XVIe siècle
Agrégation lettres 2017
N° 16, automne 2016

Nicola Panichi

Amour, corps et indicible dans « Sur des vers de Virgile » (III, 5)

Dire l’indicible

1Dans une marqueterie bien réussie de « De la tristesse », Montaigne établit un long répertoire d’effets paralysants de la douleur et de la joie qui accompagnent toujours le doux-amer des passions. Dans un premier temps, il montre comment la tristesse, cœur gros et grosse de larmes – avec l’extrême douleur qui l’escorte – devient inexprimable, surpassant dans son maintien toutes manifestations, toute expression possible du corps. La pièce la plus significative (et heureuse) qui rhétoriquement renforce l’ensemble est l’exemplum d’Agamemnon, père d’Iphigénie, que Timanthe peint après la mort de sa fille, le visage couvert d’un voile : « comme si nulle contenance ne pouvoit representer ce degré de dueil » (I, 2, 12A ; folio, p. 1271).

  • 2 Non pas De oratore, comme indiqué en « Notes » à Saggi...

2La source est chez Cicéron, dans Orator, 22, 742, la discussion sur le concept (rhétorique) d’aptum (ce qui convient, ce qui est convenable) et de son entrelacement et, parfois, son identification (exprimée dans le texte par le gérondif) à la notion de nécessaire – qui cependant repose sur un fondement différent (in alioque ponatur : le concept absolu de devoir) – et son accommodement dans la rhétorique de l’indicible : « […] ce peintre fameux s’aperçut que, dans le tableau du sacrifice d’Iphigénie, ayant représenté Calchas triste, Ulysse encore plus triste et Ménélas en pleurs, il devait nécessairement (obsolvendum […] esse) représenter la tête d’Agamemnon voilée parce que son pinceau n’aurait pas pu exprimer cette immense douleur ». C’est cette même sensibilité qui, très vraisemblablement, inspire Lucrèce pour le sensuel portrait funèbre du sacrifice d’Iphigénie, mimèsis déchirante d’une fête de noces manquée (De rerum natura, I, 80‑101) : le jour prévu pour sa noce, alors qu’on lui avait fait croire qu’elle allait vers son époux, Iphigénie est conduite à la mort. Dans une ambiguïté tragique, avec des effets contrastés par rapport au rite nuptial, des mains d’hommes la transportent vers l’autel et ce n’était pas pour être escortée par le brillant d’Hyménée, une fois le rite achevé, jusqu’à la maison de son mari, à la lumière des flambeaux parmi les chants nuptiaux. Le roi/père, donneur de vie, est à présent porteur de mort. Iphigénie tombe, pure impurement (casta inceste), victime souffrante, frappée par Agamemnon qui veut favoriser le départ de la flotte. La chevelure virginale devient chevelure profanée.

3Sur son exemplaire de Lambin, Montaigne note simplement : sacrifice d’Iphigenia, qui se relie à la note immédiatement précédente sur les illusions de la religion : religion cause du mal3. Le Bordelais suit avec cohérence le déroulement du discours lucrétien qui encadre la description du rite sacrificiel de la vierge à Artémis et il l’insère, comme Lucrèce, dans le contexte des « actes scélérats et cruels » qu’engendre la religion ([…] saepius illa religio peperit scelerosa atque impia facta), pour conclure avec Lucrèce : Tantum religio potuit suadere malorum (texte cité d’ailleurs dans l’Apologie : II, 12, 523C ; folio, p. 279), id est de son utilisation « politique ». Le visage d’Agamemnon paralysé par la douleur devient plastiquement impossible à représenter, à peindre (le peintre ne trouve aucun trait approprié) et donc il devient rhétoriquement indicible (le poète ne trouverait pas de mots appropriés).

4Le bref chapitre montaignien fait preuve d’une grande cohésion : de l’exemple tiré d’Hérodote (Historiae, III, 14, que Montaigne a peut-être lu dans Lycosthène) sur l’attitude de Psammétique, roi d’Égypte, jusqu’à l’exemple conclusif sur le pape Léon X, mort de joie à l’annonce de la prise de Milan, que raconte Guichardin dans la Storia d’Italia (XIV, 4), source importante aussi de l’incipit de ce même chapitre par sa référence aux « Italiens » qui ont analysé la malignité et l’ont appelé tristesse.

  • 4 « Diriguisse malis » : Ovide, Les métamorphoses, VI, 3...

