Moyen-Âge
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017

Danièle James-Raoul

La brisure du couplet dans Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes

  • 1 M. Zink, « Une mutation de la conscience littéraire : ...

  • 2 Voir G. Lote, Histoire du vers français, Première part...

1L’apparition du couplet d’octosyllabes dits ou plutôt lus devant un petit comité aristocratique dans le cas du genre romanesque a constitué, en regard des décasyllabes chantés ou psalmodiés des chansons de geste, une véritable révolution de l’écriture poétique : « cette forme métrique simple laisse, par une sorte de transparence du langage, l’attention se fixer presque tout entière sur le contenu du récit1 ». À vrai dire, la tendance qu’a ce vers à se faire oublier n’a fait que s’amplifier au fil des siècles… Même si nos connaissances en versification médiévale sont fort réduites – trop réduites ! –, les historiens du vers pensent que la mélodie octosyllabique, jusqu’à la seconde moitié du XIIe siècle, est en chapeau de gendarme, nettement appuyée par une pause sur la première rime, que redouble une pause encore plus marquée au vers suivant, en fin de phrase ou de proposition2. Il existe à la fois une forte autonomie du vers et une solide cohésion qui lie deux octosyllabes à rimes plates et fait d’eux un couplet, c’est-à-dire une unité globale rythmique, syntaxique, sémantique et rimique.

  • 3 Voir P. Meyer, « Le couplet de deux vers », Romania, 2...

2Le phénomène de brisure de couplet modifie ce schéma canonique, presque toujours de mise dans les premiers textes, en décalant, du fait de la syntaxe qui l’impose, la longue suspension attendue au bout de la répétition de la rime et en l’introduisant comme à contretemps, plus tôt, après la première rime. Il en résulte dans la suite des vers courts ainsi composés une tonalité autre : se fait entendre une rupture subtile, plus ou moins appuyée, dans la régularité de la musique octosyllabique attendue et prédéterminée, connue des auditeurs et par eux reconnaissable. Dans cette libération du vers qui se développe à partir du milieu du XIIe siècle et touche d’abord les vers courts3, Chrétien de Troyes a pris une part active : il a été l’un des premiers à employer ce procédé avec fréquence autant qu’adresse et à en assurer la promotion.

  • 4 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. et trad....

  • 5 Parce que les choix opérés par l’éditrice sont forcéme...

  • 6 J. Frappier, « La brisure du couplet dans Érec et Énid...

3Pour étudier la brisure du couplet dans le Chevalier au lion, l’une des œuvres de sa maturité, force est de se plier aux choix de l’édition d’un manuscrit déterminé, le BnF fr. 7944, en respectant la ponctuation moderne donnée, indépendamment d’interprétations différentes possibles : j’ai considéré qu’il y avait brisure du couplet dès lors que l’éditrice du texte avait posé dans le texte un point, un point-virgule, un point d’interrogation ou d’exclamation, ou encore deux points. Dans ce cadre d’étude stable5, l’attention à la brisure du couplet permet de mettre en lumière le talent d’un écrivain, la manière dont l’habile versificateur qu’il est a su perfectionner son art de la brisure du couplet dans le temps : le maître champenois en tire des effets multiples qui servent la conduite de sa narration, génèrent variété et surprise, avec une remarquable économie de moyens. L’examen des conditions textuelles d’apparition de la brisure du couplet amène à constater que celles relevées naguère par Jean Frappier, dans son étude pionnière réalisée sur Érec et Énide6, sont toujours présentes, aussi efficaces dans leur effet de surprise ou d’annonce, mais cette lecture ponctuelle attentive ne doit pas empêcher de porter en outre un regard plus global à l’échelle de la continuité des vers sur le choix d’un rythme perturbé ou régulier. C’est donc selon cette double perspective microstructurale et macrostructurale que je conduirai mon étude.

Le plan microstructural : annoncer un changement, provoquer la surprise

  • 7 Voir P. Meyer, « Le couplet de deux vers », art. cit.,...

  • 8 Wolfram von Eschenbach, Parzival, trad. et comm. D. Bu...

  • 9 Voir D. James-Raoul, Chrétien de Troyes, La griffe d’u...

  • 10 Wace, La partie arthurienne du Roman de Brut, éd. I. ...

  • 11 Thomas, Tristan, dans Tristan et Yseut, éd. J.-Ch. Pa...

4La brisure du couplet s’observe dès les premiers textes en octosyllabes de langue française mais elle y est rare, elle demeure l’exception, « la cohésion des deux vers accouplés étant, en général, un indice d’ancienneté7 ». Sans être l’inventeur de ce procédé, Chrétien de Troyes est l’un des premiers à l’employer de manière récurrente ; il en assura la promotion au point que, au début du XIIIe siècle, entre 1200 et 1210, la brisure du couplet est suffisamment répandue pour que Wolfram von Eschenbach la mentionne dans son Parzival quand il évoque un écrivain devant connaître « toutes les règles de la versification : comment trouver des rimes et unir deux vers par le sens et la rime ou répartir le sens et la rime entre deux phrases différentes8 ». Dans l’édition au programme du Chevalier au lion, j’ai compté 1299 couplets brisés sur 3404 couplets au total : 38,2 % du total des vers sont ainsi concernés. Ce chiffre est dans la moyenne de ceux que j’avais enregistrés naguère de manière indicative dans les autres ouvrages de Chrétien de Troyes, en me limitant à l’examen des seuls 1500 premiers vers9 : 30,1 % dans Érec et Énide ; 42,3 % dans Cligès ; 44,7 % dans Le Chevalier de la Charrette et 33,9 % dans Le Conte du Graal. En revanche, une rapide comparaison avec d’autres écrivains souligne l’importance considérable que le procédé a pris sous la plume du maître champenois : seulement 4 % de brisures du couplet dans les 1500 premiers vers de la Partie arthurienne du Brut de Wace10 et 15,5 % dans la même portion de vers du Tristan de Thomas d’Angleterre11.

