Littérature comparée
Agrégation lettres 2017
N° 16, automne 2016
« Le thym moutonne, c’est demain l’hiver »
Expliciter l’explicite : étude des commentaires des poètes sur leur propre poésie (Lorca, Char, Darwich)
1Les trois auteurs du programme ont deux caractéristiques saillantes en commun : d’une part ils ont été célèbres de leur vivant, ce qui est suffisamment rare, a fortiori en poésie, pour être rappelé, et d’autre part ils ont publié de nombreuses œuvres « complémentaires » destinées, dans un premier temps du moins, à expliciter leurs propos.
2On peut s’interroger sur le sens de cette démarche car elle implique d’emblée une reconnaissance, ne serait-ce indirecte, de la difficulté de cette poésie et peut-être aussi de la nécessité d’une aide pour accéder au sens, qui devient, dès lors, un des buts premiers des recueils. On sait à quel point l’œuvre de Char notamment a suscité de commentaires sur son « hermétisme » ou sa « difficulté », les articles et ouvrages plus généraux multiplient les métaphores, de la « fulgurance » à l’ « éclat » comme si le langage peinait en effet à rendre compte d’une expérience poétique supra-linguistique proche de ce que la musique non verbale pourrait évoquer, le poète ne s’adressant finalement qu’aux élus touchés par la grâce du sens qu’eux seuls perçoivent (et qu’ils ont parfois du mal à transmettre…) ou par celle d’un renoncement au sens lui-même. C’est en cela que l’affirmation d’Henri Meschonnic est provocatrice : Char est explicite, mieux que cela, il est « clair » (Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, Paris, 1995, p. 85 et suivantes). La confrontation avec Fureur et mystère rend cette affirmation problématique, lire le recueil, c’est aussi faire l’expérience d’une réelle difficulté d’explicitation ; les métaphores, la syntaxe tronquée ou très personnelle, l’organisation des ensembles de fragments, met à distance le lecteur même de bonne volonté et consulter la bibliographie sur Char, c’est encore achopper sur des propositions qui frôlent l’incompréhensible et flirtent souvent avec l’inexplicite. Proposer un tel recueil au concours de l’agrégation pose ainsi la question de l’honnêteté de l’enseignant non spécialiste face à ce type de textes et s’il est aisé d’affirmer que tout est évident dans un livre, c’est sans aucun doute beaucoup plus difficile à faire à l’oral dans une situation qui opposerait à l’affirmation même sa contradiction directe et l’exigence de preuves, exemples à l’appui.
3Il n’est pas question ici de revenir sur cette question de l’inexplicite mais d’essayer de comprendre pourquoi les trois poètes, car Char n’est pas le seul à pratiquer ce type d’écrits, encadrent leurs œuvres de publications annexes, liées aux recueils publiés précédemment. Pour Lorca, nous étudierons notamment les conférences qu’il a données sur le Romancero gitano dont on lui réclamait la lecture à chaque invitation, même si son actualité de poète et, surtout, de dramaturge, l’en éloignait progressivement. Pour Char, nous prendrons en considération essentiellement Recherche de la base et du sommet, publication qui semble répondre aux interrogations suscitées par Fureur et mystère notamment. Pour Darwich, le choix est difficile entre tous les entretiens et articles qu’il a publiés tout au long de sa prolixe vie de poète. Les textes recueillis dans La Palestine comme métaphore comme ceux de Palestine mon pays, l’affaire du poème sont particulièrement emblématiques d’un certain rapport à la poésie d’une part mais aussi, d’autre part, à son public et à l’idée de la fixité de l’œuvre publiée à laquelle s’oppose celle d’un dialogue fantasmé et mis en scène dans de nombreux textes. L’œuvre publiée en effet s’inscrit dans une temporalité propre à une époque littéraire qui ne connaît pas encore la malléabilité de l’écrit permise par les pratiques contemporaines et il n’est pas question, ni en 1928 ni en 1948, de revenir sur des « commentaires » de lecteur en précisant une pensée qui n’aurait pas été comprise. La pratique de l’écrit « annexe » (les « bandeaux » de Char en sont un bon exemple, les conférences de Lorca ou les entretiens de Darwich en constituent une modalité proche) repose, semble-t-il, sur une forme d’angoisse du poète qui tient d’abord à se faire comprendre. On peut aussi être tenté d’y voir le recours à un droit de regard sur l’œuvre publiée qui échappe au poète au moment même où elle est publiée. L’œuvre devient alors un monument (et ce d’autant plus dans le cas des trois poètes célébrés pour leurs productions poétiques) aussi intimidant que difficile à déplacer et impossible à modifier.
Expliciter l’explicite
4René Char publie Recherche de la base et du sommet en 1955. Il est déjà célèbre grâce à Fureur et mystère et identifié comme le « poète de la Résistance ». Georges Mounin interlocuteur du poète avait, dès 1947 publié un ouvrage « d’explicitation » intitulé Avez-vous lu René Char ? (Paris, Gallimard) qui se pose en complément d’une lecture jugée d’emblée difficile et nécessitant une aide proche de ce qu’un professeur pourrait apporter à ses étudiants. La démarche de Char est donc particulièrement intéressante car elle s’inscrit dans un ensemble de publications induites par la difficulté même de sa poésie. S’agit-il pour autant de délivrer des clés de lecture ?
