Moyen-Âge
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017
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1 Voir Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes ...
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2 V. 2153-2155. Dans trois des dix manuscrits de ce pass...
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3 Voir Erec et Enide, 546. Nous citons Romans, sous la d...
1L'héroïne du Chevalier au lion reste pour nous bien mystérieuse, et ce mystère est évidemment concerté. Enveloppée dans de larges zones d'ombre, la dame de Landuc se dérobe à notre regard et à notre analyse jusque dans l'ultime scène des retrouvailles et de la réconciliation. Ce processus d'abstraction, voire d'irréalisation, qui l'apparente à la fois à la dame de la canso des troubadours et à la princesse des contes, se vérifie d'abord par son anonymat : elle est la Dame par excellence, la dame sans trait singulier ou particularisant, non Enide, Guenièvre ou Blanchefleur ; elle n'est même pas la dame de la fontaine comme dans le conte gallois d'Owein1. Le romancier réussit le tour de force de construire tout son récit en ne la nommant qu'une seule fois, dans un passage qui plus est instable dans la tradition manuscrite : la dame de Landuc, fille au duc Laududez, si l'on retient la leçon de la copie Guiot2. Cet anonymat va de pair avec une forme de désincarnation ; l'héroïne n'est pour ainsi dire pas décrite, son corps n'est guère évoqué, Chrétien ne sacrifie plus à l'exercice rhétorique de la descriptio puellae comme il l'avait encore fait dans son premier roman Erec et Enide. Si Erec peut dire à propos d'Enide : Je n'aim tant riens comme son cors, l'on serait bien en peine de trouver un aveu aussi franc dans le Chevalier au lion3.
2Le corps est pourtant loin d'y être absent ou tabou, le terme apparaît même avec une grande fréquence, presque quarante occurrences bien réparties sur les 6800 vers du roman. Monosyllabe invariable, il entre en relation paronymique, voire homonymique, avec le cœur, dont il forme l'enveloppe et comme la protection. Le corps contient aussi le sang : les combats, nombreux, qui émaillent le récit sont des corps à corps violents, le sang s'échappe à grands flots de ces corps souffrants et blessés. Le corps renvoie tout à la fois à la vie (Ma vie et mon cors, dit Yvain devant Lunete, 3632) et à la mort, comme le souligne l'épisode des funérailles d'Esclados, où le terme revient de manière obsédante. Le corps relève de la médecine - il faut le baigner, le soigner, le réparer -, mais il est aussi une notion juridique ; lorsqu'Yvain fixe les termes du contrat avec la dame de Landuc pour son départ, il invoque l'essoine de [s]on cors, autrement dit les contraintes corporelles (comme l'emprisonnement ou la maladie) qui l'empêcheraient de revenir auprès d'elle (2596). Quant à la sœur aînée de Noire Epine, elle prend le roi comme garant de l'accord avec la cadette en faisant appel au corps du roi, autrement dit à sa personne au sens le plus fort du terme : Vostre cors li doing en ostage (6430). Le terme est donc d'un large usage et c'est cette richesse et complexité qu'il convient de mettre en lumière et de parcourir.
Le corps de la folie
3La première apparition de cors se fait attendre ; le terme est absent du long récit de Calogrenant. On pourrait certes affirmer que la scène initiale où le roi Arthur est pris d'un soudain sommeil après le repas signifie à sa manière le poids du corps : le souverain s'abandonne à un besoin corporel primaire, dormir, et se montre incapable de se maîtriser. Mais c'est significativement autour de Lunete qu'apparaît la première occurrence du mot, et ce dans un chiasme élégant où le corps fait couple avec le visage : Yvain, prisonnier de la tour-guillotine, la découvre gente de cors et de vis bele (972). Le corps de Lunete s'impose plus immédiatement que celui de la dame de Landuc, tout comme elle perdra définitivement son anonymat, à la différence de sa maîtresse, après sa première nomination par le narrateur au vers 2416. De fait, le terme de corps ne sera jamais appliqué à la dame de Landuc, sauf dans les propos de salutation du roi Arthur :
4 Nous soulignons ; même remarque pour les citations ult...
« Et vostre cors et vostre chiés,
fet li rois, bele criature,
ait joie et grant boene aventure ! » (2384-2386)4.
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5 Le corps exclut donc stricto sensu le visage : voir d'...
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6 Ainsi lorsqu'Yvain affirme qu'il aime le lion comme lu...