5Du visage couvert d’Agamemnon, représentation de l’irreprésentable, le répertoire d’exempla conduit à la métaphore de Niobé qui ‑ après la perte de ses sept fils et filles ‑ est transformée en rocher de douleur, pétrifiée par ses malheurs. Une pierre de douleur est une douleur pétrifiée4 : la violence du mal glace l’esprit et le cœur, empêchant toute liberté d’agir. De cette corne d’abondance débordante d’exemples, encore un récit tiré de l’Historiae sui temporis (XXXIX) de Paolo Giovio, jusqu’au vers en italien extrait du Canzoniere de Pétrarque (Rime, 170 : « Chi può dir com’egli arde è in picciol fuoco, disent les amoureux, qui veulent representer une passion insupportable » (I, 2, 13A ; folio, p. 128). Qui peut dire comment il brûle, brûle peu. De la douleur à l’amour.

6Dans son style, Montaigne a glissé tout doucement, insensiblement de la douleur excessive à l’excès d’amour, unis dans leur effet – irreprésentable, inexprimable et surtout indicible. Catulle (À Lesbie, 51, 5-12) avait tenté de décrire ce ravissement des sens, l’aphasie provoquée par la stupeur amoureuse qui frappe l’amant, paralyse la parole par le feu subtil et dévorant qui parcourt ses membres, par le bourdonnement des oreilles et la double nuit qui tombe sur ses yeux. Paralysie du sens (langage, ouïe, vue). L’excès se décline avec l’accès. La conclusion est déjà annoncée : toutes les passions qui se laissent goûter et digérer ne sont que médiocres. C’est ce que la Phèdre de Sénèque avait bien exprimé : Curae leve loquuntur, ingentes stupent5. Le corps est muet dans son excès d’éloquence. Un corps muet, donc, est un corps qui aime aimer. Alors, tout se tient ?

De la douleur à l’amour

  • 6 « [B] […] Aussi n’est ce pas en la vive et plus cuysan...

  • 7 F. Lestringant, « L’action génitale. À propos du plaid...

7Dans « De la force de l’imagination », Montaigne propose une longue liste de récits, advenus ou non advenus, utiles en ombre et en corps dans la mesure où ils révèlent la complexité et la versatilité de l’humaine condition : désirs, espoirs, passions. Il expose l’unité psychosomatique de l’homme entier, âme et corps, il parle de l’excès qui ôte la vigueur parce que l’acte amoureux en a trop usé et il en arrive à l’impuissance6, la défense (un plaidoyer pour7) de son « client » qu’il s’emploie à défendre, client qui à sa façon agit/parle comme un personnage du théâtre passionnel et tragique ( « Veut-elle tousjours ce que nous voudrions qu’elle voulsist ? » : 103A ; folio, p. 249) et n’occupe presque jamais la scène en syntonie avec les anciennes cultures « de la plus grande partie du monde » où cette partie du corps était divinisée : loup ou dieu… Viennent ensuite les stratagèmes, les amulettes ridicules, les divertissements pour briser l’émotion avant l’acte de chair et conjurer l’impuissance. La liste des exempla – qui ne sont pas personnels (précise-t-il) mais qu’il renvoie à la conscience du narrateur – assure l’enchaînement de ses propres raisonnements qui déboucheront plus tard sur un palimpseste du corps et de l’amour : en effet, dans le troisième livre (« Sur des vers de Virgile »), il composera un discours long, vibrant, discours central sur le corps et discours du corps, la « dicibilité » indicible de la pudeur de la passion amoureuse, sur l’indicible « dicibilité » du corps de Léonor et de sa sexualité d’adolescente – sur la réutilisation inédite et « antiplatonicienne » de Platon même (dans la lecture du néoplatonisme).

8On a souvent parlé d’une hétérodoxie du discours montaignien sur les passions (Couturas) et aussi de son irrésolution passionnelle qui renforce et dévoile bien sa sagesse sceptique (Giocanti). Dans « Sur des vers de Virgile », la réflexion philosophique sur les passions humaines (et en particulier sur la passion amoureuse) déshabille l’homme pour en faire l’anatomie et en montrer ainsi l’être toujours terrestre, ignorant, ténébreux. C’est ce qui émerge aussi de l’« Apologie de Raymond Sebond » (II, 12, 568C ; folio, p. 347) et qui a rapport avec le thème de la honte. Dans un cas au moins, Montaigne utilisera le style poétique de la pudeur grâce à une image de trouble allusif, mêlé d’innocence, typique de la naissance de l’amour, en prenant un locus qu’il emprunte encore à Catulle (LXV, 19‑24) : le don furtif d’une pomme qu’a envoyée l’amant et que la belle laisse échapper lorsque, ayant oublié qu’elle l’avait cachée sous son vêtement, elle se lève à l’arrivée de sa mère. La honte elle aussi est enserrée, comme la sexualité, dans les limites de la nature et de la culture.