5Le « Bandeau de « Fureur et mystère » » est exemplairement déceptif sur ce point :
1 R. Char, « Bandeau de Fureur et mystère », in Recherch...
Fureur et mystère est, les temps le veulent, un recueil de poèmes, et, sur la vague du drame et du revers inéluctable d’où resurgit la tentation, un dire de notre affection ténue pour le nuage et pour l’oiseau1.
6Que signifie cette « affection ténue pour le nuage et pour l’oiseau » ? Le poète répond au désir interprétatif supposé de ses lecteurs par une métaphore, démarche que l’on aurait de la peine à qualifier « d’explicitante ». On comprend de la phrase une attention particulière à l’époque (« les temps le veulent »), une allusion au « drame » qui fait peut-être référence à l’expérience de la guerre ainsi qu’au langage du monde que « l’oiseau » et le « nuage » rendent sensibles. Bien loin de saturer l’effort d’explicitation, ce « bandeau » exige par lui-même de nouveaux commentaires et ne délivre en fait aucune clé qui permettrait d’entrer plus sûrement dans le sens du recueil.
7Le lecteur trouve pourtant dans les pages de Recherche de la base et du sommet des éléments qui expliquent un certain nombre de références du recueil. En regroupant des textes plus anciens et plus évidemment narratifs, le poète délivre ce qu’il nomme autre part « l’arrière-monde » des poèmes. C’est en ce sens que l’on peut lire les pages sur Roger Bernard.
Les Chantiers de la Jeunesse l’exaspèrent et l’ennuient. Il rejoint le maquis dans la vallée du Calavon, un torrent aux riverains aguerris et taciturnes. Sa jeune femme, Lucienne, partage sa condition précaire. Entre deux sabotages, il me lit ses poèmes et m’entretient de ses projets. La Section Atterrissage Parachutage à laquelle j’appartiens l’accueille. C’est durant un aller au P. C. de Céreste, chargé d’une mission de liaison, qu’il tombe aux mains des Allemands, le 22 juin 1944. Il a juste le temps de rouler et d’avaler le message dont il est porteur. Il est fusillé peu après sur la route, ayant refusé de répondre aux questions qui lui sont posées. (« Roger Bernard », in op. cit., p. 26)
8La date précise l’événement et rend la référence évidente aux yeux du lecteur qui ne partage ni l’expérience ni les connaissances du poète. On peut ainsi comparer les modalités d’expression de ce paragraphe avec le fragment 146 de « Feuillets d’Hypnos » :
Roger était tout heureux d’être devenu dans l’estime de sa jeune femme le mari-qui-cachait-dieu.
Je suis passé aujourd’hui au bord du champ de tournesols dont la vue l’inspirait. La sécheresse courbait la tête des admirables, des insipides fleurs. C’est à quelques pas de là que son sang a coulé, au pied d’un vieux mûrier, sourd de toute l’épaisseur de son écorce2.
9Le prénom brouille la référence qui devient implicite pour le poète. Le Je poétique qui s’exprime dans la deuxième partie du fragment ne livre qu’une partie de son expérience au profit d’une mise en évidence de ses sensations propres liés à un événement relégué dans un arrière plan présenté comme non nécessaire à la compréhension de l’ensemble. Le temps de la première partie, l’imparfait, s’oppose au passé composé de la deuxième renforcé par l’adverbe « aujourd’hui ». Roger Bernard, individu clairement identifié par son nom complet dans Recherche de la base et du sommet n’est désigné que par son prénom dans « Feuillet d’Hypnos » parce qu’il n’est cité que pour les relations intimes et amicales que le Je poétique entretenait avec un personnage qui n’est pas cité pour ce qu’il était au regard de la société tout entière, mais pour ce qu’il était pour le poète et pour sa femme. L’absence d’explicitation sociale qui interdit la pleine compréhension de l’événement particulier exclut, dans un premier temps, le lecteur, directement confronté à une intimité dont il ne maîtrise pas les circonstances ; dans un second temps, cette intimité, chargée de ce que le lecteur en fait, pour lui, acquiert une dimension universelle que l’explicitation interdit.
10L’absence de précision permet ainsi de projeter les sensations du lecteur comme du poète sur un personnage non identifié, ou du moins que la forme poétique permet de ne pas identifier aussi définitivement que le fait l’explicitation de son état civil. L’utilisation de l’initiale, dans le fragment 138 donne la possibilité au poète de mettre en scène les pensées de B. dirigées par le sentiment de culpabilité du Je poétique qui tente de justifier le fait qu’il n’a pas pu venir en aide à son ami.
Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.
Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre.
Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? (Fureur et mystère, op. cit., p. 118)
11L’interrogation qui clôt le fragment propose ainsi d’interpréter les pensées du personnages à partir du spectacle de sa mise à mort dont le Je est témoin et dont il se sent responsable. L’expérience douloureuse que le lecteur ne partage pas avec le poète n’est pas celle de l’exécution de Roger Bernard, le 22 juin 1944 mais de celle de B. au même titre que le Je qui s’exprime n’est pas René Char mais le poète, figure médiatrice qui permet l’émergence de la parole poétique. L’assassinat du compagnon est enfin l’objet du poème « Affres, détonation, silence » qui utilise le nom complet du résistant dans une sorte de tombeau poétique.
Le Moulin du Calavon. Deux années durant, une ferme de cigales, un château de martinets. Ici tout parlait torrent, tantôt par le rire, tantôt par les poings de la jeunesse. Aujourd’hui, le vieux réfractaire faiblit au milieu des pierres, la plupart mortes de gel, de solitude et de chaleur. A leur tour les présages se sont assoupis dans le silence des fleurs.
