Moyen Âge
Agrégation lettres 2017
N° 16, automne 2016

Didier Lechat

Le Livre du duc des vrais amants
Étude littéraire des vers 1-504

  • 1 Le Livre du duc des vrais amants, édition bilingue, pu...

  • 2 Voir à ce sujet D. Poirion, « Traditions et fonctions ...

1Les cinq cent quatre premiers vers du Livre du duc des vrais amants consistent classiquement en un prologue clairement délimité (v. 1-40), et en une mise en route du récit1. Christine de Pizan indique en préambule les circonstances dans lesquelles l’œuvre lui a été commandée, elle la réfère à une catégorie de textes – celle des dits – et elle en éclaire le titre ; elle comble en ce sens certaines des attentes habituelles du lecteur médiéval au seuil d’un ouvrage. Puis commence un récit, pris en charge par un narrateur masculin, qui ne fait qu’un avec le personnage principal et avec le commanditaire. Cette narration rapporte, sous couvert d’une écriture apparemment autobiographique, les prémices d’un premier amour vécu par un tout jeune homme de haut rang social. La thématique de l’initiation amoureuse, et plus encore son traitement à la première personne, rattachent immédiatement le texte qui s’ouvre à la tradition inaugurée au xiiie siècle par Le Roman de la Rose, et à l’abondant corpus de romans et de dits qui s’en inspirent pour retracer des scénarios d’éducation sentimentale ou des intrigues courtoises2.

  • 3 Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, édition cr...

2Le début de l’œuvre, dans la portion de texte retenue pour cette étude, présente la particularité supplémentaire d’inclure deux pièces poétiques : un rondeau et une ballade. Ces insertions lyriques amorcent une pratique de composition qui se développe dans la suite du livre. Le tressage de la narration en heptasyllabes à rimes plates et des poèmes à formes dites « fixes », qui se complique plus loin dans l’ouvrage d’une troisième composante, sous forme de lettres en prose, est une marque de fabrique du Livre du duc qui n’est pas sans présenter de fortes similitudes avec une œuvre de Guillaume de Machaut qui recourt, elle aussi, au panachage de divers modes d’écriture, Le Livre du Voir Dit3.

  • 4 Nous reprenons ce terme à G. Genette, Seuils, Paris, S...

3La place que le passage occupe en tête de l’œuvre oblige d’abord à l’envisager sous l’angle de sa fonction, c’est le seuil du texte4, l’espace dans lequel l’auteure présente son livre, indique le projet qu’elle s’est fixé – ou plutôt le projet qui lui a été fixé par autrui –, et se représente elle-même. C’est aussi une plongée progressive, par paliers successifs, dans un récit dont les personnages et les thèmes sont appelés à générer aussi bien l’intrigue que les pièces lyriques ultérieures. On fera porter une seconde série de remarques sur le scénario d’initiation qui se dessine à l’échelle de ces quelques centaines de vers, en prêtant une attention particulière au personnage du jeune homme naïf, à la toile de fond courtoise sur laquelle se détache l’histoire, et aux diverses métaphores de l’amour. En dernier lieu, la parenté que le livre de Christine entretient avec certains ouvrages antérieurs d’autres auteurs invite naturellement à une confrontation du Livre du duc à ses modèles, qu’il imite ou dont il se démarque. On s’efforcera dans cette dernière partie de déceler les ruses de la réécriture qui permettent à Christine de s’avancer masquée et de laisser discrètement apparaître les lézardes qui fissurent l’édifice courtois.

Seuils

  • 5 Notons cependant que les deux copies dans lesquelles e...

  • 6 Cette organisation symétrique se retrouve en d’autres ...

4Le commencement de l’œuvre, comme il est usuel dans les manuscrits médiévaux qui rassemblent plusieurs ouvrages5, est marqué par une première rubrique, située en-dessous de l’enluminure frontispice et au-dessus du premier vers du prologue : « Cy commence le Livre du Duc des vrais amans ». Il est toutefois remarquable qu’une deuxième rubrique sépare la fin du prologue du début du récit, entre les vers 40 et 41, avec une reprise abrégée du titre : « Le Duc des vrais amans ». Notons toutefois que cette seconde occurrence peut aussi s’interpréter comme l’indication d’un changement de locuteur, à la manière dont alternent les rubriques / répliques se référant à « L’amant » et à « La dame » dans le passage dialogué qui commence au vers 2682. Ce dédoublement de la rubrique initiale est révélateur d’une structuration de l’ouvrage sur le mode de l’enchâssement, il a d’ailleurs pour symétrique un redoublement de la rubrique marquant la fin de l’ouvrage. On trouve une première fois, après le vers 3556, l’indication suivante : « Explicit le Livre appelé le Duc des vrais amans », juste avant une intervention de l’auteure qui attire l’attention des lecteurs sur la qualité de ses vers (v. 3557-3580). Puis commence la coda lyrique, à l’issue de laquelle apparaît la mention : « Explicit le Duc des vrais amans ». L’œuvre a deux fins, l’une narrative, l’autre lyrique, pourrait-on dire, auxquelles correspondent deux dénouements, mais la manière dont elle s’achève forme également un chiasme avec son commencement6. Ouverture et clôture du texte se font chaque fois en deux temps, en soulignant les passages de relais de l’auteure au narrateur et du narrateur à l’auteure, ou du péritexte au récit et du récit au péritexte.

  • 7 Dans cette citation et les suivantes, c’est nous qui s...

5Un pacte d’écriture se conclut entre le commanditaire de l’œuvre et l’auteure, les termes en sont précis et déterminent rigoureusement le régime de fonctionnement ultérieur du récit. Les objectifs, ou les contraintes, fixé(e)s à Christine sont au nombre de trois : il lui faut écrire à la place du commanditaire (« d’aultrui sentement », v. 7 ; « Je diray en sa personne », v. 397), respecter l’anonymat du duc (« Lui souffist que on le surnomme / Le Duc des Vrays Amoureux », v. 22-23), et composer une œuvre à destination d’un public courtois qui dépasse le cadre de la communication personnelle entre elle et son mécène (« Le Duc des Vrays Amoureux / Qui ce dittié fait pour eulx », v. 23-24).

6Chacun des trois points du contrat d’écriture trouve sa réalisation dans le déroulement ultérieur du récit, on peut en montrer sans peine certains indices dans les cinq cents premiers vers de la narration. La prise en charge du récit par délégation de parole à un je masculin est immédiate à partir du v. 41. Les interventions narratoriales qui suivent estompent de plus en plus la présence sous-jacente de l’auteure. À chaque nouvelle étape du récit, auxquelles correspondent dans certains cas les emplacements des enluminures – autre façon de scander la narration par la mise en page –, on retrouve des annonces à la première personne imputables au duc des vrais amants :

Si compteray la manière
Coment Amours la premiere
Fois mon cuer prist et saisi,
Ne puis ne s’en dessaisi. (v. 87-90)
Or est il temps que je dye
Comment la grief maladie
Commença qui pour amer
M’a fait souffrir maint amer. (v. 213-216)

  • 8 Malgré les efforts déployés par la critique pour éclai...

  • 9 Ce choix répond dans le texte de Machaut à un impérati...

  • 10 Il s’agit de la ballade v, p. 224 (« Adieu, ma redoub...

7L’anonymat du duc, et par voie de conséquence celui des autres personnages, est soigneusement respecté tout au long de l’épisode, comme il le sera dans la suite du récit. Le narrateur ne se contente pas de passer sous silence les noms de lieux et de personnes, il souligne à dessein le secret dont il les entoure, comme il le fait à propos du château où se déroule la première rencontre : « Mais du nommer je me passe » (v. 107). Les mentions de la dame sont toujours maintenues dans l’indétermination, elle est désignée comme « une princesse » (v. 109) ; dans beaucoup de cas ce sont des périphrases qui servent à la nommer : « sa royal personne » (v. 157), « la bonne et gracïeuse » (v. 176), « la franche courtoise, / Que belle et bonne on appelle » (v. 312-313)8. Ces appellations ont en commun d’exalter les qualités de la dame et de la situer dans la plus haute sphère de la société, elle est souvent associée à la notion de « courtoisie », comme dans la citation qui précède, et encore dans le discours tenu par le cousin du duc : « N’est elle courtoise et sage ? » (v. 381). Le narrateur la nomme en une occurrence « La Perfaitte » (v. 243), sans pour autant qu’aucun des termes par lesquels il la désigne ne devienne un surnom, contrairement à la pratique adoptée par Guillaume de Machaut dans le Voir Dit9. Le soin apporté à éviter de nommer la dame devient, plus loin dans le livre, en se conjuguant au thème des adieux, le mode d’engendrement d’une ballade en forme de litanie, au fil de laquelle sont déclinées à son sujet toutes sortes de variations et de périphrases mélioratives10.