  • 8 Rabelais, Gargantua et Pantagruel, III, 31 (Comment Ro...

9Si la passion amoureuse, plaisir et douleur, dans son excès indicible, participe du paradoxe qui reflète l’impuissance de la raison humaine et, dans les sources classiques, débouche, jusqu’à s’y confondre, sur la luxure (Ézéchiel et Théophraste seront corrigés par Rabelais : s’il n’y avait pas la luxure, les arts de Cupidon périraient), cette passion et en l’occurrence la luxure se moque de toute volonté8. Le parcours tracé voit croître la passion amoureuse, sa main-mise sur la raison, puis l’action de l’imagination, l’atténuation du désir, le retour au bon sens. Et de toute évidence, le discours sur la passion amoureuse (comme en général le discours sur les passions) lui sert à affronter encore une fois le thème ontologique central : Quel est le veritable (« vraye ») visage des choses ?

10Encore une fois, la réponse se trouve dans « Sur des vers de Virgile ». Le titre, évocation poétique de l’acte de chair, intercale un acte langagier entre l’idée et la chose, entre la méditation et son objet (l’acte charnel) et la nostalgie teintée d’accents autobiographiques. La censure qui couvre la res, pour en interdire la désignation directe, sera connotée et contournée par Montaigne grâce au pouvoir évocateur de la poésie – les vers virgiliens (et ensuite lucrétiens, via Juvénal). On verra apparaître à quel point la vérité de la chose est liée au type de langage qui dénonce et condamne la répugnance contre nature du plaisir sexuel (et de la procréation) renforcé ensuite par un retour au langage poétique du De rerum natura, à ses allusions verbales et à ses séductions qui en contournent les interdits. Dans ce cas, la « dicibilité » est un acte d’affirmation de la chose et son entière légitimation. Malgré la réprobation philosophique, religieuse et sociale, Montaigne trouve légitime le jeu des sens et le sens de la séduction (masculine et féminine), de sa rhétorique, labyrinthe d’astuces et d’exigences du désir, dans la nostalgie de l’emphase des amours juvéniles dont il connaît les stratégies : dialectique (maïeutique) du désir, du contact et de la distance, du secret et de l’intensité…

11Il s’agit de l’essai de la parole érotisée, non seulement évocation et acceptation mais aussi doigts mêmes de la volupté. Au moment où réapparaît la critique du mariage (déjà présente dans I, 28) en tant que pratique d’une Vénus maritale, violation du libre accord des amants, de la séduction réciproque et de la sincérité de la passion jusqu’à l’inconstance, la protestation contre le mépris de la sexualité devient confession et refus des fausses pudeurs, volonté de dire le désir et le plaisir, parfois sous le prétexte de les blâmer :

Ce n’est pas une passion simplement corporelle. Si on ne trouve point de bout en l’avarice, et en l’ambition, il n’y en a non plus en la paillardise. Elle vit encore apres la satieté : et ne luy peut on prescrire ny satisfaction constante, ny fin : elle va tousjours outre sa possession (III, 5, 885B ; folio, p. 150).

Le corps de Léonor : Vénus/voluptas

12Mouvement du monde, matière partout infuse, centre vers lequel tout tend : c’est la connotation philosophique de la sexualité et de sa curiositas. L’élan sexuel a son climax et son anticlimax, son institutio. La description de la sexualité de Léonor (sa fille), sexualité de l’adolescence, est parcourue par la volonté d’en saisir autant la force naturellement persuasive que l’effet négatif de l’interdit. L’institutrice intervient durement au cours de la lecture d’un livre en enjoignant à Léonor de sauter un passage contenant un terme allusif [fouteau], nom commun d’un arbre, le hêtre, commente mi-ironique mi-amer Montaigne :

Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquays, n’eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys, l’intelligence et usage, et toutes les consequences du son de ces syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende et son interdiction » (III, 5, 856B ; folio, p. 108-109).

13Une âme sans passion amoureuse serait morte, sans vie, sans action. Patior ergo sum ? Pati (aimer) c’est donner du sens à l’être, c’est l’incarner. Vénus, c’est la Voluptas universelle, moteur justement de toute chose.

  • 9 Voir C. Montaleone, Montaigne e la profondità della ca...

