Moyen-Âge
Agrégation 2022
N° 23, automne 2021

Catherine Nicolas

Deviser les senefiances des portraitures de la chambre aux images : fantasmagories interprétatives et sens de la merveille dans la Mort le roi Artu (334.12 à 344.24)

  • 1 Nous nous référons à l’édition au programme des agréga...

  • 2 Le terme senefiance n’apparaît que cinq fois dans le r...

  • 3 On retrouve ici le Gauvain du Lancelot en prose ou mêm...

1Contrairement1 à la Queste del saint Graal, la Mort Artu n’accorde qu’une place très restreinte aux exposés de senefiance et à la pratique du commentaire. Les ermites du Lancelot en prose et de la Queste ne sont plus qu’un lointain souvenir furtivement rappelé et très vite effacé par la folie nouvelle qui s’est emparée des personnages2. Deux cas de figure se présentent. Dans le premier, les signes semblent devenus clairs et transparents et, même s’ils étonnent encore les personnages et les laissent un instant esmaiez, esbahiz, ou trespensez, ils n’appellent plus d’interprétation dans la mesure où ils ne font que répéter la fin annoncée et inscrite dans le plan divin depuis les origines des temps arthuriens. C’est le cas des multiples senefiances de sa mort que le roi Arthur rencontre sur le chemin de la plaine de Salesbières (810.15), qui ne sont plus que des présages ou des prophéties de sa fin prochaine. Dans le second cas, les événements sont suffisamment étonnants pour déclencher un processus ironique, mais l’interrogation est vite étouffée par une lecture univoque, souvent fragmentaire et surtout parfaitement subjective. C’est le cas, par exemple, de l’épisode de la manche de la demoiselle d’Escalot au cours duquel Gauvain s’étonne que Lancelot ait donné son amour à cette demoiselle qui, si belle soit-elle, ne semble pas au niveau de la prouesse exceptionnelle du chevalier. Gauvain est surpris, mais il ne s’interroge pas davantage car, pour lui, les signes sont univoques : « il vos aime par amors, car autrement n’eüst il mie portee tele enseigne » (244.29-30). Il n’est donc pas nécessaire de chercher plus loin les motivations de Lancelot3.

  • 4 Sur la question du code qui sous-tend chaque lecture, ...

  • 5 Il y a peu de vraies merveilles dans la Mort Artu et, ...

2Si la première catégorie annule la nécessité du commentaire en révélant le sens de l’Histoire confié à Merlin, la seconde fait apparaître une multitude de commentaires possibles qui révèle un dysfonctionnement dans la lecture des signes et dans la construction de la senefiance telle que le roman la pratiquait jusqu’à la fin de la Queste. Jusque-là, l’étonnement provoqué par l’apparition de la merveille déclenchait la recherche du sens et le commentaire des bons ermites garantissait l’accès à la vérité. Mais dans la Mort Artu, le lien semble avoir été brisé entre merveille et vérité et il semble que ce soit précisément par le commentaire que la rupture soit advenue : dès lors que le Graal et les ermites ont déserté le paysage romanesque, tous les personnages sont habilités à commenter les gestes et les paroles des autres, mais sans qu’une assignation ferme de leur autorité soit possible et sans que l’on sache clairement ce qui cautionne leur vérité. À partir de là, toutes les analyses semblent permises et toutes les vérités également, comme si la Mort Artu n’était plus qu’une coquille vide, l’histoire d’un irréconciliable conflit des interprétations où plusieurs régimes de vérité pouvaient cohabiter dans une immense cacophonie4. La question touche donc moins à la nature de la merveille5 qu’à son interprétation et, plus précisément, à l’herméneutique difficilement assignable qui semble toucher la plupart des personnages, avec les conséquences catastrophiques que l’on connaît sur le destin du royaume arthurien.

  • 6 Alain Corbellari, « Arthur et les mystères de la chamb...

  • 7 A. Corbellari, art. cit., p. 83.

  • 8 Le commentaire de Morgane peut alors être envisagé dan...

  • 9 Le terme senefiance renvoie sans doute ici au récit qu...

3Souvent lu comme une « mise en abyme du récit et de son écriture6 » et un lieu privilégié pour observer la « dégradation des signes qui affecte progressivement le monde arthurien dans la Mort le Roi Artu7 », l’épisode de la chambre aux images du Palais de Morgane est aussi le lieu idéal pour explorer l’herméneutique malade du roman et l’état de la faculté de mémoire du roi au moment où les paroles d’Agravain, qu’il tenait jusqu’ici pour des mensonges, deviennent pour lui « greigneur verité que devant » (344.4)8. Arthur y est confronté à une série de phénomènes étonnants dont il interroge d’abord la nature diabolique en se signant, avant de rester esbahiz et trespensez face à la merveille des merveilles qui se révèle à lui sous la lumière du matin, dans la chambre où Lancelot prisonnier a peint son histoire de chevalier idéal amoureux de la reine. Curieusement, pour Arthur, les signes sont clairs et transparents – « ge voi tote apertement que il s’en est acointiez » (336.9-10) – et n’appellent pas de glose puisque les images sont accompagnées des senefiances que le roi peut lire9. Ce qui l’interpelle, ce n’est pas tant la merveille qui se déploie sous ses yeux sous forme d’images peintes que la lecture qu’il en retient : la relation qui unit Lancelot et la reine est une relation charnelle. Et lorsque le roi interroge sa sœur, c’est simplement pour s’assurer que « la senefiance de cez letres est veraie » et que ce qu’il voit « est veritez tot einsi come ceste escripture le tesmoigne » (336.8 et 11), condition pour que cette révélation soit effective.