Roger Bernard : l’horizon des monstres était trop proche de sa terre.
Ne cherchez pas dans la montagne ; mais si, à quelques kilomètres de là, dans les gorges d’Oppedette, vous rencontrez la foudre au visage d’écolier, allez à elle, oh, allez à elle et souriez-lui car elle doit avoir faim, faim d’amitié. (Fureur et mystère, op. cit., p. 178)
12La lecture attentive de Fureur et mystère permet de reconstituer l’ensemble de l’événement tel qu’il a été vécu par le Résistant, mais la dispersion des éléments narratifs qui le composent et le restituent rend sensible les flux des souvenirs associés, dans les trois passages, à un lieu précis et dont le Je poétique explicite le sens progressivement. L’ultime supplique invite le lecteur à partager le souvenir et à associer pour toujours le « Moulin du Calavon » au supplice de l’ami, lui aussi, poète. A-t-on besoin de la précision apportée par Recherche de la base et du sommet pour lire ces trois fragments ? On pourrait être tenté de répondre par la négative, mais ce serait nier l’apparente nécessité ressentie par Char de préciser encore l’événement et de rappeler peut-être que le Roger Bernard de Fureur et mystère n’est pas un « prétexte poétique » ni une métaphore. Cela nous renseigne en fait sur le statut de la parole poétique de Char envisagée par lui-même. L’obscurité ou l’inexplicite de ses poèmes n’est pas due à une quelconque coquetterie mais au monde lui-même, dont le langage est inexplicite. Le poète, médium de ce langage ne fait que s’y soumettre et l’on aurait tort de croire que le commentaire fourni par Recherche de la base et du sommet explicite définitivement les fragments cités plus haut. Contrairement à ce qu’une lecture a posteriori de l’événement pourrait susciter (Roger Bernard est mot en martyr de la Résistance ce qui donnerait un sens à sa mort), l’assassinat de l’ami n’a aucun sens et le poète rend tout autant compte des sensations que provoquent chez lui l’évocation de cet assassinat que la faillite du langage à en restituer un sens.
13Parce que les poèmes du Romancero gitano semblent d’abord beaucoup plus explicites que la poésie de René Char, on serait tenté de ne pas recourir de la même manière aux publications qui entourent le recueil de Lorca. La comparaison révèle pourtant un processus proche qui consiste non pas tant à expliquer le sens des poèmes qu’à aider le lecteur à les ressentir de la manière la plus fidèle possible aux sensations du poète. Lorca multiplie ainsi les commentaires qui situent son recueil dans le cadre de la propre histoire, rappelant, dans une sorte de dialogue feint avec le lecteur, de quelle manière il entend lui-même certaines références. Comme pour René Char, l’expérience des lieux est ainsi volontairement personnelle. Le toponyme Grenade n’est pas, à proprement parler, inexplicite, bien au contraire, il renvoie, de manière plus évidente que le « moulin du Calavon » à une géographie universelle qu’aucun lecteur de Lorca n’est susceptible d’ignorer. Ce n’est pourtant pas à cette Grenade-là que le poète pense, celle des premiers « touristes » et des voyageurs tentés par une lecture trop folkloriste du recueil.
Le voyageur sans problèmes, tout sourires et la tête pleine de cris de locomotives, s’en va aux fallas de Valence. Le bachique, à la Semaine sainte de Séville. Celui qui brûle un désir de nudité, à Malaga. Mais le mélancolique, le contemplatif s’en va, lui, à Grenade pour y être seul dans les effluves de basilic et de mousse d’ombre traversées de trilles de rossignols qu’exhalent les vieilles collines au bord du grand feu safrané, gris profond, rose buvard, que dressent les murailles de l’Alhambra. Pour y être seul. Dans la contemplation d’un univers plein de voix indéchiffrables, dans un air qui, à force de beauté, en est presque spirituel, en un point névralgique de l’Espagne où la poésie de haute plaine d’un saint Jean de la Croix se peuple de cèdres, de cinnamomes et de sources, et où la mystique espagnole se charge d’un air oriental, avec ce cerf blessé qui se penche, navré d’amour, sur la colline. La semaine sainte à Grenade.
[…]
Voilà tout ce que devra voir le voyageur, lorsqu’il visitera Grenade qui revêt en ce moment ses longues robes de printemps. Quant aux grandes caravanes de touristes tapageurs, amis des cabarets et des grands hôtels, ces groupes frivoles qui font sourire les gens de l’Albaicin, ce n’est pas pour eux que s’ouvre l’âme de la ville3.
14Immédiatement rapprochée de la poésie de Jean de la Croix, par la citation d’une métaphore finalement peu explicative, celle du « cerf blessé qui se penche, navré d’amour, sur la colline », métaphore qu’il tire d’une poésie de l’illustre poète du Siècle d’Or, puis, quelques lignes plus loin, d’une anecdote qui met en scène le « peuple de Grenade » tel qu’il le connaît, c’est une Grenade toute personnelle qui se dessine. Lorca écarte ainsi les « touristes tapageurs » qui pourraient être en partie ses propres lecteurs et rappelle que le toponyme révèle pour lui un espace personnel auquel son recueil donne accès. La question posée à propos de René Char est la même. Le désir d’explicitation révèle a minima la crainte fondamentale et tenace de n’être pas compris, ou, plus exactement, d’être mal compris. C’est donc son rapport intime avec sa poésie, rapport auquel le lecteur n’a pas accès, que le poète explicite ce qui dénonce le caractère peut-être incomplet de l’acte poétique en ce qu’il n’est pas parfaitement compréhensible, du moins dans le sens que lui donne le poète au moment de sa conception.
