XVIe siècle
Agrégation 2022
N° 23, automne 2021

Josiane Rieu

La beauté dans les recueils romains de Du Bellay

Pour François Roudaut.

  • 1 Pour Marie-Dominique Legrand « la référence picturale ...

  • 2 Nos citations renvoient à Du Bellay, Les Regrets, suiv...

1Choisir de s’intéresser à la beauté dans les recueils romains de Du Bellay peut sembler étonnant, dans la mesure où les thématiques principales concernent plutôt les souffrances de l’exil, les dénonciations satiriques de la société, ou encore les préoccupations politiques et historiques. Les références picturales et architecturales sont relativement faibles1, et les Antiquités et le Songe en particulier mettent en scène l’écroulement de la beauté et de la grandeur de la Rome antique, pour mieux manifester leur vanité. Cette perspective moralisante, accentuée par le modèle platonicien, tient apparemment à distance la valeur de toute beauté en ce monde. Pourtant, la beauté reste à l’horizon du projet poétique de Du Bellay : « De ce Royal palais que bâtiront mes doigts, / Si la bonté du Roy me fournit de matière, / Pour rendre sa grandeur et beauté plus entière2… » (R. 158). La dernière partie des Regrets, avec les sonnets d’éloge à Marguerite, appelle l’avènement d’un nouvel âge d’or et retrouve le motif de la beauté efficace, au point que, si la vertu revenait, elle ne serait pas reconnue seulement par les hommes vertueux, mais « on verrait encor’ les mêmes vicieux [les vicieux eux-mêmes] / Épris de sa beauté, des beautés la plus belle » (R. 177). Cela signifie que l’aspiration à la beauté demeure au cœur des hommes pervertis. L’écriture satirique même, loin de n’être que la dénonciation des mœurs, est un miroir du mélange de la laideur et de la beauté : « La Satire (Dilliers) est un public exemple, / Où, comme en un miroir, l’homme sage contemple / Tout ce qui est en lui, ou de laid, ou de beau » (R. 62). Il est donc difficile d’opposer à une beauté toute idéale la simple laideur du monde. La question de la beauté est plus complexe.

2Comment le poète peut-il à la fois rejeter, d’une certaine façon, la beauté, et en faire la finalité de sa quête ? Comment conçoit-il cette beauté paradoxale, progressivement voilée, puis dévoilée, qui pourrait devenir un thème majeur sous-jacent à toute la structure de l’œuvre ? Et quels en sont les enjeux face à la corruption menaçante et au chaos imminent de l’histoire, dont le poète est témoin ? Nous voudrions examiner comment Du Bellay a réinventé et adapté les modèles de la beauté qui ont nourri son imaginaire ; comprendre la définition de la beauté qui se révèle dans l’économie des recueils ; et le travail d’écriture qui manifeste cette beauté dans l’histoire.

La beauté en tension

  • 3 G. Gadoffre, Du Bellay et le sacré, Paris, Gallimard, ...

  • 4 A. Rees, La poétique de la vive représentation et ses ...

  • 5 Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet liminaire, dans La Dé...

3La tension inhérente à la beauté semble tout d’abord relever d’une opposition néoplatonicienne entre le monde sensible, relatif et corrompu, et celui des Idées ou de l’absolu. L’Olive est d’ailleurs imprégnée de cette philosophie. Gilbert Gadoffre observe : « [s]i l’on compare les sonnets platonisants de L’Olive avec leurs prototypes, on s’aperçoit que la plupart des termes néo-platoniciens ont été ajoutés par Du Bellay 3 ». Selon Agnès Rees : « [l]e mouvement général de L’Olive de 1550 conduit en effet à une redéfinition de la beauté et à une réorientation de la quête amoureuse et poétique, qui tend désormais à s’affranchir du sensible pour s’élever vers “l’Idée / De la beauté, qu’en ce monde j’adore” (113)4 ». Dans ce premier recueil, Du Bellay faisait déjà de Marguerite une Astrée5, image symbolique de médiation vers un nouvel âge d’or. C’est cette image qu’il réinscrit dans les Regrets :

Ils veulent que par vous la belle vierge Astrée
En ce Siècle de fer refasse encor’ entrée,
Et qu’on revoie encor’ le beau Siècle doré. (R. 170)

4Dans l’Olive, il insistait sur l’impossibilité de manifester cette beauté, par aucun sculpteur, peintre, ni même poète :

  • 6 Ibid., sonnet XIX, p. 260.

L’art peult errer, la main fault, l’œil s’escarte.
De voz beautez mon cœur soit doncq sans cesse
Le marbre seul, et la table, et la charte6.

  • 7 Ibid., sonnet XXXVIII, p. 279.

5Car la beauté véritable, celle qui vient du ciel, ou du monde intelligible, excède toute saisie artistique, elle appartient au mystère de l’amour divin ineffable, et donc s’éprouve dans l’intériorité du cœur. Le cosmos même se recourbe sur la beauté de la dame, « Sacrée, saincte et celeste figure », qui allume chez le poète « un feu divin », et lui permet de voir en elle une créature angélique : « Et si mon œil ose se hazarder / A contempler une beauté si grande, / Un Ange adonq’me semble regarder7 ».

  • 8 Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, in Œuvres complèt...

6Rappelons que la conception de la beauté, depuis l’Antiquité, relayée notamment par Plotin, Cicéron, Augustin, Denys l’Aréopagite, se caractérise par l’harmonie des proportions et l’éclat ou splendeur8. Le néoplatonisme en particulier voit dans la beauté visible un éclat participé de la beauté céleste. L’imaginaire poétique associe l’inspiration à ce rayonnement fécond. Du Bellay se souvient avec nostalgie du temps où il était près de Marguerite (R. 7), et confie à Ronsard :

Le saint rayon qui part des beaux yeux de ta dame,
Et la sainte faveur de ton Prince et du mien,
Cela (Ronsard), cela, cela mérite bien
De t’échauffer le cœur d’une si vive flamme. (R. 8)

  • 9 Dans le Roland Furieux de l’Arioste, Roger, qui au cou...

7La belle dame est un repère pour s’orienter vers la vertu, comme le personnage de Logistile auquel il fait allusion9 : « Sus donc, Gordes, sus donc, à la voile, à la rame, / Fuyons, gagnons le haut, je vois la belle Dame / Qui d’un heureux signal nous appelle à son port » (R. 89).

  • 10 Par exemple « Et quel profit en ai-je ? ô belle récom...

  • 11 Voir R. 65 et R. 66.

  • 12 Augustin, La Cité de Dieu : « Lors donc que la républ...

  • 13 Par ex. R. 131 ; R. 100 où les prénoms majestueux d’a...

8Il faut ainsi distinguer la véritable beauté, morale et spirituelle, des fausses beautés en ce monde, qui ne sont que des leurres grossiers. Le poète utilise le mot beau souvent avec ironie10, en particulier lorsqu’il caricature les vieilles courtisanes romaines (« Ô belles dents d’ébène ! », R. 91), qui masquent « leur teint d’une fausse beauté » (R. 90). La « beauté » ambigüe d’Ascaigne est peut-être même la cause de turpitudes : « Ascaigne, qui passait en beauté de visage / Le beau Couppier Troyen, qui verse à boire aux Dieux » (R. 103). Lorsque Du Bellay proclame avec force au milieu d’un groupe de poèmes satiriques, « Je n’écris de beauté, n’ayant belle maîtresse » (R. 79), la beauté dont il parle est toute de façade : lui refuse d’entrer dans les jeux hypocrites de cette cour, « Je n’écris de l’honneur, n’en trouvant point ici, / Je n’écris d’amitié, ne trouvant que feintise, / Je n’écris de vertu n’en trouvant point aussi, / Je n’écris de savoir entre les gens d’église ». Le refus de la beauté est englobé dans la dénonciation de la subversion des valeurs, au nom précisément d’une plus haute conception de la beauté, de l’amitié, du savoir. Remarquons l’ironie supplémentaire qui affecte aux gens d’Église non pas la vertu mais le « savoir », c’est-à-dire encore, un faux savoir, fait de pédantisme11 et de perversion, par rapport au vrai savoir que la Pléiade a toujours défendu comme seule clef de salut pour la civilisation. Rome devient un miroir grossissant de toutes les corruptions, et surtout du processus de la corruption, manifesté d’abord par l’histoire antique. C’était déjà la leçon d’Augustin dans la Cité de Dieu12 : à partir du moment où la république romaine a été privée d’hommes vertueux, elle a été condamnée à l’autodestruction, avant même son envahissement par les barbares. Or, la Rome pontificale ne fait que redoubler, cette fois de façon caricaturale et grotesque13, la faute de la Rome antique, dont la grandeur et l’orgueil ont précipité la ruine. Le Songe met en scène ces effets de chute, à satiété :

O vanité du monde ! un soudain tremblement
Faisant crouler du mont la plus basse racine,
Renversa ce beau lieu depuis le fondement. (S. II) ;
Las ! je ne veux plus voir rien de beau sous les cieux
Puis qu’un œuvre si beau j’ai vu devant mes yeux
D’une soudaine chute être réduit en poudre. (S. IV)

  • 14 On le retrouve à la rime : A. Au roi ; A. V ; ou dans...

  • 15 Voir le Songe, I, « […] Vois, dit-il, et contemple / ...