4Ici, le mot, qui est comme dans l'exemple précédent et ailleurs chez Chrétien associé à la tête5, ne renvoie pas à une dimension charnelle ou sensuelle, mais à celle de personne et d'ipséité : vostre cors est une sorte de renforcement du pronom personnel vous, comme ailleurs mon cors est un je appuyé6. Avec Lunete, le corps relève du beau et du laid ; le corps de la séduisante brunete est gent, tout comme le sera celui de la nièce de Gauvain qu'Yvain rencontrera au château menacé par un géant :
Atant vint d'une chambre fors
la pucele gente de cors
et de façon bele et pleisanz (3951-3953).
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7 À douze reprises : 1118, 1272, 1925, 2596, 2999, 3174,...
5Cette rime fors / cors sera essentielle tout au long du roman : lorsque cors clôt l'octosyllabe, il rime sans exception avec fors ou defors7. Le corps renvoie à l'extériorité, il s'offre au regard, il est un dehors, qui s'oppose à un dedans, le cœur, nous y reviendrons. Par cette dimension scopique, il s'offre au jugement esthétique : il est beau ou laid, séduisant ou repoussant.
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8 Il faut toutefois noter combien Chrétien garde une for...
6Du côté de la laideur, l'on pense d'abord au visage longuement décrit du vilain gardien de taureau, seul véritable portrait du roman, qui plus est pris en charge par un personnage de la fiction, Calogrenant. Toute la description s'organise autour de l'idée du laid (« leiz et hideus a desmesure », 287) ; le corps est ici un corps composite, qui brouille les frontières entre l'humanité et l'animalité, un corps en excès, comme boursouflé avec ses grandes oreilles ou son échine bossue, en désordre avec ses cheveux en bataille ; le vilain ne semble plus maîtriser son corps, celui-ci a pris le dessus, s'exhibant et se montrant monstrueusement8. Cette hypertrophie d'un corps qui a perdu toute mesure s'affirme davantage encore avec un géant comme Harpin de la Montagne ; son corps monstrueux sera ensuite exposé, bien que démembré, en trophée à la porte du château (4908). Le corps relève une nouvelle fois du dehors et de l'ostentation.
7Si le corps de la dame de Landuc est symptomatiquement éludé, que dire du corps d'Yvain ? Pour lui aussi, le narrateur fait l'économie d'un portrait, mais le corps n'est pas pour autant hors-jeu. Au contraire. Une des fonctions de l'expérience de la folie est précisément de le faire surgir ; privé de sens, hors du sens, forsené, Yvain n'est plus qu'un corps qui se déplace sans ordre ni but dans la forêt de Brocéliande. La folie est dépossession, dessaisissement ; le personnage est privé de raison (il est a-mens), mais aussi décapé de toute sa carapace sociale, son premier geste de forsené étant bien de se dépouiller de ses vêtements (« Si se dessire et se depane », 2808). Au terme de cet évidement, seul reste en place le corps. Car la folie n'est pas une possession diabolique comme dans la tradition hagiographique, la perspective est purement somatique et c'est la tête, et plus précisément le cerveau, qui est en jeu : un torbeillon lui monte à la tête (2806) ; et le guérir consistera à ôter de la tête la rage (2945, 2951, 3000). Corps surtout nu, impudique, que découvriront les suivantes de Norison. Lorsque la demoiselle le surprend dans la forêt, il est défini non par sa folie, mais par sa nudité : il est l'ome nu (2888), elle l'a trové povre et nu (2908). Avant elle, l'ermite déduit sa folie de sa nudité : « Quant vit celui qui nuz estoit, / bien pot savoir, sanz nul redot, / qu'il n'ert mie an son san del tot » (2834-2836). L'ermite esquisse un raisonnement : il est nu, donc fou. On connaît le traitement burlesque de la guérison : alors qu'il ne convenait que de frotter ses tempes et son front, car la folie ne touche que le cervel (2969), la suivante fait une folie en frottant tout le corps jusqu'à l'orteil dans un geste sensuel. Le mot cors apparaît à trois reprises en quelques vers :
Les temples et le front l'en froie,
trestot le cors jusqu'an l'artuel.
Tant li froia au chaut soloil
les temples et trestot le cors
que del cervel li trest si fors
la rage et la melencolie.
Mes del cors fist ele folie,
qu'il ne li estoit nus mestiers (2996-3003).
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9 Terme qui n'apparaît pas chez Chrétien de Troyes, mais...
