouver encontre son cors que il desloiaument et en traïson l’ocist » (La Mort le Roi Artu, 3e éd., Genève, Droz, 1964, p. 182).

40 Voir aussi p. 616, 20-618, 3.

41 « Si fetes escrivre sus la lame : Ci gist Gauvains et Gaheriet […] » (p. 784, 16-17).

42 J. Frappier, Étude sur la Mort le Roi Artu, roman du xiiie siècle, 2e éd., Genève, Droz, 1968, p. 36.

43 Mariam Hazim-Terrasse, « Les textes médiévaux peuvent-ils construire leurs propres canons ? Étude de cas : les fresques de Lancelot », conférence donnée à l’Université Lumière Lyon 2 le 11 avril 2020.

44 De même, la présence de la tombe de la dame de Beloé à proximité de Gauvain rappelle un trait devenu topique du personnage.

45 La formule d’A. Micha est reprise par R. Trachsler, « Quand Gauvain rencontre Sagremoret ou le charme de la première fois dans la Suite Vulgate du Merlin », dans Enfances arthuriennes, dir. C. Ferlampin-Acher et D. Hüe, Orléans, Paradigme, 2006, p. 203. Sur ce texte, voir aussi id., « La naissance du mal », art. cit.

46 Sur ce texte et les autres Suites du Merlin, voir surtout Nathalie Koble, Les Suites du Merlin en prose : des romans de lecteurs. Donner suite, Paris, Champion, 2020.

47 Pour quelques exemples, voir Les Premiers Faits du roi Arthur, éd. Irène Freires-Nunes, dans le Livre du Graal, t. 1, Paris, Gallimard, 2001, p. 878 sq., 997 sq., 1016-1017, 1045 sq., 1389 sq. Dans la première partie, la fratrie est le noyau du groupe chevaleresque qui rejoint Arthur : ce noyau grossit ensuite en attirant cousins et autres compagnons.

48 Ibid., p. 868-871.

Pour citer cet article

Marie-Pascale Halary, «La Mort Artu et le monument de l’unité fraternelle. La fratrie de Gauvain», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2022 », n° 23, automne 2021 , mis à jour le : 14/11/2021, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=692.

Quelques mots à propos de :  Marie-Pascale Halary

Marie-Pascale Halary est maîtresse de conférences en langue et littérature médiévales à l’Université Lumière Lyon 2 et membre de l’UMR 5648 CIHAM. Après une thèse consacrée à la représentation de la beauté dans des textes romanesques (La Question de la beauté et le discours romanesque au début du xiiisiècle, Paris, Champion, 2018), elle travaille désormais essentiellement sur la littérature spirituelle en langue vernaculaire.

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