15Lorca revient ainsi à cette dimension, déjà mise en avant un an plus tôt lorsqu’il s’exprimait sur son recueil :
4 F. G. Lorca, « Lecture de poèmes / Romancero Gitan », ...
Je ne vais pas faire la critique du livre, étudier ce qu’il signifie en tant que forme de « romance », démonter le mécanisme de ses images ou tracer le graphique de son déroulement rythmique et phonétique, mais je vais vous montrer d’où il découle et le premier aperçu que j’ai eu de sa conception totale4.
16L’enjeu est bien de « montrer d’où découle [le recueil] » comme si le reste, qui intéresse sans doute plus particulièrement les enseignants (le mécanisme des images, le déroulement rythmique et phonétique…), était accessible à une lecture attentive qui n’a pas besoin d’être spécifiquement renseignée.
17L’affaire qui éclate à la publication du poème « Passant parmi des paroles passagères » a provoqué chez Mahmoud Darwich de très nombreuses explicitations ; plus que d’autres poèmes, celui-là en particulier qui a été lu dans des contextes si différents s’entoure de paroles jugées nécessaires (on peut à ce propos consulter Palestine mon pays, l’affaire du poème, S. Bitton, M. Peled et O. Avnéri, Paris, Editions de Minuit 1988, qui reprend quelques uns de ces textes et explique l’ensemble de « l’affaire »). Au-delà des explications politiques sur lesquelles on reviendra plus tard, Mahmoud Darwich rappelle dans certains de ses articles l’ancrage personnel du sens de son poème et le lie à une expérience propre quitte à réfuter sa dimension universelle.
Mon père a tenu le coup… De réfugié au Liban il devint réfugié dans son pays. De la roche, de la seule roche, il nous retirait notre pain quotidien, nos vêtements, nos livres, et pour que nous n’oubliions pas, il nous montrait les aiguilles des figuiers de Barbarie qui avaient cousu son corps à la terre.
[…]
Mon père s’est soudain asséché. Il est devenu sec comme les arbres abandonnés. Mon père est mort là-bas… On l’enterra sur la colline donnant sur sa vie écroulée. Où pourrais-je mourir, père5 ?
18L’article, dont le titre est pourvu d’une note explicative « A la mémoire de mon père », s’achève par la citation, sans transition avec ce qui précède, de quelques vers du poème « Passants parmi des paroles passagères » :
…Mon père a dit une fois :
Celui qui n’a pas de patrie
N’a pas de sépulture dans la terre
… et il m’interdit de voyager ! (ibid.)
19Le lien, en grande partie implicite mais évident avec les détails autobiographiques qui précèdent et qui sont particulièrement explicites, oriente la lecture des vers : il s’agit d’une simple adresse au père mort réfugié sans avoir jamais pu retrouver la liberté de voyager, c'est-à-dire d’être suffisamment reconnu comme appartenant à sa terre pour pouvoir s’en éloigner. Peut-on, dès lors, lire le poème d’une autre manière si le poète lui-même offre une telle grille de lecture ? Cette réduction du sens, qui enferme la lecture dans le cadre strict d’une référence personnelle rappelle la démarche de René Char puisqu’elle fait du « père » du poème le père de Mahmoud Darwich et refuse dans le même moment la liberté du lecteur d’y voir une figure plus universelle parce que non incarnée. Quelques vers plus haut, le « père », « pioche la terre » et l’on peut être tenté d’y lire de multiples sens métaphoriques ou intertextuels étayés par le réseau de significations que l’ensemble du poème construit et évoque chez le lecteur attentif.
20Dans les trois cas, les publications des poètes (et il s’agit de publications de leur propre gré) ne répondent pas vraiment à un manque de sens ou à de l’inexplicite, mais au contraire semblent limiter l’émergence de sens multiples que la forme poétique encourage parce qu’elle repose sur un réseau d’images et sur un art de la concision. On peut remarquer par ailleurs qu’aucun des trois poètes ne se dépare complètement de l’inexplicite puisqu’alors mêmes qu’ils semblent livrer leur lecture des passages qu’ils commentent, ils utilisent encore la métaphore laissant entendre que même dans cette démarche le langage échoue à délivrer un sens totalement clôt.
21II lutter contre la fixité de l’écrit : évolution, reprises, remords
22On a pu dire plus haut que les écrits annexes reproduisent, malgré l’artificialité que l’écrit implique dans ce cadre, une situation de dialogue, au moins fantasmée. A propos de l’hermétisme de Mallarmé, Georges Mounin utilise la relation du maître et du disciple :
Quand Mallarmé dit à Vielé-Griffin, d’une fiche portant le mot quel : « Je n’ose même plus leur écrire cela, je leur en livre trop », il nous agace, il oublie tout ce qu’il devrait savoir sur les voies de la poésie, lui poète. Dans quel monde à l’envers sommes-nous, pour que le maître s’étonne et s’irrite à voir que le disciple ne sait pas encore ce que le maître sait ? La seule attitude intelligente du poète envers son lecteur est la patience. (Mounin, op. cit., p. 14)
23Compris comme un acte de communication, avec toute la réticence que l’on peut avoir à utiliser ce syntagme, le poème, écrit pour quelqu’un, implique qu’il soit compréhensible. Le poète devrait donc veiller non pas à brouiller le sens mais au contraire, à le révéler, ce que fait René Char lorsqu’il publie Recherche de la base et du sommet, ce que fait Lorca dans ses conférences et Darwich dans ses articles. Cela implique donc une démarche dialogique, en partie tronquée et artificielle, sans laquelle ni la poésie, ni la publication d’écrits annexes, ne peut se comprendre.