14À la différence du corps de Léonor, celui de Michel, ici et maintenant, est un corps vieilli qui « fuyt le desreiglement, et le craint » (III, 5, 841 ; folio, p. 87). Maintenant c’est un corps pitoyable, il ne sait se réjouir que par l’imagination et le rêve. L’anaphore déroule une obsession de l’état présent : maintenant le corps se défend de la tempérance comme autrefois il s’est défendu de la volupté, mais pour ne pas décliner, faner et s’alourdir de sagesse, il détourne le regard du présent et jouit du souvenir des erreurs de jeunesse. La jeunesse fuit son corps, chair, sang et veines, mais pas la mémoire. À son corps, il demande un effort mimétique et un effort de rétrocession (temporelle) : se mettre à la place du moi/de l’autre et dans le corps de l’autre. L’injonction faite aux vieillards dans le second livre des Lois de Platon (II, 657d) d’assister aux exercices, aux danses et aux jeux du corps des jeunes hommes, pour retirer de la joie de la beauté – esthétique du corps de l’autre – est rappelée dans cette intention. Son corps maintenant est transpercé par ce qui autrefois ne l’aurait même pas effleuré et le divertissement du rêve n’est qu’une « foible luicte, de l’art contre la nature ». Sur son exemplaire des Essais, en créant dans sa langue maternelle, le latin, l’endiade esprit et corps, Montaigne note : dans un corps fragile toute blessure, même minime, devient insupportable et un esprit malade ne peut rien supporter de pénible. Maintenant, il sent les naturelles conformités/difformités de l’âge et pour leur échapper, il repère et imagine une sorte de supplément et une alternative au conseil de Platon : un voyage d’un bout à l’autre du monde pour apporter à une compagnie qui apprécierait ses humeurs les « essais en chair et en os » (je leur iray fournir des Essays, en chair et en os), et aussi le corps capable de sentir vraiment, conforme, vigoureux, vibrant, ni languissant ni difforme, capable de changer, de se modifier, de vivre la métamorphose, aliénation tangible du sujet, muscles et veines, son moi de chair et d’esprit, le corps solide des Essais, du livre de soi comme histoire de son corps et de son âme. Papier métamorphosé en chair9. Doigts de son esprit qu’il doit de toute façon accompagner – dans ce voyage du désir, qui tend vers, donc érotique – avec son autre corps, doublé mais pas égalé. Car les corps « en chair et os » ne volent pas, comme il le dit ironiquement dans « Des boiteux », à propos des sorcières « de [mon] voisinage » (III, 11, 1031B ; folio, p. 357) que certains ont vu voler chevauchant le manche d’un balai – légende et épopée d’une raison tératologique qui crée des corps sans corps. Les Essais en chair et os ont grandi avec lui, ils ont un poids de chair et de sang, mais d’une façon asymétrique et inverse de son auteur/géniteur : ils ont pris de la vigueur en grandissant tandis que le corps de Michel est désormais sur le déclin.

  • 10 N. Panichi, « Amor odinem nescit. Amour-passion et dé...

15Mais ce déclin même est capable de reconstruire le sens du passé et du futur. Dans les derniers Essais, comme l’a montré, entre autres, Géralde Nakam, c’est le corps qui fournit le plan de support et de gravité principal, la discipline de la limite, pour revenir à soi, regarder en soi, se recueillir, se circonscrire, se reconnaître. Le corps devient cette cheville, ou plutôt cette étamine, ce tamis qui semblait ontologiquement n’appartenir qu’à l’intellect, mais sans l’usurper ; il déconstruit toutes les cathédrales d’idées et les idola sur la passion et l’amour, il fait échec aux architectures scolastiques, au principe de causalité et d’autorité, à la déduction, à la rhétorique, à l’ordre, à la doctrine, aux vaines subtilitez. Exactement comme l’esprit, le corps sait qu’amor ordinem nescit10 À présent, c’est le corps qui fait échec au préjugé, à l’art, à la culture. Qui veut dire l’indicible.

16Le présupposé de nature est renforcé par la grammaire du corps et prend vigueur avec l’encre et le papier, rendant finalement « dicible » l’indicible :

Chacune de mes pieces est esgalement mienne, que toute autre : Et nulle autre ne me fait plus proprement homme que cette cy. Je doy au publiq universellement mon pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en essence, toute (III, 5, 887C ; folio, p. 152-153).