8Le dernier point lié au projet que le duc confie à Christine touche à l’extension du cercle des destinataires potentiels de l’œuvre. Anonymat des protagonistes et universalisation du contenu de l’œuvre marchent de pair. L’idée que le récit peut revêtir un intérêt pour les vrais amants est incluse dans le choix de son pseudonyme par le protagoniste : en se désignant de la sorte, le duc s’inscrit dans un paradigme, et il accorde à son cas personnel une dimension exemplaire. Dans le récit de son premier amour, il rattache son expérience à celle des amants en général, notamment grâce à l’emploi de l’allégorie. Le portrait d’Amour en « archier plaisant » (v. 257) est un des moyens par lesquels la narration des souffrances du protagoniste offre au lecteur une possibilité d’identification. Les formules généralisantes évoquant les amants, au pluriel, illustrent cette tendance de la narration à l’universalisation de son propos :

[…] estoye en point de prendre
La fleche dont seult surprendre
Les amans […] (v. 259-261)

  • 11 L’essentiel du récit traite d’événements qui s’étalen...

  • 12 La fugue se définit comme une « composition musicale ...

9La délégation des interventions narratoriales, et de l’organisation du récit en général, au personnage masculin a pour effet de relier fortement les unes aux autres les diverses strates d’écriture : celle de la narration rétrospective sous forme de couplets d’heptasyllabes, et celle des pièces lyriques censées avoir été composées au moment des faits, c’est-à-dire plus d’une douzaine d’années avant la commande de l’ouvrage, comme on le comprendra à la fin de la partie proprement narrative11. Par un art que l’on pourrait comparer à celui de la fugue12, les deux voix du duc des vrais amants – voix narrative et voix lyrique – entrent en résonance, et engendrent chacune à son tour les thèmes repris ensuite par l’autre. Lors d’un préambule au récit (v. 41-90), le narrateur évoque le désir de tomber amoureux qu’il éprouvait étant encore tout jeune ; son incapacité à fixer son choix sur une dame précise est le facteur déclencheur du premier rondeau (v. 71-82). Cette première pièce poétique prend la forme d’une prière adressée à Amour et à Vénus, prière exaucée dans la partie suivante du récit, dont elle apparaît donc à son tour comme la cause. Aussitôt sont retracées les circonstances de la rencontre entre le duc et la dame (v. 91-341), à la faveur d’une partie de chasse, et l’apparition des premiers sentiments du jeune homme au cours d’un entretien dans un jardin. On peut déceler à l’intérieur de cette longue partie centrale une sorte de parenthèse qui met quelque peu à distance la scène de rencontre, notamment sous forme d’une digression allégorique (v. 213-274). Enfin, la dernière partie de cette séquence est consacrée au retour du duc chez lui, en compagnie de son cousin, et à l’éclosion d’une obsession amoureuse (v. 342-504). L’état mélancolique de l’amant est clairement dépeint comme la source d’inspiration de la seconde insertion lyrique, qui prend cette fois-ci la forme d’une ballade (v. 477-504).

  • 13 Le premier vers du récit proprement dit, aussitôt apr...

10La cohésion entre matériaux narratifs et matériaux lyriques est assurée par divers liens, thématiques et lexicaux, qui créent une continuité entre les insertions poétiques et les situations qui leur servent de cadre. Le rondeau, par exemple, est relié thématiquement à ce qui précède par le thème de la jeunesse13. Les éléments du récit sont comme un réservoir de situations et de thèmes susceptibles d’une conversion en matériau poétique. Ce sera le cas, par exemple, des « doulz yeulx rians, / Tous pleins d’amoureux lians » (v. 275-276) qui deviennent plus loin la matière du troisième rondeau inséré (« Riant vairs yeulx dont je porte l’emprainte », p. 204), nouvel exemple d’un chant canon ou d’un art de la fugue. Un fil conducteur relie également les pièces lyriques entre elles – rondeau et ballade –, par un jeu de reprises et d’ajouts qui soulignent tout spécialement le passage du désir à sa réalisation. « Être amoureux » n’est encore qu’un souhait dans le rondeau : « Vueilles mon cuer briefment mettre en adrece / D’estre amoureux, car riens plus ne desire » (v. 73-74). Le vœu est accompli dans la ballade, comme l’amant l’indique à deux reprises dans la deuxième strophe du poème :

Or ay je ce que je tant desiroye,
C’estoit avoir dame en qui j’emploiasse
En lui servir mon temps […
[…] Si ay ce que desire. (v. 485-487 et v. 490)

11Le vers refrain de la ballade (« Grace te rends qui la m’as fait eslire ! ») fait clairement écho à la demande exprimée dans le rondeau (« Et m’ottroyez grace que puisse eslire / Telle dame […] », v. 78-79). Du coup, la nouvelle prière sur laquelle la ballade débouche dans l’envoi marque, par un jeu indéfini de rebonds, le nouveau désir qu’a fait éclore la fixation du sentiment amoureux sur un objet précis :

Ha ! Dieu d’Amours, ainçois que je trespasse,
Ottroiez moy que je puisse souffire
Pour seul ami a celle qui m’enlasce. (v. 501-503)

  • 14 Sur ce principe de progression dans le Voir Dit, on p...

12Autrement dit, la narration sert de prétexte, à tous les sens du terme, aux insertions lyriques. Elle restitue au lecteur les circonstances d’éclosion de la création poétique, elle en raconte les raisons ou le substrat vécu, pour paraphraser une pratique en usage dans certains manuscrits – les chansonniers de troubadours – qui accompagnent la production de tel ou tel poète par une notice en prose désignée du terme de razo ou de vida. Le Livre du duc remplit de ce point de vue une fonction d’anthologie, il est un recueil de poèmes reliés les uns aux autres par un fil directeur narratif. Au parcours amoureux du jeune duc se superpose un apprentissage poétique dont le début de l’ouvrage nous montre les premiers pas, selon une progression dont la mise en route du récit nous donne la logique, prenant pour point de départ une forme réputée assez simple – le rondeau – pour s’élever vers un genre plus complexe – la ballade –, conformément à un modèle qu’on rencontrait déjà dans le Voir Dit14.

Une éducation courtoise

  • 15 Maximes, édition de J. Truchet, Classiques Garnier, 1...

  • 16 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou Le Roman de ...

  • 17 On comparera les v. 91-94 du Livre du duc (« Un jour,...

  • 18 On peut penser à d’autres personnages de chasseurs, e...