5Parce qu’elle génère une forte pause inattendue dans le rythme, mais sans oblitérer complètement la continuité qui existe, de manière indéfectible, entre deux vers reliés par la rime, la brisure du couplet intervient avec prédilection pour dire ce qu’elle est : une rupture disconvenante. Sans doute, notre écoute – celle que, précisément, Calogrenant requiert du public au début de son conte (v. 150) – est-elle aujourd’hui moins aguerrie et moins sensible que celle de nos aînés médiévaux à percevoir ce qui était de l’ordre de cette boiterie rythmique, plus ou moins fine et discrète, greffée sur une stabilité sous-jacente… Une brisure du couplet annonce, le plus souvent, de manière subtile, un changement, opéré au vers suivant surtout ; elle a une valeur cataphorique. Mais elle peut aussi refermer le vers sur lui-même plutôt que l’ouvrir, jouer comme une clausule ou mettre un point d’orgue à ce qui vient d’être dit. La typologie que Jean Frappier a établie naguère des différents cas expliquant ou justifiant les brisures du couplet dans Érec et Énide reste de mise dans Le Chevalier au lion.

6Entre les différents plans de l’activité énonciative, entre récit et discours surtout, cette manière d’écrire les vers signifie le passage de l’un à l’autre, d’une manière particulièrement astucieuse et économique, en une époque où les signes diacritiques appareillant l’écriture du discours rapporté directement n’existent pas. La pause introduite coïncide avec une modification de la voix du jongleur lors de la performance face au public. La brisure marque ainsi la fin du récit et le début du discours direct au vers suivant :

Et messire Yvains li respont :
« Ja, se Deu plest, ne m’ocirront
ne ja par aus pris ne serai ! » (v. 991-93)

7Ou, inversement, elle termine le discours direct et signale le retour au récit :

« En la conpaignie des sainz
soit la vostre ame, biax dolz sire ! »
Lors se deront et se desire
trestot
quanque as mains li vient. (v. 1296-99)

8Elle fait passer d’un interlocuteur à un autre au sein d’un échange :

« […] me prestez ou donez an dons
ce palefroi que vos menez.
—Volontiers, sire, mes venez
avoec moi la ou ge m’an vois. » (v. 3068-71)

9Le plus souvent, comme on le voit bien dans les exemples précédents, la brisure du couplet est là en appoint d’autres marqueurs spécifiques de l’oralité du discours, pour nous plus aisément repérables (verbe introducteur dans le récit et, dans le discours, incise, embrayeurs ou déictiques, modalités injonctive ou exclamo-interrogative avec interjection, apostrophe, adverbe prophrase), mais cela n’est pas une obligation, comme dans l’exemple suivant :

« — Et tu, comant? Di m’an le voir.
— N’i a celi qui s’ost movoir […]. » (v. 341-42)

  • 12 Je me permets de renvoyer à mes analyses de naguère s...

10Même si, dans ces changements d’énonciation, la brisure du couplet me semble plus fréquemment convoquée dans le Chevalier au lion que dans Érec et Énide12, elle est cependant loin d’être systématique : sur les 121 prises de parole que l’on peut comptabiliser dans les vers 1 à 2160 de notre roman, environ le tiers (43) est marqué rythmiquement par une brisure, tandis que près de 91 % (110) le sont syntaxiquement dès le premier vers. Par ailleurs, il ne faudrait pas non plus exagérer la fréquence de ce type de brisures lié au discours direct, certes plus visible que d’autres, puisque celui-ci ne concerne que 16,30 % de l’ensemble des couplets brisés.

  • 13 Voir notamment v. 17, 837, 1365, 1409, 1419, 1585, 17...

11La brisure du couplet intervient aussi pour indiquer le passage du récit au commentaire ou le retour du commentaire au récit. On en observe un très petit nombre d’exemples (moins d’une cinquantaine) sur l’ensemble13. Le commentaire peut être signalé comme tel par l’évidente présence de l’instance narrative qui surgit brusquement ou être quelque peu masqué, plus ou moins narrativisé :

[…] il n’i ot remese
an estant borde ne meison.
Assez en orroiz la reison
une autre foiz, quant leus sera.
La plus droite voie s’en va
messire Yvains vers le recet […]. (v. 3774-79)

[…] aventure a la fontainne
desoz le pin les amena.
Las ! Par po ne forsena
messire Yvains cele foiee […]. (v. 3484-87)

12Chrétien en fait un usage notable et répété dans le passage où il commente, non sans brio, le combat entre Yvain et Gauvain en recourant à l’opposition entre l’amour et la haine qui animent les deux meilleurs amis du monde devenus subitement adversaires. À un moment donné, il se pose notamment en contradicteur des propos qu’il vient de tenir, donnant à entendre sous l’instance narrative la voix d’un clerc rompu à la logique de la disputatio ; le couplet est alors brisé, comme pour un changement d’interlocuteur :

Et or donc ne s’antr’ainment il ?
« Oïl », vos respong et « nenil » ;
et l’un et l’autre proverai
si que reison i troverai. (v. 5995-98)

  • 14 L’emploi du connecteur Mes indique souvent non pas un...

  • 15 Entre autres exemples, voir les v. 583-84, 707-08, 35...

  • 16 Que l’on pense, par analogie, à un changement de plan...

13La brisure du couplet est également convoquée, peut-être plus banalement, pour marquer des changements de focale dans la diégèse aux plans actanciel, temporel ou spatial, dégageant ainsi les différentes phases de l’action, au sein d’un même épisode ou d’un épisode à un autre, soulignant la survenue d’une péripétie ou d’une bifurcation de l’histoire, libérant une conclusion. Elle s’appuie fréquemment sur la présence de connecteurs (mes14, atant, lors, ensi…). On se souvient, par exemple, de la séparation de Lunette et de la jeune fille à la recherche du chevalier au lion (« Maintenant l’une l’autre lesse. / L’une retorne et l’autre en va. », v. 5000-01), de l’arrivée des deux fils du netun (« Atant vienent, hideus et noir, / amedui li fil d’un netun », v. 5506-07, ou encore de la formule binaire laconique « Ensi alai, ensi reving » (v. 575), par laquelle Calogrenant résume son histoire piteuse et amorce la remontée du récit de ce qui lui est arrivé, sept ans auparavant, dans la situation présente de son énonciation à la cour du roi Arthur. Même s’il existe des cas où la brisure du couplet est convoquée sans aucun marquage supplémentaire, notamment spatio-temporel, ce qui la rend alors très discrète et fait d’elle presque une coquetterie du style15, le plus souvent, elle se superpose de fait à d’autres marquages syntaxiques16 et c’est alors l’ordre des constituants de la phrase qui tend à établir une hiérarchie entre le temps, le lieu, les actants. Le départ de Calogrenant puis la rencontre avec le vilain en offre un exemple parmi beaucoup d’autres :

« […] mes chevax fu establez,
que g’en oi molt proié le soir.
Lorsque l’en pot le jor veoir,
si fu bien feite ma proiere.
Mon boen oste et sa fille chiere
au Saint Esperit comandai,
a trestoz congié demandai,
si m’en alai lués que je poi.
L’ostel gaires esloignié n’oi,
quant je trovai, en uns essarz
tors salvages, ors et lieparz […].
Uns vileins, qui resanbloit Mor,
leiz et hideus a desmesure […]. » (v. 268-87)

14Le matin et l’indéfini l’en, les hôtes dont le personnage prend congé, le chemin rapidement parcouru depuis la demeure hospitalière, l’étonnant vilain sont ainsi annoncés par une pause qui précède leur mention, comme autant de jalons narratifs.