24L’oralité feinte de cet échange transparaît dans Recherche de la base et du sommet en effet : « Texte lu à la Radiodiffusion française le 15 août 1946. Si nous le reproduisons ici, c’est en partie à cause de la candeur qui s’y mêle et le date. Pour une fois, elle ne nous apparaît pas comme un défaut à éviter. » (note de « La liberté passe en trombe », in op. cit., p. 29)
25On peut s’interroger sur l’utilité de cette note, le défaut qu’elle relève est désigné par le terme de « candeur » et renvoie à la dimension explicative du texte qui précède. Trop explicite et pourtant nécessaire, le texte est donc publié parce qu’il peut « pour une fois », être utile. Il s’agit donc de construire un dialogue avec le lecteur désireux de comprendre ce qui n’est pas immédiatement compréhensible alors même que le sens, tel qu’il apparaît dès lors, est jugé tout de même trop limité pour n’être pas suspect. On peut rappeler ici que René Char a détruit plusieurs documents, qui auraient pourtant été si précieux pour l’explication de ses poèmes : qu’il s’agisse des Cahiers de guerre, matière première des Feuillets d’Hypnos, ou de « l’en avant du poème », difficilement accessible grâce à une seule publication.
26Cette structure dialogique, tronquée, de fait, par la pratique de l’écrit, ne concerne pas uniquement les textes qui entourent les recueils de Char, on la retrouve dans Fureur et mystère notamment par l’utilisation, rare mais significative de la note, interne et externe. On rencontre ainsi des notes purement documentaires qui rappellent ce qui a été dit sur Roger Bernard :
LS [Pierre Zyngerman, alias Léon Saingermain.], (op. cit., p. 105)
Chez les Bardouin [Les personnes citées le sont sous leur vrai nom, rétabli au mois de septembre 1944.], (op. cit., p. 89)
27Ces notes infrapaginales proches de ce que pourrait faire un éditeur, imposent un mouvement de l’œil qui crée une rupture dans le fragment et semblent d’abord répondre à une question implicite du lecteur sur son sens. Les renseignements sont en fait minimaux et l’aide promise est largement déceptive. On retrouve ce même dialogue avec le lecteur grâce à des notes internes qui n’impliquent pas la même pause, mais introduisent une rupture d’identité du Je poétique soudain plus familier et qui semble commenter ce qu’il vient juste de faire entendre :
L’ennemi nous l’évitâmes de justesse. L’aurore nous surprit plus tôt que lui.
(Prends garde à l’anecdote. C’est une gare où le chef de gare déteste l’aiguilleur !) (Fureur et mystère, op. cit., p. 97).
28Quel est le destinataire de cette mise en garde qui déconstruit ce que le fragment vient de construire et qui rappelle au lecteur que ce feuillet, subitement si clair, n’est peut-être pas le plus évident à lire ? Le lecteur est le premier auquel on peut penser, mais le Je poétique s’adresse peut-être aussi en partie à lui-même révélant une sorte d’art poétique minimal proche de ce que l’on peut lire ailleurs, notamment dans Partage formel. On retrouve ce même mouvement dans le fragment 80 où la « note » est aussi entre parenthèse ce qui révèle une rupture de tonalité.
Nous sommes des malades sidéraux incurables auxquels la vie sataniquement donne l’illusion de la sante. Pourquoi ? Pour dépenser la vie et railler la santé ?
(Je dois combattre mon penchant pour ce genre de pessimisme atomique, héritage intellectuel…), (Fureur et mystère, op. cit., p. 103).
29Cette modalité double qui met en scène un dialogue explicatif donne, au moins fugacement, la sensation au lecteur d’être dans une position curieusement privilégiée puisqu’alors même que « l’en avant » du poème ne lui est pas accessible, ces rapides pauses en laissent entrevoir quelques bribes. Alors même qu’une publication comme Recherche de la base et du sommet aurait pu impliquer une modalité univoque, entièrement fondée sur une parole explicitant le sens des poèmes, Char retrouve l’usage de la note comme si son discours était en permanence à lire à plusieurs niveaux donnant à entendre un constant dialogue avec un interlocuteur absent.