  • 10 Ce lien ne posait pas problème dans la Queste, sauf p...

  • 11 C’est ce que Lancelot lui rappellera, en donnant une ...

4Ce qui pose problème ici, ce ne sont donc pas les signes, ni leur senefiance, mais leur veraie senefiance, autrement dit ce qui relie la signification à la vérité10. Et c’est sur ce lien que le roi va interroger la fée : « Or vos requier je, […] que vos me dites qui cez ymages portrest. Et se vous en savez la veraie senefiance, si me la dites » (336.19-23). Plus tard, lorsqu’il pose à nouveau la question avec une pointe d’agacement après une première relecture, image par image, des fragments du discours amoureux de Lancelot – « Mes or me dites qui ces pointures fist » (340.26) –, il apparaît bien clairement que ce qui pose problème au roi, c’est l’assignation de cette escriture offerte à la lecture, autrement dit, qui en est l’auteur, qui en garantit la senefiance et la vérité. La réponse vient sans délai la seconde fois : « Certes, fet ele, Lancelot del Lac » (340.26), mais elle est encore incomplète, car d’une part Lancelot n’a pas l’autorité infuse des ermites de la Queste et, d’autre part, plusieurs images du chevalier sont mises en concurrence à ce moment-là dans la mémoire d’Arthur. Tout se joue alors, dans le conflit des images, entre la figure de Lancelot qui émane des images peintes – qui est aussi l’image idéale qui habite la mémoire d’Arthur dans la première partie du roman – et la figure que voit le roi apertement – et que Morgane s’appliquera à détailler pour la graver durablement dans sa mémoire. De là la nécessité, pour Morgane, d’accompagner le nom de Lancelot de tout un arsenal fantasmagorique afin de faire exister cette seconde image de Lancelot aussi puissante que ses peintures et parvenir à ses fins. Les machines de la mémoire sont en marche, celles du basculement du roman également car c’est de cette mauvaise remembrance d’Arthur, de cette altération de sa mémoire, que viendra la guerre et la mort du roi11. Reste à voir quelle image se dégage finalement des paroles de Morgane, et comment l’épisode des portraitures permet de prendre la mesure de cette herméneutique malade où le diable s’immisce dans chaque détail, en élucidant, par contre-coup, l’image de Lancelot que véhicule le roman et dont tous « se merveillent » et s’étonnent, autant à la cour que sur le champ de bataille.

  • 12 Le moment du dévoilement des images est à mettre en r...

  • 13 « Celui jor fist molt bel tens et li soleuz fu levez ...

  • 14 Voir les pages 336.25 à 338.5.

  • 15 « Et ge le vos dirai donques, fet ele, en tele manier...

  • 16 La comparaison systématique du luxe du palais de Morg...

  • 17 Voir par exemple la tentation de Perceval dans la Que...

5Lorsque Morgane laisse la lumière envahir la chambre dans laquelle Lancelot avait « trestote portrete l’estoire de lui et de la roïne Guinievre » (328.6-7) et qu’elle place sous les yeux d’Arthur les images peintes et les lettres inscrites par le chevalier, elle rouvre sous nos yeux de lecteurs cycliques les meilleures pages de l’Estoire messire Lancelot del Lac – miniatures, texte et rubriques incluses –, dont nous nous apprêtons à lire les derniers feuillets. Quelques images mémorables suffisent à réveiller le souvenir de ces lectures courtoises et de ces épisodes fameux que la Queste avait quelque peu obscurcis : c’est le temps de la jeunesse et de l’amour, des aventures et des premiers exploits du chevalier noviaus incapable de se déclarer à la reine ; le temps de l’amitié avec Galehaut, le fils de la Belle Géante, qui est aussi un voisin belliqueux d’Arthur finalement fédéré au nom d’une amitié exceptionnelle, et puis le moment du premier baiser des amants12… Notre ravissement de lecteur, emporté par l’enthousiasme de Lancelot qui revit et nous fait revivre ces événements dans le présent de sa prison, n’est toutefois que de courte durée car, si nous nous laissons porter par les merveilles de chevalerie des premières images où Arthur ne voit « onques illuecques nes une chose que il reconeüst tot a voire par les noveles que l’en aportoit tote jor a la cort » (334.30), nous ne passons pas moins du ravissement heureux au doute inquiet lorsque nous prenons garde à l’identité de la commentatrice et au contexte d’apparition de ces images. En effet, depuis le début, le narrateur est tout occupé à contextualiser le tête-à-tête d’Arthur et de sa sœur dans des lieux qui ne cessent de connoter une présence diabolique : c’est sous un soleil qui darde des rayons un peu trop « beax et clers » (334.12) pour ne pas être suspects13, assis sur un lit où il se delite de la conversation séductrice de sa sœur, que le roi voit apparaître les peintures de Lancelot. L’épithète attribuée à Morgue la desloiaus autant que l’énergie que met la fée à se construire un éthos aussi brillant que les tentures de son palais14 se combinent pour nous inviter, s’il est encore nécessaire de le faire, à douter des nouvelles résolutions de la sœur d’Arthur15 dont nous avons expérimenté plus tôt dans le cycle les ruses diaboliques et dont nous connaissons les intentions peu louables. Ce sont autant d’indices d’une lecture qui s’annonce biaisée et qui n’aura rien à envier à celles des faux ermites de la Queste. La seule hésitation vraiment permise au lecteur sera de savoir s’il faut ranger Morgane du côté des losangiers, et si elle veut, comme eux, mettre en échec la relation courtoise et se venger autant de Lancelot qui ne l’a jamais aimée que de Guenièvre qu’elle hait, du côté des felons qui, comme Mordret, en veulent à la seigneurie d’Arthur et veulent affaiblir son pouvoir royal16, ou du côté des demoiselles tentatrices de l’Estoire ou de la Queste qui échouent in extremis à séduire les chevaliers isolés17.