15En lien direct avec ces marquages proprement diégétiques, la brisure du couplet possède fréquemment un rôle que l’on pourrait qualifier de dramatique (concernant l’action) ou d’émotionnel : la perturbation rythmique est là beaucoup plus sonore, elle va de pair avec des choix rhétoriques ou stylistiques qui signifient en eux-mêmes la rupture de tonalité, que celle-ci advienne au vers suivant ou se produise dans le vers où est déclenchée la brisure. Les cas sont très variés ; il peut s’agir de l’énoncé d’un proverbe par lequel un personnage s’accapare la sagesse des nations, d’une comparaison historico-légendaire emphatique, d’une touche d’humour ou d’ironie, de l’expression d’un sentiment particulièrement vif :

« — Bien pert que c’est aprés mangier ! »
fet Kex qui teire ne se pot. (v. 588-89)

« Onques ne fist par Durandart
Rolanz des Turs si grant essart
en Roncevax ne an Espaigne ! » (v. 3231-33)

[…] si li dit : « En ça vos traiez,
chevaliers, ne peor n’aiez
de ma dame qu’el ne vos morde !
Mes querez la pes et l’acorde […]. » (v. 1967-70)

Or a messire Yvains congié.
Molt ont ploré au congié prendre (v. 2616-17)

Or a bien Lunete esploitié !
De rien n’avoit tel covoitié
come de ce qu’ele avoit fet.
Et l’en li avoit ja fors tret
un palefroi söef anblant.
A bele chiere, a lié sanblant,
monte Lunete, si s’an va […]. (v. 6649-55)

16Quand la brisure du couplet entre en résonance avec des faits de style ou même de copie remarquables, elle a alors le plus souvent un effet de bouclage du vers sur lui-même et rehausse le propos qui vient d’être tenu. Elle accompagne une formulation en soi marquée, comme celle qui consiste à employer une syntaxe injonctive à l’infinitif (v. 1125), une jolie figure de style (par exemple, une hyperbole au v. 1145, une métaphore aux v. 1358, 2643, 4626, une comparaison aux v. 3244-45, une dérivation aux v. 5088-90…) ou à placer de manière spectaculaire en position de sujets de l’action des êtres inanimés qui ne font justement pas l’action qu’on leur prête, comme par exemple lors de l’enterrement d’Esclados le Roux :

Por ce crioit a haute voiz.
L’eve beneoite, et les croiz
et li cierge aloient avant […]. (v. 1163-65)

  • 17 Voir les vers 191-92, 589-90, 715-16, 731-32, 897-98,...

17Quand la brisure sépare des rimes homonymes, le surgissement inopiné du même mot au bout du couplet tend malicieusement à relier par le son ce qui avait été séparé par l’intonation, comme si l’écrivain se jouait avec maestria des contraintes sonores. On en compte 26 exemples17, qui sont à considérer comme des ornements du style, non pas des facilités : le suggère fortement le fait d’y recourir de manière voyante à la toute fin de l’histoire, aux vers 6803-04 avec fine (qui succède à la rime homonyme fin du couplet précédent et fait ainsi comme passer la forme du masculin au féminin). Dans quelques cas, la brisure du couplet advient, non pas pour séparer les rimes homonymes, mais au vers suivant, en fin de phrase : on a alors l’impression qu’elle met celles-ci en valeur a posteriori, comme les sertissant (v. 1637-39, 4663-65). Plus généralement, on observe de nombreux jeux sur les rimes, qui consolident ou rafistolent ce que la brisure du couplet s’efforce de dissocier : ici, c’est une rime équivoquée (l’a / la, v. 4335-36 ; dire / d’ire, v. 5321-22) ; là, ce sont des associations subtiles entre mots qui tantôt assonent (v. 4525-28) et tantôt se répètent en dérivation (v. 4943-46).

18Le copiste n’est pas en reste et associe son art à ce type de jeux : 14 vers introduits par une grande majuscule à la hampe montante ou descendante (sur 68, à quoi l’on peut ajouter 3 grandes initiales ornées) sont mis en valeur par une brisure du couplet antécédente. La déchirure graphique ainsi produite dans l’une des trois colonnes du folio est à l’image de la rupture rythmique dans la musicalité ; les yeux et les oreilles que demandait l’instance narrative dans le prologue du conte de Calogrenant sont ici précisément sollicités de conserve…

Le plan macrostructural : insinuer des variations ou des perturbations du rythme

  • 18 Certes, on peut toujours trouver des justifications s...

19Indéniablement, certaines brisures du couplet demeurent beaucoup plus effacées que d’autres et ont un rôle de marquage individuel moins prononcé que ce que cette typologie peut laisser espérer18. Par ailleurs, force est de remarquer que les brisures du couplet n’apparaissent pas toujours là où on aurait aimé qu’elles soient pour procéder à une mise en valeur ou à une annonce sonore. La présentation de Lunette au vers 2417, par exemple, est détachée dans la copie de Guiot – mais non pas dans d’autres manuscrits comme le BnF fr. 1433 – par une grande majuscule, mais il n’y a pas de brisure du couplet, pas plus qu’il n’y en a, par exemple, lors de la rencontre du lion (v. 3344), de l’arrivée du géant Harpin (v. 4084), de la découverte des tisseuses à travers les pieux du préau (v. 5187-88). Cette absence de systématisation à l’œuvre invite non seulement à considérer les brisures du couplet de manière isolée, comme valant en elles-mêmes, mais à s’intéresser aussi à leur concentration sur un même passage ou, au contraire, à leur faible fréquence, voire, à leur absence. On s’aperçoit alors que ce qui crée ponctuellement, au niveau microstructural, l’intensité de la surprise se double, au plan macrostructural, d’une orchestration musicale particulièrement sonore et variée.