J’aimerais que ceux que les circonstances ont empêchés d’être à vos côté chaque heure de votre peine et de votre solitude, en refassent furtivement par le cœur et par la pensée le trajet, trajet dont on ne savait pas alors, tant les mots s’étaient compromis, s’il était vertigineux ou pitoyable. Certainement mon souhait a perdu aujourd’hui son sens. Ils connaissent le prix de ces deux mots : rendre justice. [Comment le connaîtraient-ils ? A peine la vague en fureur reposée, les murènes accourent la baleine blanche s’éloigne, la foi commune se défait… Mais restent la vertu de l’action consommée, la renté fulgurante de quelques hommes, et ce baume de l’essor que rien n’altère (1948)]. (« La liberté passe en trombe » daté de 1946, Recherche de la base et du sommet, op. cit., p. 30)
30Comme il l’affirme quelques pages plus loin, dans le « Bandeau de « Fureur et mystère » », « le poète, on le sait, mêle le manque et l’excès, le but et le passé. D’où l’insolvabilité de son poème. Il est dans la malédiction, c'est-à-dire qu’il assume de perpétuels et renaissants périls, autant qu’il refuse, les yeux ouverts, ce que d’autres acceptent, les yeux fermés : le profit d’être poète. » (ibidem, p. 33). Soucieux de ne pas délivrer trop tout en délivrant assez, le poète doit donc en permanence veiller à ce qu’il explicite pour laisser au poème la liberté de déployer des sens complexes que le commentaire risquerait d’enfermer. On comprend dès lors, et au-delà d’un certain fétichisme pour la parole du maître, la volonté de ses différents interlocuteurs de publier les correspondances qu’ils ont pu entretenir avec le poète. La parole orale, libérée du risque de la fixité, se permet beaucoup plus en matière d’explicitation justement parce qu’elle est « passagère » pour reprendre le terme de Mahmoud Darwich et non inscrite dans le monument qu’est le livre.
31Ce rêve de dialogue, Lorca et Darwich le font eux aussi mais pour des raisons sensiblement différentes de celles de René Char, essentiellement confronté au procès en hermétisme qu’ont pu lui faire ses différents lecteurs.
32Les publications annexes de ces deux poètes explicitent moins qu’elles orientent, ou réorientent, les lecteurs pris en flagrant délit de « mauvaise lecture ». Le poète oppose donc non plus une salvatrice aide mais une correction en partie fondée sur l’angoisse d’une vie autonome de l’écrit auquel ils n’ont plus accès. Darwich s’oppose ainsi à plusieurs reprises à ses propres lecteurs tout en gardant cette difficile distance qu’impose le respect pour ceux qui ne comprennent pas sa poésie comme il préfèrerait qu’ils le fassent : « Le lecteur veut me retenir captif et je travaille de mon côté à l’emprisonner, et, dans cet échange figuré, notre relation évolue6. »
33Pris au piège du sens qui est accordé à sa poésie, le poète affirme ainsi le désir qu’il d’en garder le contrôle, ce qui est, évidemment, voué à l’échec. Parce que la polémique est violente et parce qu’elle touche directement au sens même de l’acte poétique, « l’affaire du poème » résume le mieux cette attitude. C’est, de manière attendue, la forme du « dialogue » qui est retenue par Darwich pour mettre en scène sa réponse à une lecture qu’il juge non pas seulement maladroite et partisane, mais tout simplement mauvaise de son poème.
Un journaliste israélien m’a récemment interviewé :
Avez-vous dit : « Sortez de notre blessure ?
Je l’ai dit.
Pourquoi ?
Parce que ma blessure m’appartient. C’est une partie de mon identité. Y avez-vous droit ?
[…]
Que voulez-vous dire alors par ces propos : « Vous qui passez dans la mer de mes paroles » ?
Je n’ai pas dit cela. j’ai dit : « Vous qui passez parmi les paroles. » Il y a une petite différente entre le mot « mer », bahr, et le mot « parmi », bayn.
Maariv et d’autres organes d’information israéliens affirment que vous avez dit « mer des paroles.
Je connais mieux mon poème que ne le connaissent les organes d’information. (« Notre pays, c’est notre pays », in Palestine mon pays, op. cit., p. 54)
34La reproduction du dialogue permet au poète non seulement de corriger une mauvaise lecture (la transformation de bayn en bahr) mais aussi, et c’est sans doute plus important encore, d’affirmer l’appartenance première du poème au poète lui-même, loin de ce que le processus de « publication » semble signifier d’abord. De nombreux écrits de Darwich témoignent de cette volonté de contrôle alors même que la signification de ses poèmes est régulièrement investie d’un sens collectif et militant quand il en défend la dimension avant tout personnelle.
35Du point de vue du « militant palestinien », c'est-à-dire de celui qui voit en Mahmoud Darwich le porte parole d’une collectivité en lutte contre la perte de son identité, qu’elle s’incarne dans le territoire, l’histoire ou la langue, certains propos du poète s’apparentent à une forme de remord dérangeant en ce qu’il interdit cette utilisation pourtant tentante. La constitution du recueil au programme La terre nous est étroite trahit peut-être ce recul frustrant pour ce type de lecteur.
7 M. Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes...
Mes lecteurs ont ainsi tout naturellement trouvé dans ma voix personnelle leurs voix personnelle et collective. Mais moi, lorsque j’ai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je n’aspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque j’ai chanté mon exil, les misères de l’existence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la « poésie de résistance », comme l’a alors affirmé la critique arabe, et je ne pouvais imaginer que les lecteurs trouveraient chez moi un palliatif poétique démesuré pour continuer à espérer après la défaite de ce que l’on appela la « guerre des Six-Jours »7.
