XIXe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017
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1 À noter que Caroline est émancipée en 1863 et qu’elle ...
1C’est retiré à Croisset que Flaubert écrit la quasi-totalité de son œuvre ; il a à ses côtés sa nièce Caroline et sa mère, aussi éprouve-t-il le besoin de s’épancher, littérairement parlant, dans des lettres adressées à des correspondants privilégiés1. Certes, à l’époque de L’Éducation sentimentale, on est bien loin de la correspondance avec Louise Colet qui par sa richesse, sa précision et sa régularité pouvait se concevoir comme un véritable journal de bord de la rédaction de Madame Bovary, contenant parallèlement un exposé renouvelé de l’esthétique de son auteur. Néanmoins la Correspondance permet d’apprécier l’œuvre, chacun des textes de Flaubert y étant rigoureusement inscrit et détaillé, à des titres divers, qu’il s’agisse de Salammbô, La Tentation de saint Antoine, Trois contes et, enfin, Bouvard et Pécuchet.
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2 Lettre à sa nièce Caroline, 2 mai 1880, Correspondance...
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3 Les lettres relatives à L’Éducation sentimentale se tr...
2Ainsi, à propos de ce roman resté inachevé, on se souvient par exemple que l’une des dernières lettres écrites par Flaubert peu de jours avant sa mort concerne la trouvaille du renseignement botanique dont il avait tant besoin pour son dixième chapitre, ce qui lui fait énoncer un important principe : « Et j’avais raison parce que l’Esthétique est le Vrai. Et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas. La Réalité ne se plie point à l’idéal mais le confirme. Il m’a fallu pour B[ouvard] et P[écuchet] trois voyages en des régions diverses avant de trouver leur cadre, le milieu idoine à l’action2 ». Nous allons donc nous attacher ici aux lettres datant de la période de rédaction de L’Éducation sentimentale pour voir ce qu’elles nous enseignent à propos de la genèse du roman3.
Balises chronologiques
3Avant même la fin de la rédaction de Salammbô (avril 1862), Flaubert songe à de futurs projets et se met à lire des féeries (Corr. III, p. 205), travail qui aboutira à l’écriture du Château des cœurs, en collaboration avec Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy. Et il continuera ses recherches en parallèle, « lourde lecture », déclare-t-il (ibid., p. 220), alors qu’il « rêvasse » d’autres sujets et entre en pourparlers avec Lévy pour la publication de son roman, tout en y apportant encore des corrections qui l’épuisent. Écrivant aux Goncourt le 12 juillet, il utilise la belle métaphore du voyage (un voyage de cinq ans, il ne faut pas l’oublier !), voyage rempli de difficultés :
Je rêvasse un tas de choses, je divague dans mille projets. Un livre à écrire est pour moi un long voyage. La navigation est rude et j’en ai d’avance mal au cœur. Voilà. Si bien que, la venette s’ajoutant à ma stérilité d’imagination, je ne trouve rien. Dès qu’une idée surgit à l’horizon, et que je crois entrevoir quelque chose, j’aperçois en même temps de telles difficultés que je passe à une autre, et ainsi de suite. (ibid., p. 230).
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4 Voir Carnets de travail (P.-M. de Biasi éd.), Paris, B...
4En mars 1863, en revanche, même s’il n’y a pas de réel progrès, deux « plans » sont mentionnés : « je suis dans la confection simultanée de mes deux plans. C’est à cela que je passe toutes mes soirées. Je ne sais pour lequel me décider », écrit-il à Jules Duplan (ibid., p. 314) : c’est la première allusion à L’Éducation sentimentale dans la Correspondance. Flaubert en écrit des « plans » en même temps que ceux de Bouvard et Pécuchet, dans son Carnet 194, mais rien n’est décisif. À propos de son « roman parisien » il déclare : « Ce sont des couillades usées. Rien d’âpre ni de neuf ! Aucune scène capitale ne surgit. Ça ne m’empoigne pas », tandis que le plan de l’histoire des cloportes pour sa part « est bon », il en est sûr, « malgré des difficultés effroyables pour varier la monotonie de l’effet » (ibid., p. 315).
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5 Voir le folio 36 du carnet où Flaubert met en parallèl...