13Un point de ce scénario d’initiation amoureuse et poétique est particulièrement frappant : le jeune homme qui raconte son histoire se montre sensible aux attraits de la dame, et plus encore à l’attrait de l’amour, mais il fait également preuve d’une certaine inexpérience. Sans doute appartient-il à cette catégorie de gens à propos desquels La Rochefoucauld affirme qu’« [ils] n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour »15. Deux caractéristiques peuvent être distinguées dans ce constat : la naïveté du personnage d’une part, et la précocité de ses élans amoureux d’autre part. Chacune de ces deux caractéristiques a des antécédents littéraires. Pour ce qui est de la naïveté, le lecteur médiéval peut être amené à penser au Perceval du Conte du Graal16. Le rapprochement entre le duc des vrais amants et le « fils de la veuve dame » trouve une raison supplémentaire dans le fait que les deux récits commencent par un départ à la chasse17. Malgré tous les points qui séparent ces deux personnages, on peut reconnaître dans la chasse un puissant embrayeur de récit18, que celle-ci soit couronnée de succès, conclue par un échec, ou qu’elle mène à une aventure inattendue. L’une des expressions par lesquelles le narrateur décrit son attitude en présence de la dame (« La me tins longue piecete, / Et de maniere nycete », v. 295-296), qui trouve plusieurs échos dans la suite du récit, n’est pas sans rappeler le terme « nice » (= naïf) dont Chrétien de Troyes qualifie le trait de caractère dominant de Perceval. Cette naïveté du personnage peut prêter à sourire, par exemple lorsque le jeune homme est frappé de mutisme face à celle dont il s’éprend, comme cela arrive à deux reprises dans le début de l’œuvre :

Plus que oncques mais me plaisoit
Et tout muet me faisoit. (v. 247-248)
Adonc ses doulz yeulx rians
Tous pleins d’amoureux lians,
Mon cuer venoient semondre
Par tel party que respondre
Ne sçavoye a sa parole. (v. 275-279)

  • 19 Voir lettre 5, lignes 94-96, p. 338 : «  […] et pour ...

14C’est aussi parmi les effets presque comiques de la candeur du personnage qu’on est tenté de ranger la crainte enfantine qu’il éprouve devant son père le soir où il rentre tard de sa première entrevue avec sa dame (v. 434-436). Mais la naïveté a un deuxième aspect, plus tragique, dont les conséquences à long terme seront dénoncées par Sibylle de la Tour dans la lettre 5. De jeunes amants qui n’y prêtent pas garde peuvent alimenter des rumeurs par leur comportement irréfléchi, et peuvent de ce fait courir à leur propre perte, ou du moins à la perte de leur réputation19.

15Le deuxième trait spécifique au duc des vrais amants, sa jeunesse, peut également être relié à quelques antécédents. L’association du désir amoureux à la jeunesse fait naturellement penser au Roman de la Rose et au début du récit de Guillaume de Lorris dans lequel le passage par cette étape est précisément situé aux alentours des vingt ans :

  • 20 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la R...

Au vuintieme an de mon aage,
Ou point qu’amors prent le peage
Des joenes genz, couchier m’aloie […]20

  • 21 Jean Froissart, L’Espinette amoureuse, A. Fourrier éd...

16Le franchissement de ce « péage » n’est toutefois pas situé au même âge par tous les auteurs qui succèdent à Guillaume de Lorris, certains s’ingénient même à déplacer cette barrière des vingt ans. Guillaume de Machaut en prend le contre-pied dans le Voir Dit, où il se représente en vieillard mélancolique subitement touché par l’amour. Au contraire, Jean Froissart produit un récit d’aspect autobiographique qu’il intitule L’Espinette amoureuse (1369), dans lequel le protagoniste principal affirme avoir éprouvé dès son plus jeune âge, et bien avant vingt ans, le désir de connaître l’amour21. Pour le duc des vrais amants aussi, jeunesse est synonyme d’impatience ; avant d’être amoureux d’une femme, le protagoniste est d’abord amoureux de l’amour, comme le résument les premiers mots de son récit :

Joenne et moult enfant estoye
Quant ja grant peine mettoye
A amoureux devenir. (v. 41-43)

17Devenir amoureux équivaut à commencer une vita nova :

Adonc la vie failly
De mon enfance premiere.
A vivre d’aultre manière
Vraye Amour m’aprist en l’eure. (v. 290-293)

18Le récit laisse clairement percevoir ce que ce désir doit au mimétisme social, le jeune homme souhaite devenir amoureux pour franchir un cap dans son existence et pour montrer sa maîtrise des codes en usage dans son milieu. Le Livre du duc donne un tableau précis de la société courtoise dans laquelle évolue le personnage. La mention des parents du protagoniste, assez tôt dans le déroulement de l’histoire, ne vise pas seulement à placer le jeune homme dans une situation infantilisante, elle sert aussi à rappeler son statut. La richesse de sa famille est présentée dans la suite immédiate du récit comme une des conditions favorables – et même nécessaires – à la réussite de son entreprise de séduction par l’organisation de joutes coûteuses (v. 554-562) ; et l’une des périphrases qui serviront à désigner son père souligne les espoirs d’héritage que le fils peut nourrir (v. 705-706). La toile de fond sur laquelle se détache la scène de rencontre amoureuse renferme tous les détails d’un mode de vie raffiné.

19La courtoisie des mœurs est décrite avec minutie tout au long de l’œuvre, et plus spécifiquement dans son commencement, à travers les activités des personnages, les marques de politesse qu’ils se témoignent mutuellement, et la somptuosité de leur cadre de vie. Parmi les activités nobles, il faut évidemment relever la pratique de la chasse qui est à l’origine de la rencontre entre l’amant et la dame. Ce passe-temps est une occasion de se montrer en société, comme l’indique le fait que le jeune homme s’entoure de compagnons (« gentilz hommes », v. 93) et de veneurs ; c’est un des trois domaines – avec les joutes et la guerre – où un chevalier peut faire étalage de sa prouesse. L’enlumineur du manuscrit BnF fr. 836, en dotant les personnages d’un oiseau de proie, renchérit sur la noblesse de cette activité qu’il transforme en chasse au vol, alors que le texte ne mentionne que des lévriers et des furets (v. 96-98), auxiliaires ordinaires d’une chasse au lapin. Il s’agit d’une activité de divertissement (« deduit pourchacier », v. 96), caractéristique d’une vie mondaine oisive, qui se tient éloignée de tout travail et de tout négoce. Le même constat s’impose immédiatement lorsque le duc et ses amis arrivent au château où vit la princesse : ils y découvrent une compagnie joyeuse qui se livre aux divertissements réservés à l’élite, jeux et chants :

Ses gens dehors s’esbatoyent
Ça et la, aucuns chantoyent,
Aultres lançoient la barre,
Et aultres a une barre
S’appoioient en estant. (v. 115-119)

  • 22 On retiendra que le jeune homme, parmi les compétence...

20Le fond sonore procuré par le chant est particulièrement significatif dans une œuvre qui pratique les insertions lyriques, on peut y voir comme une mise en abîme des talents artistiques et littéraires grâce auxquels certains des personnages du récit contribuent – ou sont censés contribuer – à l’élaboration du Livre du duc22. Le jeu, dont il n’est question dans cette phase du récit que de manière discrète, est un thème appelé à passer au tout premier plan dans l’épisode des joutes.

21Les rapports intersubjectifs sont étroitement codifiés dans cette sphère sociale par des règles de savoir-vivre : révérences (v. 125-126), annonce des nouveaux arrivants (v. 129-131), salutations mutuelles (v. 139-140), prise de congé (v. 305-311) sont autant de détails par lesquels on montre sa connaissance des usages. Les hiérarchies et les préséances jouent un rôle dans les marques de politesse, comme en témoigne notamment la crainte que le jeune duc éprouve devant son père à son retour tardif au château familial et la posture de révérence qu’il adopte pour le saluer (« Puis a genoulz sanz attendre / Me mis en le saluant », v. 440-441). Il est révélateur que, parmi les sujets de conversation que le duc et la princesse abordent lors de leur première rencontre, la dame questionne le jeune homme à propos d’un voyage et d’une visite qu’il aurait rendue dans une cour royale (v. 201-208). Ce détail flatteur socialement pour le duc est une façon indirecte de situer les personnages dans un milieu élevé, sans pour autant livrer d’indices très précis sur leur identité. Les usages sociaux en vigueur sont aussi l’occasion de montrer sa richesse : dans l’accueil que la dame réserve à ses visiteurs, on peut relever quelques détails qui appartiennent au monde du luxe. Le confort d’une saulaie aménagée, où coule une fontaine (v. 186-190), en est une illustration. Les coussins de soie brodés d’or qu’on apporte aux personnages (v. 185) participent de la somptuosité des objets et des tissus, ce sont les signes extérieurs de richesse avec lesquels le duc des vrais amants rivalisera dans la suite de l’œuvre, lorsqu’il fera tailler et offrir des vêtements d’apparat à ses invités lors des joutes qu’il organise.