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10 Dans Owein, le conteur n'a pas ce souci : « Son corps...
8Le mot cors exclut une nouvelle fois la tête. C'est aussi la seule occurrence du mot folie dans l'épisode de la folie d'Yvain. Folie ne signifie pas ici la perte de la raison (le terme adéquat serait forsenerie9), mais un comportement transgressif, qui contrevient aux ordres de la dame et qui transforme le soin en caresses. Lorsqu'Yvain retrouve un début de conscience, son premier sentiment est celui de la honte, rappel discret du péché originel : « Mes nuz se voit com un yvoire, / s'a grant honte » (3016-3017). Il est tout ébahi devant sa char qu'il voit nue (3024), seule occurrence de char dans le roman. Le héros semble découvrir avec effroi son propre corps, sa nature charnelle ; effroi peut-être aussi devant ce corps laissé à l'abandon, qui n'est plus soigné ni rasé. Nous n'apprendrons que plus loin qu'il est devenu durant son ensauvagement barbu (3133). Mais dans le moment-même de la déchéance, le narrateur garde le silence, se refuse à faire le portrait traditionnel de l'homme sauvage velu et hirsute. La nudité va de pair avec le refus de tout détail visuel et de tout élément descriptif ; pudeur du narrateur qui double la nudité de son héros10.
9La folie est bien ce moment décisif où le personnage est évidé, dénudé, réduit à son état primordial : celui d'un corps. La longue série des épreuves qui suivra lui permettra de se reconstituer une identité, une persona, de reconquérir un moi, en même temps que de se réconcilier avec la dame de Landuc.
Corps à corps
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11 Voir Erec et Enide, 5851 ; Le Chevalier de la Charret...
10À ce corps isolé et nu, plongé dans le sommeil, il faudrait opposer tous les combats qui sont autant de corps à corps et qui jalonneront la reconquête. L’expression cors a cors apparaît à plusieurs reprises chez Chrétien pour désigner le combat11. L'on peut parler de corps épique à propos de ce corps soumis aux coups, aux mutilations, aux démembrements et finalement à la mort. Le combat final entre Gauvain et Yvain marque le point culminant de cette trajectoire ; chacun cherche à atteindre et toucher le corps de l'autre :
12 L'on peut noter la variante de P, qui parle de coups ...
Totes ces paroles oïrent
li dui qui des cors s'antranpirent (6185-6186)12.
11Combattre, c'est empirier, abîmer le corps de l'adversaire. Dans le combat contre le sénéchal, Yvain « sa lence sor le cors li fraint » (4486). La bataille est une épreuve qui met en jeu le corps tout entier : le corps et son armure ne font qu'un, Yvain et Gauvain se frappent sur le nasal (partie de l'armure qui couvre le nez), mais visent aussi le dos, le front, les joues (6120-6121) ; ils sont près de se faire éclater la tête (« Et par po qu'il ne s'escervelent », 6135). Cette enveloppe de douleur - corps doillant (6201) - une fois entaillée, le sang coule : le corps apparaît comme un contenant dont le sang est le contenu. Ainsi, le sénéchal blessé à mort
[…] devulte an l'onde vermoille
del sanc qui de son cors li saut (4530-4531).
12Le motif est encore amplifié dans le combat entre Yvain et Gauvain :
Et li sanc tuit chaut et boillant
Par mainz leus fors des cors lor bolent (6202-6203).
13Le sang est comme un liquide porté à ébullition qui s'échappe de son récipient. Dans le combat contre le géant, le traitement est une fois de plus burlesque : le sang du monstre (et Chrétien précise sanc del cors, 4196) est comparé à une sauce !
14Le combat contre Harpin est l'occasion d'assimiler le combattant à un boucher et son adversaire à un animal de boucherie : Yvain lui taille dans la joue un morceau de viande grillée, une charbonee (4209). Dans une chanson de geste comme le Couronnement de Louis, Guillaume invective Guy d'Allemagne qu'il vient de blesser grièvement par ces mots très crus :
13 Le Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, Paris, Cha...
« De vostre char ai estei machecliers*. * = boucher
Se fust de porc, bien vausist .ii. deniers13 ».