  • 19 J’en ai compté 460 et ce chiffre, comme celui des rel...

20D’emblée, l’on remarque que les brisures du couplet isolées dans la continuité des vers sont deux fois moins fréquentes que celles qui adviennent redoublées une ou plusieurs fois, comme placées en séries, selon une proportion d’environ un tiers-deux tiers. On peut penser que celles qui sont employées seules19, en introduisant une rupture dans la scansion déroulant les vers, faisaient l’effet d’une sorte de léger couac, la discordance valant pour surprise, annonce de la nouveauté autant qu’obstacle à l’unification rythmique. De manière évidente, l’effet produit est décuplé quand les brisures du couplet s’enchaînent ; il est aussi tout autre : l’attention est portée non plus sur un fait particulier, mais sur la création novatrice d’une micro-séquence dotée en propre de sa musique : plus la série est longue et plus se fait entendre de manière insistante un rythme inhabituel, qui rompt la cadence régulière des couplets (deux fois huit syllabes) et qui est à contretemps, liant ce qui est séparé par la différence de la rime, séparant ce qui est lié rimiquement. Plus grand aussi est, bien sûr, l’art de l’écrivain qui montre qu’il peut créer un rythme personnel qui n’est plus imposé par la tradition ! La combinaison musicale mise en œuvre évoque pour moi la polyphonie telle qu’elle se développe à la même époque. La cohésion qui résulte de ces séries de brisures sur une portion de texte est très solide, où qu’elle advienne, mais particulièrement quand elle fait passer du récit au discours, du discours au récit ou d’un interlocuteur à un autre ; le passage se fait sans heurt, la transition assurée est alors comme estompée par une même musicalité, l’écriture du roman en acquiert de la fluidité.

21Le tableau qui suit recense ces séries de brisures du couplet : il permet de prendre la mesure non seulement de l’originalité de leur traitement, mais aussi de leur ampleur et de leur répartition dans le roman, rien moins que banale.

2 brisures d’affilée

41, 43, 89, 91, 109, 111, 133, 135, 141, 143, 247, 249, 269, 271, 311, 313, 365, 367, 371, 373, 405, 407, 419, 421, 427, 429, 475, 477, 497, 499, 603, 605, 627, 629, 641, 643, 677, 679, 705, 707, 755, 757, 767, 769, 797, 799, 819, 821, 859, 861, 877, 879, 935, 937, 993, 995, 1001, 1003, 1009, 1011, 1015, 1017, 1027, 1029, 1057, 1059, 1077, 1079, 1117, 1119, 1197, 1199, 1227, 1229, 1265, 1267, 1281, 1283, 1309, 1311, 1331, 1333, 1379, 1381, 1393, 1395, 1407, 1409, 1431, 1433, 1455, 1457, 1569, 1571, 1579, 1581, 1661, 1663, 1733, 1735, 1825, 1827, 1887, 1889, 1903, 1905, 1935, 1937, 1949, 1951, 1981, 1983, 2001, 2003, 2037, 2039, 2131, 2133, 2155, 2157, 2165, 2167, 2185, 2187, 2211, 2213, 2217, 2219, 2235, 2237, 2255, 2259, 2301, 2303, 2347, 2349, 2355, 2357, 2453, 2455, 2509, 2511, 2525, 2527, 2563, 2565, 2569, 2571, 2615, 2617, 2623, 2625, 2671, 2673, 2703, 2705, 2741, 2743, 2761, 2763, 2775, 2777, 2823, 2825, 2837, 2839, 2851, 2853, 2887, 2889, 2903, 2905, 2929, 2931, 2963, 2965, 2969, 2971, 3031, 3033, 3063, 3065, 3097, 3099, 3113, 3115, 3121, 3123, 3141, 3143, 3195, 3197, 3215, 3217, 3263, 3265, 3273, 3275, 3331, 3333, 3357, 3359, 3381, 3383, 3427, 3429, 3433, 3435, 3469, 3471, 3489, 3491, 3499, 3501, 3513, 3515, 3519, 3521, 3539, 3541, 3545, 3547, 3569, 3571, 3605, 3607, 3611, 3613, 3635, 3637, 3743, 3745, 3775, 3777, 3787, 3789, 3815, 3817, 3849, 3851, 3879, 3881, 3909, 3911, 3933, 3935, 3953, 3955, 3959, 3961, 3969, 3971, 3979, 3981, 4009, 4011, 4027, 4029, 4051, 4053, 4103, 4105, 4173, 4175, 4229, 4231, 4241, 4243, 4253, 4255, 4275, 4277, 4319, 4321, 4391, 4393, 4423, 4425, 4469, 4471, 4483, 4485, 4615, 4617, 4623, 4625, 4683, 4685, 4717, 4719, 4745, 4747, 4805, 4807, 4865, 4867, 4883, 4885, 4915, 4917, 4969, 4971, 4999, 5001, 5019, 5021, 5033, 5035, 5039, 5041, 5063, 5065, 5103, 5105, 5109, 5111, 5133, 5135, 5161, 5163, 5189, 5191, 5205, 5207, 5231, 5233, 5319, 5321, 5411, 5413, 5417, 5419, 5439, 5441, 5479, 5481, 5493, 5495, 5627, 5629, 5711, 5713, 5741, 5743, 5853, 5855, 5935, 5937, 6007, 6009, 6039, 6041, 6063, 6065, 6229, 6231, 6249, 6251, 6261, 6263, 6375, 6377, 6393, 6395, 6411, 6413, 6429, 6431, 6469, 6471, 6485, 6487, 6491, 6493, 6545, 6547, 6563, 6565, 6623, 6625, 6651, 6653, 6669, 6671, 6687, 6689, 6719, 6721, 6777, 6779, 6783, 6785.