36Le lecteur entend ces propos comme la « critique arabe » le fait puisque Mahmoud Darwich les a suffisamment répétés pour être audible. L’anthologie, procédé contre lequel le poète exprime toute sa méfiance, évite ainsi le célèbre poème à l’origine de « l’Affaire » et il faut consulter d’autres sources pour y avoir accès. On peut se demander dans quelle mesure, si cela était matériellement possible, le poète n’aurait pas eu recours à un « droit à l’oubli », reniant non pas tant le poème lui-même que les lectures qui l’ont accompagné. La publication de ses œuvres complètes en arabe l’intègre pourtant et pour celui qui a suivi la longue histoire poétique de Mahmoud Darwich, ce manque qui exclut donc de ce « parcours » traduit en français, la pièce sans doute la plus célèbre, ressemble à un renoncement. C’est pourtant passer outre le refus répété de devenir l’univoque « poète de la résistance » et lui interdire son « droit à un lendemain » que l’acte poétique a, par la fixité matérielle de l’écrit, inscrit dans un moment particulier. La remarque n’est pas sans importance puisqu’elle rappelle au lecteur que s’il peut projeter dans le poème ses propres désirs, il ne peut forcer le poète à le représenter.
37Lorca, violemment rejeté par Dalí en 1928 lorsqu’il a publié le recueil qui a, par ailleurs, consacré sa célébrité, réagit d’une façon proche puisqu’il « répond » de manière indirecte mais toujours intégrée à une forme de dialogisme tronqué, aux reproches que le peintre surréaliste lui a adressés. On peut ainsi comprendre ce qu’il énonce de son recueil lorsqu’il affirme, de façon peut-être un peu déroutante d’abord, qu’il s’agit d’ « un livre anti-pittoresque, anti-floklorique, anti-flamenco. Où il n’y a ni veston folklorique, ni costume de torero, ni un sombrero, ni un tambourin […]. (« Lecture de poèmes », in O. C., op. cit., p. 968.) Il s’agit bien là d’une « correction d’auteur » qui rappelle ce que n’est pas son œuvre en opposition avec ce qui a été affirmé sur elle. On peut, comme pour les propos de Mahmoud Darwich, être tenté d’opposer à cette affirmation que la tentation « folkloriste » est sans doute moins aussi absente du recueil que ce qu’il dit et que s’il n’y pas de « sombrero », les tambourins et les courses de taureau sont au moins présents dans la construction des images qui le fondent.
38Lorca, comme Char ou Darwich, a fait l’expérience de la célébrité et à dû, à plusieurs reprises, se conformer, au moins en partie, au désir de ses lecteurs qui réclamaient, lors de ses conférences, qu’il lise d’abord le Romancero gitano, œuvre qui définit, dans leur représentation, la poésie lorquienne. Sa mort en martyr des troupes fascistes a sans doute en partie nuancé cette identité puisqu’elle oriente aujourd’hui beaucoup plus notre représentation de Lorca que ne le fait sans doute le Romancero peut-être moins lu qu’il ne l’était avant la Guerre Civile. Cette représentation, à laquelle souscrit Darwich lui-même (et l’on peut lire dans ce sens l’article qu’il intitule « Cinquante ans sans Lorca », in L’exil recommencé, op. cit., p. 80), est elle aussi réductrice puisqu’en termes strictement historiques, qui a été assassiné dans les premières semaines qui ont suivi le soulèvement fasciste, n’a pas vécu la Guerre Civile.
39La lecture des écrits annexes publiés par les poètes, et l’on exclut évidemment de cette étude les textes posthumes sur lesquels les poètes n’avaient, par définition, aucun contrôle, permet de réfléchir à la relation complexe qui se tisse entre le poète et son lecteur.
Le poète, le lecteur et le sens
40A l’angoisse de la fixité du sens répond le commentaire, par le poète lui-même, de ses propres œuvres. Lorca, Char et Darwich ont ainsi pu se présenter comme de simples « lecteurs » de leur œuvre. La distance temporelle qui sépare certains écrits des poètes, distance bien moins importante pour Lorca que pour Char ou Darwich, leur permet une relecture nouvelle peut-être, éclairée par leurs évolutions personnelles et par les changements du monde.
Dès les premiers vers, on note que le mythe est mêlé à l’élément que nous pourrions appeler réaliste, bien qu’il ne le soit pas, étant donné qu’au contact du plan magique il devient encore plus mystérieux et indéchiffrable, comme l’âme même de l’Andalousie, lutte et drame du poison d’Orient chez l’Andalou avec la géométrie et l’équilibre que lui imposent le monde romain, la Bétique.
Le livre commence par deux mythes de mon invention. La lune comme danseuse mortelle et le vent comme satyre. Mythe de la lune sur des terres de danse dramatique, Andalousie intérieure, concentrée et religieuse, et mythe de plage de l’antique Tartéside où l’air est doux comme un duvet de pêche et où tout drame toute danse sont soutenus par une intelligente aiguille d’humour ou d’ironie. (« Lecture de poèmes », in O. C., op. cit., p. 970)
41Ces commentaires, mis à part la précision « de mon invention » qui rappelle que le poète est le maître de son œuvre, pourraient être ceux d’un critique éclairé à cela près qu’ils n’ont pas besoin d’autre légitimité que leur seule source ce qui implique qu’on ne les lise pas de la même manière que ceux qui émaneraient d’un autre lecteur.
42En complément des mises en gardes et « corrections » que l’on peut lire dans ces écrits, on remarque ainsi une forme d’humilité qui rappelle le rôle primordial du lecteur dans l’existence même du poème et semble ainsi vouloir provoquer l’interprétation au même titre que celles que les poètes eux-mêmes produisent.