15Le géant Harpin sera dépecé avec l'aide du lion comme du gros gibier : après la joue, la hanche, les ners (soit les muscles et tendons) et les braons (terme rare qui désigne les parties charnues, comme les cuisses et les mollets) sont arrachés (4219-4220), l'espaule est séparée du bu (4234), le foie est transpercé (4237). Le Chevalier au lion multiplie les scènes de dépècement et de tranchage. La porte-guillotine du château de Landuc en est la plus saisissante : elle coupe en deux le cheval d'Yvain comme un hachoir de boucher et passe au ras du dos du chevalier (948) ; scène en miroir et en réduction, Yvain tranchera d'un coup d'épée l'extrémité de la queue du lion (3379). Ailleurs, il fend la tête d'Esclados jusqu'au cervel (866) ou sépare la tête du bu d'un des démons (5651) avant de déboîter l'épaule du second (5663). Le lion n'est pas en reste : il arrache le tanrun, partie tendre ou cartilage de l'épaule du sénéchal (4523).
16Si l'issue n'est pas fatale, ce corps épique soumis aux coups et blessures demande à être soigné et réparé. Plusieurs scènes insistent sur le bain : Lunete le propose à Yvain et lui lisse les cheveux (1884) ; les dames de Norison feront de même après sa folie, sans oublier de le raser (3131) ; la jeune fille de Pesme Aventure lave le cou et le visage du héros vainqueur (5411). Des gestes plus techniques sont parfois évoqués : frottement burlesque de tout son corps avec l'onguent de Morgane pour tirer Yvain de sa folie ; deux puceles expertes en médecine soignent ses blessures à Noire Epine (4691) et, à l'issue du combat terrible et presque fratricide entre Gauvain et Yvain, Arthur fait appel - détail assez rare dans l'univers arthurien - à un spécialiste, un fisicïen expert en mirgie (6488-6499).
Le corps signifiant
17Ce corps épique est essentiellement un corps viril. L'épisode de Pesme Aventure ouvre la perspective vers un corps toujours malmené, mais au féminin. Lorsqu'Yvain se trouve face aux trois cents tisseuses, il a vite fait de lire sur leur corps les sévices dont elles sont l'objet. Le corps apparaît sous les vêtements aux seins et aux coudes (5195), leur cou est amaigri, leur visage pâle (5198). Yvain le signifie au portier :
« […] eles sont de cors et de vout
meigres et pales et dolantes,
si m'est vis que beles et gentes
fussent molt […] » (5226-5229).
18Le corps et le visage - on retrouve ce fameux couple - sont les indices et la preuve d'un mauvais traitement : ils signifient silencieusement. Et Yvain déchiffre ces signes muets et sera conduit à mener une manière d'enquête avant d'agir en libérateur.
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14 Voir P. Boulhol, Anagnôrismos. La scène de reconnaiss...
19Le corps d'Yvain lui-même est porteur d'un signe, la cicatrice au visage qui permet à la suivante de Norison de le reconnaître, thème odysséen, s'il en est (2900). Son corps est marqué et comme stigmatisé par les combats passés. Ce détail, cette petite entaille sur le corps, ouvrira la voie à la guérison dans la mesure où elle est une marque de sa singularité. Dépouillé de tout, ome nu selon l'expression réitérée du narrateur, Yvain ne l'est pas complètement : cette plaie est comme une signature, un écrit gravé sur son corps. Le hasard a voulu que la demoiselle ait gardé en mémoire ce détail infime de la cicatrice et elle sera donc capable d'en faire la lecture, non immédiatement, mais à la suite d'un effort de mémoire : « Au reconoistre molt tarda » (2897). Alors que bien des scènes de reconnaissance ont la fulgurance de l'instantanéité, elle s'inscrit ici dans une durée14.
20La scénographie la plus complexe est celle de Landuc : trois corps sont mis en scène et font signe, ceux de la dame, de l'époux défunt, du futur mari. Le corps d'Esclados est exposé au milieu de la foule du château en vue de ses funérailles. Le temps est à dessein précipité et comme condensé, le combat et la mort du défenseur de la fontaine laissent place sans véritable délai au temps du deuil et de l'enterrement. Le terme cors renvoie ici à la mort et au cadavre et revient de manière obsédante dans le passage ; Esclados se réduit désormais à un cors :
« Et si cuit qu'il aporteront
par ci le cors por metre an terre » (propos de Lunete, 1068-1069).
Le cors an portent, si l'anfueent (1246).
21Yvain est comme hanté par ce corps qu'il a mis à mort ; il veut regarder par la fenêtre la processïon et le cors (1272), mais le narrateur rectifie aussitôt les propos de son personnage :
Mes il n'avoit ententïon
n'au cors n'a la processïon (1273-1274).