17Sagesse de l’âme et corps du moi, du sujet, de celui qui veut se présenter pour la première fois non pas comme grammairien, poète ou jurisconsulte, mais dans son estre universel, comme Michel de Montaigne (III, 2, 805C ; folio, p. 35). Maintenant, c’est l’esprit qui devient traître, frère du corps qu’il faut suivre toujours au besoin tandis que son privilège serait de se ravoir dans la vieillesse (« qu’il verdisse, qu’il fleurisse ce pendant, s’il peut, comme le guy sur un arbre mort »).

18Montaigne admet qu’il le sollicite en vain et qu’en vain il veut le destourner de cette colligence, de sa liaison avec son corps, déjà déclarée dans « De la force de l’imagination » (I, 21, 104A ; folio, p. 252) comme « estroite cousture » et communication réciproque de leurs conditions : même colique que le compagnon, même tourment :

Pouvons nous pas dire, qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement, ny corporel, ny spirituel : et qu’injurieusement nous desmembrons un homme tout vif : et qu’il semble y avoir raison, que nous nous portions envers l’usage du plaisir, aussi favorablement aumoins, que nous faisons envers la douleur ?

19Plus tard, il se plaindra de cette lesion enormissime, un dommage que la nature lui a réservé : « elle m’a traitté illegitimement et incivilement (III, 5, 892-893C ; folio, p. 159-160). Frère, compagnon, mari d’un corps qui est maintenant un arbre mort :

[B] Il n’y a poinct d’allegresse en ses productions, s’il n’en y a quand et quand au corps. [C] […] une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisifve, telle qu’autrefois la verdeur des ans et la securité me la fournissoient par veneues. Ce feu de gayeté suscite en l’esprit des eloises vives et claires, outre nostre portée naturelle et entre les enthousiasmes les plus gaillards, si non les plus esperdus. Or bien ce n’est pas merveille si un contraire estat affesse mon esprit, le cloue et faict un effect contraire. [B] Ad nullum consurgit opus, cum corpore languet (III, 5, 844 ; folio, p 91).

20Maintenant, tous les sens sénescents sont la mort de la voluptas. Mais l’invite montaignienne à ne pas séparer Vénus céleste et Vénus terrestre, à les laisser unies, comme âme et corps, restera en filigrane comme une sorte d’entraînement pour d’autres inclusions et d’autres possibilités.

21Encore une fois, le Bordelais se servira de Platon justement pour polémiquer avec les néoplatoniciens responsables, à leur façon, dans l’exercice philosophique, de la séparation entre théorie et praxis, de l’actuation réitérée d’une absence (leur correspondance manquée), à l’instar de la médecine dans l’exemple (un parmi bien d’autres) de « Du pedantisme » (I, 25, 139A ; folio, p. 303) qui fait allusion au hiatus scandaleux entre connaissance de la théorie galénique (des livres de médecine) et l’ignorance du corps du malade. Ignorer les amours homosexuelles de Platon, cela signifie connaître la philosophie de Platon mais pas le philosophe, l’homme entier, âme‑corps, si la philosophie, comme le veut Montaigne suivant Plutarque, c’est l’art de la vie et l’on ne peut attraper la syphilis avant d’être arrivé à la leçon d’Aristote sur la tempérance – annotation ajoutée sur l’exemplaire de Bordeaux au chapitre I, 26. La volonté de Montaigne de reconstruire la théorie sur la pratique justifie et légitime non seulement l’idée de la philosophie comme art de vivre, conjonction de théorie et de pratique, mais aussi la licence (qui vient se superposer à la véridicité), la liberté de sa propre écriture condamnée, observe-t-il, par ceux qui devraient la trouver conforme à leur goût alors qu’ils se laissent blesser les yeux.

22Goût/yeux. Ici le goût verbalise la pratique (ou inclination de vie) et le regard, selon la théorie classique de la vision, la théorie. La théorie refuse ce que dans le cas de Platon la pratique vérifie (scilicet, dans l’exemple qui suit, l’homosexualité, comme explique le renvoi à Diogène Laërce sur les amours homosexuelles de Platon). La référence est explicite et frappe dans le mille : « C’est une humeur bien ordonnée de pinser les escrits de Platon et couler ses negotiations pretendues avec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere quod non pudeat sentire » (III, 5, 845C ; folio, p 92). L’ironie est destinée aux néoplatoniciens et aux disciples de Ficin qui éludaient la question des rapports homosexuels de Platon que rapporte Diogène Laërce (III, 229‑231). Tandis que d’un côté elle offre la chair au corps, la pratique à la théorie (de l’amour), l’image de l’amour homosexuel invite à concentrer l’attention sur les notes manuscrites de Montaigne sur son Lucrèce.