  • 23 Voir J. A. Wisman, « Aspects socio-économiques du Liv...

22La description de cette société courtoise n’a pas seulement pour fonction de créer des effets de réel. Le statut social des personnages a des conséquences au plan moral, du fait de l’oisiveté qu’il permet et qu’il entretient, et il est aussi à la source d’une idéologie qui imprègne le jeune duc au point d’influer sur ses choix et son comportement. L’oisiveté est à la fois une condition de vie indissociable du haut rang social des protagonistes et un danger, comme le soulignera Sibylle de la Tour dans la lettre qu’elle adressera à la dame23. Quant à l’idéologie en vigueur dans le milieu courtois, elle est à l’origine même du désir d’aimer que ressent le duc, comme l’indiquent les quelques vers faisant état d’une doxa transmise par la rumeur publique :

Pour ce que ouoye tenir
Les amans plus qu’autres gens
Et gracïeux entre gens
Et mieux duis, si desiroie
A l’estre. (v. 44-48)

23L’amour, comme le veut l’éthique courtoise telle qu’elle émerge dès le xiie siècle sous la plume des troubadours et des trouvères, apparaît au jeune homme comme une occasion de s’améliorer soi-même, en se mettant au service d’une dame, et de gagner en réputation. Le thème trouve une expression particulièrement limpide dans les pièces lyriques, qu’il marque du sceau de la convention courtoise :

A celle fin qu’a vaillance je tyre,
Vueilles moy tost pourveoir de maistrece (Rondeau 1, v. 75-76).
Or ay je ce que je tant desiroye,
C’estoit avoir dame en qui j’emploiasse
En lui servir mon temps […] (Ballade 1, v. 485-487)

  • 24 On pense au passage où Lavine déclare sa flamme à Ené...

  • 25 Voir Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, op. cit. ...

  • 26 Le Roman de la Rose, op cit., v. 1678-1878, p. 132-142.

  • 27 Voir la note 15, p. 153 de notre édition.

  • 28 Au sens que donne à ce terme P. Bourdieu, dans : La D...

24C’est aussi en étroite relation avec des conventions que l’éclosion du sentiment amoureux fait l’objet de diverses métaphores dans cet épisode. L’une d’entre elles est développée sans beaucoup de surprise, il s’agit de l’image d’Amour archer, qui décoche au jeune homme la flèche de Doux Regard (v. 257-274). L’allégorie n’est pas nouvelle, on la rencontre déjà dans bon nombre d’œuvres du xiie siècle comme Le Roman d’Eneas24 ou le récit bref adapté d’Ovide intitulé Pyrame et Thisbé25. Mais bien sûr, la référence majeure qui est sous-jacente ici concerne Le Roman de la Rose et la longue digression que Guillaume de Lorris consacre aux cinq flèches qui touchent le cœur du jeune homme en passant par ses yeux26. On connaît les critiques émises par Christine de Pizan au sujet du Roman de la Rose, lors du débat sur cette œuvre dont elle réunit les épîtres en 1402, et il convient de se souvenir que ce portrait d’Amour est dressé par le narrateur masculin. L’effet de citation que crée l’allusion à Doux Regard, par exemple, même s’il demeure d’ordre implicite, doit être compris comme un indice de la culture littéraire du duc des vrais amants. Le Roman de la Rose fait partie du paysage culturel de la société courtoise à laquelle appartient le jeune homme, c’est une des références incontournables qui modélisent la vision de l’amour des jeunes gens de son milieu. Les clins d’œil aux métaphores développées par Guillaume de Lorris, comme l’image culinaire de la cuisson (« larder », v. 326 ; « frire » et « defrire », v. 509-510)27, témoignent de l’imprégnation du narrateur par ses lectures. Les références au Roman de la Rose sont à la fois un marqueur de distinction sociale28, et l’indice d’une connaissance essentiellement livresque de l’amour, potentiellement trompeuse.

  • 29 « Pensivement m’en aloye » (v. 363). « Si souppay pen...

  • 30 Par exemple chez des héroïnes comme Lavine dans Le Ro...

  • 31 Voir T. Adams, « “Pour un petit de nice semblant”, Di...

  • 32 Voir M. F. Wack, Lovesickness in the Middle Ages : Th...

25 Une deuxième image conventionnelle émerge dès ce stade initial du récit : l’amour est présenté comme une pathologie. L’état physique et moral de l’amant est résumé par lui-même, dans une intervention narratoriale placée à un moment charnière, comme une « grief maladie » (v. 213-216). À cette qualification générale de son état, le jeune homme apporte des précisions dans le récit de la rencontre. Une liste de symptômes est énumérée : il change de couleur et se retrouve incapable de bouger, quasiment pétrifié par l’amour, le cœur battant (v. 280-286). Après la rencontre, sur le chemin du retour, et plus encore une fois rentré au domicile familial, le duc est plongé dans un état mélancolique, il devient « pensif »29, l’obsession amoureuse fait son chemin et le prive de sommeil : « Me couchay, mais ne croy mie / Que dormisse heure et demie » (v. 463-464). Ce tableau clinique est bien connu, il a acquis depuis longtemps droit de cité en littérature, on en trouverait aisément des exemples dans des œuvres du xiie siècle30. Plus qu’une simple métaphore, il s’agit véritablement pour les auteurs de la fin du Moyen Âge d’une affection qui relève du traitement médical31, et qui touche plus spécifiquement les personnes issues de l’aristocratie32. Les effets de l’amour, à travers la description pathologique et les métaphores qui en sont fournies, participent d’un portrait de condition du duc des vrais amants.

26 Une dernière image, plus discrète et néanmoins significative, donne une vision peut-être moins positive de l’amour. Le duc se compare tour à tour au papillon et à l’oisillon :

[…] Com papillon
A chandoille ou oysillon
A glus se prent me prenoye,
Ne garde ne m’en prenoie. (v. 301-304)

27Se brûler les ailes – pour le papillon –, ou se laisser prendre au piège – pour l’oiseau englué – sont des images inquiétantes, qui augurent d’un danger et d’une fin tragique. La comparaison tirée du bestiaire, plus triviale que la métaphore de la flèche, et moins noble que l’évocation de la mélancolie amoureuse, laisse entrevoir la possibilité d’une fin malheureuse. Par ce détail, et par un certain nombre d’autres retouches qu’elle apporte au scénario habituel d’initiation amoureuse, Christine se ressaisit du modèle courtois légué par ses prédécesseurs et nous incite à une lecture au second degré de cette entrée en récit.

Déconstruction et réécritures

  • 33 Nous nous permettons de renvoyer à notre article : D....

28Le soin apporté par Christine à marquer les frontières intérieures de son œuvre – comme nous l’avons vu en traitant des différents seuils du texte – ne fait que souligner une autre différenciation, celle qui s’instaure entre la voix de l’auteure et celle du narrateur. Le prologue à proprement parler (v. 1-40), tout en remplissant un certain nombre des fonctions qui lui incombent, présente des caractéristiques qui en font un préambule paradoxal. Tout en sacrifiant aux étapes obligées de présentation et d’éloge du commanditaire (v. 12-30), et en esquissant une première explication du titre (v. 22-24), Christine se présente d’abord elle-même sur le mode de l’excuse : elle commence par expliquer pourquoi elle aurait pu (ou voulu ?) refuser de composer l’œuvre qui commence. Le point par lequel l’auteure et le commanditaire s’opposent tient apparemment à leurs dispositions affectives. Christine n’éprouve pas personnellement le sentement qui la prédisposerait à se faire l’interprète d’une histoire d’amour33. Cette obligation de se plier aux exigences d’un public courtois est présentée, dans le récit rétrospectif de sa vie qu’elle donne dans L’advision Cristine (1405), comme une constante de sa carrière :

  • 34 Le livre de l’advision Cristine, C. Reno et L. Dulac ...