  • 18 Le tour « voirs est » est récurrent dans le roman et ...

  • 19 Cette vérité n’est pas problématique en soi. Jean Flo...

6Dès l’ouverture de son commentaire, le jeu de Morgane est clair, et la perfidie de sa rhétorique tient à peu de choses : partie d’une vérité connue et partagée18 qui ne concerne que Lancelot – le jeune homme aime la reine depuis le premier jour de sa chevalerie et il accomplit toutes ses prouesses pour l’amour de sa dame19 –, elle amène Arthur à reparcourir les épisodes bien connus de la vie du chevalier en recentrant le propos sur lui-même par le choix de la deuxième personne (« ce poïstes vos bien savoir », « vos y venistes primes », « vos n’i poïstes metre le pié », etc., 338.11-17) et en lui donnant le rôle de premier plan tandis que Lancelot est perfidement rejeté sous un « on » indéfini (338.13). Ce faisant, elle parvient à récrire l’histoire en retournant le regard d’Arthur sur lui-même et à faire accepter au roi une vérité en lui faisant voir ce qu’il n’a pas vu. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même : « Certes ne m’aperçui je pas voirement, mes totevoies avint il tot einsi come vos dites de Keu le seneschal » (338.20-22). Pour cela, elle construit son discours de séduction sans utiliser aucun terme axiologique qui jugerait ou accuserait frontalement Lancelot. Elle ne travaille que sur les faits en établissant des liens de cause à effet qui n’ont pas lieu d’être afin de faire apparaître des liens binaires problématiques (Lancelot chevalier de la reine / Lancelot chevalier du roi / les époux royaux / les amants adultères) là où la relation courtoise dessinait un triangle amoureux non-problématique (Lancelot, chevalier du roi et de la reine). Arthur intègre donc les éléments d’interprétation diaboliques (ceux qui séparent, au sens étymologique du terme) de Morgane en les prenant comme des faits. Toutefois, la rhétorique de la fée ne parvient pas à lever tous les doutes du roi et deux interprétations restent encore possibles dans l’esprit d’Arthur, même si l’alternative montre que la coupure est déjà effective : « mes ce ne sai je mie se ce fu por la roïne ou por moi » (338.22-23).

  • 20 « Sire Lancelot del Lac ama molt durement ma dame la ...

7Face à ce demi-échec, Morgane relance son argumentaire (« Et i a il plus », 338.24) et repart étonnamment de l’image non-problématique du chevalier courtois qu’Arthur a sous les yeux20. Et son récit semble suivre la lecture courtoise des senefiances qui accompagnent les images : même si l’image montre la défaite d’Arthur contre les troupes de Galehaut, Morgane rappelle que « l’enor en fu, si come la porteture dist, tote [sienne] ». Toutefois la perfidie de Morgane est encore à l’œuvre car on ne sait plus ce que l’image peinte met sous les yeux d’Arthur : on glisse de l’exploit du chevalier aux armes noires – et la couleur n’est sans doute pas inutile dans le processus mémoriel utilisé par Morgane – à l’hommage de Galehaut que l’on imagine genou à terre devant Arthur qu’il vient de vaincre – figure, s’il en est, de l’honneur d’Arthur. On glisse ensuite de l’hommage de Galehaut au désespoir de Lancelot mourant d’amour pour celle qu’il aime destroitement (340.14), puis à l’entremise de Galehaut qui intercède pour son ami auprès de la reine, et enfin au baiser des amants. De l’hommage vassalique de Galehaut au baiser de Lancelot à la reine, il n’y a qu’un pas que Morgane saute en jouant du sommaire et de la quasi simultanéité des faits (et si com, 340.9). La construction mémorielle est très habile car Morgane joue de l’intermittence des images et parvient à faire voir à la place de la scène d’hommage le baiser des amants : elle remplace purement et simplement une des images peintes par une image mentale fondée sur les mêmes structures triangulaires. Pour ce faire, elle superpose des relations équivalentes (roi-vassal / reine-amant, relation vassalique / relation amoureuse, artisan de la paix / artisan de l’amour) afin que le roi ne voie plus la scène d’hommage mais l’allégeance de Lancelot à Guenièvre, autrement dit, non plus le geste politique entre hommes fondé sur l’idéologie féodale, mais le geste amoureux et intime, fondé sur l’idéologie courtoise. Arthur ne retient pas l’image qui est tout à son honneur mais l’autre image, celle que Morgane ne commente pas mais dont la symétrie suffit à donner le sens. Pris dans le système, Arthur la suit dans ce retournement de l’image où, à la place de son enor, il ne voit plus que « [sa] honte tot apertement et la traïson Lancelot del Lac » (340.24). Le problème ici, c’est que lorsque le roi pense voir « tot apertement » la vérité, c’est précisément le moment où cette vérité vient d’être voilée par une image parasite. Là où le commentaire dévoilait la vérité dans la Queste, il la voile dans la Mort Artu.