9La beauté des monuments anciens mais aussi de la civilisation latine, elle-même héritière de toutes les richesses culturelles de l’humanité, peut être réduite en poudre : rien de beau ne peut donc tenir en ce monde. L’image symbolique d’une « belle nef des autres la plus belle », est emportée dans la tempête, si bien que « Je vis sous l’eau perdre le beau trésor, / La belle nef, et les Nochers encor, / Puis vis la Nef se ressourdre sur l’onde… » (S. XIII). La beauté n’est rien si elle n’est soutenue par la vertu, la vérité, qui donnent la vie. Lorsque la nef reparaît, elle est simplement « nef », dépouillée de toutes les richesses superflues. De façon révélatrice, dans les Antiquités, le mot beau est associé à tombeau14. La leçon néoplatonicienne et biblique (celle de l’Ecclésiaste, « tout n’est que vanité15 ») conduit à un rejet de la beauté dévoyée par l’ambition démesurée. C’est pourquoi le poète annonce : « Je ne veux point sonder les abîmes couverts, / Ni desseigner du ciel la belle architecture » (R. 1), repoussant désormais à la faveur de son aventure « initiatique » romaine, les désirs littéraires de gloire qu’il avait pu concevoir dans sa jeunesse. Il met d’ailleurs en garde son ami Tyard, « qui nous as fait / D’un Pétrarque un Platon, et si rien plus parfait / Se trouve que Platon en la même nature ; / Qui n’admire du ciel la belle architecture » (R. 155). Car celui qui vise une perfection idéale, les yeux toujours levés, risque de se retrouver le nez par terre :

Contemplons donc (Thiard) cette grand’ voûte ronde,
Puisque nous sommes faits à l’exemple du monde :
Mais ne tenons les yeux si attachés en haut,
Que pour ne les baisser quelquefois vers la terre
Nous soyons en danger par le heurt d’une pierre
De nous blesser le pied, ou de prendre le saut. (R. 155)

10De fait, Du Bellay oppose moins le visible à l’invisible, le sensible à l’idéal, le monde au ciel, que la vraie beauté pleine de sens, à la fausse beauté qui en a été vidée. Car la beauté vient de la plénitude et de l’adéquation de la forme à la matière, à la réalité, à la vérité de l’être appréhendé avec justesse. Le reproche adressé au platonisme rejoint celui des humanistes vis-à-vis des intellectuels perdus dans l’abstraction rationnelle. La prétention à une « perfection » qui romprait avec la réalité ne produit qu’un emballement creux et mortifère, laissant par ailleurs l’humanité livrée à ses plus bas instincts. La beauté morale du christianisme se trouve précisément dans l’art d’incarner les vertus au quotidien, malgré les difficultés et les faiblesses, en gardant la juste mesure de l’humilité. Le choix de l’humilité dans l’écriture prend une valeur éthique, qui va à contre-courant des ambitions littéraires passées, et Du Bellay l’annonce clairement dans les sonnets qui semblent « négatifs » mais dessinent, en fait, une dynamique plus exigeante. Ce qui aurait pu passer pour une opposition frontale entre la vraie et la fausse beauté, organise plutôt une succession d’images au rythme dramatique, pour révéler à la fois ce qu’est la beauté, liée à l’être, au bien, et ce qu’elle peut devenir lorsqu’elle est vidée de sa substance. C’est la même beauté, l’une pleine et l’autre vide. Le poète met en garde contre la dégradation qui la menace toujours et la dénature, progressivement, jusqu’à son anéantissement total.

  • 16 Voir A. Rees, op. cit.

  • 17 Alors que Du Bellay sait très bien produire des ekphr...

11C’est pourquoi la notion de « vive représentation16 » est plus centrale dans l’esthétique de l’époque que celle de la perfection formelle (ou générique). Là encore, la recherche d’une technique d’écriture qui ferait revivre les choses comme si on les avait sous les yeux, s’efface17, au profit d’une écriture qui permette la révélation de l’être en tant qu’il anime véritablement la réalité. Ce que Du Bellay admire chez Marguerite, c’est, dit-il, « Tant de belles vertus qui reluisent en toi » (R. 163) :

Quand cette belle fleur premièrement je vis,
Qui notre âge de fer de ses vertus redore,
Bien que sa grand’valeur je ne connusse encore,
Si fus-je en la voyant de merveille ravi. (R. 185)

12Il n’y a pas d’une part la beauté, de l’autre la vertu : c’est la vertu qui rayonne de beauté, et déclenche l’admiration à la fois éthique et esthétique. Les deux plans se superposent parfaitement. Chaque fois la vertu fonde la beauté. Ne t’étonne pas dit-il à Vineus,

Si sa vertu j’adore, et si d’affection
Je parle si souvent de sa perfection,
Vu que la vertu même en son visage est peinte ? (R. 177)

13Le poète fait de Marguerite le symbole annonciateur d’une transformation possible de la civilisation, celle qui permettrait de créer un lien harmonieux entre la volonté du ciel et le royaume terrestre :

Je veux chanter de Dieu, mais pour bien le chanter,
Il faut d’un avant-jeu ses louanges tenter,
Louant, non la beauté de cette masse ronde,
Mais cette fleur, qui tient encor un plus beau lieu :
Car comme elle est Du-val moins parfaite que Dieu,
Aussi l’est-elle plus que le reste du monde. (R. 186)

14Elle pourrait être la garante de la continuité entre les ordres, qu’une vision platonicienne aurait tenus séparés. C’est pourquoi au niveau esthétique produire une forme parfaite qui donnerait une belle illusion, et ferait courir un risque semblable à celui de la grandeur romaine, même si celle-ci était fondée en vertu au départ, est moins intéressant qu’inventer une forme capable de favoriser la manifestation de la vérité, de rendre la vie des choses enfin visible. La beauté des œuvres d’art les plus abouties reste d’ailleurs relative :

De votre Dianet (de votre nom j’appelle
Votre maison d’Anet) la belle architecture,
Les marbres animés, la vivante peinture,
Qui la font estimer des maisons la plus belle
[…] Ces ouvrages (Madame) à qui bien les contemple,
Rapportant de l’antiq’ le plus parfait exemple,
Montrent un artifice, et dépense admirable.
Mais cette grand’ douceur jointe à cette hautesse,
Et cet Astre bénin joint à cette sagesse,
Trop plus que tout cela vous font émerveillable. (R. 159)

  • 18 D. Fenoaltea, « La ruynée Fabrique de ces langues… : ...

15Même lorsque l’art parvient à l’idéal de la « vive représentation » (« Les marbres animés, la vivante peinture »), c’est toujours la beauté morale qui fait accéder à un degré supérieur, celui qui provoque « l’émerveillement » devant la manifestation du mystère de l’être. Les formes diverses, architecturales ou autre, ne seraient que des coquilles sans la personne qui les habite et leur donne sens. La comparaison avec les autres arts, dans le topos du paragone, sert à opposer les véritables poètes ou architectes aux « massons » qui ne font que bricoler l’agencement de formes, car ils ne sont pas soutenus par l’Idée, c’est-à-dire ici la force inspiratrice essentielle18. Le néoplatonisme est profondément revisité par le christianisme, qui place au centre la personne vivante du Dieu incarné. La transcendance n’est pas une « Idée » au ciel lointain mais une réalité qui anime le créé de son dynamisme fécond.

  • 19 Du Bellay, Préface de L’Olive (1550), op. cit., p. 235.

16De la même façon, l’imaginaire de l’écriture chez Du Bellay et ses contemporains s’appuie sur un processus d’innutrition à partir des matériaux hérités de l’Antiquité et des auteurs italiens, transformés de fond en comble par la force vitale d’un nouveau projet : « Et puis je me vante d’avoir inventé ce que j’ay mot à mot traduit des autres19 ». Le chapitre XI de la Deffence fustige les néo-latins, « reblanchisseurs de murailles », qui croient faire revivre le passé, « comme si en la façon qu’on rebastit un vieil édifice, ilz s’attendoient rendre, par ces pierres ramassées, à la ruynée fabrique [édifice] de ces Langues sa première grandeur et excellence ». C’est chose vaine :

  • 20 Du Bellay, La Deffence…, I, 8, dans La Défense et ill...

Si vous esperez […] que par ces fragmentz recuilliz elles puyssent estre ressuscitées, vous vous abusez : ne pensant point qu’à la cheute de si superbes Edifices conjointe à la ruyne fatale de ces deux puissantes Monarchies [les civilisations grecque et latine], une partie devint poudre, et l’autre doit estre en beaucoup de pièces, les queles vouloir reduire en un, seroit chose impossible […]. Parquoy venant à redifier cete Fabrique, vous serez bien loing de luy restituer sa première grandeur, quand où souloit estre la Sale, vous ferez par avanture les Chambres, les Etables, ou la Cuysine : confundant les Portes et les Fenestres, bref changeant toute la forme de l’Edifice. Finablement j’estimeroy’ l’Art pouvoir exprimer la vive Energie de la Nature, si vous pouviez rendre cete Fabrique renouvelée semblable à l’antique, etant manque [défaillante] l’Idée, de la quele faudroit tyrer l’exemple pour la redifier20.

17Du Bellay ne cherche pas la beauté des mots, mais la force des choses, c’est-à-dire du sens vivifiant, qui procure « la vive énergie » aux mots. Tous les modèles, toutes les formes sont malléables car au service d’un dessein inédit. Cela s’expérimente particulièrement dans l’imitation, où on essaie de traduire la force et le « génie » d’une langue dans une autre, avec des moyens différents :

Mais entende celuy, qui voudra immiter, que ce n’est chose facile de bien suyvre les vertuz d’un bon Aucteur, et quasi comme se transformer en luy, veu que la Nature mesmes aux choses, qui paroissent tressemblables, n’a sceu tant faire, que par quelque notte, et difference elles ne puissent estre discernées. Je dy cecy, pour ce qu’il y en a beaucoup en toutes Langues, qui sans penetrer aux plus cachées, et interieures parties de l’Aucteur, qu’ilz se sont proposé, s’adaptent seulement au premier Regard, et s’amusant à la beauté des Motz, perdent la force des choses21.

  • 22 Ibid., I, 7, p. 91.

  • 23 D. Fenoaltea, art. cit., p. 671.

  • 24 Ibid.

18L’opposition entre « la beauté des mots », qui égare, demeure superficielle, et « la force des choses », c’est-à-dire la réalité véritable désignée par les mots, est révélatrice (la vertu signifie la puissance intrinsèque d’évocation juste, en adéquation avec la chose). La beauté reléguée du côté de l’apparence, « seulement au premier regard », est éclipsée par l’essence que vise le poète au terme d’un travail obligeant à pénétrer aux parties les plus intérieures. Dorane Fenoaltea remarque que le passage de l’innutrition22 dans la Défense « réunit les trois principales métaphores du livre – corporelle, botanique, architecturale23 ». Puiser aux modèles, ou même les piller de façon iconoclaste, est associé chez Du Bellay au vivant (manger, greffer), et par extension ce vivant réinvestit l’art de bâtir des monuments ou des écrits. Si l’on peut voir dans cet idéal esthétique « un retour à la nature […], où l’art se fonde, prend des racines24 », c’est à condition de voir la nature comme animée elle-même par un principe transcendant et créateur, auquel le poète voudrait se rattacher. C’est ce que dit Bernardino Daniello dans son traité de 1536 :

  • 25 La Poetica di Bernardino Daniello Lucchese…, a Vinegi...

Tout art prend son origine de la nature. Mais il faut préciser en sa faveur, que, procédant de cette part de nous-même qui est divine, c’est-à-dire l’intellect, il n’imite pas la nature. En effet, si l’art n’avait pour objet qu’une telle imitation, sans chercher à aller plus loin, il ne fait aucun doute qu’il serait de loin inférieur à la nature qu’il imite, la chose qui imite étant toujours de moindre valeur que la chose imitée25.