Et meismement pour passer temps et pour aucune gaieté attraire a mon cuer doulereux, me pris a faire ditz amoureux et gays d’autrui sentement, comme je dis en un mien virelay.34

  • 35 Nous reprenons la date établie par J. C. Laidlaw, « L...

29La difficulté à s’accorder au sentement d’autrui est un motif récurrent chez Christine, il réapparaît dans sa dernière œuvre poétique, Les Cent Ballades d’amant et de dame (1406)35, dont l’incipit en forme de concession ressemble à s’y méprendre aux premiers vers du Livre du duc :

  • 36 Cent Ballades d’amant et de dame, J. Cerquiglini éd.,...

Quoy que n’eusse corage ne pensée,
Quant a present, de dits amoureus faire,
Car autre part adés suis apensée […].36

30On trouve déjà la trace de cette excuse au début des Cent Ballades (entre 1394 et 1399), en des termes proches de ceux qu’elle réutilise plus tard :

  • 37 Œuvres poétiques de Christine de Pisan, M. Roy éd., P...

Mais je n’ay pas sentement ne espace
De faire diz de soulas ne de joye […]37

  • 38 On trouve une revendication du même type à la fin d’u...

31Le fossé entre les attentes du public de cour et les aspirations de Christine n’a en fait cessé de se creuser depuis ses premiers poèmes. Toutefois, dans les années 1402-1405, ce n’est plus à cause de son chagrin et de son veuvage que Christine se déclare peu désireuse de composer des dits amoureux, c’est plutôt en raison de la liberté et de l’autorité qu’elle a acquises en tant que femme de lettres qu’elle prend ses distances à l’égard des sujets de prédilection de son public38.

  • 39 Voir D. McGrady, « Authorship and Audience in the Pro...

32Sous les apparences d’une soumission aux volontés d’un commanditaire de haut rang social (« C’est un seigneur / A qui doy bien obeïr », v. 12-13) – qu’on pourrait interpréter comme une façon de sacrifier au topos d’humilité très répandu dans les prologues –, se dessine en fait une répartition des rôles moins désavantageuse qu’il n’y paraît pour Christine de Pizan. La figure de l’auteur occupe le devant du prologue, et les mots « occupacion » et « entencion », placés à la rime des deux premiers vers du texte, sont révélateurs de l’attachement de Christine à définir elle-même ses objets de travail. Les enluminures qui servent de frontispice à chacun des deux manuscrits dans lesquels Le Livre du duc a été copié laissent percevoir – par les modifications qu’elles apportent à l’habituelle posture de révérence de l’auteur dédiant une de ses œuvres – une restauration de l’autorité de la poétesse qui contredit à sa manière l’apparente acceptation par l’auteure des exigences de son mécène39. On peut constater d’ailleurs que la mise en avant d’une collaboration littéraire entre auteur et commanditaire, tout comme l’humilité affichée par Christine dans le prologue, cèdent le pas dans la fin du Livre du duc à une profession de foi bien plus orgueilleuse. La poétesse fait fièrement valoir ses talents de versificatrice et se présente sans ambiguïté possible comme seule auteure de son ouvrage :

A tous ditteurs qui savoir
Ont en eulx, celle savoir
Fait, qui ce dittié ditta,
Qu’en trestous les vers dit a
Rime leonime ou livre,
Et tel tout au long le livre. (v. 3557-3562)

33Dans l’épilogue d’où sont extraits ces vers, Christine se réapproprie la conception du livre dans sa totalité et apporte des retouches aux termes initiaux du contrat d’écriture.

  • 40 C’est lui qui presse le duc de prendre congé de la da...

34Un des personnages qui accompagnent le duc au cours de l’épisode rend particulièrement sensible le regard critique que Christine porte sur l’aventure courtoise, considérée comme une espèce de miroir aux alouettes : le cousin tient le rôle d’un homme plus expérimenté, au fait des usages40, témoin averti des progrès de l’amour chez son proche parent. Il use de malice dans l’éloge qu’il dresse de la dame aimée par le duc, en la comparant à sa propre bien-aimée (v. 390 et v. 395-396). L’effet de ces propos sur le duc ne se fait pas attendre, celui-ci déclare aussitôt sa dame incomparable. Il manifeste ainsi une nouvelle fois sa naïveté, clairement perçue par son cousin, et de ce fait livrée à l’appréciation du lecteur :

Quant cil m’ouÿ ainsi dire,
Tout bas s’en prist a soubzrire,
Et croy bien qu’il advisoit
Que ja mon cuer y visoit. (v. 421-424)

35Par le truchement de ce personnage, Christine exprime une part de l’ironie que peut soulever ce début d’aventure amoureuse. C’est le cas par exemple lorsque le cousin, en réponse aux questions de la princesse, joue avec humour du thème du chasseur chassé et prétend être arrivé chez elle par hasard (« Aventure ycy nous chace », v. 171). En retraçant les réactions et les paroles du cousin, Christine inclut dans le récit rétrospectif un point de vue extérieur à celui du narrateur et rend possible une première mise à distance des émois amoureux du duc. Le regard ainsi porté sur les événements narrés est une des incitations du lecteur à exercer son sens critique. Ces marques d’ironie ou de dérision à l’égard du personnage naïf sont aussi un des maillons intermédiaires entre l’auteure et ses lecteurs, ce sont autant de signes qui invitent à mieux comprendre le discours implicite dont Christine de Pizan charge le Livre du duc.

  • 41 Voir D. Demartini, « Figures du poète dans le Livre d...

  • 42 H. Arden, « Le Duc des vrais amans ? Christine de Piz...

  • 43 Voir S. Delale, « Guillaume de Lorris, contre-exemple...

36 Ce faisceau d’éléments ne peut qu’éveiller l’attention du lecteur et l’inciter à un décryptage attentif du récit : en dépit des propos initiaux de Christine, il est difficile de considérer Le Livre du duc comme la transcription verbatim d’une narration de ses aventures par le commanditaire. Sous l’histoire d’une rencontre transparaît, en filigrane du texte, le point de vue de l’auteure sur ce type d’aventures passionnelles. L’un des moyens par lesquels Christine laisse entendre son opinion tient aux reprises et aux écarts qu’elle cultive entre le récit d’apprentissage du duc des vrais amants et ses modèles littéraires, aux subtils décalages qu’elle introduit entre l’expérience de son personnage et les enseignements véhiculés par les arts d’aimer en usage de son temps. Parmi ces modèles implicites, le plus aisément reconnaissable est celui du Roman de la Rose, comme cela a été abondamment analysé par la critique41. Comme le souligne Heather Arden à juste titre, « Christine répond au Roman de la Rose, en même temps qu’elle raconte l’expérience amoureuse d’un mécène et qu’elle suggère ses propres idées sur l’amour passion »42. L’emprunt de sa structure narrative au Roman de la Rose trahit le souhait de Christine d’apporter sa propre continuation à l’œuvre laissée inachevée par Guillaume de Lorris, et de jeter sur elle un nouvel éclairage moral43.

37 Il est frappant qu’au moment de partir en quête de plaisir, animé par le désir de rencontrer l’amour, le jeune duc prenne un chemin déjà connu :

[…] Lors, sans attendre,
Entrames en un chemin
Qu’assez souvent je chemin. (v. 98-100)

  • 44 Le verger du Roman de la Rose est entouré d’un mur su...

38Ce point de détail ressemble à un aveu, il est révélateur du conformisme du jeune homme. Celui-ci ne fréquente que les sentiers battus, et le récit de sa première rencontre amoureuse présente un air de déjà vu : il semble calqué sur le début du Roman de la Rose. Cette impression est confirmée par l’interprétation figurative que l’enlumineur du manuscrit BnF fr. 836 donne de la scène : il situe le duc et la dame au milieu d’un jardin ceint de murs – alors que le texte n’en fait pas mention44 –, et il place au centre de l’image une fontaine à plusieurs vasques, plus proche des enluminures qu’on peut voir dans bon nombre de manuscrits du Roman de la Rose que des indications données par le texte de Christine.

  • 45 Sur les cinq degrés de l’amour (visu, alloquio, tactu...

  • 46 D. Kelly, Christine de Pizan’s Changing Opinion : A Q...