Mouches et sangsues, loups et dieux

23Cependant il semble vouloir oublier la conclusion épicurienne de la condamnation de la passion amoureuse, perturbation qui attaque l’équilibre psycho‑physique. Il semble renoncer à l’idée d’un plaisir catastématique. L’amour, la sexualité est in rebus, elle est grammaire du corps et de ses gestes signifiants et éloquents, de l’ici et du maintenant : « il n’est ny parole, ny exemple, ny démarche, qu’elles ne sçachent mieux que nos livres » (III, 5, 857B ; folio, t. III, p 110). Nature, jeunesse et santé sont de bons maîtres d’école. Montaigne confie au corps les plaisirs de la vie et son sens : il le compare à la mouche qui préfère les terrains rugueux ou à la sangsue qui ne suce que le mauvais sang – aux aulx et aux oignons qui tirent de la terre les mauvaises odeurs afin que les roses et les violettes soient plus parfumées, comme il l’explique dans un contexte autre, dans « De la vanité », en un retournement de position axiologique.

24Jusqu’ici, le catalogue montaignien a servi de propédeutique pour introduire le thème central du chapitre (mon theme) : l’acte charnel, l’œuvre de chair, le seul acte et l’acte extrême du corps qui réunit en un même mouvement vie et mort, en une copulation qui, pratiquant une mort apparente, re‑verbalise, même si le distinguo est important, une de ces innombrables morts préfigurées dans « Que philosopher c’est apprendre a mourir », où le thème de l’amour entre en jeu d’un point de vue philosophique et physiologique, dans la dialectique des ersatz de mort qui adviennent aux hommes dans la vie, individuelle et universelle. La mort de l’eros dans la vie de l’autre appartient, pleinement, à cette mort/renaissance cosmique coulée dans le moule lucrétien, c’est un petit morceau de la vie de l’univers, composante incontournable de cette mort (cosmique) capable d’engendrer d’autres vies : eros et thanatos, un retour mutatis mutandis de la philosophie antique (Empédocle) et de son idée des deux principes cosmiques (même si, au-delà d’amour, on trouve plutôt la discorde).

  • 11 « Les mortels vivent d’échanges mutuels et comme des ...

  • 12 Manilius, Astronomica, IV, 16.

25Un passage de I, 20, bien connu et commenté, réitère la non apostasie de la matière‑vie infinie : « Vostre mort est une des pieces de l’ordre de l’univers, c’est une piece de la vie du monde » (92A ; folio, p. 236). La citation de Lucrèce éclaire bien la direction que les réflexions de Montaigne veulent donner à la question : inter se mortales mutua vivunt / Et quasi cursores vitaï lampada tradunt11 (II, v. 76 et 79). Manilius n’enseignait‑il pas que toute fin commence par le commencement et tout commencement par la fin12 ? Dans « Sur des vers de Virgile », le thème est réexposé sur un mode tout autant explicite et réfringent :

Tout le mouvement du monde se resoult et rend à cet accoupplage : c’est une matiere infuse par tout, c’est un centre où toutes choses regardent. (III, 5, 857B ; folio, p 110)

26Dans la conclusion, nous aurons l’occasion de revenir sur la valeur ontologique de ce résultat.

27Mais ici la comparaison joue sur deux niveaux : après la pratique d’éros, ardeur et vitalité de la passion meurent, mais cette mort même engendre une autre vie et un autre désir qui ne s’émousse pas et n’est jamais rassasié, qui revient sans cesse et vivifie le corps selon un nouveau commencement. La honte de la « dicibilité » d’éros qui engendre une sorte de dénaturation de la nature s’avère alors insensée devant la dialectique de la vie. Quoi qu’il en soit, il faut trouver une mesure. La mesure exorcise l’excès et l’indicibilité de l’amour. La fonction philosophique et salvifique de la mesure reviendra comme pratique de la vie commune, du « moule commun » jusqu’au dernier chapitre des Essais : « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance » (III, 13, 1116B ; folio, p. 481).

28Montaigne est arrivé à un point de non-retour en ce qui concerne la vie et sa « dicibilité », son decorum, sa rhétorique, cette fois dicibilité du corps au sens de ce nécessaire qui parfois se rencontre avec l’aptum auquel Cicéron fait allusion dans le passage rappelé au début, mais aussi et surtout, dans ce cas, avec le plaisir, la volupté, « extreme fruict de ma santé » – thème philosophique qui clôt les Essais.