22Ce qui l'intéresse est la dame de la vile. Plus loin, une autre explication nous est donnée de cette hantise : il est affligé del cors qu'il voit qu'an enfuet (1343), car ce corps était la preuve de sa victoire sur le gardien de la fontaine et Keu ne le croira jamais sans preuve tangible. Il aurait voulu pouvoir l'exhiber en trophée devant la cour du roi Arthur. À nouveau, se pose la question du signe et de la preuve.
23Face à ce corps pesant, le narrateur met en scène un héros devenu invisible grâce à l'anneau magique de Lunete : il est pour les habitants du château un corps tout à la fois présent et absent, perceptible et insaisissable. La foule est intimement persuadée de la présence du meurtrier dans l'enceinte du château :
« Morz ou vis est ceanz li cors,
que defors ne remest il mie » (1118-1119).
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15 Voir H. Platelle, « La voix du sang : le cadavre qui ...
24Le détail de la selle tranchée en est une preuve irréfutable. Dans un jeu de surenchère, Chrétien de Troyes ajoute un autre signe, qui relève de l'ordalie, la cruentation15 ; le cadavre d'Esclados saigne en présence de son meurtrier Yvain : le sang chaud et vermeil jaillit des plaies,
et ce fu provance veraie
qu'ancor estoit leanz sanz faille
cil qui ot feite la bataille (1180-1182).
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16 Le narrateur insistait déjà sur le sang qui coule dan...
25Le corps d'Esclados est signe de la présence du corps d'Yvain : il signifie l'invisible ; c'est aussi la preuve que le cadavre survit d'une certaine manière à sa propre mort et continue de souffrir et de saigner16. Tout se passe comme si le corps à corps de la bataille de la fontaine se prolongeait dans l'espace confiné du château : tension à distance entre un héros immobile et prisonnier, en situation de voyeur, qui peut voir sans être vu, et un corps en procession, inerte et sanglant, qu'encadre la foule hystérique et en deuil.
26Au milieu de ce corps à corps, entre le fantosme (1218) et le cadavre apparaît une troisième figure, la veuve et la future amante, la dame de Landuc. Le corps de la dame n'est pas éludé, mais il n'a rien d'un corps féminin séduisant : c'est un corps souffrant auquel la dame inflige coups et griffures. Elle est comparée à une folle (come fame desvee, 1154) : à l'avant du cortège, elle déchire ses cheveux, tord ses mains, lacère ses vêtements (1155-1157) ; puis, après l'inhumation, restée seule, elle se prend à la gorge, tord ses poings et bat ses paumes (1414-1415). Le corps exprime la violence du deuil, il est pure expressivité. Il n'est mis en avant que pour être meurtri et humilié. Yvain est toujours en situation de voyeur et sa contemplation devient contre toute attente de l'amour : plus il la voit dans ce désespoir, plus il l'aime. Innamoramento singulier, insolite, sinon pervers, où la passion amoureuse naît de la contemplation de la souffrance. Et c'est à ce moment-là qu'Yvain dresse le portrait non moins surprenant de la dame-martyre. Portrait à la première personne d'une dame désespérée, blason en mouvement et pathétique : cheveux déchirés, yeux en larmes, mains tordues, poitrine griffée (1463-1508).
27Ce corps martyrisé a touché le cœur du héros. Amour s'est vengé en frappant son cœur à travers ses yeux (1370) et, comme le veut la casuistique courtoise, la plaie d'amour est sans commune mesure avec la plaie due à un coup de lance ; et surtout cette plaie ne fait que saigner davantage en présence de la dame, transposition audacieuse et habile de la cruentation dans un contexte érotique (1371-1376). Le cœur saigne comme le corps. Le corps du défunt Esclados a laissé la place au cœur douloureusement amoureux d'Yvain.
Le corps et le cœur
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17 Pour ces trois passages, le manuscrit P a la forme cu...
28L'amour est d'abord affaire de cœur, non de corps ; ou plutôt il met en jeu l'un et l'autre. Cligès avait accordé une place importante à cette casuistique en réécrivant le mythe de Tristan et en désamorçant ce qu'il pouvait y avoir de radicalement subversif dans ce divorce du cœur et du corps. Monosyllabe invariable, corps entre souvent en relation paronymique avec cœur dans le Chevalier au lion ; dans la copie Guiot, les termes peuvent même être homonymes : si l'orthographe cuers / cuer est largement majoritaire, le manuscrit présente trois occurrences d'une forme cors en fonction aussi bien de cas sujet (2019) que de cas régime (1357, 6762)17. Par une sorte d'attraction phonétique et graphique, cœur a pris la forme de corps. Un troisième terme complète le jeu : cors au sens de course, d'élan (latin cursus), qui apparaît à trois reprises dans notre roman (1360, 3516, 4192).