3 brisures d’affilée

97, 99, 101, 179, 181, 183, 523, 525, 527, 587, 589, 591, 617, 619, 621, 739, 741, 743, 835, 837, 839, 951, 953, 955, 973, 975, 977, 1207, 1209, 1211, 1219, 1221, 1223, 1361, 1363, 1365, 1417, 1419, 1421, 1477, 1479, 1481, 1485, 1487, 1489, 1497, 1499, 1501, 1551, 1553, 1555, 1601, 1603, 1605, 1647, 1649, 1651, 1691, 1693, 1695, 1699, 1701, 1703, 1711, 1713, 1715, 2063, 2065, 2067, 2097, 2099, 2101, 2147, 2149, 2151, 2245, 2247, 2249, 2311, 2313, 2315, 2369, 2371, 2373, 2465, 2467, 2469, 2843, 2845, 2847, 2919, 2921, 2923, 2993, 2995, 2997, 3001, 3003, 3005, 3157, 3159, 3161, 3347, 3349, 3351, 3407, 3409, 3411, 3561, 3563, 3565, 3623, 3625, 3627, 3691, 3693, 3695, 3707, 3709, 3711, 3835, 3837, 3839, 3869, 3871, 3873, 4139, 4141, 4143, 4301, 4303, 4305, 4333, 4335, 4337, 4359, 4361, 4363, 4397, 4399, 4401, 4461, 4463, 4465, 4475, 4477, 4479, 4523, 4525, 4527, 4585, 4587, 4589, 4959, 4961, 4963, 5011, 5013, 5015, 5121, 5123, 5125, 5169, 5171, 5173, 5197, 5199, 5201, 5431, 5433, 5435, 5455, 5457, 5459, 5463, 5465, 5467, 5485, 5487, 5489, 5545, 5547, 5549, 6099, 6101, 6103, 6153, 6155, 6157, 6529, 6531, 6533, 6697, 6699, 6701, 6743, 6745, 6747.

4 brisures d’affilée

221, 223, 225, 227, 377, 379, 381, 383, 41, 543, 545, 547, 727, 729, 731, 733, 1251, 1253, 1255, 1257, 1293, 1295, 1297, 1299, 1609, 1611, 1613, 1615, 2019, 2021, 2023, 2025, 2321, 2323, 2325, 2327, 2335, 2337, 2339, 2341, 2437, 2439, 2441, 2443, 3049, 3051, 3053, 3055, 3205, 3207, 3209, 3211, 3293, 3295, 3297, 3299, 3641, 3643, 3645, 3647, 4151, 4153, 4155, 4157, 4405, 4407, 4409, 4411, 5045, 5047, 5049, 5051, 5243, 5245, 5247, 5249, 5291, 5293, 5295, 5297, 5557, 5559, 5561, 5563, 5593, 5595, 5597, 5599, 5663, 5665, 5667, 5669, 5683, 5685, 5687, 5689, 5829, 5831, 5833, 5835, 5951, 5953, 5955, 5957, 6341, 6343, 6345, 6347, 6401, 6403, 6405, 6407.

5 brisures d’affilée

353, 355, 357, 359, 361, 1667, 1669, 1671, 1673, 1675, 1761, 1763, 1765, 1767, 1769, 2797, 2799, 2801, 2803, 2805, 3527, 3529, 3531, 3533, 3535, 4125, 4127, 4129, 4131, 4133, 4193, 4195, 4197, 4199, 4201, 4765, 4767, 4769, 4771, 4773, 5499, 5501, 5503, 5505, 5507, 5579, 5581, 5583, 5585, 5587, 5697, 5699, 5701, 5703, 5705, 5753, 5755, 5757, 5759, 5761, 5797, 5799, 5801, 5803, 5805, 5883, 5885, 5887, 5889, 5891, 5965, 5967, 5969, 5971, 5973, 6237, 6239, 6241, 6243, 6245, 6285, 6287, 6289, 6291, 6293, 6295, 6381, 6383, 6385, 6387, 6389, 6451, 6453, 6455, 6457, 6459.

6 brisures

d’affilée

4179, 4181, 4183, 4185, 4187, 4189, 6751, 6753, 6755, 6757, 6771, 6773.

7 brisures d’affilée

3069, 3071, 3073, 3075, 3077, 3079, 3081, 3721, 3723, 3725, 3727, 3729, 3731, 3733, 6727, 6729, 6731, 6733, 6735, 6737, 6739.

8 brisures d’affilée

5341, 5343, 5345, 5347, 5349, 5351, 5353, 5355.

22Comme l’on pouvait s’y attendre, les séries brèves qui touchent quatre vers sont les plus nombreuses : 392 brisures vont ainsi par deux. Elles sont uniformément réparties sur l’ensemble du texte. C’est ainsi que la fin du prologue indirect (l’insinuatio des rhéteurs latins) du roman est construite et enchaîne, presque insensiblement – toujours dans la même esthétique qui joue en ce lieu de la dissimulation et de la tradition… – avec le début de l’histoire, le fait que le roi quitte la table et ses sujets de manière inattendue :

[…] et par lui sont amenteü
li boen chevalier esleü
qui a enor se traveillierent.
Mes cel jor molt se merveillierent
del roi qui einçois se leva ;
si ot de tex cui molt greva […]. (v. 39-44)

23On relève ensuite 198 brisures regroupées par séries de trois et 112 par séries de quatre, ces deux types distribués également sur l’ensemble du roman. Mais l’écrivain ne s’arrête pas là : il semble prendre plaisir à perfectionner, en cours de route, son nouvel instrument ; il donne l’impression de chercher à en expérimenter les virtualités. Il pousse son audace créatrice et prouve son talent en composant des séries plus longues encore, de cinq, six, sept et même huit brisures de couplets. Si les séries de cinq brisures se trouvent présentes dès le début du roman, seules un peu plus de 15 % d’entre elles trouvent place dans le premier tiers ; quant aux autres séries qui s’étendent sur douze, quatorze et seize vers d’affilée, elles ont en commun d’être absentes de ce même premier tiers du Chevalier au lion. Le format de cinq brisures à la suite est très employé (on en compte 96), presque autant que celui de quatre brisures ; les séries plus longues, sans doute plus difficiles à construire, sont rares, et paraissent plus anecdotiques : Chrétien y expérimente son art en en repoussant les limites le plus loin possible.

  • 20 Le nom roman présent aux vers 5360 et 5361 est l’une ...