8La suite fonctionne à peu près de la même façon, sauf que Morgane, au lieu de partir d’une image peinte, se donne comme point de départ une image mentale présente dans la mémoire d’Arthur :

Vos sovient il des .ii. assemblees qui furent a Kamaalot quant li conpaignons de la Table Ronde distrent que il n’iroient pas a assemblee ou Lanceloz del Lac fust par devers els, por ce que il en portoit toz jorz le pris ? […] Vos en sovient-il donc ? – Oïl, molt bien, fet li rois Artus, encor m’est il avis que je la voie (342.5-6).

  • 21 La variante du manuscrit F, « faite de main d’ome mai...

9La demonstratio de Morgane n’en est pas moins implacable : Arthur a sous les yeux les exploits de Lancelot incognito contre les chevaliers de la Table Ronde, et il en fait, comme précédemment, une lecture d’abord naïve conforme à son admiration pour le chevalier « car onques puis en leu ou [il fust] ne vi autant fere d’armes a .i. seul chevalier com il fist celui jor » (342.7-8). Mais ce n’est pas cette image qui intéresse Morgane : elle la fait donc disparaître brutalement en jouant une fois de plus sur les circonstants et les faits simultanés : « quant il s’en parti a cele foiz de la cort, il fu perdu plus d’un an et demi » (342.10-11). Et c’est par cette éclipse qu’elle parvient à la remplacer par une autre : dans l’obscurité de la prison, c’est le chevalier-peintre qui réapparaît, celui qui permet à Morgane – comme le soulignent les nombreux déictiques (« cele fenestre la », « lors li mostre les fers », 342.20) – de revenir dans la chambre où elle se trouve avec son frère et de rediriger le regard du roi vers les barreaux qui en ferment la fenêtre. L’image trouve encore une fois sa légitimité dans ce qu’Arthur voit et qu’il ne peut pas remettre en question, ici les barreaux de fer. La conclusion qu’il formule vient donc en toute logique au vu de la solidité des grilles : « Si dist li rois Artus que cele chose si n’estoit pas ovre d’ome mes ovre de deable » (342.21-23)21. Mais dans la formulation de sa conclusion, le brouillage est déjà sensible : la « chose » dont il parle est-elle seulement le fait de parvenir à desceller les barreaux ? ou a-t-il déjà aperçu la figure du diable dans les images déployées dans sa mémoire par Morgane ? Le commentaire qu’il donne des propos d’Agravain après mûre réflexion explicite son propos : « Cuidoie tot veraiement que il me mentist. Mes ceste chose qui ci est moine a droite certeineté mon cuer, et greigneur verité me semble que devant » (344.1-4). En ramenant le regard d’Arthur vers les barreaux de la fenêtre, Morgane a mis devant les yeux d’Arthur une figure diabolique qui vient donner autant d’autorité aux images qu’elle a fait apparaître qu’à celles de Lancelot. Son propos est, là encore, révélateur car il peut dire de façon équivalente « come ces ymages le tesmoignent » et « come vos m’avez ici conté orendroit » (344.6 et 26). L’escripture et le conte se confondent dans l’esprit d’Arthur comme les deux autorités – de Lancelot et du diable – le font. Là est le tour de force de la fée et sa victoire : par de simples jeux de glissements successifs et de superposition d’images, Morgane recouvre par la magie de sa rhétorique les images peintes par Lancelot, comme elle avait recouvert les murs de son château de tentures somptueuses. Elle parvient ainsi à inverser la figure du chevalier idéal et à immiscer dans l’imagination d’Arthur la figure diabolique qu’elle voulait lui révéler.

10Du point de vue diégétique et narratif, le discours de Morgane est très efficace, puisqu’il permet d’autoriser les paroles d’Agravain et de faire basculer le roi vers sa chute inéluctable. En cela, il est un moteur de l’action. Mais ce n’est pas de ce point de vue qu’il est le plus intéressant, car, en faisant apparaître une image déformée de Lancelot dans la mémoire d’Arthur, bien plus qu’à un basculement diégétique, il nous invite à un basculement herméneutique. En recouvrant l’image de Lancelot d’un voile diabolique, en déformant l’image du chevalier qui était présente dans la mémoire du roi, Morgane nous donne à voir la nature de la maladie d’Arthur, et appelle également le face-à-face de deux figures de Lancelot. Pour schématiser, elle oppose le chevalier blanc et le chevalier noir, la figure idéalisée et l’image « défigurée » du chevalier. C’est donc une configuration en diptyque qu’il nous faut maintenant élucider pour voir ce qu’elle peut nous apprendre du personnage de Lancelot et du sens de cette fin de cycle qui est autant la fin du royaume arthurien que celle du meilleur chevalier de tous les temps.

  • 22 La situation de Lancelot au début de la Mort Artu n’e...

  • 23 « J’estoie, fet il, en si grant joie et en si grant c...