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18 Voir Z. P. Zaddy, « Chrétien de Troyes and the Locali...
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19 Voir Béroul, Le Roman de Tristan, v. 558, éd. E. Mure...
29Le cœur est évidemment un organe du corps, en même temps qu'il le dépasse. On pourrait dire que le corps contient le sang, mais inclut aussi le cœur. Il est le récipient du premier et l'enveloppe du second. Chrétien parle à propos d'Yvain du povre cuer qu'il a el cors, lors du combat contre le comte Alier (3174). Le cœur est d'abord le siège des émotions et se situe très fréquemment dans le ventre, qui désigne à ce moment-là la poitrine plutôt que l'abdomen18. Trestoz li cuers el vantre bolt, nous dit le narrateur à propos de la nièce de Gauvain et aussi de ses parents, saisis de peur dans l'attente de l'issue du combat (4040). Yvain molt a correcié / le cuer del vantre, lorsqu'il voit que son lion est blessé (4544-4545). Les exemples des expressions cuer del vantre ou cuer el vantre sont innombrables dans les textes du xiie siècle, chansons de geste comme romans19. Le cœur représente l'intériorité, la profondeur et l'intimité par opposition aux organes sensoriels qui relèvent du dehors ou, plus précisément, assurent le passage entre l'extérieur et l'intérieur. Ainsi, au début de son récit, Calogrenant exige de son auditoire de lui prêter attention :
« Cuers et oroilles m'aportez,
car parole est tote perdue,
s'ele n'est de cuer entandue » (150-152).
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20 L'arrière-plan est évangélique : cf. Mt. 13, 14-15. Q...
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21 « Et lui est molt tart que il voie / des ialz celi qu...
30La parole ne doit pas rentrer dans une oreille et sortir de l'autre, elle doit pénétrer dans le cœur20. Le cœur peut aussi voir plus profondément que les yeux : celui d'Yvain voit celle qu'il aime où qu'elle soit, vue à distance pour ainsi dire21.
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22 « Et si i vialt avoir le cors / que nes li cuers n'an...
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23 Voir déjà les propos de Lavinie sur Eneas : « […] Mon...
31Mais c'est surtout dans un contexte amoureux que surgissent ces deux notions. Les moments-clés de la relation entre Yvain et la dame de Landuc font appel à ce couple. Lors de l'innamoramento, Lunete explique à Yvain que la dame veut l'avoir en sa prison, elle tient donc à avoir et le cors et le cuer, manière d'exiger une soumission totale22. Les adieux sont l'occasion de jouer longuement sur la paronomase en reprenant le topos de la séparation du corps et du cœur : le roi Arthur emporte le corps d'Yvain, mais le cœur reste auprès de la dame de Landuc (2643-2662). Chrétien renouvelle l'exercice de rhétorique avec ses interrogations ou exclamations oratoires (Comment le corps peut-il survivre sans le cœur ? Comment imaginer une telle mervoille ?) en anticipant sur la trahison à venir : cette séparation n'est pas qu'une simple image précieuse et courtoise, déjà bien rôdée23, elle contient en germe l'amnésie et la crise future ; Yvain s'est fabriqué un cœur de substitution, un cuer d'estrenge meniere, qui le conduira à trahir son engagement. Lors d'un bref retour à Landuc, le narrateur rappelle cette séparation : la dame, que retrouve brièvement Yvain, est définie par une périphrase avec enjambement : la dame qui avoit / son cueur (4577-4578). Elle seule possède aussi la clé qui permet d'ouvrir le coffre où se trouve sa joie (4627-4628).
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24 Voir Cligès, 1751.
32Le couple érotique du cœur et du corps est concurrencé à la marge par le couple théologique du corps et de l'âme. Dans la mort, l'âme prend congé du corps24. Yvain sollicite ces ceux notions dans un jeu de chiasme lors de son retour à la fontaine après sa folie, alors qu'il est tenté par le suicide :
« En mon cors porcoi remaint ame ?
Que fet ame an si dolant cors ?
Se ele an ert alee fors,
Ne seroit pas en tel martire » (3530-3533).