19Par-delà les accents aristotéliciens, un poète chrétien comprend que la nature reste en lien avec la source de toute création, c’est-à-dire le mystère de l’Être, de Dieu, comme le poète en son âme, et que par la contemplation du monde, il retrouve en miroir l’accès à cette même source en lui. C’est pourquoi il discerne sous les signes de l’histoire le message divin, pour le rechanter à ses contemporains. La « morte peinture » (A. V) des ruines romaines, les ombres de leur grandeur passée, et même leurs écrits qui survivent « malgré le temps », n’ont de sens que par la leçon qu’en tire le poète : les civilisations sont mortelles, dès qu’elles perdent leur fondement en vertu. Les « divins esprits » sous la cendre, ont besoin de la voix du poète qui va « chantant votre gloire plus belle » (A. I.). Car seule la vie communique la vie. Les témoignages artistiques et littéraires sont relatifs et passagers, s’il n’y a personne pour en recueillir la substance, et prévenir les générations futures des risques de chute semblables.

20Ainsi, la référence néoplatonicienne transformée par le christianisme met en mouvement autour de la notion de beauté une dynamique herméneutique, par laquelle le lecteur voit le spectacle de la beauté fondée en vertu oublier cette vertu et devenir une coquille vide, promise à la ruine, et comprend que la nouvelle civilisation devra s’enraciner dans la vertu, seule garante de la coïncidence de la beauté des formes et de la beauté véritable. L’image de Marguerite est projetée comme un signe d’espérance, alors même que rien n’est gagné pour la monarchie française, soumise aux mêmes risques de corruption que toute grandeur. L’entreprise poétique de Du Bellay dessine une proposition, peut-être sans écho, si le roi ne s’applique pas à unir sans cesse la grandeur et la vertu, comme le marque le « peut-être » :

Et peut-être qu’alors votre grand’ Majesté
Repensant à mes vers, dirait qu’ils ont été
De votre Monarchie un bienheureux présage (A. Au Roi)

21Le poète se place dans un futur hypothétique, où a posteriori le roi reconnaîtrait sa capacité prophétique, reflétée dans un texte qui parcourt les temps. Ce qui transforme les données héritées des modèles antiques, c’est l’entrée dans la conception de la beauté, de la dimension temporelle, voire historique. L’opposition néoplatonicienne entre vraie et fausse beauté contribue moins à un mouvement dialectique simple, qu’à un effet de révélation du devenir possible des choses, par une anticipation clairvoyante qui profile les temps en transparence.

La beauté comme finalité dans le temps

22En effet, si l’on interroge souvent les sources antiques de Du Bellay, on doit apprécier l’infléchissement apporté à ces mêmes sources par le christianisme. L’introduction de cette dimension temporelle est le fruit d’un long mûrissement de la pensée au Moyen Âge. L’esthétique n’est pas pensée pour elle-même, comme elle le sera au XVIIIe siècle, elle n’est pas d’abord liée à la question de la beauté ou de l’art, mais à celle de l’Être. En cela, elle rejoint d’autres notions, toujours évaluées en fonction de leur signification métaphysique et spirituelle. La question du beau et du laid rejoint alors le scandale de la coexistence du bien et du mal dans la création.

23Or, c’est bien cette confrontation entre la beauté et la laideur, les plus beaux idéaux et la corruption, qui frappe Du Bellay lors de son séjour romain. Tout d’abord au niveau personnel, par l’expérience d’un « exil » douloureux, et d’une perte de son être : « Ton Dubellay n’est plus » (R. 21). Désormais accablé d’une mauvaise fortune, il regarde de loin le jeune homme plein d’aspirations qu’il était, « N’étant comme je suis, encor exercité / Par tant et tant de maux au jeu de la Fortune » (R. 3), et ne veut plus suivre, comme Ronsard, les « champs de la Grâce », mais un chemin plus modeste :

Je m’adresse où je vois le chemin plus battu
Ne me bastant [ne me suffisant] le cœur, la force, ni l’haleine,
De suivre, comme lui, par sueur et par peine
Ce pénible sentier qui mène à la vertu. (R. 3)

  • 26 Il annonce dès le sonnet 2 que ce n’est pas si facile...

24Pourtant, s’il adopte une autre voie, avec l’invention d’une nouvelle écriture, introspective, méditative et finalement prophétique, c’est toujours pour atteindre la vertu, mais cette fois dans la médiocrité du quotidien26. Son aventure dans les Regrets commence par une analyse de soi, et l’application à enregistrer au jour le jour tout ce qu’il voit dans le monde : « Mais suivant de ce lieu les accidents divers, / Soit de bien soit de mal, j’écris à l’aventure » (R. 1). Ce projet demande l’humilité et le discernement, pour s’orienter dans les tempêtes où il est plongé :

Donques je t’avertis que cette mer Romaine
De dangereux écueils et de bancs toute pleine,
Cache mille périls, et qu’ici bien souvent
Trompé du chant pipeur des monstres de Sicile
Pour Charybde éviter tu tomberas en Scylle
Si tu ne sais nager d’une voile à tout vent. (R. 26)

25Il développe l’art de louvoyer, c’est-à-dire d’éviter les pièges omniprésents, pour sauvegarder le cap, plutôt que de croire aller tout droit au but. Il se trouve en un lieu particulièrement favorable à une connaissance de la nature humaine et de l’entrelacement des fils où se tisse l’histoire, parmi les hasards apparents de la Fortune. Depuis son « bureau », où il expérimente le fonctionnement de la société dans les affaires courantes, de cet « ici », de « ce lieu », il peut contempler tout ce qui fait le monde. Quand on l’accuse de trop étudier dans les livres au point d’avoir mal à la tête, il répond : « […] cette maladie / Ne me vient du trop lire, ou du trop long séjour, / Ains de voir le bureau qui se tient chacun jour ; / C’est, Pierre mon ami, le livre où j’étudie » (R. 59). De là il peut conclure :

Veux-tu savoir (Duthier) quelle chose c’est Rome ?
Rome est de tout le monde un public échafaud
Une scène, un théâtre, auquel rien ne défaut
De ce qui peut tomber ès actions de l’homme.
Ici se voit le jeu de la Fortune […] (R. 82)

26Le spectacle romain est un livre ouvert dont il faut décrypter le sens. Or, la réalité est mêlée. La satire même, selon lui, n’est pas seulement une critique des mœurs, mais renvoie en miroir la totalité du beau et du laid, comme nous l’avons souligné : « La Satire (Dilliers) est un public exemple, / Où, comme en un miroir, l’homme sage contemple / Tout ce qui est en lui, ou de laid, ou de beau » (R. 62). Même si la satire est puissante, Rome reste le concentré de la réalité humaine et sociale, dans ce qu’elle a de beau et de laid. L’approche poétique permet de maintenir une mise à distance et de favoriser la méditation sur la réalité rencontrée. Mais pourquoi ? Dans quel but ? S’agit-il seulement de rendre un témoignage, ou un « reportage » sur une réalité ? Le sonnet 56 donne une clef. À Baïf, qui, comme lui, éprouve « l’adversité », Du Bellay avoue : « Il n’est pas toujours bon de combattre l’orage », mais il ne faut pas non plus s’y s’abandonner pour autant, au contraire, il faut trouver dans cet univers complexe les voies de la vertu : 

[…] il faut prendre courage,
Il faut feindre souvent l’espoir par le visage
Et faut faire vertu de la nécessité. 
Donques sans nous ronger le cœur d’un trop grand soin,
Mais de notre vertu nous aidant au besoin,
Combattons le malheur. Quant à moi je proteste
Que je veux désormais Fortune dépiter,
Et que s’elle entreprend le me faire quitter
Je le tiendrai (Baïf), et fût-ce de ma reste. (R. 56)

27Par l’écriture, par ce choix audacieux d’une poétique différente, il entreprend de vaincre l’adversité en convertissant le mal en bien, malgré les découragements, les obstacles, et jusqu’au bout de ses forces s’il le faut. Cet engagement éthique et spirituel, inspiré par le stoïcisme chrétien, est plus difficile à vivre que de fuir les déceptions pour rêver à un idéal loin de toute corruption, car il suppose de réellement vivre chaque jour la tension du discernement et le « combat » de la vertu. Apprendre à poser sur le monde, en particulier depuis ce lieu central pour l’avenir de l’histoire humaine, un regard de vérité, c’est aspirer à percevoir le dessein de Dieu dans son ensemble, à comprendre « le jeu de la Fortune » (R. 82), à la fois dans les détails et selon les harmoniques universelles et mystérieuses de la Providence à l’œuvre. C’est là que se situe la perception de la beauté, paradoxale, car partielle pour l’homme en ce monde, et toujours prophétique.

  • 27 « kalon : Καὶ εἶδεν ὁ Θεὸς ὅτι καλόν », Saint Basile,...

28Pour mieux comprendre cette conception de la beauté, présente chez Du Bellay, il faut interroger l’héritage patristique. Les Pères de l’Église expliquent la présence du mal et de la laideur, dans la création, par l’incapacité des hommes à voir l’ensemble du dessein divin. Saint Basile (IVe siècle), dans l’Hexaméron, traduit les versets de la Genèse « Dieu vit que cela était bon » par « Et Dieu vit que cela était beau ». Il explique : Dieu « ne se forme pas du beau la même idée que nous ; mais il regarde comme beau ce qui est fait suivant toutes les règles de l'art, et ce qui concourt à une fin utile. Celui donc qui s’est proposé dans la création un but bien marqué, examine d’après ses principes les diverses parties à mesure qu’il les crée, et il les approuve comme remplissant parfaitement leur fin27 ». Or, l’homme a été laissé imparfait, inachevé, à dessein, poursuit-il, pour qu’il puisse manifester par son libre arbitre sa volonté de collaborer à l’œuvre divine, et pratiquer la vertu :

  • 28 Ibid.

Ainsi être fait à l’image de Dieu, est la source et le principe du bien, et ce qui a été mis sur le champ dans ma nature au moment même de ma création : être semblable à Dieu, c'est la perfection de l’homme, et ce que j’ai ajouté en moi par mes propres actions, par les soins et les peines que j’ai pris pour rendre toute ma vie vertueuse28.

29La beauté (expression visible du bien) vient de la perception de l’unité du projet divin, complet et réalisé, lequel inclut pour l’homme le temps de sa participation volontaire et aimante à la réalisation de ce dessein. Elle met en relation le temps chronologique et la vocation ou finalité de ce temps dans l’éternité (qui n’annule pas les temps mais les rassemble, de façon synoptique).

  • 29 Par exemple Jean Scot Erigène, ixe siècle : « Ce que ...

  • 30 Voir U. Eco, Le Problème esthétique chez Thomas d’Aqu...