11En recouvrant les images d’un simulacre de vérité (« et greigneur vérité me semble que devant », 344.3-4) et en ramenant les images mentales à des choses bien visibles et bien tangibles (les barreaux), Morgane fait faire à Arthur le cheminement inverse de celui que les ermites proposaient aux chevaliers de la Queste qui, eux, partaient de leurs aventures et des données des sens pour remonter vers la raison pure et l’intellectio en utilisant le moteur de la mémoire et de l’imagination puis de la raison. En cela, elle ne fait que décaler dans l’ordre du mirabilis dysphorique ce que le discours du diable provoquait dans celui du magicus dans la Queste : sa parole est une parole de dissemblance mais dans le cadre profane. De fait, de la même façon que, sous l’effet des paroles du diable ou du faux ermite, la mémoire du chevalier déformait l’image de Dieu qui était en lui au lieu de la redresser, de la même façon, sous l’effet du discours de Morgane, la mémoire déformée d’Arthur défigure Lancelot et relit son histoire sur le mode charnel – « ge voi tote apertement que il s’en est acointiez » (336.9-10). Il n’est évidemment pas question de conclure ici en affirmant que face à la noire figure du diable et à la lecture charnelle, il faut opposer une lecture spirituelle de la relation courtoise et faire de Lancelot un nouveau Galaad. Non. Mais le retournement de l’image de Lancelot dans la mémoire du roi nous invite à nous interroger sur cette image première que le bon roi Arthur n’avait pas voulu écorner avant de tomber dans le piège de sa sœur. Au-delà de cette image première, c’est donc sur les images de Lancelot qui ont frappé notre mémoire de lecteur qu’il faut nous pencher maintenant afin d’essayer de réévaluer l’image ambiguë du chevalier que nous donne le début du roman22 et celle, un peu trop sainte, que nous propose le songe de l’archevêque à la fin23. Dans l’intervalle, les mots et les gestes étonnants de Lancelot attirent assez souvent le regard de ses compagnons ou de ses adversaires pour que le lecteur puisse y reconnaître les balises discrètes d’une merveille à élucider et les traces mémorielles de l’image d’un chevalier merveilleux à opposer au simulacre morganien.

12S’il ne fallait garder qu’une seule image frappante de la merveille de Lancelot, sans doute les lecteurs retiendraient-ils pour la plupart l’épisode où, au cœur du siège de la Joyeuse Garde, Lancelot se met – à la surprise de tous – à protéger le roi des coups mortels de ses compagnons. Selon le narrateur, Lancelot « trop amoit lo roi de grant amor si que il ne poïst pas avoir cuer de lui mal faire » (594.11-12). Le chevalier ajoute : « il m’a bien fet et honor de tot ce qu’il pot, por quoi il n’avra ja mal par moi » (596.3-5). Et enfin le roi commente les faits en remettant sous les yeux de ses hommes le geste merveilleux de Lancelot :

Seigneur avez veü qui Lanceloz a hui fet por moi, qui estoit au desus de moi ocirre et ne volt onques metre main en moi, tot me peüst mener a mort se lui pleüst ? Par foi, or a il passé de debuenereté et de cortoisie toz les chevaliers dont je onques oïsse mes parler. Or vodroie je molt, se Dex me conselt, que ceste geurre n’eüst onques esté encomencie, que plus a hui vencu mon cuer par sa debuenereté que toz li monz n’eüst par force (596.15-24).

  • 24 Lancelot garde cette image sans toutefois être naïf s...

13Les trois commentaires élucident à leur façon le geste insensé de Lancelot en mettant en avant quatre éléments : le grand amour du chevalier pour le roi, sa loyauté, sa debuenereté et sa courtoisie. Or, si loyauté et courtoisie sont aisés à comprendre, et si amour peut sans doute être explicité dans la recomposition du triangle courtois (Lancelot chevalier de la reine et du roi, partageant un même lien d’amour avec chacun des deux), debuenereté n’est pas aussi évident à élucider. Peut-être faut-il le mettre en relation avec la question de la mémoire dans la mesure où c’est au moment où le roi ne « menbrast [pas] si com il deüst fere » (618.23) l’honneur que Lancelot lui a fait en le réconciliant avec Galehaut qu’il perd la bontez qui devrait être celle d’un bon roi et qu’il se trouve du même coup rejeté du côté des mescheants. De son côté, Lancelot, malgré toutes les péripéties, ne déforme jamais l’image du roi honorable et bon qu’il porte en lui, ce qui fait de lui le dernier des bons chevaliers24. Le retour à la question de la mémoire permet donc d’élucider le couple debuenereté / mescheance et d’opposer Arthur et son défaut de mémoire à Lancelot qui ne cesse de rappeler l’honneur qu’il doit à son seigneur malgré toutes les bonnes raisons qu’il aurait de l’oublier. La bonté et la mémoire bien orientée semblent donc des éléments à retenir pour définir ce qui fait la merveille de Lancelot par opposition à la mescheance d’Arthur.

14Un troisième élément interpelle le lecteur dans le discours de Lancelot : l’insistance du chevalier à mettre en avant sa volenté lorsqu’il répond à la demoiselle d’Escalot qui s’inquiétait de l’absence de liberté de son cœur :

Ma volenté en faz ge bien, car il est del tot la ou ge vueil que il soit ; car il ne porroit estre en nul leu si bien assenez come la ou il est assis. Ne ja Dex ne doinst que il de ceste volenté se parte, car après ce ne porroie ge puis vivre jor si aese come ge faz orendroit (280.29-282.3).

  • 25 Sur cette question, voir Marie-Madelaine Davy, Initia...

  • 26 La liste des trois facultés de l’âme humaine apparaît...