33Vertige du suicide provoqué par le geste du lion qui a voulu enfoncer son épée parmi le cors el piz (3545). Un peu plus loin, les propos désespérés de Lunete reviennent sur l'âme, mais en la rattachant au corps dans une formule destinée à attester de son innocence (« Ja Dex n'et / de l'ame de mon cors merci, / se je l'ai mie desservi ! », 3592-3594). Il ne convient pas d'accorder trop d'importance à cette formulation : l'ame de mon cors équivaut à mon ame, le terme de cors accompagné d'un article possessif n'étant ici qu'un renforcement, on l'a déjà vu, du pronom personnel. L'âme occupe une place bien moindre que le cœur dans le discours du personnage comme dans celui du narrateur : c'est le cœur qui désigne en priorité le lieu de l'intime.
34Concluons. Le Chevalier au lion privilégie le corps viril : corps malmenés et mutilés des combattants, corps nu et ensauvagé du fou, corps tout à la fois sans vie et mystérieusement sensible d'Esclados, corps encombrant des géants, corps léthargique du roi Arthur, autant de corps masculins. Le corps féminin est en comparaison fort discret, comme en retrait, presque insaisissable, impalpable ; s'il apparaît, c'est sur le mode de la passion et de la souffrance, souffrance solitaire de la dame de Landuc en proie au deuil, souffrance collective des tisseuses de Pesme Aventure, émaciées, usées par le labeur et les mauvais traitements. Même la séduisante Lunete brille davantage par ses propos et son esprit que par son corps, à peine suggéré. L'on pourrait dire que Chrétien inverse la perspective théologique et canonique qui veut, depuis Augustin, qu'Eve représente le corps et Adam, l’âme ou l’esprit. Dans le Chevalier au lion, l’homme est corpus, la femme est anima. Il est significatif que les quelques occurrences d'ame en fin de vers riment toujours avec dame25. Vision profane donc, qui se vérifierait aussi dans l'absence des corps saints, au sens de « reliques », alors même qu'ils sont mentionnés dans les quatre autres romans de Chrétien26. On aurait pu les attendre lors des funérailles d'Esclados aux côtés de l'eau bénite, des croix et des cierges ou évangéliaires (1164-1167). Mais l'univers du Chevalier au lion ne s'encombre pas de tels corps. Chrétien imagine même une curieuse incarnation païenne, où le dieu d'Amour aurait renoncé à sa divinité pour infliger à son corps la blessure d'amour et aimer la demoiselle de Pesme Aventure (5374-5378). Amour devient un Christ profane, qui assume la condition humaine pour souffrir la passion d'amour.
Notes
1 Voir Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, trad. P.-Y. Lambert, Paris, Gallimard (L’aube des peuples), 1993, p. 209-236 ; elle est éponyme du récit : « Ce conte s'appelle Le conte de la dame à la fontaine » (explicit, p. 236).
2 V. 2153-2155. Dans trois des dix manuscrits de ce passage, la dame est remplacée par un nom propre : Laudine (BNF fr. 1450 et Princeton) ou Laudune (Vatican) ; dans le BNF fr. 12603, elle est appelée Gloris au vers suivant ; voir B. Woledge, Commentaire sur Yvain (Le Chevalier au lion) de Chrétien de Troyes, 2 vol., Genève, Droz, 1986-1988, t. I, p. 136. Nous citons le texte de l'édition de C. Pierreville, Chrétien de Troyes. Le Chevalier au lion, Paris, Champion (Champion Classiques), 2016, qui suit la copie Guiot. Nous donnons à l'occasion les variantes du manuscrit P [BN fr. 1433], base de l'édition de D. Hult, Le Chevalier au lion, Paris, Le Livre de Poche (Lettres Gothiques), 1994.
3 Voir Erec et Enide, 546. Nous citons Romans, sous la dir. de M. Zink, Paris, Le Livre de Poche (La Pochothèque), 1994.
4 Nous soulignons ; même remarque pour les citations ultérieures.
5 Le corps exclut donc stricto sensu le visage : voir d'autres exemples dans Erec et Enide, 1778, 2488, 5876 ; Le Chevalier de la Charrette, 2872 ; Le Conte du Graal, 6745…
6 Ainsi lorsqu'Yvain affirme qu'il aime le lion comme lui-même : « Qu'autretant l'aim come mon cors » (3792). Le lion est un prolongement de sa personne, son double pour ainsi dire.