30Cette idée de finalité est reprise sans cesse chez les penseurs du Moyen Âge29, et étendue à la définition de toute beauté. Umberto Eco, souligne que selon Thomas d’Aquin, également influencé par le Pseudo Denys30, pour qu’il y ait beauté il faut qu’il y ait proportion (consonantia ou proportio), et clarté (claritas) :

  • 31 U. Eco, Histoire de la beauté, op. cit., p. 88 :

Toutefois, pour lui, la proportion n’est pas seulement une bonne disposition de la matière, mais une parfaite adéquation de la matière à la forme, au sens où est proportionné un corps humain en adéquation avec les conditions idéales de l’humanité. Pour Thomas, la proportion est valeur éthique, au sens où l’action vertueuse réalise une juste proportion de mots et d’actes selon une loi rationnelle, et c’est pourquoi on doit parler aussi de beauté morale. Le principe étant celui de l’adéquation au but auquel est destinée la chose31 […].

31Ainsi, Thomas écrit, dans la Somme Théologique :

  • 32 Somme Théologique, I, question 91, article 3.

Toutes les réalités de la nature ont été produites par la pensée créatrice de Dieu ; aussi sont-elles en quelque sorte les œuvres de cet artiste qu’est Dieu. Or tout artiste vise à introduire dans son œuvre la disposition la meilleure, non pas dans l’absolu, mais par rapport à la fin. Et si une telle disposition comporte quelque défaut, l’artisan ne s’en soucie pas ; ainsi l’artisan qui fait une scie, destinée à couper, la fait avec du fer pour qu’elle soit apte à couper, et il ne cherche pas à la faire avec du verre qui est une matière plus belle, car cette beauté empêcherait d’obtenir la fin voulue. C’est ainsi que Dieu a donné à chaque réalité de la nature la disposition la meilleure : non pas dans l’absolu mais dans la relation à sa fin propre32.

  • 33 M. De Wulf, articles cités.

  • 34 E. Kant : « À cela s’ajoute l’admiration de la nature...

  • 35 Augustin, De ordine, I, I, 2, trad. R. Jolivet, Bibli...

32Pour lui, selon Maurice de Wulf33, le beau et le bien ne se distinguent pas dans l’ordre objectif, car tous deux ont un fondement commun, la forme des choses, mais dans l’ordre subjectif, le bien étant la fin vers laquelle toutes choses se dirigent, tandis que le beau dépend de la faculté cognitive ou de la contemplation de l’adéquation de chaque chose à sa finalité. Le beau est en cela plus désintéressé que le bien. Il nous semble que, paradoxalement, l’impression de désintéressement des choses du monde (qui donnera avec Kant la « finalité sans fin34 ») provient de la perception de l’ouverture d’une temporalité circonscrite (à un être, une situation), à une autre temporalité en perspective, qui s’éloigne de la première, pour aller jusqu’à l’éternité, où chaque chose atteint sa plénitude ultime, telle que Dieu la contemple. Entre les deux, pas de rupture, mais une mystérieuse et infinie continuité. La beauté sera perceptible quand toutes les pièces du puzzle seront rassemblées, et alors, d’ailleurs, les défauts ici et là seront englobés et engloutis dans la vision totale. Augustin propose l’image de la mosaïque, incompréhensible si on reste le nez collé sur quelques carreaux : « Or ce n’est pas autre chose qui arrive aux hommes […] ; ne pouvant, à cause de la faiblesse de leur esprit, embrasser et comprendre l’adaptation réciproque et le concert des êtres de l’univers, ils s’imaginent, dès que quelque chose les choque et parce que cela revêt une grande importance à leurs yeux, qu’il règne un grand désordre dans la nature35 ». Dans la Cité de Dieu, le chapitre XVII du Livre XI, intitulé « De la beauté de l’univers qui, par l’art de la Providence, tire une splendeur nouvelle de l’opposition des contraires », montre que tout a été prévu par Dieu pour concourir à son projet, notamment ce qui semble entrer en opposition :

En effet, Dieu n’aurait pas créé un seul ange, que dis-je ? un seul homme dont il aurait prévu la corruption, s’il n’avait su en même temps comment il ferait tourner ce mal à l’avantage des justes et relèverait la beauté de l’univers par l’opposition des contraires, comme on embellit un poème par les antithèses.

33Malgré l’introduction du mal par la volonté mauvaise, tout le créé reste soumis à la volonté divine :

  • 36 La Cité de Dieu, Livre XI, chap. XXIII, éd. en ligne ...

D’ailleurs, la mauvaise volonté, pour s’être écartée de cet ordre, ne s’est pas soustraite aux lois de la justice de Dieu, qui dispose bien de toutes choses. De même qu’un tableau plaît avec ses ombres, quand elles sont bien distribuées, ainsi l’univers est beau, même avec les pécheurs, quoique ceux-ci, pris en eux-mêmes, soient laids et difformes36.

  • 37 J.-M. Fontanier, « Sur le traité d’Augustin, De pulch...

  • 38 L’idéal de beauté « parfaite » dans l’art grec par ex...

34La comparaison avec le tableau pourrait suggérer que les ombres sont nécessaires, et que le mal serait aussi voulu par Dieu : or, il faut comprendre que ce tableau du monde est en mouvement, et que la beauté vient du spectacle de l’avancée de la lumière parmi les ombres, qui ne peuvent l’arrêter. L’univers mêlé est en voie de réalisation, et les imperfections jouent leur rôle dans la mesure où elles servent à l’accroissement de la lumière et de la beauté, maintenant dans la foi, plus tard dans la claire évidence de toutes les causes, et surtout à la manifestation de la gloire divine dans son œuvre de salut. Jean-Michel Fontanier insiste sur le lien indissociable chez Augustin, entre le pulchrum et l’aptum (ce qui convient), de sorte que même une chose laide isolément disparaît dans le dessein général « [c]ar la providence divine ordonne tout de telle sorte que « ce qui, pris à part (in parte), nous fait horreur, nous plaît au plus haut point si nous le considérons avec le tout (cum toto) », c'est-à-dire comme aptum. Aptum et pulchrum ne sont donc pas antinomiques : le pulchrum est fondé sur l’aptum37 ». En effet, le pulchrum, le beau en soi platonicien, ne s’appréhende en ce monde que relativement à la convenance de chaque élément à la visée d’ensemble. C’est toujours la finalité absolue (la réalisation de l’être en plénitude, dans le dessein divin), – et non bien sûr une finalité matérielle limitée, provisoire –, qui donne le vecteur temporel nécessaire à la manifestation de la beauté. Plus qu’aucun autre transcendantal, la beauté relie la perfection de l’être en soi à sa réalisation dans la temporalité humaine38. Ainsi, la contemplation esthétique des choses de ce monde s’étend nécessairement à la dimension eschatologique. C’est à la fin des temps seulement que tout le dessein de Dieu et le travail de la Grâce dans l’histoire humaine se révèlera, à la fois dans les détails et dans la totalité enfin réalisée. La perception de la beauté suppose que la conscience entrevoie la fin (le tableau final), mais surtout la manière dont le tableau se peint, au quotidien de l’histoire des hommes, dans une révélation dramatique et créatrice. Elle suppose donc intrinsèquement une conscience de la temporalité, puisqu’elle relie tous les temps de l’œuvre divine : celui de sa réalisation en cours (avec les imperfections, qui, prises séparément, donnent l’illusion de la laideur), jusqu’à son achèvement promis. C’est pourquoi elle est toujours prophétique, puisqu’elle rassemble les rythmes du temps jusqu’au dessein réalisé. Ce qui est beau, c’est voir ou entrevoir, dans un monde corrompu, l’action créatrice divine qui sait toujours récupérer le mal pour le faire servir à l’accroissement du bien. On pourrait dire que dans le regard de Dieu et des bienheureux au ciel, la contemplation de la totalité des temps ne sera pas statique (comme devant un tableau d’art), mais consistera précisément dans l’appréciation savourée de tous les chemins de la Grâce pour convertir le mal en bien, le laid en beau, dans un dynamisme vital infini et désormais complet. Or, si tout est ou doit être « beau », que deviennent le mal, la laideur dans l’éternité ? Dans La Cité de Dieu Augustin va très loin en expliquant ce que deviennent les monstruosités (ici-bas) à la résurrection :

  • 39 Augustin, La Cité de Dieu, Livre XXII, chap XX, Œuvre...

À la résurrection de la chair pour l’éternité, la taille de chaque corps aura les proportions qu’elle avait ou aurait dû avoir à l’âge de la jeunesse, en vertu de la raison causale, déposée dans le corps d’un chacun, tout en sauvegardant dans les mesures de tous les membres une harmonieuse beauté. Si pour sauvegarder cette beauté, il était enlevé quelque chose de quelque masse monstrueuse concentrée sur une quelconque partie, pour le répartir sur l’ensemble, de sorte que cet excédent ne soit pas perdu et l’équilibre de toutes les parties assuré, il n’est pas absurde de croire que cet excédent puisse également servir d’accroissement à la stature du corps, puisqu’ainsi, sera redistribué sur toutes les parties, pour qu’elles soient belles, ce qui, concentré démesurément dans une seule, manquerait certes de beauté39.

  • 40 Cette idée rejoint en théologie la notion de communio...

  • 41 Augustin explique comment les plaies des martyrs, qui...

  • 42 Augustin, La cité de Dieu, Œuvres, Paris, Desclée de ...

35Les masses monstrueuses (on peut penser aux difformités formelles et morales) non seulement ne sont pas éradiquées mais participeront à l’accroissement de la stature, et donc à la beauté générale, à la faveur d’une redistribution sur la totalité, et d’une transformation par la Grâce toute puissante40. La contemplation de la beauté rejoint, de fait, celle de Dieu présent et agissant dans la création, en anticipation de la contemplation de Dieu dans la béatitude éternelle. Cette contemplation de Dieu par les hommes comprendra aussi la claire compréhension de la manière dont Dieu a agi en ce monde pour transformer le mal en bien, la mort en vie, et donc la laideur en beauté supérieure41. C’est pourquoi les accidents de la Fortune sont relatifs…, ainsi que le spectacle de la corruption ou de la dégradation. D’une part les mauvais exemples ont une valeur pédagogique, en donnant des repères négatifs qui aident à prendre les bonnes décisions, pour orienter les hommes vers une civilisation enfin en accord avec les plans divins. D’autre part, la coexistence du mal, du laid, et de la beauté, exerce la foi, l’éprouve, puisque la vision de la fin reste voilée, et les hommes n’ont accès qu’à des bribes d’histoire, du simple lieu où ils se trouvent prisonniers, comme exilés de la patrie. Car en attendant, les hommes vivent dans le « Mélange des deux cités42 » C’est de ce point qu’ils peuvent et doivent agir cependant. Car la Grâce travaille avec l’aide des hommes, ceux qui ont le pouvoir, et ceux qui, comme les poètes, peuvent éclairer les hommes de pouvoir.

  • 43 Ibid., t. 36, Livre XV, chap. V, p. 47.