15C’est sa volenté qui conditionne son amour pour Guenièvre, c’est également cette volonté qui le fera renoncer à la reine, et se retirer dans l’ermitage où il finira ses jours. Dès lors que l’on se souvient que, avec raison et mémoire, volonté vient compléter la liste des trois facultés de l’âme humaine – créée à l’image et à la ressemblance de la Trinité divine, mais mise à mal par la Chute – et le moteur de la restauration de l’image de Dieu dans l’homme25, il semble que la merveille de Lancelot trouve à s’éclairer dans la combinaison de ces trois termes, avec un éclairage nouveau sur debuenereté qui serait alors le sens, la direction donnée par Lancelot à ses paroles et à ses actes26. Cela ne nous amènera toujours pas à faire de Lancelot un chevalier célestiel ou un saint, mais à voir en lui le meilleur chevalier du monde, autrement dit celui qui, dans l’amour qu’il porte à la reine comme dans celui qu’il porte au roi, à son clan ou à ses compagnons de la Table Ronde, reste fidèle à la Trinité – aussi imparfaite soit-elle – qui est en lui et qui garantit sa merveille.

16Au terme de cette enquête, il apparaît que le parcours mémoriel orchestré par les fantasmagories interprétatives de Morgane, loin d’être anecdotique, donne une perspective nouvelle à la lecture de ce roman où les pôles antagonistes traditionnels (Dieu et diable) se contentent chacun de darder un rayon de soleil pour manifester leur ire – contre Mordret le vrai mescheans pour le premier, contre Lancelot le seul qui garde sa debuenereté jusqu’au bout pour le second – et ne semblent plus garantir une axiologie suffisante pour soutenir l’herméneutique romanesque et lever l’impression de non-sens que la critique a souvent remarquée. Dans ce roman, ce ne sont pas tant les signes qui ont perdu leur sens que les interprètes qui n’ont plus la capacité de les lire correctement, faute de pouvoir s’appuyer sur une vérité unique et ferme. Le monde de la Mort Artu, après celui de la Queste, est un univers d’après la Chute – non plus celle des anges, mais celle des hommes – où la faculté de mémoire, désormais distordue, ne parvient plus à s’élever vers les valeurs sublimes d’amour et d’honneur qui faisaient la grandeur de la Table Ronde. Condamnés à des lectures charnelles des paroles et des gestes de leurs compagnons d’autrefois, les personnages nourrissent la haine et le ressentiment. Les conflits d’interprétation les enferment dans le cercle de leurs charnels amis – leur clan – et les mènent à leur perte. Face à eux, le bon chevalier est le dernier à garder la mémoire de ses merveilles, lui qui, par la force de son amour, a porté sa chevalerie aux confins du sublime.

17Deux forces antagonistes sont à l’œuvre dans le roman : celle qui sépare contre celle qui relie, celle du diable contre celle de Dieu, celle qui éloigne de la vérité et celle qui en rapproche. De ceux qui choisissent la première voie, seul Gauvain sera sauvé, in extremis, grâce à la reconnaissance posthume de sa faute – et peut-être Arthur également dont le cuer n’a jamais tout à fait basculé du côté des mescheans. Des autres, des bons, il n’en reste qu’un, Lancelot, qui, par sa prouesse, fait rayonner la plus humaine des forces, celle de l’amour, qui est aussi la plus divine de ses vertus. Sa tombe, à la Joyeuse Garde – lieu emblématique de son amour pour la reine et pour le roi –, est placée à côté de celle de Galehaut, pour rappeler que l’amour de Lancelot n’est pas seulement vertical, réservé à sa dame et à son seigneur, mais rayonnant vers ses compagnons de la Table Ronde, vers Gauvain, vers cet ami merveilleux qui, on s’en souvient, était mort d’amour pour lui. C’est là que finit le parcours mémoriel déclenché par l’herméneutique perverse de Morgane, mais là également que se cristallisent le sens du roman et peut-être son autorité, garantie non plus par la condition des ermites, mais par la force d’amour de Lancelot qui, en ses différentes espèces, est à l’image et à la ressemblance de l’amour divin. En définitive, en voulant usurper l’autorité des escriptures de Lancelot, garanties par sa merveille si puissante, Morgane nous amène à repenser l’autorité de l’Estoire de messire Lancelot dans son ensemble autour de la merveille de Lancelot qui restera le meilleur chevalier du monde. Bien qu’il ne parvienne pas à arrêter le monde arthurien dans sa chute, il est celui qui sauve, par la force de son amour, la part courtoise de la bonne chevalerie, la part du cœur, autrement dit la part humaine, mais aussi la part du roman.

Notes

1 Nous nous référons à l’édition au programme des agrégations de Lettres et de Grammaire dont nous ne donnerons désormais plus que les numéros de page et de lignes : La mort du roi Arthur, éd. David Hult, LGF (Lettres Gothiques), 2009. Le passage sur lequel nous nous concentrerons est aux pages 334.12 à 344.24. Les italiques dans les citations ont valeur de soulignement et sont de notre fait.

2 Le terme senefiance n’apparaît que cinq fois dans le roman, dont trois fois dans l’épisode de la chambre aux images, une fois pour rappeler à Gauvain la senefiance du léopard et du serpent du Palais Aventureux que l’ermite lui avait délivrée (564.4), et une fois pour désigner les signes qu’Arthur découvre au cours du trajet qui le mène jusqu’à la plaine de Salesbières et qu’il reçoit comme « tantes senefiances de sa mort » (810.15).