29Pour donner force à la dicibilité de la pratique de la vie et du corps, quittant le ton de la propédeutique, Montaigne recentre son discours :

Mais de ce que je m’y entends, les forces et valeur de ce Dieu se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poesie qu’en leur propre essence, Et versus digitos habet. Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l’amour mesme. Venus n’est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile » (III, 5, 849 ; folio, p. 97-98).

30Ici, en quelque sorte, la théorie semblerait excéder la pratique, la transfigurer, la sublimer. Mais il ne s’agit plus, à bien voir, d’un dualisme, bien entendu ; Montaigne montre qu’il a trouvé la voie pour en sortir. L’optique montaignienne est en train d’élaborer le dépassement lorsqu’il unit Virgile à Lucrèce, sans négliger Juvénal. L’inclusion de Juvénal (Saturae, VI, 196) parle une fois de plus et plus nettement que le vers et que la poésie. La parole ne fait qu’érotiser l’éros, qu’intégrer l’esprit dans le corps, c’est le devenir corps charnel de l’esprit, son horizon de sens. Et versus digitos habet (« Les vers ont des doigts ») : matérialisation érotique de la parole et non son excédent dématérialisé. Les doigts de la poésie ont une saveur de toucher sensuel, ils conjuguent en un accouplement régénérateur théorie et praxis.

31Dans ce cas aussi, la triple relance de la source n’est pas inutile ou fin à elle‑même, mais elle recentre le sens semé. Le vers latin, avec la substitution du terme de Juvénal vox blanda par versus, Montaigne le décontextualise à travers la situation malicieuse de la vieille amoureuse qui s’adresse en grec à son amant. Comme en d’autres occasions, peut‑être encore plus significatives (par exemple l’utilisation de Lucrèce et d’Horace sur le thème de l’éternité du monde) la modification montaignienne fait changer le signe de son propre contexte en lui donnant ce pouvoir érotique évocateur que le texte de Juvénal présentait au contraire empreint seulement d’ironie atténuée par l’effort de l’« adoucir » avec Virgile qui sert à Montaigne, en ce moment précis, d’abri (Énéide, VIII, 387‑392 ; 404‑446) pour le contaminer ensuite en un corps à corps avec Lucrèce encore une fois (I, 32‑39 ; les vers des deux poètes [culture et nature] comme on l’a supposé, dans une première version manuscrite de III, 5, devaient être sans doute contigus).

32Montaigne mélange intentionnellement quelques vocables tirés de Virgile et de Lucrèce, dessinant un espace rhétorique et une poétique partagés :

Quand je rumine ce rejicit, pascit, inhians, molli, fovet, medullas, labefacta, pendet, percurrit, et cette noble circunfusa, mere du gentil infusus, j’ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit pas d’aigue et subtile rencontre : leur langage est tout plein et gros d’une vigueur naturelle et constante ; ils sont tout epigramme, non la queue seulement, mais la teste, l’estomac et les pieds. Il n’y a rien d’efforcé, rien de treinant, tout y marche d’une pareille teneur (III, 5, 872-873B, folio, p. 131).

33Sur son exemplaire, il note, relançant le contexte rhétorique du discours amoureux :

[B] Ce n’est pas une eloquence molle et seulement sans offence : elle est nerveuse et solide, qui ne plaict pas tant comme elle remplit et ravit, et ravit le plus les plus forts espris. Quand je voy ces braves formes de s’expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c’est bien dire, je dicts que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les parolles. Pectus est quod disertum facit [Quintilien, Institutio oratoria, X, 7, 15] [B] Plutarque dit [Vie de Démosthène, III] qu’il veid le langage latin par les choses ; icy de mesme : le sens esclaire et produict les parolles ; non plus de vent, ains de chair et d’os. [C] Elles signifient plus qu’elles ne disent [Seneca, Epistulae 59] (III, 5, 873 ; folio, p. 131).

34Même si dans « De la parsimonie des anciens » Montaigne critique le pouvoir trompeur de la rhétorique (I, 51, 307-308 ; folio, t. I, p. 530-534) il en récupère l’âme antique et l’assertion fondamentale : bien parler, c’est bien penser.