24Chacune de ces longues séries remarquables mérite en soi un commentaire : l’affirmation du vilain, seigneur de ses bêtes, qui interroge à son tour le chevalier sur son identité et l’objet de sa quête (v. 353-61) ; les reproches de Lunette à Laudine sur son abandon à la douleur (v. 1667-75) ; la plaidoirie de Laudine défendant la cause du meurtrier de son mari (v. 1761-69) ; l’aveu d’Yvain à la dame de Landuc (v. 2019-25) ; la fuite d’Yvain quittant la cour avant de sombrer dans la folie (v. 2797-2805) et sa plainte en se retrouvant à la fontaine (v. 3527-35) ; la fin du dialogue entre le géant Harpin et Yvain (v. 4179-89) ; la réplique de la sœur aînée demandant au roi de hâter son jugement (v. 5883-91). Quelques-unes cependant semblent bénéficier d’un traitement plus malicieux, car elles sont greffées sur des passages beaucoup plus banals : par exemple, lors de l’arrivée de Calogrenant chez le vavasseur, le rythme perturbé des vers 221-227 peut signaler ironiquement que, même si sont réunis tous les ingrédients d’une belle histoire d’amour du héros avec la si jolie fille du vavasseur (comme c’était le cas dans Érec et Énide, par exemple…), il n’en sera rien. Le dialogue astucieusement truqué entre la demoiselle de Norison et Yvain (v. 3069-81) ou les compliments adressés par Yvain à Gauvain, son adversaire qu’il n’a pas identifié (v. 6237-46) jouent du double sens, de la duplicité. La déambulation d’Yvain dans le château de Pesme Aventure, à la recherche des propriétaires, entrecoupée d’un commentaire métanarratif en apparence insignifiant (v. 5341-55), pourrait elle aussi paraître bien anodine, au premier chef, mais la musique des couplets brisés fait comme monter la tension, prélude au meilleur dans le jardin (la lecture d’un roman faite par une splendide jeune fille 20), puis au pire (la coutume obligée de combattre les deux fils du netun).

25Plus généralement, c’est non seulement l’agglutination des brisures du couplet dans un passage que l’on entend, mais leur haute densité, qui repose à la fois sur les séries mentionnées et sur des occurrences solitaires : l’effet global est celui d’une explosion musicale de tonalité nouvelle, surprenante et variée par ses rythmes. Par exemple, le début du combat contre les fils du netun est ainsi orchestré, les brisures scandant les coups qui pleuvent, disant les grincements de la terreur, accompagnant de façon mimétique l’inquiétude du lion : outre deux longues séries de brisures (v. 5579-87 et 5593-99), consacrées respectivement à Yvain et au lion prisonnier, quelques brisures isolées soutiennent l’irrégularité rythmique (v. 5571, 5603, 5607, 5611) pour sonoriser de manière originale ce passage.

  • 21 Sans doute, faudrait-il mener plus loin l’enquête, en...

26Inversement, les passages dénués de brisures du couplet retiennent d’autant plus l’attention qu’ils sont rares : par leur rythme pair régulier, presque reposant, appuyé sur les rimes qui délimitent le vers et dont la seconde répond à la première avec la force d’une halte incantatoire, le couplet est propice à mimer tout ce qui est sérénité ou régularité21. On a coutume de dire que, dans la seconde moitié du XIIe siècle, au moment où le procédé de la brisure du couplet prend de l’ampleur, son absence subsiste encore comme caractéristique des passages colorés de lyrisme ou teintés d’épique : ce serait là le signe d’une tradition archaïque que respectent fidèlement les écrivains et qui fait avancer le roman à pas mesurés, deux octosyllabes par deux octosyllabes. Force est de constater que le Chevalier au lion ne répond pas vraiment à cette manière d’écrire et que l’absence de brisure s’observe sur des portions textuelles fort restreintes, qui, de surcroît, ne sont pas toujours douées d’une clôture, d’une unité. Mais ce qui importe, me semble-t-il, est la différenciation qui survient à un moment donné entre une structure rythmique fermée, relativement étanche et statique, qui donne clarté et force tranquille au propos, et une structure rythmique originale fondamentalement variée et inattendue, l’une et l’autre alternant, l’une et l’autre se superposant toujours, forcément, aux bornes du passage.

27Le roman démarre ainsi sur ce rythme dans ses six premiers vers, comme si la régularité imprimée traduisait une situation initiale non perturbée, une sorte de degré zéro de la diégèse qui va permettre, l’instant d’après (dès le vers 7), de mieux faire ressortir les bouleversements lançant l’histoire. Celle-ci démarre d’ailleurs bientôt en douceur, calmement, avec 34 vers disposés en couplets (v. 45-78), indépendamment de ferments diégétiques inquiétants (« un conte, non de s’annor, mes de sa honte », le personnage de Keu, indéniablement gênant pour la bonne sociabilité du groupe). La décision d’Yvain, à la fin du roman, de retourner voir la femme qu’il aime et de tenter de se faire pardonner (v. 6500-24) offre de même un passage dépourvu de brisures, tout de sérénité rythmique, à l’unisson de celle que le héros veut retrouver.

  • 22 K. Halász a souligné comment le début d’un combat sin...

  • 23 Voir les combats de Calogrenant contre Esclados (v. 5...

28Tout ce qui est mise en série ordonnée ou déploiement du spectaculaire va aussi fréquemment de pair avec l’agencement des octosyllabes en couplets. Nombre de descriptions, qui obéissent au principe de l’énumération, en témoignent : le début du portrait du vilain (v. 293-304), la belle veuve au désespoir (v. 1146-62), tout comme la fin de la description de la fontaine et de son aventure livrée par le vilain (v. 384-405), puis par Calogrenant (v. 430-51) ou encore les projets d’Yvain de venger son cousin (v. 680-705), la description de la porte du château conçue comme une guillotine (v. 898-926). Les nombreuses scènes de combat, qui, naguère, étaient souvent introduites ou impulsées par une brisure du couplet22, puis soumises à une cadence régulière en couplets, ne suivent plus ce schéma23, comme si les successions d’actions convenues, en dépit de leur violence, répugnaient à cette (trop grande ?) régularité.

  • 24 Tout le long commentaire sur la haine et l’amour, don...

29La déclamation solennelle, le discours réfléchi trouvent aussi aisément à se loger dans ces successions de couplets sans aucune brisure. La parole royale s’y déploie parfois et semble même communiquer par rebond ses caractéristiques à la cour (v. 654-76). Se modèlent également ainsi les conseils de Lunette à Laudine (v. 1850-70), l’argumentation de Gauvain cherchant à décider Yvain à le suivre (v. 2486-2500), le discours (direct puis narrativisé) d’Yvain se proposant comme champion contre le géant et la réponse de la famille de Gauvain, rassérénée et confiante (v. 3986-4006), puis leurs adieux (v. 4278-4297). Le narrateur, en particulier, coule nombre de ses commentaires dans ce rythme moulé au tour qui tranche sur un fond sonore nettement plus soumis à variations : par là, il fait mieux sentir la sortie que ceux-ci opèrent subrepticement au sein de la diégèse et il se place comme une sorte de sage en surplomb de la mêlée ; de manière symptomatique, nombre de ces commentaires métanarratifs s’achèvent par une brisure du couplet signifiant le retour à une histoire mouvementée (par ex., v. 24-41, 1366-79, 2644-72, 3162-79, 6018-38 et 6042-6324). De même, le prologue que Calogrenant donne à son histoire répond à cette tradition et pose avec mesure l’éthos de celui qui prend la parole face à un auditoire à captiver (v. 150-172)…

  • 25 C. Marchello-Nizia, « La langue à contretemps », dans...