3 On retrouve ici le Gauvain du Lancelot en prose ou même du Conte du Graal dont le regard s’arrête à la hauteur de la belle porteuse du Graal sans parvenir à s’élever jusqu’au vessel. Du point de vue de Lancelot, les choses sont un peu différentes : c’est « por amor de la rien el monde qu[’il] le plus aime » (204.21), qu’il accorde le don à la demoiselle et se présente incognito au tournoi. Autrement dit, c’est pour l’amour de la reine qu’il fait ce geste fou mais, du même coup, sublime. La reine sera, à son tour, abusée par la lecture de Gauvain et, de là naîtra son immense jalousie.

4 Sur la question du code qui sous-tend chaque lecture, voir l’article de Michèle Szkilnik, « Loiauté et traïson dans la Mort le roi Artu » (Op. cit. : revue de littérature française et comparée, 3, 1994, p. 25-32), en particulier les pages sur le conciliabule des frères de Gauvain et la lecture que chacun fait, selon le code courtois (Gauvain) ou féodal (Agravain), de l’histoire des amants. Voir aussi l’article de Catherine Croizy-Naquet sur le discours de Bohort à Guenièvre où le code courtois et le discours clérical se mêlent pour donner un résultat tout à fait inattendu dans la bouche du chevalier chaste (« Le discours de Bohort ou l'impossible dialogue avec la reine », Op. cit. : revue de littérature française et comparée, 3, 1994, p. 15-23).

5 Il y a peu de vraies merveilles dans la Mort Artu et, si l’on met de côté les prodiges qui accompagnent le retour de l’épée Excalibur au Lac (voir l’article de Joël Grisward, « Le motif de l'épée jetée au lac : la mort d'Arthur et la mort de Batradz », Romania, 90, 1969, p. 289-340 et 473-514) et le rayon de soleil qui signale la colère divine lorsqu’Arthur frappe Mordret, les phénomènes qui étonnent et frappent les personnages sont essentiellement des paroles ou des comportements provisoirement inexplicables.

6 Alain Corbellari, « Arthur et les mystères de la chambre noire. Révélations et espaces intérieurs dans la Mort le roi Artu », dans Temps et histoire dans le roman arthurien, éd. Jean-Claude Faucon, Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 1999, p. 83-92 ; citation p. 83. Outre cet article, voir en particulier celui de Nelly Andrieu-Reix intitulé « D’amour, de vérité, de mort. Signes et enseignes », dans La Mort le roi Arthur ou le crépuscule de la chevalerie, éd. Jean Dufournet, Paris, Champion, « Unichamp », 1994, p. 9-24.

7 A. Corbellari, art. cit., p. 83.

8 Le commentaire de Morgane peut alors être envisagé dans une étonnante continuité avec les commentaires de la Queste où les chevaliers sont confrontés à des aventures merveilleuses (visions, songes, rencontres) qui révèlent l’état de leur mémoire en se donnant comme le reflet en miroir de l’image de Dieu qui est en eux – selon le modèle de la théologie augustinienne – et que les ermites explicitent en établissant du même coup une hiérarchie des chevaliers des plus terrestres aux plus célestiels. Dans ce roman, le diable prend la forme du mauvais commentateur qui déforme l’image de Dieu au lieu de la réparer, comme Morgane le fait ici. La Mort Artu rejoint ici les inquiétudes des théologiens contemporains face aux dangers de l’image. Sur cette question voir A. Corbellari, art. cit., p. 86-88.

9 Le terme senefiance renvoie sans doute ici au récit qui accompagne les images peintes, puisqu’il élucide l’identité des personnages représentés.

10 Ce lien ne posait pas problème dans la Queste, sauf pour le faux ermite, car la condition même des commentateurs suffisait à garantir l’accès à la vérité, elle-même cautionnée par la vérité révélée.

11 C’est ce que Lancelot lui rappellera, en donnant une deuxième fois son interprétation de l’hommage de Galehaut, lorsqu’il quitte la Bretagne pour retourner dans ses terres : « Se de cele jornee vos menbrast si com il deüst fere, ja de guerre partir contre moi ne vos entremeïssiez » (618.23-24).

12 Le moment du dévoilement des images est à mettre en relation avec l’épisode où la demoiselle d’Escalot montre à Gauvain l’écu de Lancelot, et avec celui au cours duquel Lancelot dépose lui-même son écu en l’église Saint-Etienne de Camaaloth pour en faire une relique de ses merveilles au moment où il quitte la Bretagne pour retourner dans ses terres (242.13-16 et 622.14-20). Dans les deux cas, l’écu se donne comme un analogue du chevalier qui révèle son identité ou rappelle ce qui fait de lui le meilleur chevalier du monde. C’est une image transitive, comme une relique.

13 « Celui jor fist molt bel tens et li soleuz fu levez beax et clers qui se feri leenz de totes parz, si que la chambre fu plus clere qu’ele n’estoit devant » (334.12-14). Tous les indicateurs de la merveille sont ici présents pour nous inviter à interroger le cadre de la chambre qui pourrait être celui de la rencontre amoureuse (soleuz, seul a seul, se delitoient) ou de l’apparition d’un cortège graalien (Arthur voit sortir d’une chambre un peu à l’écart deux demoiselles portant des cierges allumés dans des chandeliers d’or), mais qui sera celui de la révélation de l’amour de Lancelot et Guenièvre au regard puis à l’esprit du roi. La lumière toute luciférienne, comme les tentures apparues comme par magie sur les murs extérieurs juste avant l’entrée d’Arthur, interroge la nature diabolique des lieux et de la commentatrice. Cette fois Arthur ne se signe pas et ne vérifie donc pas l’origine du discours qu’il va entendre.