36Du Bellay a largement puisé à la Cité de Dieu, où Rome est déjà « l’archétype43 » de la cité terrestre, et où Augustin discerne par-delà la ruine de l’empire et de la civilisation latine, l’avènement d’une cité céleste. La beauté impossible à voir au moment du délitement est accessible dans la foi. Pour autant, la tentative d’une saisie globale du réel, concentré en ce lieu hautement symbolique, et qui rassemble les plus précieuses substances de la civilisation, peut offrir une occasion de comprendre le sens de l’histoire, ou plutôt, les chemins de la Providence.

La beauté dans l’histoire : le « livre-monde » et le regard prophétique

  • 44 C’est le titre d’une publication de la BnF de 1992 (h...

37La seule solution pour offrir, aux regards limités et hypertrophiés sur leur présent, la beauté promise de la fin, est l’écriture d’un « livre-monde44 ». Car le poète se trouve au lieu qui concentre toutes les problématiques de ce monde. « Je ne te conterai de Boulogne, et Venise », dit-il au sonnet 78, « Je te raconterai du siège de l’église »,

Je te dirai qu’ici le bonheur, et malheur,
Le vice, la vertu, le plaisir, la douleur,
La science honorable, et l’ignorance abonde.
Bref je dirai qu’ici, comme en ce vieil Chaos,
Se trouve (Peletier) confusément enclos
Tout ce qu’on voit de bien, et de mal en ce monde. (R. 78)

  • 45 Les thèmes amoureux, déjà tellement exploités dans le...

  • 46 Voir par exemple le gros plan sur le geste indécent d...

  • 47 Voir Josiane Rieu, L’esthétique de Du Bellay, Paris, ...

38Plus que partout ailleurs, à ce moment de l’histoire, c’est à Rome, véritable plaque tournante de géopolitique, que se joue l’avenir de la civilisation. C’est là aussi que se joue, au milieu de ces turpitudes souvent, l’avenir de l’Église : « Maintenant on verra, si jamais on l’a veu, / Comment se sauvera la nacelle Romaine » (R. 116). Car ce qui, vu de près, semble un « Cloaque immonde », pourrait être le lieu de surgissement d’un nouveau monde, dont il faut deviner la gestation. Les Regrets organisent un parcours construit, des désillusions à l’espérance, en embrassant et intégrant le plus de matériaux possibles : ils entrecroisent les thématiques politique, sociale, morale, religieuse, littéraire, et réinventent totalement le canzoniere et le mélange des genres45. Alors que Du Bellay fait entrer le flux du chaos apparent, et toutes les contradictions qui s’y manifestent, il ne cesse de poursuivre son but : discerner le sens de l’histoire, au-delà des actualités scandaleuses. Il fait alterner les effets de focalisation sur un détail concret46, et les réflexions sur la signification allégorique des empires, de façon à garder une distance (ironique) salutaire pour comprendre par-delà l’émotion du présent décevant, l’avenir de l’histoire universelle, et y participer. Dans l’épigramme liminaire en tête des Regrets, le mélange du fiel et du miel est éclairé par l’esprit, le « sel » : « Hic fellisque simul, simulque mellis / Permixtumque salis refert saporem » (R. Ad lectorem). Il s’agit moins du « mot d’esprit » que de l’Esprit qui éclaire et donne la vie, d’autant qu’il est rapproché du banquet, que les significations humanistes orientent vers l’eschatologie47. Cet avertissement garantit l’unité du dessein de Du Bellay, qui est de discerner, au cœur de ce mélange, les signes du devenir de la civilisation. C’est ce qui donne, paradoxalement, une tonalité héroïque à son choix du style humble. Agnès Rees le remarque :

  • 48 A. Rees, La poétique de la vive représentation et ses...

La poésie de Du Bellay semble ne représenter la beauté des formes que pour en dénoncer l’illusion. C’est le cas jusque dans les descriptions monumentales des plus longs poèmes, où les structures d’encadrement complexes aboutissent à une déréalisation de l’objet d’art, dénoncé comme une création illusoire et éphémère, pour ne laisser qu’à la seule voix poétique le privilège de pérenniser le discours d’éloge. Pourtant, la tentation de la description épique affleure çà et là dans la poésie de Du Bellay : le motif du combat contre l’ignorance, les figurations de monstres épiques signalent précisément la prédilection du poète pour une conception héroïque, plutôt qu’artistique, de la poétique descriptive48.

39Pour comprendre cette tonalité sous-jacente (garante de la dimension esthétique puisqu’elle relie le présent familier et l’éternité), il faut relire la définition que Peletier donne de l’œuvre héroïque en 1555 :

  • 49 Peletier, Art poétique (1555), in Traités de poétique...

L’œuvre héroïque est celui qui donne le prix, et le vrai titre de poète. […] Nous dirons donc […] l’Heroïque être comme une Mer, ainçois une forme et image d’Univers : d’autant qu’il n’est matière, tant soit-elle ardue, précieuse, ou excellente en la nature des choses ; qui ne s’y puisse apporter, et qui n’y puisse entrer. […] Le commencement doit être modeste apert et entendible, à l’imitation de Nature ; laquelle donne aux choses qu’elle veut faire durables, une origine de petite et simple montre ; mais avec préférence de beauté, pour les conduire par accroissement à leur perfection49.

  • 50 Ibid, p. 307.

  • 51 Voir note 42.

  • 52 Voir Marie-Madeleine Fontaine, « Le système des Antiq...

40Peletier prend pour exemple Virgile dans l’Enéide : « Premièrement le Poète, pour montrer les choses du monde, ou plutôt les faits humains, être alternatifs avec adversité et félicité : a rempli tout son Poème de joie et de tristesse, successives l’une de l’autre50 ». La variété reste subordonnée au dessein principal. L’image du voyage en mer, après la signification déjà observée chez Augustin51, pour évoquer ce monde mêlé, est éclairante : Du Bellay fait entrer tout ce qui se présente dans un « livre-monde » héroïque parce qu’il éduque au discernement entre ce qui est de l’ordre de l’accidentel et ce qui est de l’ordre de l’essentiel, c’est-à-dire du message prophétique donné par l’histoire, et dont la révélation même partielle, est la « perfection » accessible en ce monde. Rien n’est laissé au hasard dans cet apparent « mélange ». On peut comprendre ainsi l’intérêt de la disposition de la pagina, qui groupe quatre poèmes chaque fois, et pourquoi les Antiquités et le Songe y font alterner un sonnet en décasyllabe, vers plus solennel et envoûtant, sur un sonnet en alexandrin52, vers plus intime et narratif. Ce boitement ou plutôt ce tremblement rythmique, manifeste la relation qui se tisse sans cesse entre deux formes de parole, celle qui raconte l’ici-bas et celle qui s’élève au niveau supérieur et témoigne d’une autre perspective. Ainsi, on ne peut séparer la parole apparemment modeste de sa dimension héroïque. C’est dans cette tension, que se définit aussi la nature de l’homme, car la perfection humaine, qui n’est pas celle de l’ange, comprend le temps d’une transformation de la personne en vue de devenir toujours plus chrétien (plus semblable au Christ). Dans un sonnet de réponse à un « Quidam », qui l’accuse de faire la guerre à Dieu en s’en prenant aux Protestants, le poète répond par une critique profonde sur le plan théologique :

  • 53 Éd. F. Roudaut, p. 153. Ce sonnet se trouve dans l’éd...

Il semble, à écouter vos superbes louanges,
Que vous soyez parfaits, que vous soyez plus qu’Anges :
La Pharisée ainsi se vantait devant Dieu.
Que sais-tu quel j’étais devant qu’aller à Rome ?
Quel je suis retourné ? Quel j’ai vécu, et comme ?
Ami, le vrai Chrétien est Chrétien en tout lieu53.

41Le chrétien est celui en qui, à tout moment et partout, le ciel est lié à la terre, non celui qui s’arrache de la terre.

  • 54 Charles Béné, « Bible et inspiration religieuse chez ...

  • 55 Dn, 2, 37-47.

  • 56 Le travail exégétique des Pères de l’Eglise consistai...

  • 57 Voir Isabel Iribarren, « La théologie dans l’universi...

  • 58 J. Gerson, Quomodo stabit, p. 980, cité par I. Iribar...

  • 59 G. Gadoffre, Du Bellay et le sacré, op. cit., p. 207....

  • 60 Nous avons déjà rappelé l’importance de cet humanisme...

  • 61 Voir M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, ...

  • 62 Voir Léontine Zanta, La Renaissance du stoïcisme au xv...

42En effet, du lieu où il est, le poète agit à deux niveaux : il peut révéler comment la Grâce a conduit l’histoire humaine, et comment la politique peut contribuer à la réalisation du dessein divin. Il donne la leçon de l’histoire antique, nous l’avons déjà évoquée, et Le Songe prend directement des accents prophétiques, rappelant les formules de l’Apocalypse54. Mais surtout, il reprend aussi l’idéologie de la translatio studii, en lien avec le gallicanisme dont sont représentants les Du Bellay à Rome. Selon la translatio imperii, à partir des prophéties de Daniel55 sur la succession de quatre empires avant la venue du royaume de Dieu, l’imaginaire du Moyen Âge puis de la renaissance voyait dans la succession des grandes civilisations antiques (l’Égypte, la Grèce, Rome) le passage du flambeau de la Monarchie universelle jusqu’à l’avènement d’une civilisation chrétienne. Tous les trésors des civilisations antiques sont réhabilités par leur orientation vers la Révélation, c’est la reductio ad Sacram Scripturam, qui s’inscrit dans le sillage de l’exégèse allégorique des Pères de l’Église56. La suprématie politique (translatio imperii) est remplacée bientôt chez les humanistes italiens et français par une suprématie culturelle (translatio studii). François Ier la revendique, en particulier depuis l’élection de Charles Quint à la tête du Saint Empire romain germanique, en 1519. De plus, la notion de translatio studii était déjà associée à une place particulière de la France par rapport à l’Église. Isabel Irigarren a montré57 qu’au xiiie siècle, le pape Grégoire IX défendait les privilèges des écoliers parisiens, et voulait faire de l’université de Paris un exemple de sagesse, pour être la gardienne de la doctrine chrétienne. Le Schisme de la fin du xive siècle, avec le passage de la papauté à Avignon, avait avivé cette aspiration avortée pour la France d’être à la fois auxiliaire et contrepouvoir de Rome. Jean Gerson, chancelier de l’Université, reprit cette idée, en attribuant à l’université, et à la théologie qui y était enseignée, la mission de « jugier du gouvernement de saincte Église, particulierement quant à la Faculte de theologie, et quant aux autres en diverses matieres : aux arts, selon philosophie morale qui est conforme à theologie ; aux decrets selon ce que leur fondement est principalement en la sainte escripture et canons58 ». Mais malgré cette valorisation théorique de la théologie, les universités restaient soumises à la supériorité du roi : cette situation donnait le cadre d’une certaine indépendance. L’Église française, en contexte de réforme, ne voulait pas rompre avec Rome, mais prétendait jouer de son influence pour servir d’alternative lorsque le Saint-Siège se montrait incapable de régler la question protestante en Europe. À l’époque des recueils romains, les Français défendaient la tenue d’un concile œcuménique véritable, et non à majorité italienne, dans le souci de trouver une solution pacifique. Ils tenteront d’ailleurs de le déclencher avec le colloque de Poissy (1561). Pour Gilbert Gadoffre, les Gallicans (dont les Du Bellay), étaient persuadés représenter la voie de l’avenir, celle d’une plus grande pureté morale et spirituelle, capable de sauver l’Église romaine enlisée dans ses corruptions59. Mais le gallicanisme concerne aussi les choix littéraires60. Marc Fumaroli écrit : « En marge des Parlements, mais en symbiose avec leur activité, s’est développée une République des Lettres gallicane61 ». Selon les Gallicans, il fallait réhabiliter et illustrer la langue française, dans un esprit chrétien, c’est-à-dire avec un souci moral et spirituel, en élaborant une éloquence sans ornements inutiles, tournée vers la mise en valeur des idées. Ce mouvement s’inscrit dans le sillage du néostoïcisme christianisé au xvie siècle62, où on traduit Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle, et on valorise principalement la notion de loi morale individuelle, cette conscience du sage qui lui assure constance et droiture dans les tempêtes du monde. Ces idées s’étaient développées particulièrement dans le « tiers parti » ou parti des Politiques, puis avaient envahi les milieux humanistes gallicans modérés. Les amis de Du Bellay en font partie, par exemple Budé, Jean de Morel, Pasquier, etc. Le choix du style bas rejoint cet idéal de mesure, de retenue de l’ambition littéraire, au profit du message spirituel et moral.