  • 47 L’histoire de Pygmalion occupe quelque quatre cents v...

39Cependant, Douglas Kelly a remarqué que la succession des degrés, dans les progrès de l’amour, n’obéissait pas tout à fait dans Le Livre du duc à l’ordre habituellement en vigueur depuis Ovide. Les gradus amoris, traditionnellement au nombre de cinq45, se succèdent canoniquement selon un ordre précis. Cette progression, qui fait coïncider la naissance de l’amour avec la vision de l’être aimé, est celle que Guillaume de Lorris reprend à son compte, au moins partiellement, dans le Roman de la Rose46. Le duc, quant à lui, conçoit d’abord un amour en pensée, sans objet précis, avant de voir la dame dont il va s’éprendre. Le primat de la pensée sur la vue trouve une confirmation dans une confidence de l’amant, car il avait rencontré cette dame une centaine de fois auparavant sans lui prêter attention (v. 217-221 et v. 235-237). C’est dire que l’éclosion du sentiment n’a rien de spontané, contrairement à ce qui se passe dans le scénario allégorique du Roman de la Rose. L’amour relève plutôt ici d’un phénomène d’autosuggestion. De ce point de vue, le protagoniste du Livre du duc n’est pas sans faire penser à un autre héros qui se fabrique de toutes pièces un objet amoureux à sa convenance : Pygmalion, figure dont on sait l’importance que lui accorde Jean de Meun47. Comme le sculpteur, le jeune duc adresse à Vénus une prière, sous la forme du premier rondeau inséré dans le dit. Comme Pygmalion pour la statue parfaite qu’il a taillée dans l’ivoire, le jeune homme obtient par sa prière qu’Amour et Vénus prêtent vie à la dame de ses rêves, ou du moins lui révèlent son existence et la lui fassent « élire ». Mais l’amour conçu par le duc pour une dame conforme à ses désirs sert de point de départ au récit de Christine – alors que l’histoire de Pygmalion conclut le roman, avant la cueillette de la rose – comme pour prolonger à son tour et contredire le dénouement apporté par Jean de Meun au Roman de la Rose.

  • 48 Ovide, Les Amours, L’Art d’aimer, Les Remèdes à l’amo...

40 Le fait que le duc des vrais amants s’identifie à des modèles, consciemment ou non, crée les conditions expérimentales dans lesquelles les enseignements contenus dans les livres vont pouvoir se vérifier ou s’invalider. Parmi les lectures qui ont pu influencer le jeune homme, il en est une à laquelle le début du récit fait penser, nous voulons parler de L’Art d’aimer d’Ovide48. Plusieurs convergences frappantes peuvent être observées entre les recommandations délivrées par Ovide et le scénario de rencontre développé dans Le Livre du duc. Classiquement, si l’on peut dire, la quête de l’être aimé est comparée par Ovide à une chasse (livre I, v. 45-48). Mais, qui plus est, le poète met l’accent sur l’inutilité d’aller chercher au loin la dame à qui l’on fera sa cour (livre I, v. 51-52 : « Tu n’auras pour trouver ni à mettre la voile / Ni à courir trop longtemps sur les routes »). Ce conseil trouve un écho presque littéral dans la réflexion que le duc se fait à lui-même en se rendant compte que la princesse dont il tombe amoureux faisait de longue date partie de son entourage social le plus proche :

Si sembloye cil qui nage
Par mer, cerchant mainte terre
Pour trouver ce qu’il peut querre
Pres de soy, et point n’y vise
Tant que un autre ne l’advise. (v. 222-226)

  • 49 Œuvres poétiques de Christine de Pisan, M. Roy éd., P...

  • 50 Christine dénonce le contenu de ces livres, mais elle...

41Les préceptes donnés dans L’Art d’aimer ne recueillent pourtant pas l’approbation de Christine. On le constate aisément à la lecture de son Epître au dieu d’Amours (1399)49, dans laquelle sont nommément mis en accusation Jean de Meun et Ovide. Christine propose de rebaptiser L’Art d’aimer « livre d’Art de grant decevance » (v. 377)50.

  • 51 La rime « amer / amer » (v. 215-216) fonctionne du re...

  • 52 On notera l’exacte similitude d’expression avec la fo...

  • 53 « Pour ce entrepris maint voyage. / Oultremer alay a ...

42Toutefois, dans le contexte narratif du Livre du duc, la nocivité de L’Art d’aimer – ou des arts d’aimer – n’est pas dénoncée directement ; la démonstration requiert un passage par l’expérience des personnages. Le thème de la recherche d’une dame nécessitant de sillonner les mers, qui se trouve récusé par le duc au début du récit, a pourtant acquis ses lettres de noblesse en littérature. On peut penser à l’absorption du philtre par Tristan et Yseut lors de la traversée qui les ramène en Cornouailles51. On pourrait aussi citer l’exemple du troubadour Jaufré Rudel et de son amour passé en légende pour la comtesse de Tripoli : poèmes et vida entrelacent le thème de l’amour de loin et celui du voyage outre-mer. Le choix du duc des vrais amants de ne pas partir au loin apparaît donc comme un renoncement délibéré à l’un des modèles possibles de la fin’amor. Mais, par un effet de boucle non dénué d’ironie, la suite du récit finit par contraindre le duc à s’éloigner de sa dame. La trop grande proximité des amants et la fréquentation assidue de la dame – qui peuvent d’abord apparaître comme la fidèle application des conseils prodigués par Ovide – ont un effet contraire à celui que faisait miroiter la doxa courtoise. Au lieu d’augmenter la vaillance du jeune homme, son amour le conduit à une forme d’abandon de la prouesse que la rumeur publique dénonce du mot de « recréantise » (v. 3367-3369). C’est pour laver cette tache que le duc entame un périple qui lui fera s’exercer aux armes « en mainte terre » (v. 3379)52 et qui l’amène à parcourir les mers53. Le thème de la navigation, tardivement réintroduit dans le récit, instaure une distance géographique entre les amants et il crée la situation de communication sur le fond de laquelle se tisse l’échange poétique de la coda lyrique. Dans ce cas, comme dans celui des arts d’aimer, l’emploi du motif est détourné de son sens habituel ; loin de servir à resserrer les liens entre l’amant et la dame, le voyage outre-mer du jeune homme est l’un des facteurs essentiels du désamour.

Conclusion

43L’entrée en matière du Livre du duc met soigneusement en place les termes selon lesquels la réalisation du livre à venir doit s’accomplir. Dès le prologue sont énoncées les conditions d’un contrat : l’exécution de l’ouvrage est confiée à Christine, mais le commanditaire remplit apparemment le rôle de maître d’œuvre en fixant le contenu du récit. Toutefois l’autoportrait que l’écrivain brosse de lui-même dans ce préambule, et plus encore peut-être les enluminures qui servent de frontispice au texte, campent une figure d’auteure professionnelle désireuse de préserver sa liberté et de choisir le sujet de ses ouvrages. La mise en route du récit montre comment Christine parvient à concilier ces deux exigences en apparence contradictoires.

44La prise en charge de la narration est rapidement confiée à un je masculin qui en assume les fonctions d’organisation et de commentaire. Les circonstances biographiques et les désirs du protagoniste alimentent et sertissent les pièces lyriques, qui sont elles-mêmes susceptibles de faire rebondir l’action. Toutefois le jeune duc est guidé dans son comportement et dans ses aspirations, sans forcément s’en apercevoir, par des idées qui s’imposent à lui de l’extérieur. Qu’il s’agisse de l’espoir d’un gain en valeur grâce au service amoureux qu’il rendra à sa dame, ou des représentations et des images qu’il se fait de l’amour, l’imaginaire du jeune homme est hanté par des modèles littéraires et des références courtoises propres à son milieu. Ses lectures sur l’amour précèdent son expérience de l’amour et lui font revivre – ou lui font croire revivre – certaines des étapes rêvées par le narrateur du Roman de la Rose.