14 Voir les pages 336.25 à 338.5.

15 « Et ge le vos dirai donques, fet ele, en tele maniere que ja ne vos en mentirai de nul mot » (338.5).

16 La comparaison systématique du luxe du palais de Morgane et de l’abondance du banquet avec ce que le roi aurait pu offrir a Kamaalot laisse cette hypothèse ouverte (326.2-10).

17 Voir par exemple la tentation de Perceval dans la Queste del Saint Graal, éd. F. Bogdanow, LGF (Lettres Gothiques), p. 290-304. Comme ces demoiselles, Morgane se présente comme une demoiselle en danger face à la perspective des représailles de celui qu’elle ne veut pas nommer. La formulation n’est pas la même (les jeunes filles tentatrices de la Queste pleurent inlassablement leur regne perdu) mais la posture est proche.

18 Le tour « voirs est » est récurrent dans le roman et souvent rattaché à un discours autorisé. C’est la formule qu’utilisera Fortune pour résumer le règne d’Arthur (802.14) ou que Bliobéris reprendra après le songe de l’archevêque et la mort de Lancelot (904.26). Ici, Morgane l’utilise perfidement car elle restreint la portée de l’énoncé vrai dès la phrase qui suit.

19 Cette vérité n’est pas problématique en soi. Jean Flori explique comment les seigneurs donnaient leur femme à aimer aux jeunes chevaliers pour motiver leurs prouesses par un amour idéalisé (« Littérature et société au XIIIe siècle : mariage, amour et courtoisie dans les Lais de Marie de France », Bien dire et bien aprandre, 8, 1990, p. 71-98). Cette vérité n’engage que Lancelot et non pas les amants ensemble.

20 « Sire Lancelot del Lac ama molt durement ma dame la roïne Guinievre, et tant come nus cuers mortex porroit plus amer nule dame de tot le monde. Mes onques, ne par lui ne par autre, ne li descovri, et tant se traveilla por s’amor que il fist totes les chevaleries que vos veez ilueques portretes » (338.24-340.2).

21 La variante du manuscrit F, « faite de main d’ome mais de main de diable », superpose clairement les barreaux arrachés et les peintures.

22 La situation de Lancelot au début de la Mort Artu n’est pas claire car, d’un côté, il est encore disqualifié par son amour pour la reine dont il brûle à nouveau dès son retour à la cour (188.16-190.12), mais, de l’autre, il est reconnu partout comme le meilleur chevalier du monde et aimé de tous, même de Gauvain qui, non sans une pointe d’humour, regrette de ne pas être une demoiselle pour que Lancelot puisse porter sa manche (234.27-30).

23 « J’estoie, fet il, en si grant joie et en si grant compaignie d’angres c’onques ne vi autant de gent en leu ou je fusse ; et emportoient lassus el ciel l’ame de nostre frere Lancelot » (904.13-17). Le récit reprend ici le modèle des récits de vision de l’au-delà très répandues aux XIIe et XIIIe siècles, en particulier dans le milieu cistercien.

24 Lancelot garde cette image sans toutefois être naïf sur le devenir d’Arthur à qui il reproche violemment de ne plus être le bon roi qu’il était depuis qu’il a perdu la mémoire : « ne di je mie po poor de j’aie de vos, ainz le disoie por l’amor que vos deüssiez avoir a moi, se vos fussiez si bons guerredonerres de bontez come rois deüst estre » (618.25-28).

25 Sur cette question, voir Marie-Madelaine Davy, Initiation à la symbolique romane, Paris, Flammarion, 1964, p. 73-79.

26 La liste des trois facultés de l’âme humaine apparaît déjà dans la Queste, déclinée, cette fois en force dou cors, sens et memoire (sur cette question, voir mon article sur la parole du diable dans la Queste del Saint Graal à paraître aux PULM dans le volume Diabolus in littera, (éd. F. Quero et C. Nicolas)). La force dou cors n’est plus tout à fait la même dans la Mort Artu où les chevaliers vieillissants n’ont plus le physique de leur jeunesse, mais la force du cœur n’en est que plus grande, comme en témoignent les exploits du roi Aguisant dans la bataille de Salesbières : « nus hom qui le veïst et seüst son aage ne fust qui ne s’en merveillast dont ce li poïst venir ; car cele proece ne li venoit mie de la force de son cors ne de ses menbres, ainz li venoit del grant cuer qu’il avoit el ventre » (844.29-846.3).

Pour citer cet article

Catherine Nicolas, «Deviser les senefiances des portraitures de la chambre aux images : fantasmagories interprétatives et sens de la merveille dans la Mort le roi Artu (334.12 à 344.24)», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2022 », n° 23, automne 2021 , mis à jour le : 05/12/2021, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=710.

Quelques mots à propos de :  Catherine Nicolas

Catherine Nicolas, maître de conférence en langue et littérature du Moyen Âge à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, est l’auteur d’une thèse intitulée « Cruor, sanguis » : approche littéraire, anthropologique et théologique de la blessure dans les romans du Graal en prose (xiie siècle) et de nombreux articles sur la matière bretonne. Elle a récemment publié, avec Irène Fabry-Tehranchi, L’iconographie du Lancelot-Graal (Turnhout, Brepols, 2021, collection « RILMA » dirigée par Christian Heck). 

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