43La leçon de l’histoire à ce moment où tout paraît encore possible, montre donc que la civilisation est à un tournant, avec la fin évidente d’un cycle, et l’avènement possible d’un autre. Selon l’itinéraire de la translatio, Rome a récupéré les trésors des civilisations précédentes (Égypte, Grèce), et du monde entier (Afrique, Asie), pour à son tour céder la place :

Tout ce qu’Egypte en pointe façonna
Tout ce que Grèce à la Corinthienne,
A l’Ionique, Attique ou Dorienne,
Pour l’ornement des temples maçonna,
Tout ce que l’art de Lysippe donna,
La main d’Apelle, ou la main Phidienne,
Soulait orner cette Ville ancienne
Dont la grandeur le ciel même étonna.
Tout ce qu’Athène’ eut onques de sagesse,
Tout ce qu’Asie eut onques de richesse,
Tout ce qu’Afrique eut onques de nouveau,
S’est vu ici. Ô merveille profonde !
Rome vivant fut l’ornement du monde,
Et morte elle est du monde le tombeau. (A. XXIX)

44L’écriture du « livre-monde » opère aussi une récupération de tous les matériaux, comme le demandait la Défense, pour construire une nouvelle civilisation. Du Bellay en est le passeur, et se dit fier à la fin des Antiquités « D’avoir chanté, le premier des François, / L’antique honneur du peuple à longue robe » (A. XXXII). Il annonce, à la suite d’Orphée et Virgile, la construction d’un nouveau palais : « J’entreprendrai, vu l’ardeur qui m’allume, / De rebâtir au compas de la plume / Ce que les mains ne peuvent façonner » (A. XXV). Dans les Regrets, parallèlement à la reconstruction du Louvre par l’architecte Pierre Lescot, il proclame une reconstruction de l’histoire et de l’imaginaire esthétique : « Fuyant l’ambition, l’envie, l’avarice, / Aux Muses je bâtis, d’un nouvel artifice / Un palais magnifique à quatre appartements » (R. 157). Son projet est mû par les valeurs morales de gratuité et de don de soi, tout orienté vers la création d’une culture qui accueille l’héritage de la translatio, et lui imprime la marque française :

Les Latines auront un ouvrage Dorique
Propre à leur gravité, les Grecques un Attique
Pour leur naïveté, les Françaises auront
Pour leur grave douceur une œuvre Ionienne,
D’ouvrage élaboré à la Corinthienne
Sera le corps d’hôtel, où les Thusques seront. (R. 157)

  • 63 Selon François Roudaut, le corinthien associé à Pétra...

  • 64 J. Balsamo, art. cit., p. 69.

  • 65 « Ton savoir, ta vertu, ta grandeur, ta largesse » (R...

45Du Bellay intègre les différents ordres, de façon progressive (appartement dorique des lettres latines, attique des lettres grecques) pour montrer que les Français sont directement inspirés par ces modèles prestigieux (appartement ionien des lettres françaises, caractérisé par une subtile alliance entre gravité et douceur) par opposition à la partie corinthienne des Italiens, qui représente une version plus ornementale et affaiblie de l’évolution63. La gravité et la simplicité naturelle aboutissent à la « grave douceur », expression qui ne juxtapose pas les termes mais les organise en une unité synthétique, par un substantif souvent appliqué au style de Du Bellay, et un adjectif qui en marque la profondeur (ce serait l’équivalent de l’alliance entre la dimension familière et la dimension héroïque si particulière des Regrets). Conformément à l’idéal de la Défense, le poète puise aux meilleurs exemples pour en faire une œuvre toute sienne, fondée sur l’équilibre. Jean Balsamo observe que « cette disposition repose sur un étrange usage des ordres, sur un désordre volontaire64 ». En effet, le poète construit un palais signifiant, symbolique, où se lit une filiation révélatrice du devenir de l’histoire. Le sonnet suivant (R. 158) retrace encore les étapes de la translatio studii, attribuant un appartement à Homère, puis à Virgile, puis à Pétrarque (considéré comme un archétype de la poésie renaissante, contrairement à ses successeurs italiens), et enfin à Ronsard. La proximité des deux poèmes associe Ronsard à Du Bellay dans l’illustration de ce style de « grave douceur ». La totalité des meilleurs poètes français est d’ailleurs nécessaire à la construction de l’œuvre de rénovation, c’est pourquoi Du Bellay les appelle dans une suite de sonnets qui dessine une géographie de la culture littéraire, juste avant de convoquer les grands hommes qui seront les pierres vivantes de ce bel édifice. Il est intéressant de remarquer que là encore, ces dignitaires se caractérisent par leur vertu, seule force propre à vivifier le nouveau royaume65. Du Bellay organise donc une œuvre prospective, ou prophétique, qui dessine une nouvelle ère possible.

46Néanmoins, on peut s’interroger sur la foi réelle qu’il avait en l’avenir de la monarchie française, sachant que le règne de Henri II contraste avec les promesses de celui de François Ier : « France autrefois pleine / De l’esprit d’Apollon, ne l’est plus que de Mars. / Phébus s’enfuit de nous, et l’antique ignorance / Sous la faveur de Mars retourne encore en France, / Si Pallas ne défend les lettres et les arts » (R. 190). C’est pourquoi Marguerite prend une telle place, comme un dernier recours, un signe pour le roi, et les hommes de bonne volonté. Jean-Charles Monferran et Olivia Rosenthal remarquent :

  • 66 J.-Ch. Monferran et O. Rosenthal, « A quoi sert de no...

Dès lors, au moment même où la France est sur le point d'être définitivement anéantie, Du Bellay évoque ceux qui peuvent servir de médiateurs entre Dieu et les hommes et, si le roi y joue un rôle déterminant, le poète, en tant qu'il prend en charge la voix de la France et unit ainsi le projet politique au lyrisme, est celui par lequel, en dépit de la disparition des personnes au profit des noms, il reste toujours quelque chose66.

  • 67 L’Olive, opcit., p. 238.

47Et même là, le poète n’est pas sûr de la pérennité de son œuvre en ce monde (A. XXXII), il reste détaché de sa propre muse, comme il le disait déjà dans la préface de L’Olive : « J’ayme la poësie, […] mais je n’y suis tant affecté que facilement je ne m’en retire, si la fortune me veult présenter quelque chose, où avecques plus grand fruict je puisse occuper mon esprit67 ». Peu importe, en effet, le résultat partiel et provisoire auquel il pourrait assister (les ruines antiques sont le témoignage que « tout n’est rien que vanité », S. 1), pourvu qu’il ait joué son rôle, accompli sa mission du mieux qu’il pouvait, tel un « serviteur inutile » (R. 46). La dernière leçon est celle de la beauté morale, qui dépasse infiniment tout ce qu’il peut y avoir de réussite en ce monde :

Estimez-vous que la postérité
Doive (mes vers) pour tout jamais vous lire ?
Espérez-vous que l’œuvre d’une lyre
Puisse acquérir telle immortalité ? [...]
Ne laisse pas toutefois de sonner,
Luth, qu’Apollon m’a bien daigné donner […] (A. XXXII)

  • 68 Voir aussi R. 191 : tout honneur doit fléchir devant ...

48La beauté morale d’un parcours abouti pour le poète chrétien est d’avoir cultivé son talent, de l’avoir offert aux hommes pour leur dessiner l’horizon de l’histoire, qui se joue au présent, mais dont les véritables fruits ne seront visibles que dans l’éternité : « Puisque Dieu seul au temps fait résistance, / N’espère rien qu’en la divinité68 » (S. 1).