45C’est justement la naïveté du duc des vrais amants qui rend possible de charger le récit d’un sens second, et qui permet à la voix de Christine de se faire discrètement entendre, sur le mode de la sourdine. L’inexpérience du jeune homme ne le rend pas très apte à se rendre compte du ridicule que peuvent présenter certains de ses actes, alors que d’autres personnages servant d’intermédiaire entre l’auteure et ses lecteurs – le cousin, ou même la dame – trahissent un regard critique sur le duc. Les divers accès possibles à l’amour que Christine fait emprunter à son personnage sont autant de chemins étroitement balisés par la littérature, les arts d’aimer, l’éthique courtoise. Ces modèles, imités, déplacés ou contredits, permettent de dénoncer les illusions d’un sentiment suscité artificiellement. De la sorte, Christine montre les apories d’un art d’aimer qui n’est pas seulement l’art de tromper autrui – « art de grant decevance » – mais qui conduit aussi le duc à se tromper lui-même.

Notes

1 Le Livre du duc des vrais amants, édition bilingue, publication, traduction, présentation et notes par D. Demartini et D. Lechat, Paris, Champion (CCMA, 37), 2013. Toutes nos citations sont extraites de cette édition du texte.

2 Voir à ce sujet D. Poirion, « Traditions et fonctions du dit poétique au xive et au xve siècle », in Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, Begleitreihe, vol. 1, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1980, p. 147-150. Se reporter aussi à P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au xive siècle : étude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980.

3 Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, édition critique et traduction par P. Imbs, introduction, coordination et révision par J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Librairie Générale Française (Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques »), 1999.

4 Nous reprenons ce terme à G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987. Pour une approche de la question spécifiquement appliquée à notre période, on se reportera utilement à : Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, études recueillies par E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2 vols., 2002.

5 Notons cependant que les deux copies dans lesquelles est conservé le texte sont des manuscrits confectionnés sous l’étroite supervision de l’auteure, à l’intérieur desquels ne figurent que des œuvres de Christine.

6 Cette organisation symétrique se retrouve en d’autres endroits de l’œuvre, on pense notamment à la disposition des huit lettres en prose : deux séries de trois lettres (l’une initiée par l’amant, lettres 1, 2 et 3 ; l’autre par la dame, lettres 7, 8 et 9) de part et d’autre d’un échange central entre la dame et son amie Sibylle de la Tour (lettres 4 et 5). Voir D. Demartini, « Des or est mout changiez li vers. Fictions du vers et de la prose dans le Livre du duc des vrais amants de Christine de Pizan », in « Plus agréable a lire en prose que en rime ? ». Vers et prose en Moyen Français, Le Moyen Français, vol. 76-77, 2015, p. 59-82 (se reporter p. 52).

7 Dans cette citation et les suivantes, c’est nous qui soulignons.

8 Malgré les efforts déployés par la critique pour éclairer l’identité des protagonistes, aucune conclusion satisfaisante n’a été apportée à ce sujet jusqu’ici. Voir l’introduction de l’édition citée, p. 18-19.

9 Ce choix répond dans le texte de Machaut à un impératif de discrétion qui est en fait un topos de la fin’amor. C’est à cette obligation du secret que répond la désignation de la dame du pseudonyme de Toute Belle (Voir Dit, op. cit., v. 1491 « Je li mis a non Toute Belle »), pratique analogue à celle du senhal dans les cansos des troubadours.

10 Il s’agit de la ballade v, p. 224 (« Adieu, ma redoubtee dame »).

11 L’essentiel du récit traite d’événements qui s’étalent sur plusieurs mois, au bout desquels commence une période de deux ans durant laquelle les amants réussissent à continuer de se voir par intermittences (v. 3351-3352), avant que ne commence une dizaine d’années pendant laquelle le duc entreprend un bon nombre de voyages qui le tiennent à distance de sa dame (v. 3449-3454). Les pièces lyriques insérées dans le récit (à la différence de celles de la coda, qui sont censées avoir été composées au moment de la prise de congé et durant la dizaine d’années de séparation) remontent donc à un passé distant de plus de douze ans quand elles sont remises en contexte dans le récit.

12 La fugue se définit comme une « composition musicale écrite dans le style du contrepoint, caractérisée par une entrée successive des voix, un thème répété ou suivi de ses imitations, qui forme plusieurs parties […] qui semblent “se fuir et se poursuivre l’une l’autre” (Rousseau) » (Le Petit Robert).

13 Le premier vers du récit proprement dit, aussitôt après le prologue, commence par le mot « joenne » (« Joenne et moult enfant estoye », v. 41), dont on trouve un écho dans le rondeau (« Telle dame qui ma folour et joennece / Sache amender […] », v. 79-80).

14 Sur ce principe de progression dans le Voir Dit, on peut se reporter à S. J. Williams, « The lady, the lyrics and the letters », Early Music, 5, 1977, p. 462-468 ; eadem, « The lyrics of Machaut’s Voir Dit : “ Voir ” and “ Veoir ” », Ars Lyrica, 6, 1993, p. 5-15.

15 Maximes, édition de J. Truchet, Classiques Garnier, 1967 (maxime 136).

16 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou Le Roman de Perceval, édition et traduction de Ch. Méla, Paris, Librairie Générale Française (Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques »), 1990.

17 On comparera les v. 91-94 du Livre du duc (« Un jour, pour m’aler esbatre, / Entre un mien parent et quatre / Aultres de mes gentilz hommes, / Sus noz chevaulz montez sommes ») aux v. 74-78 du Conte du Graal (« Se leva et ne li fu paine / Que il sa sele ne meïst / Sor un chaceor et preïst / Trois javeloz et tot ensin / Ors do menoir sa mere issi »).

18 On peut penser à d’autres personnages de chasseurs, et aux scénarios courtois qui découlent de leur goût parfois immodéré pour la vénerie : Guigemar, héros du lai de Marie de France auquel il donne son nom, Narcisse, dépeint comme un chasseur impénitent dans le Lai de Narcisse adapté d’Ovide au xiie siècle. Voir Lais bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, édition bilingue établie, traduite, présentée et annotée par N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion (CCMA, 32), 2011 (p. 168-239 pour Guigemar, se reporter aussi au lai anonyme de Guingamor, p. 696-741). Pour Narcisse : Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, Trois contes du xiie siècle français imités d’Ovide, présentés, édités et traduits par E. Baumgartner, Paris, Gallimard (« folio classique »), 2000.

19 Voir lettre 5, lignes 94-96, p. 338 : «  […] et pour un petit de nyce semblant, par aventure fait par joennesce et sans malice, les mauvaises langues jugeront et y adjousteront de choses qui oncques ne furent faittes ne pensees […] » (c’est nous qui soulignons).

20 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, édition, traduction, présentation et notes par A. Strubel, Paris, Librairie Générale Française (Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques »), 1992.

21 Jean Froissart, L’Espinette amoureuse, A. Fourrier éd., Paris, Klincksieck, 1963 (pour la première édition) ; 1972 (seconde édition, entièrement revue). C’est avant l’âge de douze ans qu’il ressent le désir de rencontrer l’amour (v. 27, « Tres que n’avoie que .xii. ans […] »). Le narrateur est en fait sous l’influence de ses lectures, il est victime d’une idéologie dont il n’arrive pas à se détacher, car il a entendu dire que « […] toute joie et toute honnours / Viennent et d’armes et d’amours » (v. 54-55).

22 On retiendra que le jeune homme, parmi les compétences qu’il développe pour faire sa cour à sa dame et se conformer aux usages de son milieu, apprend le chant et la danse (v. 546-549).

23 Voir J. A. Wisman, « Aspects socio-économiques du Livre des Trois Vertus de Christine de Pizan », Le Moyen Français, 30, 1992, p. 27-44 (p. 35 : « la haute princesse, par sa place dans la société, est selon Christine la proie rêvée des péchés d’oisiveté et d’orgueil – l’orgueil était le premier principe du luxe. La princesse veut montrer au monde qu’elle n’a pas besoin de travailler et elle s’entoure d’objets que ses richesses lui ont permis d’acquérir »).