7 À douze reprises : 1118, 1272, 1925, 2596, 2999, 3174, 3531, 3792, 3952, 4908, 5376, 5565. Cette rime est aussi récurrente dans les autres romans de Chrétien, mais moins exclusivement ; Erec offre plus de variété (tresors / cors, 546 ; cors / estors, 2867 ; secors / cors, 4316 ; Limors / cors, 4944…).
8 Il faut toutefois noter combien Chrétien garde une forme de mesure ; dans Owein, le personnage en question est un cyclope monopode : « Il n'a qu'un seul pied, et un seul œil au centre » (éd. P.-Y. Lambert, p. 215).
9 Terme qui n'apparaît pas chez Chrétien de Troyes, mais le verbe - et participe - le plus fréquent est bien dans le Chevalier au lion forsener / forsené (2807, 2830, 2874, 2924, 2985). Dans l'adaptation du xvie siècle du Chevalier au lion par Pierre Sala, tout a changé : c'est le terme de fol qui le désigne (éd. P. Servet, Paris, Champion, 1996, v. 2269, 2299 …).
10 Dans Owein, le conteur n'a pas ce souci : « Son corps s'usait, pour ainsi dire ; il lui poussa de longs poils par tout le corps » (éd. Lambert, p. 229). Et quand il retrouve tous ses esprits, « il éprouva une grande honte quand il vit combien son aspect était horrible » (ibid.).
11 Voir Erec et Enide, 5851 ; Le Chevalier de la Charrette, 859, 2644…
12 L'on peut noter la variante de P, qui parle de coups : « Li dui qui de caus s'entr'enpirent » (éd. Hult, 6190).
13 Le Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, Paris, Champion, 1925, p. 149, v. 34-35 (version propre au manuscrit C).
14 Voir P. Boulhol, Anagnôrismos. La scène de reconnaissance dans l'hagiographie antique et médiévale, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1996.
15 Voir H. Platelle, « La voix du sang : le cadavre qui saigne en présence de son meurtrier », La piété populaire au Moyen Age (Actes du 99ème congrès national des sociétés savantes, Besançon, 1974), Paris, 1977, t. I, p. 161-179.
16 Le narrateur insistait déjà sur le sang qui coule dans la bataille de la fontaine (842, 867).
17 Pour ces trois passages, le manuscrit P a la forme cuer, levant ainsi l'ambiguïté de l'homonymie et homographie.
18 Voir Z. P. Zaddy, « Chrétien de Troyes and the Localisation of the Heart », Romance Philology, 12, 1958-1959, p. 257-258.
19 Voir Béroul, Le Roman de Tristan, v. 558, éd. E. Muret, revue par L. M. Defourques, Paris, Champion, 1947 ; Le Charroi de Nîmes, v. 792, éd. D. McMillan, Paris, Klincksieck, 1978 ; Cligès, 249, 712… On rappellera aussi la célèbre ouverture printanière du Conte du Graal : « Tot maintenant li cuers do ventre / Por lo dous tans li resjoï » (84-85).
20 L'arrière-plan est évangélique : cf. Mt. 13, 14-15. Quelques vers plus loin, il est question du ventre : « Et li cuers prant dedanz le vantre / la voiz qui par l'oroille i antre » (167-168).
21 « Et lui est molt tart que il voie / des ialz celi que ses cuers voit / en quel que leu qu'ele onques soit » (4338-4340).
22 « Et si i vialt avoir le cors / que nes li cuers n'an soit defors » (1925-1926).
23 Voir déjà les propos de Lavinie sur Eneas : « […] Mon cuer an porte, / il lo m'a de mon ventre anblé » (Eneas, éd. H.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1922, v. 8350-8351), où l'on retrouve cette localisation dans le ventre. L'on voit comment la réalisation de l'image conduit au motif de l'exérèse sauvage du cœur et du cœur mangé.
24 Voir Cligès, 1751.
25 Voir 1285, 1961, 2551, 3529, 4431.
26 Voir Erec et Enide, 6895 ; Cligès, 6012 ; Le Chevalier de la Charrette, 4653 ; Le Conte du Graal, 543.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Jean-Marie Fritz
Jean-Marie Fritz est professeur à l’Université de Bourgogne. Il est notamment l’auteur des ouvrages Le discours du fou au Moyen Age. XIIe-XIIIe siècles. Etude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris, PUF, 1992 et La cloche et la lyre. Pour une poétique médiévale du paysage sonore, Genève, Droz, 2011.