35En dépit de la réduction à une tropologie qu’il entraîne, avoir ramené le discours amoureux à la rhétorique classique et à ses règles d’or se révèle finalement la meilleure manœuvre stratégique contre l’indicible, désormais absorbé par la seule figure du sensus alter : les mots doivent mettre devant les yeux l’objet qu’ils désignent, selon les normes de la Rhétorique et de la Poétique d’Aristote, les res ; le sens produit le mot de chair et d’os qui sait signifier plus que ce qu’il dit. Le bien penser ici, c’est la pensée du corps qui signifie plus que ce qu’elle dit, qui imprime dans la chair le sens ou qui fait dériver le sens de la chair. Le discours amoureux ne peut abdiquer devant la res qui en est l’argument principal du chapitre (l’acte de chair), le mot doit adhérer le plus possible à la chose, la copia verborum et rerum doit se changer en « laconicité » spartiate (la brevitas signifiante est d’ailleurs une règle rhétorique), le sermo brevis de la palpitation de la chose qui tend vers son centre.

Notes

1 Á l’édition de référence Villey-Saulnier, PUF, Paris, 1965, indiquée en premier, nous ajoutons la pagination de l’édition au programme de l’agrégation : E. Naya, D. Reguig-Naya, A. Tarrête, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2009, désormais sous la forme suivante : folio, p. [note de l’éditeur].Je signale aussi : Saggi, éd. F. Garavini et A. Tournon, Milan, Bompiani, 2012 (notes et texte français par A. Tournon). Une version plus ample du texte sera publiée dans les Actes du Colloque de Rome (26-27 novembre 2015), « Ils cognoissent bien Galien, mais nullement le malade ». Montaigne e l’esperienza del corpo tra medicina e filosofia, Roma, Edizioni dell’Accademia Nazionale dei Lincei, 2017.

2 Non pas De oratore, comme indiqué en « Notes » à Saggi, op. cit., p. 2310, 3. Voir aussi Quintilien, Institutio oratoria, II, 13, 12.

3 Montaigne’s annotaded copy of Lucretius. A transcription and study of the manuscrit, notes and pen-marks, éd. M. Screech, avec une préface de G. de Botton, Genève, Droz, 1998, p. 206 ; A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Garnier, 2010, p. 360 (la transcription des notes sur le Lucrèce se trouve aux p.215‑422. Il s’agit de l’édition de Lambin, Gulielmi Rouillij et Philippi G. Rouillij, Paris, 1563. Pour des informations sur cet exemplaire, voir B. Pistilli et M. Sgattoni, La biblioteca di Montaigne. Catalogo ragionato dei libri ritrovati, Pisa-Firenze, Edizioni della Normale-Instituto Nazionale di Studi sul Rinascimento, 2014. Le texte est maintenant consultable sur le site MONLOE de l’Université de Tours (https://montaigne.univ-tours.fr/).

4 « Diriguisse malis » : Ovide, Les métamorphoses, VI, 309-312 ; Montaigne modifie diriguit de la lection ovidienne (v. 304) avec diriguisse.

5 « Les soucis légers parlent, ceux qui sont lourds se taisent » (Sénèque, Phaedra, 607).

6 « [B] […] Aussi n’est ce pas en la vive et plus cuysante chaleur de l’accés que nous sommes propres à desployer nos plaintes et nos persuasions : l’ame est lors aggravée de profondes pensées, et le corps abbatu et languissant d’amour. [A] Et de là s’engendre par fois la défaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extreme, au giron mesme de la jouyssance ».

7 F. Lestringant, « L’action génitale. À propos du plaidoyer pour le membre (Essais, I, 21) », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 2000, p. 65-78.

8 Rabelais, Gargantua et Pantagruel, III, 31 (Comment Rondibilis, medicin, conseille Panurge).

9 Voir C. Montaleone, Montaigne e la profondità della carne, Milan, Mimesis, 2015.

10 N. Panichi, « Amor odinem nescit. Amour-passion et désir de vie », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 2, 54, 2011, p. 23-42. Pour le rapport avec Lorenzo Valla sur le thème du plaisir, voir eadem, « Le plaisir entre éthique et esthétique. Valla et Montaigne », in Les interférences des écoles de pensée antiques dans la littérature de la Renaissance, E. Tilson (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 221-234.

11 « Les mortels vivent d’échanges mutuels et comme des coureurs ils se passent le flambeau de la vie ».

12 Manilius, Astronomica, IV, 16.

Pour citer cet article

Nicola Panichi, «Amour, corps et indicible dans « Sur des vers de Virgile » (III, 5)», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation lettres 2017 », n° 16, automne 2016 , mis à jour le : 14/11/2016, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=154.

Quelques mots à propos de :  Nicola Panichi

Pisa, Scuola Normale Superiore

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