49Ainsi, la question de la beauté sous-tend les recueils romains, même si elle n’en est pas le thème le plus apparent. Du Bellay, nous l’avons vu, puise à l’héritage néoplatonicien, tout en le transformant : à l’opposition entre la vraie et fausse beauté, il substitue une tension entre la beauté pleine de sens, de vie, et la même beauté mais vidée de sa substance, devenue caricaturale, et vouée à la perdition. C’est la conscience de la temporalité qui fonde paradoxalement la contemplation esthétique. Le positionnement privilégié du poète, face à une situation géopolitique exemplaire, lui permet, non sans souffrance, de voir le spectacle de tout ce qui fait la conduite du monde et de l’histoire, dans ses trivialités et ses grandeurs. Sa mission irrésistible, est de comprendre et faire percevoir les chemins de la Providence au milieu de la corruption humaine. Il est soutenu par la conception de la beauté venue des Pères de l’Église et des penseurs du Moyen Âge, qui voient dans le mélange de laideur et de beauté, de mal et de bien, l’œuvre divine en cours dans la création, vers sa finalité ultime. Là, chacun pourra contempler comment la Grâce sans cesse a tissé les fils de la « Fortune », pour réaliser dans sa perfection la totalité du dessein de Dieu. À son niveau néanmoins, le poète peut tirer de sa situation tous les enseignements du spectacle de ce monde, le « livre où j’étudie » (R. 59) dit-il, pour les transcrire dans une sorte de « livre-monde », qui rassemble et entrelace le plus d’éléments possibles. De fait, Du Bellay ne cesse d’élaborer une nouvelle écriture poétique, au service d’un idéal éthique et spirituel. Le choix du style humble, aux résonances gallicanes, participe de ce projet, tout en demeurant tendu vers l’idéal héroïque. Car l’espérance d’une nouvelle ère qui réaliserait l’harmonie entre la « vertu » et son expression concrète et politique demeure, et pourrait être incarnée par la monarchie française inspirée par Marguerite et les hommes de valeur qui entourent le roi. Toute l’aventure de la translatio studii converge vers ce moment crucial à ne pas manquer, si le roi entend la leçon prophétique lancée par le poète. Le spectacle de la beauté dans les réalisations de ce dessein perceptibles en ce monde limité, est une anticipation de la contemplation finale, lorsque toute l’histoire sera offerte aux regards dans son dynamisme grandiose et dans tous ses petits rouages. L’important pour Du Bellay aura été de faire son « devoir » de poète, de donner tous les moyens aux lecteurs d’aiguiser leur discernement devant le chaos du monde et de participer, à sa manière, à la rénovation morale de la civilisation. La beauté certaine de la plénitude réalisée dans l’avenir, peut déjà être une source de bonheur, au fil d’une écriture poétique qui transforme la laideur en beauté, non seulement par son rythme enchanteur, mais aussi par l’horizon prophétique qu’elle ouvre au quotidien.

Notes

1 Pour Marie-Dominique Legrand « la référence picturale n’intéresse pas Du Bellay comme telle » (« La Référence picturale dans l’œuvre de Joachim Du Bellay », Du Bellay. Colloque d’Angers, P. U. d’Angers, 1990, vol. I., p. 332). Car, le paradigme pictural, faiblement présent, « nous parle de l’art poétique et de sa quête de perfection, quête spirituelle, éventuellement mystique plus que mythique » (art. cit., p. 328). Voir aussi de M.-D. Legrand, « Les ruines de la beauté chez Du Bellay », Littérales, 2005, n° 36, Métamorphoses de la laideur, dir. Liliane Picciola, Université Paris X-Nanterre, 2005, p. 105-121. Jean Balsamo analyse avec finesse les trois sonnets concernant l’architecture dans les Regrets : « Le poète et l’architecte (note sur les sonnets 157-159 des Regrets) », in Du Bellay et ses sonnets romains, dir. Yvonne Bellenger, Paris, Honoré Champion, 1994. Selon Dorane Fenoaltea, « Les quelques allusions de la Défense à l’architecture sont liées à la parole » (« La ruynée Fabrique de ces langues… : la métaphore architecturale dans la Deffence et illustration », in Du Bellay : actes du Colloque international d’Angers du 26 au 29 mai 1989, dir. Georges Cesbron, Angers, P.U. d’Angers, 1990, vol. II, p. 666).

2 Nos citations renvoient à Du Bellay, Les Regrets, suivis des Antiquités de Rome et du Songe, éd. François Roudaut, Paris, Le Livre de poche, « Classiques », n° 16107, 2002. Nous mettons les références entre parenthèses, suivant les abréviations suivantes : R. 158 renvoie à Regrets, sonnet 158 ; A. IV renvoie à Antiquités sonnet IV ; S. X renvoie à Songe sonnet X.

3 G. Gadoffre, Du Bellay et le sacré, Paris, Gallimard, 1978, p. 25.

4 A. Rees, La poétique de la vive représentation et ses origines italiennes à la Renaissance (1547-1560), thèse dirigée par Jean Balsamo, Université de Reims Champagne Ardenne, 2011, p. 320, consultable en ligne http://www.theses.fr/2011REIML013.

5 Du Bellay, L’Olive, 1550, sonnet liminaire, dans La Défense et illustration de la langue française et L’Olive, éd. Jean-Charles Monferran et Ernesta Caldarini, Genève, Droz, 2007, p. 227.

6 Ibid., sonnet XIX, p. 260.

7 Ibid., sonnet XXXVIII, p. 279.

8 Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, in Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, éd. Maurice de Gandillac, Paris, Aubier, 1943. Au chapitre 4 § 3-7, le bien est identifié à la lumière qui illumine toutes les créatures, belles dans la mesure où elles participent de la cause unique : « Mais s’il s’agit du Beau suressentiel, on l’appelle aussi Beauté, à cause de cette puissance d’embellissement qu’il dispense à tout être dans la mesure propre à chacun et parce qu’à la façon de la lumière il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de lui-même, parce qu’enfin il appelle tout à lui […] et qu’il rassemble au sein de soi-même tout en tout », chap. 4 § 7, p. 100. Voir les études sur la mystique de la lumière au Moyen Âge, par ex. par Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Bruges, De Tempel, 1946, 3 tomes.

9 Dans le Roland Furieux de l’Arioste, Roger, qui au cours de son voyage au pays des vices et des vertus, avait été ensorcelé et trompé par la magicienne Alcine, choisit à son réveil de suivre Logistile, allégorie représentant la Vertu.

10 Par exemple « Et quel profit en ai-je ? ô belle récompense ! », R. 46 ; ou dans des expressions convenues : « Il fit de ses haineux une belle vengeance », R. 40 ; « De ce beau feu » pour l’oiseau qui se révèle sulfureux, S. 11. Sur les courtisanes, voir Audrey Gilles-Chikhaoui, « La beauté monstrueuse de la courtisane dans quelques sonnets renaissants français », Réforme, Humanisme, Renaissance, 2010, vol. 70, n° 1, p. 27-38.

11 Voir R. 65 et R. 66.

12 Augustin, La Cité de Dieu : « Lors donc que la république romaine était telle que la décrit Salluste, elle n’était pas seulement déchue de sa beauté et de sa vertu, comme le dit l’historien, mais elle avait cessé d’être, suivant le raisonnement de ces grands hommes. C’est ce que Cicéron prouve au commencement du cinquième livre, où il ne parle plus au nom de Scipion, mais en son propre nom. Après avoir rappelé ce vers d’Ennius : “Rome a pour seul appui ses mœurs et ses grands hommes”, “Ce vers, dit-il, par la vérité comme par la précision, me semble un oracle émané du sanctuaire. Ni les hommes, en effet, si l’État n’avait eu de telles mœurs, ni les mœurs publiques, s’il ne s’était montré de tels hommes, n’auraient pu fonder ou maintenir pendant si longtemps une si vaste domination. Aussi voyait-on, avant notre siècle, la force des mœurs héréditaires appeler naturellement les hommes supérieurs, et ces hommes éminents retenir les vieilles coutumes et les institutions des aïeux. Notre siècle, au contraire, recevant la république comme un chef-d’œuvre d’un autre âge, qui déjà commençait à vieillir et à s’effacer, non-seulement a négligé de renouveler les couleurs du tableau primitif, mais ne s’est pas même occupé d’en conserver au moins le dessin et comme les derniers contours” », Livre II, chap. 21, in Œuvres complètes de Saint Augustin, trad. Émile Saisset, texte établi par Jean-Baptiste Raulx, Paris, L. Guérin et Cie, 1869, en ligne sur https://fr.wikisource.org/wiki/La_Cit%C3%A9_de_Dieu_(Augustin).

13 Par ex. R. 131 ; R. 100 où les prénoms majestueux d’antan sont portés par le vil peuple. Voir tous les sonnets satiriques sur Rome, R. 77-127, et passim.

14 On le retrouve à la rime : A. Au roi ; A. V ; ou dans le poème A. I : beaux vers, v. 3 / tombeaux, v. 10.

15 Voir le Songe, I, « […] Vois, dit-il, et contemple / Tout ce qui est compris dans ce grand temple, / Vois comme tout n’est rien que vanité : / Lors connaissant la mondaine inconstance, / Puisque Dieu seul au temps fait résistance, / N’espère rien qu’en la divinité ».

16 Voir A. Rees, op. cit.

17 Alors que Du Bellay sait très bien produire des ekphrasis, par exemple dans la poésie latine, voir la « Romae Descriptio », Poemata, Élégie 2, citée dans l’édition de Roudaut, p. 311-314.

18 D. Fenoaltea, « La ruynée Fabrique de ces langues… : la métaphore architecturale dans la Deffence et illustration », art. cit.

19 Du Bellay, Préface de L’Olive (1550), op. cit., p. 235.

20 Du Bellay, La Deffence…, I, 8, dans La Défense et illustration de la langue française et L’Olive, éd. J-Ch. Monferran et E. Caldarini, Genève, Droz, 2007, p. 112-113.

21 Ibid., I, 8, p. 93-94.

22 Ibid., I, 7, p. 91.

23 D. Fenoaltea, art. cit., p. 671.

24 Ibid.

25 La Poetica di Bernardino Daniello Lucchese…, a Vinegia, G. A de Nicolini, 1536, éd. B. Weinberg, Trattati di poetica e di retorica del Cinquecento, Bari, Laterza, 1970, vol. I., p. 229, cité dans A. Rees, op. cit., p. 109.

26 Il annonce dès le sonnet 2 que ce n’est pas si facile : « Et peut être que tel se pense bien habile, / Qui trouvant de mes vers la rime si facile, / En vain travaillera, me voulant imiter », R. 2.

27 « kalon : Καὶ εἶδεν ὁ Θεὸς ὅτι καλόν », Saint Basile, Hexaméron, in Homélies, discours et lettres choisies, traduction de l’Abbé Auger, Lyon, 1827, [En ligne] http://remacle.org/bloodwolf/eglise/basile/homelies.htm, œuvre numérisée par Marc Szwajcer, Homélie III, X. Page consultée le 20 novembre 2021.

28 Ibid.

29 Par exemple Jean Scot Erigène, ixe siècle : « Ce que dans une partie du tout on tient pour difforme en soi devient, dans le tout, non seulement beau parce qu’il est à sa place dans l’ordre de choses, mais aussi cause de la Beauté générale : ainsi la Sapience est-elle illuminée par contraste avec l’insipience, la science par confrontation avec l’ignorance, qui n’est que défaut et privation, la lumière par opposition aux ténèbres et toutes choses dignes de louange par l’indignité des autres. En somme, non seulement toutes les vertus sont élevées par les vices opposés, mais sans cette comparaison, elles ne mériteraient point d’éloges […] Car tout ce qui est ordonné selon les desseins de la divine Providence est bon, est beau, est juste » (De divisione naturae, cité par Umberto Eco, Histoire de la beauté, Paris, Flammarion, 2004, p. 85).