30Chrétien de Troyes écrit en poète et non pas seulement en romancier : l’art avec lequel il manie le couplet d’octosyllabes le souligne à l’évidence. Tantôt, suivant un modèle plus académique, il fait progresser de manière régulière et cadencée son texte, au fil de rimes amarrant la syntaxe. Tantôt, en brisant ce qui, jusque-là, était lié, il rompt cette cadence et passe à un autre rythme, plus chaloupé, plus grinçant, plus divers, obéissant à des cadences multiples : il joue nouvellement, avec une maîtrise toute talentueuse, de l’indépendance des vers, faisant semblant de les libérer de leurs attaches rimiques, pour traduire plus aisément la différenciation des actions, des sentiments, des propos et nourrir la complexité des représentations ou de l’analyse. Par là, il fait de la variété et de la surprise un principe esthétique du genre romanesque. Nous sommes souvent pris au dépourvu face aux effets produits que l’on peut deviner, approcher, mais qui échappent, qui fuient tout aussi bien. Même si toute « compétence d’oralisation » des textes médiévaux nous est assurément « inaccessible25 » aujourd’hui, l’expressivité liée à la versification nous oblige cependant à nous intéresser à ce domaine sensible. Et c’est à ce prix, sans doute, que l’on peut retrouver le plaisir de goûter les vers de l’auteur champenois…

Notes

1 M. Zink, « Une mutation de la conscience littéraire : le langage romanesque à travers des exemples français du XIIe siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale, 24, 1981, p. 6.

2 Voir G. Lote, Histoire du vers français, Première partie : Le Moyen Âge, Paris, Boivin et Cie, 1949, t. I, p. 277.

3 Voir P. Meyer, « Le couplet de deux vers », Romania, 23, 1894, p. 1-35.

4 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. et trad. C. Pierreville, Paris, Champion, coll. « CCMA », 42, 2016 : notre édition de référence.

5 Parce que les choix opérés par l’éditrice sont forcément subjectifs et diffèrent parfois de ceux d’autres éditeurs du même texte, les chiffres donnés dans cette étude ne sont valables que pour cette édition et ont une valeur relative. Mes résultats ne rejoignent ainsi pas tout à fait ceux que propose O. Borrmann, qui comptabilise 34,06 % de brisures du couplet sur Yvain (« Das kurze Reimpaar bei Crestien von Troyes mit besonderer Berücksichtigung des Willhelm von England », Romanische Forschungen, 25, 1908, p. 314).

6 J. Frappier, « La brisure du couplet dans Érec et Énide », Romania, 86, 1965, p. 1-21.

7 Voir P. Meyer, « Le couplet de deux vers », art. cit., p. 16.

8 Wolfram von Eschenbach, Parzival, trad. et comm. D. Buschinger, W. Spiewok, J.-M. Pastré, Paris, UGE, 10/18, 1989, L. VI, 337, p. 244.

9 Voir D. James-Raoul, Chrétien de Troyes, La griffe d’un style, Paris, Champion, 2007, p. 521.

10 Wace, La partie arthurienne du Roman de Brut, éd. I. D. O. Arnold et M. M. Pelan, Paris, Klincksieck, 1962.

11 Thomas, Tristan, dans Tristan et Yseut, éd. J.-Ch. Payen, Paris, Classiques Garnier, 1989.

12 Je me permets de renvoyer à mes analyses de naguère sur ce point : « […] si l’on regarde le fonctionnement de la brisure du couplet dans le cas des passages entre le récit et le discours, le seul constat que l’on puisse en tirer est que, pour le premier roman, dans tous les cas, c’est l’absence de brisure qui domine, très majoritairement dans le sens du discours au récit (rapport d’un tiers à deux tiers), de façon moins marquée dans le sens contraire. » (D. James-Raoul, Chrétien de Troyes, La griffe d’un style, op. cit., p. 523)

13 Voir notamment v. 17, 837, 1365, 1409, 1419, 1585, 1735, 2241, 2325, 2389, 2635, 2643, 2687, 2743, 2847, 2851, 2983, 2993, 3005, 3097, 3099, 3133, 3419, 3485, 3775, 4379, 4739, 4849, 5025, 5029, 5347, 5351, 5417, 5419, 5855, 5995, 6063, 6065, 6069, 6081, 6529, 6649, 6651, 6803.

14 L’emploi du connecteur Mes indique souvent non pas une opposition, mais une bifurcation de l’histoire, il vaut comme « instrument de transition dans le récit, […] indiquant alors le passage à un autre genre de propos » (C. Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000, p. 559).

15 Entre autres exemples, voir les v. 583-84, 707-08, 3547-48, 3635-36.

16 Que l’on pense, par analogie, à un changement de plan cinématographique que le spectateur peut à peine remarquer, surtout s’il n’est pas spécialiste de ce genre d’analyse, mais qu’une variation mélodique peut aider à percevoir.

17 Voir les vers 191-92, 589-90, 715-16, 731-32, 897-98, 1211-12, 1381-82, 1487-88, 1965-66, 2815-16, 3133-34, 3259-60, 4337-38, 3133-34, 4915-16, 5059-60 (seul cas de rime non homographe), 5407-08, 5511-13, 5417-18, 5499-5500, 5627-28, 5731-32, 6487-88, 6611-12, 6751-52, 6803-04.

18 Certes, on peut toujours trouver des justifications stylistiques, ne serait-ce qu’en raison du fait que chaque phrase donne des indications de personnage et/ou de temps, de lieu… Il n’empêche !