24 On pense au passage où Lavine déclare sa flamme à Enéas au moyen d’une lettre qu’elle enroule autour d’une flèche et aux développements qui s’ensuivent sur l’innamoramento d’Enéas. Voir Le Roman d’Eneas, édition critique, traduction, présentation et notes d’A. Petit, Paris, Librairie Générale Française (Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques »), 1997 (se reporter aux v. 8718-9170).

25 Voir Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, op. cit. (le passage est aux vers 23-48 de Pyrame et Thisbé, p. 24 de l’édition citée). Dans ce texte, le développement sur les blessures qu’engendrent les flèches, sans verser le sang, et dont aucune armure ne protège, est de l’invention du clerc adaptateur. Pareil ajout relève de la tradition scolaire et de l’amplification rhétorique.

26 Le Roman de la Rose, op cit., v. 1678-1878, p. 132-142.

27 Voir la note 15, p. 153 de notre édition.

28 Au sens que donne à ce terme P. Bourdieu, dans : La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.

29 « Pensivement m’en aloye » (v. 363). « Si souppay pensif et mourne » (v. 450).

30 Par exemple chez des héroïnes comme Lavine dans Le Roman d’Eneas (op. cit., v. 7980-8003), ou comme la jeune femme éprise de Narcisse (Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, op. cit., se reporter aux v. 181-221 du Lai de Narcisse sur l’insomnie amoureuse).

31 Voir T. Adams, « “Pour un petit de nice semblant”, Distance and Desire in Christine de Pizan’s Le Livre du Duc des vrais amans », French Forum, 28, 2003, p. 1-24 (notamment p. 6).

32 Voir M. F. Wack, Lovesickness in the Middle Ages : The Viaticum and Its Commentaries, Philadelphie, University of Pensylvania Press, 1990.

33 Nous nous permettons de renvoyer à notre article : D. Lechat, « La place du sentement dans l’expérience lyrique aux xive et xve siècles », Perspectives Médiévales, supplément au n° 28 (L’expérience lyrique au Moyen Âge, actes du colloque tenu les 26 et 27 septembre 2002 à l’École Normale Supérieure de Lettres et Sciences Humaines de Lyon), 2002, p. 193-207.

34 Le livre de l’advision Cristine, C. Reno et L. Dulac éds., Paris, Champion, 2001 (passage cité p. 107, c’est nous qui soulignons).

35 Nous reprenons la date établie par J. C. Laidlaw, « Les Cent Balades d’Amant et de Dame de Christine de Pizan », L’Analisi Linguistica e Letteraria, 8, 2000, p. 49-63.

36 Cent Ballades d’amant et de dame, J. Cerquiglini éd., Paris, UGE (10/18, coll. « Bibliothèque médiévale » n° 1529), 1982 (passage cité p. 31, v. 1-3 de la ballade prologue non numérotée).

37 Œuvres poétiques de Christine de Pisan, M. Roy éd., Paris, Firmin-Didot, SATF, t. 1, 1886 (passage cité p. 1, ballade 1, v. 9-10).

38 On trouve une revendication du même type à la fin d’une lettre envoyée par elle à Pierre Col dans le cadre du débat sur Le Roman de la Rose, étape décisive dans l’acquisition de son statut de femme de lettres : « non mie tairé pour doubte de mesprendre quant a oppinion, combien que faulte d’engin et de savoir me toult biau stile, mais mieulx me plaist a exerciter en autre matiere a ma plaisance ». Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, A. Valentini éd., Paris, Classiques Garnier (Textes littéraires du Moyen Âge, 29), 2014 (passage cité p. 207-208). Traduction du passage cité : « Je ne me tairai pas par peur de défendre une opinion erronée, même si le manque d’esprit et de connaissance m’empêche d’écrire en beau style, mais parce que je préfère travailler sur d’autres sujets qui me conviennent mieux » (Le Débat sur le Roman de la Rose, traduit en français moderne par V. Greene, Paris, Champion, 2006, p. 269).

39 Voir D. McGrady, « Authorship and Audience in the Prologues to Christine de Pizan’s Commissioned Poetry », in Au Champ des escriptures, (Actes du 3e Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998), É. Hicks éd., avec la collaboration de D. Gonzales et Ph. Simon, Paris, Champion, 2000, p. 25-40 ; D. Lechat, « Christine de Pizan et ses doubles dans le texte et les enluminures du Livre du duc des vrais amants (BnF fr. 836 et BL Harley 4431) », in Sens, Rhétorique et Musique, Études réunies en hommage à Jacqueline Cerquiglini-Toulet par S. Albert, M. Demaules, E. Doudet, S. Lefèvre, C. Lucken et A. Sultan, Paris, Champion, 2015, p. 689-702.

40 C’est lui qui presse le duc de prendre congé de la dame parce que l’heure se fait tardive : « Si m’a dit : “Prenez congié, / Tart est, je me doubt par m’ame / Que trop tenez cy ma dame. / Il est temps que souper voise” » (v. 308-311).

41 Voir D. Demartini, « Figures du poète dans le Livre du Duc des vrais Amans de Christine de Pizan ou l’amour démasqué », Bien Dire et Bien Aprandre, 25, 2007, p. 87-104 (notamment les p. 93-96).

42 H. Arden, « Le Duc des vrais amans ? Christine de Pizan ré-écrit le Roman de la Rose », in De la Rose, Texte, Image, Fortune, C. Bel et H. Braet éds., Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2006, p. 411-420 (passage cité p. 414).

43 Voir S. Delale, « Guillaume de Lorris, contre-exemple de Jean de Meun. Christine de Pizan et le modèle littéraire du Roman de la Rose », Camenulae, 13, novembre 2015.

44 Le verger du Roman de la Rose est entouré d’un mur sur lequel sont « entaillés » les portraits d’une série de vices, la description occupe plus de 300 vers dans le texte de Guillaume de Lorris (op. cit., v. 129-462).

45 Sur les cinq degrés de l’amour (visu, alloquio, tactu, osculo, concubitu ou coitu), voir J. Cerquiglini-Toulet, Guillaume de Machaut, « Le Livre du Voir Dit », Un art d’aimer, un art d’écrire, Paris, SEDES, 2001 (p. 26-30).

46 D. Kelly, Christine de Pizan’s Changing Opinion : A Quest for Certainty in the Midst of Chaos, Cambridge, Brewer, 2007 (chap. 4 : “Love, Reason, and Debatable Opinion”, p. 107-141).

47 L’histoire de Pygmalion occupe quelque quatre cents vers à la fin de la partie du roman écrite par Jean de Meun (op. cit., v. 20821-21215).

48 Ovide, Les Amours, L’Art d’aimer, Les Remèdes à l’amour, textes établis par H. Bornecque, émendés, présentés et traduits par O. Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

49 Œuvres poétiques de Christine de Pisan, M. Roy éd., Paris, Firmin-Didot, SATF, t. 2, 1891, p. 1-27.

50 Christine dénonce le contenu de ces livres, mais elle en critique aussi l’usage. Elle regrette en particulier qu’on les fasse lire aux « jeunes escolliers, / En maniere d’exemple et de dottrine » (Epître au dieu d’Amours, op. cit., v. 264-265). Ces ouvrages qui servent à l’apprentissage initial de la grammaire (v. 293) sont à ses yeux le vecteur d’une idéologie d’autant plus pernicieuse qu’elle est inculquée dès le début de la formation intellectuelle de tous ceux qui passent par les bancs de l’école.

51 La rime « amer / amer » (v. 215-216) fonctionne du reste comme un rappel de cette association entre mer / amour / amertume. Voir la note 12, p. 147 de l’édition citée.

52 On notera l’exacte similitude d’expression avec la formule du v. 223, à propos de l’inutilité de rechercher l’amour en « mainte terre ».

53 « Pour ce entrepris maint voyage. / Oultremer alay a nage / Pour dongier des mesdisans » (v. 3449-3451).

Pour citer cet article

Didier Lechat, «Le Livre du duc des vrais amants», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation lettres 2017 », n° 16, automne 2016 , mis à jour le : 25/10/2016, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=108.

Quelques mots à propos de :  Didier Lechat

Université de Caen Normandie

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