30 Voir U. Eco, Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, Paris, PUF, 1993, p. 39 ; et Maurice De Wulf, « Les Théories Esthétiques propres à saint Thomas », Revue néo-scolastique, 2ᵉ année, n° 6, 1895, p. 191 ; De Wulf a donné la 2e partie de son étude dans la Revue néo-scolastique, 3ᵉ année, n° 10, 1896. Les deux parties sont consultables sur le site https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1895_num_2_6_1412 et https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1896_num_3_10_1480.

31 U. Eco, Histoire de la beauté, op. cit., p. 88 :

32 Somme Théologique, I, question 91, article 3.

33 M. De Wulf, articles cités.

34 E. Kant : « À cela s’ajoute l’admiration de la nature, qui en ses belles productions se montre comme art, non point par hasard, mais pour ainsi dire intentionnellement, d’après un ordre légal, et en tant que finalité sans fin ; et comme nous ne rencontrons au dehors nulle part cette fin, nous la cherchons naturellement en nous-mêmes, et au vrai en ce qui constitue la fin ultime de notre existence, c’est-à-dire notre destination morale ». Critique de la faculté de juger, § 42, trad. fr. d’Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1979, p. 133. Kant définit le sentiment esthétique comme libéré de la finalité matérielle habituelle de nos actes de conscience, sans pour autant suggérer une gratuité totale et autarcique de l’esthétique, comme l’interprèteront les époques ultérieures. De fait, pour lui, les jugements esthétiques ont une fonction propédeutique en habituant l’homme à se détacher des intérêts pratiques et à découvrir l’exigence en lui du supra-sensible : leur véritable finalité est morale. Ainsi, pour des penseurs chrétiens, l’expression « finalité sans fin », pour définir l’esthétique, signifierait plutôt que la privation de toute fin, une finalité véritablement infinie, puisque débouchant dans l’éternité divine…

35 Augustin, De ordine, I, I, 2, trad. R. Jolivet, Bibliothèque augustinienne, 4, p. 305-307.

36 La Cité de Dieu, Livre XI, chap. XXIII, éd. en ligne citée. Voir aussi Livre XII, chap. IV : « Et si la beauté de cet ordre ne nous plaît pas, c’est que liés par notre condition mortelle à une partie de l’univers changeant, nous ne pouvons en sentir l’ensemble où ces fragments qui nous blessent trouvent leur place, leur convenance et leur harmonie. C’est pourquoi dans les choses où nous ne pouvons saisir aussi distinctement la providence du Créateur, il nous est prescrit de la conserver par la foi, de peur que la vaine témérité de notre orgueil ne nous emporte à blâmer par quelque endroit l’œuvre d’un si grand ouvrier ».

37 J.-M. Fontanier, « Sur le traité d’Augustin, De pulchro et apto, convenance, beauté et adaptation », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, vol. 73, n° 3, juillet 1989, p. 418.

38 L’idéal de beauté « parfaite » dans l’art grec par exemple correspond à l’image de cette perfection fixée dans l’éternité, par opposition au monde sensible de la dégradation, mais la conception du Dieu judéo-chrétien qui entre dans le temps et l’histoire des hommes transforme la notion de « perfection », et de temporalité, en n’opposant pas la temporalité à la perfection divine.

39 Augustin, La Cité de Dieu, Livre XXII, chap XX, Œuvres de Saint Augustin, éd. G. Bardy, trad. G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, 37, 1960, p. 639. Si un artisan peut refondre une statue mal faite et la rendre plus belle sans qu’elle ne perde rien de sa substance, « que faut-il dès lors penser de l’Artisan tout-puissant ? » (ibid., XXII, XIX, p. 631).

40 Cette idée rejoint en théologie la notion de communion des saints : les péchés sont engloutis dans la masse de sainteté des hommes, qui les « compense », parce que sa puissance est surmultipliée par la Grâce de Dieu. C’est Dieu qui agit.

41 Augustin explique comment les plaies des martyrs, qui devraient les enlaidir, les rendent plus beaux, La Cité de Dieu, Livre XXII, chap. XIX.

42 Augustin, La cité de Dieu, Œuvres, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, t. 36, Livre XVIII, chap. XLIX, c’est le titre du chapitre : « Dans ce siècle pervers, en ces jours mauvais, où l’Église s’acquiert une grandeur future par son humiliation présente […], beaucoup de réprouvés sont mêlés aux justes ; les uns et les autres sont rassemblés comme dans le grand filet de l’Evangile, et dans ce monde comme en une mer, dans les rets qui les enferment tous, ils nagent pêle-mêle jusqu’au moment où, abordant au rivage, les mauvais seront séparés des bons ; et dans les bons, comme dans son temple, Dieu sera tout en tous », p. 661. In patriam signifie chez les Pères de l’Église dans la patrie céleste, promise à la fin des temps.

43 Ibid., t. 36, Livre XV, chap. V, p. 47.

44 C’est le titre d’une publication de la BnF de 1992 (http://editions.bnf.fr/le-livre-monde). L’expression appliquée à Du Bellay, vient d’Olivier Millet, dans une conférence donnée en Sorbonne, le 19 juin 2021.

45 Les thèmes amoureux, déjà tellement exploités dans le sonnet et le canzoniere, sont absents, pour explorer de nouvelles pistes d’écriture.

46 Voir par exemple le gros plan sur le geste indécent du moine, R. 97 ; sur le filet de sang guetté par les courtisans, R. 118, etc.

47 Voir Josiane Rieu, L’esthétique de Du Bellay, Paris, Nathan, 1995, p. 73-76.

48 A. Rees, La poétique de la vive représentation et ses origines italiennes à la Renaissance (1547-1560), thèse citée, p. 529-530.

49 Peletier, Art poétique (1555), in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 305.

50 Ibid, p. 307.

51 Voir note 42.

52 Voir Marie-Madeleine Fontaine, « Le système des Antiquitez de Du Bellay : l’alternance entre décasyllabes et alexandrins dans un recueil de sonnets », in Le Sonnet à la Renaissance, Paris, Aux Amateurs de Livre, 1988, p. 67-81.

53 Éd. F. Roudaut, p. 153. Ce sonnet se trouve dans l’édition de 1568.

54 Charles Béné, « Bible et inspiration religieuse chez du Bellay », in Du Bellay : actes du Colloque international d’Angers…, dir. G. Cesbron, op. cit., p. 171-187. L’auteur a rattaché la méditation sur les ruines romaines des Antiquitez et du Songe à celle de l’Ecclésiaste et de l’Apocalypse. Voir aussi Anne Carrols, « « De votre monarchie un bienheureux présage » : Le Songe de Du Bellay et le rêve impérial français », Les chantiers de la création [En ligne], 3 | 2010, mis en ligne le 23 janvier 2015. URL : http://journals.openedition.org/lcc/208.

55 Dn, 2, 37-47.

56 Le travail exégétique des Pères de l’Eglise consistait à voir chez les auteurs antiques les prémisses de la révélation (les « semences du Logos », Justin), mais qui avait été mal comprise et avait produit le paganisme. Ronsard reprend cette conception, largement partagée au xvie siècle, voir Ronsard, Abrégé de l’art poétique français, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, opcit., p. 467-468.

57 Voir Isabel Iribarren, « La théologie dans l’université médiévale. Lieux et renaissances de la reine des sciences », Revue des sciences religieuses, 87/4, | 2013, p. 403-415, mis en ligne le 26 mars 2016, URL : http://journals.openedition.org/rsr/3018.

58 J. Gerson, Quomodo stabit, p. 980, cité par I. Iribarren, art. cit.

59 G. Gadoffre, Du Bellay et le sacré, op. cit., p. 207. Voir aussi son appendice, p. 250-258, sur les Du Bellay et le Concile.

60 Nous avons déjà rappelé l’importance de cet humanisme gallican : J. Rieu, L’esthétique de Du Bellay, op. cit., p. 90-95.

61 Voir M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980 (la 3e partie traite du « Stile de parlement »).

62 Voir Léontine Zanta, La Renaissance du stoïcisme au xvie siècle en France, Paris, H. Champion, 1914.

63 Selon François Roudaut, le corinthien associé à Pétrarque se colore de tristesse, voir les notes de son édition, p. 270. Voir aussi J. Balsamo, « Le poète et l’architecte (note sur les sonnets 157-159 des Regrets) », art. cit.

64 J. Balsamo, art. cit., p. 69.

65 « Ton savoir, ta vertu, ta grandeur, ta largesse » (R. 161) ; « admirant ta vertu » (R. 162) ; « Tant de belles vertus qui reluisent en toi » (R. 163) ; « Si prendrai-je avec lui de tes vertus le soin » (R. 164) ; « quelque plus grand vertu » (R. 165) ; « bruire ta vertu » (R. 166) ; « Si je voulais louer ton savoir, ta prudence / Ta vertu, ta bonté… » (R. 167) ; « Votre rare vertu » (R. 168) ; « cette vertu » (le mot est répété trois fois, R. 169) ; Du Bellay ne parle pas de « vertu » pour les reines et princesses (R. 170, 171) ; « la vertu des Valois » (mot répété, R. 172) ; puis les poèmes à Marguerite voient ressurgir la « vertu », car elle représente les valeurs universelles pour Du Bellay.

66 J.-Ch. Monferran et O. Rosenthal, « A quoi sert de nommer ? Politique du nom dans Les Regrets de Du Bellay », Nouvelle Revue du xvie Siècle, 1997, vol. 15, n° 2, p. 301-323, ici : p. 323.

67 L’Olive, opcit., p. 238.

68 Voir aussi R. 191 : tout honneur doit fléchir devant Dieu.

Pour citer cet article

Josiane Rieu, «La beauté dans les recueils romains de Du Bellay», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2022 », n° 23, automne 2021 , mis à jour le : 06/12/2021, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=706.

Quelques mots à propos de :  Josiane Rieu

Josiane Rieu, Professeur de Littérature Française du XVIe siècle (Université Côte d’Azur), est membre du CTEL (Centre Transdisciplinaires d’Epistémologie de la Littérature et des Arts Vivants). Spécialiste des relations entre esthétique et spiritualité, elle interroge les processus de la création à la fois en littérature et en arts. Elle a travaillé notamment sur l’influence de la Bible dans l’imaginaire poétique à la Renaissance, et sur les enjeux théologiques des choix esthétiques. Parmi ses publications, on peut citer : L’Esthétique de Du Bellay, Sedes-Nathan, Paris, 1995 ; Jean de Sponde ou la cohérence intérieure, Slatkine, Genève, 1988 ; Échos poétiques de la Bible (dir. avec B. Bonhomme), Champion, 2012 ; La douceur en littérature, de l’Antiquité au XVIIe siècle (dir. avec H. Baby), Classiques Garnier, 2012 ; Poésie et bonheur (dir. avec A. Cerbo), L’Harmattan, 2021.

Partager cet article