19 J’en ai compté 460 et ce chiffre, comme celui des relevés suivants, peut être fautif, bien sûr ; il a avant tout une valeur indicative : v. 7, 11, 17, 23, 79, 85, 115, 123, 149, 187, 191, 197, 217, 235, 253, 259, 275, 285, 291, 305, 327, 341, 349, 413, 451, 467, 483, 503, 515, 535, 551, 555, 567, 575, 579, 583, 595, 599, 609, 635, 653, 711, 715, 719, 723, 747, 751, 779, 785, 815, 845, 873, 885, 893, 897, 929, 941, 945, 959, 967, 981, 991, 1023, 1035, 1043, 1067, 1071, 1083, 1101, 1109, 1125, 1129, 1141, 1145, 1163, 1175, 1179, 1183, 1189, 1203, 1215, 1237, 1245, 1261, 1277, 1319,1349, 1355, 1385, 1399, 1441, 1445, 1461, 1465, 1469, 1473, 1493, 1517, 1521, 1537, 1541, 1547, 1561, 1575, 1585, 1595, 1623, 1627, 1639, 1643, 1657, 1679, 1683, 1687, 1721, 1751, 1789, 1803, 1813, 1817, 1821, 1833, 1843, 1849, 1875, 1879, 1913, 1917, 1929, 1955, 1965, 1969, 1973, 1987, 1991, 2009, 2013, 2057, 2071, 2077, 2083, 2089, 2093, 2171, 2179, 2119, 2197, 2203, 2207, 2223, 2229, 2241, 2269, 2277, 2297, 2383, 2389, 2401, 2413, 2419, 2425, 2431, 2477, 2485, 2501, 2533, 2545, 2555, 2559, 2577, 2583, 2597, 2601, 2605, 2611, 2635, 2643, 2677, 2687, 2695, 2709, 2723, 2747, 2751, 2755, 2785, 2791, 2811, 2815, 2833, 2863, 2867, 2871, 2877, 2909, 2913, 2935, 2941, 2951, 2959, 2979, 2983, 3011, 3015, 3019, 3023, 3037, 3041, 3059, 3085, 3103, 3129, 3133, 3137, 3147, 3179, 3183, 3187, 3191, 3223, 3233, 3245, 3259, 3269, 3285, 3289, 3303, 3309, 3315, 3319, 3371, 3377, 3387, 3397, 3403, 3419, 3423, 3441, 3449, 3453, 3485, 3495, 3551, 3575, 3579, 3583, 3591, 3617, 3631, 3651, 3667, 3673, 3677, 3681, 3685, 3687, 3697, 3703, 3717, 3749, 3753, 3759, 3763, 3769, 3795, 3807, 3809, 3739, 3823, 3845, 3855, 3859, 3891, 3901, 3905, 3919, 3945, 3985, 4017, 4023, 4039, 4047, 4063, 4069, 4073, 4081, 4085, 4095, 4099, 4113, 4163, 4209, 4213, 4219, 4223, 4237, 4247, 4297, 4311, 4345, 4355, 4367, 4373, 4379, 4387, 4417, 4433, 4439, 4449, 4491, 4505, 4531, 4545, 4559, 4563, 4569, 4573, 4581, 4599, 4603, 4609, 4637, 4641, 4657, 4661, 4665, 4671, 4689, 4693, 4701, 4707, 4733, 4739, 4779, 4783, 4789, 4793, 4821, 4825, 4835, 4849, 4871, 4877, 4889, 4893, 4901, 4937, 4941, 4947, 4981, 4987, 4993, 5005, 5025, 5029, 5059, 5071, 5079, 5085, 5089, 5093, 5097, 5129, 5145, 5153, 5177, 5181, 5211, 5219, 5255, 5259, 5267, 5287, 5309, 5313, 5325, 5331, 5335, 5373, 5393, 5407, 5423, 5473, 5511, 5519, 5525, 5529, 5537, 5553, 5567, 5571, 5603, 5607, 5611, 5623, 5635, 5647, 5673, 5727, 5731, 5735, 5771, 5777, 5825, 5843, 5849, 5861, 5865, 5871, 5877, 5909, 5915, 5927, 5947, 5961, 5987, 5991, 5995, 6001, 6017, 6069, 6081, 6111, 6123, 6135, 6163, 6171, 6197, 6201, 6215, 6269, 6277, 6307, 6319, 6323, 6331, 6351, 6365, 6437, 6475, 6499, 6553, 81, 6587, 6591, 6595, 6611, 6615, 6619, 6629, 6639, 6645, 6649, 6677, 6681, 6693, 6709, 6761, 6899, 6803.

20 Le nom roman présent aux vers 5360 et 5361 est l’une des deux premières attestations de ce mot dans son nouveau sens de « genre littéraire » particulier, l’autre trouvant place au tout début du prologue du Chevalier de la charrette.

21 Sans doute, faudrait-il mener plus loin l’enquête, en s’intéressant à la cadence rythmique des octosyllabes concernés, en regardant si la mesure équipollente 4-4 domine ou si ce sont plutôt les mesures 3-5 ou 5-3, si les phénomènes de discordances entre mètre et syntaxe permettent de rallonger un peu ce vers court et de modifier à leur tour le rythme uniforme instauré.

22 K. Halász a souligné comment le début d’un combat singulier était marqué, sauf exception, par la brisure du couplet. (Structures narratives chez Chrétien de Troyes, Debrecen, Kossuth Lajos Tudomanyegyetem, 1980, p. 8-9)

23 Voir les combats de Calogrenant contre Esclados (v. 515-43), d’Yvain contre Esclados (v. 813-73), puis contre Keu (v. 2246-62), contre le comte Allier et ses hommes (v. 3148-79 et 3255-75), contre le géant (v. 4188-4247), contre le sénéchal et ses frères (v. 4472-4554), contre les deux fils du netun (v. 5568-5685), contre Gauvain (v. 6100-53 et 6185-6206).

24 Tout le long commentaire sur la haine et l’amour, dont j’extrais à titre d’exemple ces seuls vers, fait alterner des passages sans brisures assez conséquents et des brisures du couplet qui animent et dramatisent le propos de manière assez sonore.

25 C. Marchello-Nizia, « La langue à contretemps », dans Le nombre du temps. En hommage à Paul Zumthor, Paris, Champion, coll. « NBMA », 1988, p. 169.

Pour citer cet article

Danièle James-Raoul, «La brisure du couplet dans Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017 , mis à jour le : 03/11/2017, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=243.

Quelques mots à propos de :  Danièle James-Raoul

Danièle James-Raoul est professeur à l’Université Bordeaux-Montaigne et membre de l’EA 4593 CLARE. Elle est notamment l’auteur de Chrétien de Troyes. La griffe d’un style, Paris, Champion, 2007.

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