L’observation et les commentaires d’un poème peuvent être profonds, singuliers, brillants ou vraisemblables, ils ne peuvent éviter de réduire à une signification et à un projet un phénomène qui n’a d’autre raison que d’être. La richesse d’un poème si elle doit s’évaluer au nombre des interprétations qu’il suscite, pour les ruiner bientôt, mais en les maintenant dans nos tissus, cette mesure est acceptable. (Recherche de la base et du sommet, op. cit., p. 109)
43À cette affirmation de René Char qui rend au lecteur son rôle premier dans l’existence du fait poétique répond celle de Lorca qui préfère assumer le risque de n’être pas compris plutôt que celui de n’être pas lu, donc « interprété. »
Mais un fait poétique, comme un fait criminel ou un fait juridique ne deviennent des faits que lorsqu’ils vivent dans le monde, lorsqu’ils sont véhiculés, en somme interprétés. C’est pourquoi je ne me plains pas de la fausse vision andalouse que l’on a de ces poèmes du fait de diseurs sensuels et de bas étage, ou d’ignorants. Je crois que la pureté de leur construction et la noblesse de ton que je me suis efforcé de leur donner en les créant les défendront de leurs amants excessifs qui parfois les couvrent de bave. (« Lectures de poèmes », in O. C., op. cit., p. 968)
44Les écrits annexes font dès lors émerger « un sens possible » plus autorisé sans doute que d’autres mais pris dans le flux des lectures que les poèmes provoquent. Il faut ainsi revenir sur la question première de cet article, celle de « l’inexplicite » pour comprendre que c’est justement en cette part d’obscurité (comme le rappelle aussi Lorca à propos de la métaphore gongorienne) que réside la poésie, c'est-à-dire la liberté offerte au lecteur de combler, comme il l’entend, le « manque » qu’il peut ressentir.
45Mahmoud Darwich utilise ainsi, dans sa préface, une métaphore picturale pour représenter l’inexplicite du poème, qui rappelle les ombres d’un tableau, nécessaires à la lecture de l’ensemble puisque ce sont elles qui dessinent ce que l’œil voit de manière plus évidente, les zones de lumière.
La part d’obscur n’est pas la cible de la poésie. Mais elle naît de la tension entre le mouvement du poème et la pensée que le poème met en branle, de la tension entre son état de prose et son état de rythmes. Et cette part d’obscur, comparable aux évocations des ombrages, est l’une des formes du combat entre la langue poétique et la réalité que la poésie, dans la quête de son essence, ne se contente plus de décrire. Peut-être que cette part obscure est l’espace précisément ouvert devant le lecteur qui, libéré d’un message définitif, doté de la capacité de lire et d’interpréter, peut alors donner une deuxième vie au poème. (La terre nous est étroite, op. cit., p. 13)
46Le lecteur est ainsi pris entre d’une part des caractéristiques fondamentales nécessaires, « être capable de lire et d’interpréter », ce qui implique sans doute une certaine forme de connaissance ou d’honnêteté et d’autre part la liberté que le poème lui offre, précisément dans ses zones d’obscurité, à utiliser cette capacité première. Alors même que l’écrit impose la fixité et fait de la relation avec le lecteur une relation incomplète, l’inexplicite instaure en quelque sorte un dialogue par le caractère mouvant des interprétations qu’il suscite.
47Cette générosité fondamentale du poète qui livre ainsi son œuvre au monde pour la faire exister est particulièrement importante à rappeler dans le cadre d’un rapport scolaire aux textes. Les lecteurs peuvent bien évidemment être plus ou moins renseignés, plus ou moins « justes » dans leur appréciation du sens des poèmes, voire plus ou moins habiles à rendre compte de la vraisemblance de leur propre lecture, mais les trois poètes s’accordent sur leur liberté d’interprétation même s’ils s’insurgent, de leur vivant, contre les plus mauvaises. Leurs commentaires ne sont en définitive qu’un nouvel état de leurs poèmes, indispensables sans doute, mais non exclusifs. C’est en ce sens que la poésie inexplicite n’est pas un simple code. « Le thym moutonne, c’est demain l’hiver » est cité par René Char comme un exemple du langage codé des résistants, destiné donc à n’être compris que des initiés. La poésie ne s’entend pas de la même manière et si l’on suit les écrits des poètes eux-mêmes, aucun « décodage » ne clôt définitivement le sens d’une métaphore.
Notes
1 R. Char, « Bandeau de Fureur et mystère », in Recherche de la base et du sommet, Paris, Gallimard, 1955, p. 33.
2 R. Char, Fureur et mystère, Paris, Gallimard, collection « Poésie/Gallimard », 2016, p. 120.
3 F. G. Lorca, Œuvres complètes I, dir. A. Belamich, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », nouvelle édition, Paris, 1987, p. 976-979 (allocution lue au micro d’Union Radio, Madrid, avril 1936).
4 F. G. Lorca, « Lecture de poèmes / Romancero Gitan », in O. C., op. cit., p. 967 ; allocution radiodiffusée le 6 octobre 1935 au théâtre de Barcelone et reproduite intégralement le lendemain dans La rambla de Catalunya.
5 M. Darwich, « Et il m’interdit de voyager », in L’exil recommencé, trad. E. Sanbar, Arles, Actes Sud, 2013, p. 108.
6 M. Darwich, La Palestine comme métaphore, trad. E. Sanbar, Actes Sud, Arles, 1997, p. 76.
7 M. Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes, trad. E. Sanbar, Paris, Gallimard, 2000, p. 10.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Emilie Picherot
Université de Lille III