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6 Son « accoucheur », comme il l’appelle : « celui qui v...
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7 En fait, Flaubert retravaillera plusieurs fois le text...
5Le 7 avril, néanmoins, il semble avoir opté pour L’Éducation sentimentale, dont le titre apparaît littéralement5 : « Je travaille sans relâche au plan de mon Éducation sentimentale, ça commence à prendre forme ? Mais le dessin général en est mauvais ! Ça ne fait pas la pyramide ! Je doute que j’arrive jamais à m’enthousiasmer pour cette idée » (ibid., p. 318) ; or, une semaine plus tard se produit un nouveau revirement : « Il est fort probable que je vais me rabattre sur Les Deux Cloportes. C’est une vieille idée que j’ai depuis des années et dont il faut peut-être que je me débarrasse ? » (ibid., p. 319-320 ; notons cependant le point d’interrogation). Et Flaubert annonce qu’il attend l’arrivée de Louis Bouilhet6, avec qui il discutera de ces projets pour pouvoir prendre une décision. Finalement l’écriture du Château des cœurs passera au premier plan, jusqu’en octobre (ibid., p. 351), avec ensuite un temps considérable perdu à tenter, vainement, de faire représenter la pièce7.
6L’intermède de la féerie aura été bénéfique cependant, car il aura permis au projet romanesque de mûrir ; en janvier 1864 Flaubert a opté pour L’Éducation sentimentale et il écrit, le 1er février : « je pense sans cesse à mon roman ; je me suis même trouvé samedi dans une des situations de mon héros. Je rapporte à cette œuvre (suivant mon habitude) tout ce que je vois et ressens » (ibid., p. 374), ce qui ne signifie pas, bien entendu, que l’entreprise soit autobiographique. Il continue à travailler au plan qu’il « commence à comprendre » (ibid., p. 389), notamment en compagnie de Louis Bouilhet, en mai : « Nous en étions, le soir, plus brisés l’un et l’autre que si nous eussions cassé du caillou. […] L’idée principale s’est dégagée et maintenant c’est clair. Mon intention est de commencer à écrire, pas avant le mois de septembre » (ibid., p. 393).
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8 Lettre du 5 mai 1865 à sa nièce Caroline : « J’attends...
7C’est bien ce qu’il fera, se mettant à son premier chapitre et se couchant « régulièrement à 3 heures du matin » (ibid., p. 408), continuant à travailler avec Bouilhet, même quand il se trouve à Paris8. En mai 1865, il annonce avoir bientôt fini son quatrième chapitre (ibid., p. 440) et continue au même rythme : la première partie (six chapitres) est achevée en janvier 1866 (ibid., p. 479).
8Le premier chapitre de la seconde partie, relatant le retour de Frédéric à Paris après son exil à Nogent-sur-Seine, est long, et Flaubert prévoit de ne le terminer qu’en mai, juste avant de revenir à Croisset, tout en se désolant : « Le 2e et le 3e me demanderont plus d’un an ! » (ibid., p. 486).
9En septembre 1866, il travaille au second chapitre « de son interminable livre » (ibid., p. 524) et le 17 mars 1867 il atteint le milieu de la seconde partie, espérant être venu à bout de son troisième chapitre « vers Pâques » (ibid., p. 617) ; il le finit début juin et prépare le plan du quatrième chapitre « où les faits surabondent », se plaignant de ne pas encore avoir trouvé « la liaison qui doit les rendre vraisemblables » (ibid., p. 652).
10En octobre le chapitre est écrit, c’est « le plus long de tous : 50 pages ! » déclare Flaubert qui pense achever sa seconde partie pour « la fin de février » (ibid., p. 694) ; fin janvier 1868, il en est « à peu près à la fin », venant de « bâcler les huit dernières pages » (ibid., p. 725) et, de Paris, il retravaille le plan de la troisième partie : le 14 mars il en commence le premier chapitre (ibid., p. 734).
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9 Il lui faudra pour cela attendre les informations que ...
11De retour à Croisset en mai il continue l’écriture du chapitre ; c’est l’un des plus difficiles du roman car c’est là que sont concentrés les principaux événements de 1848, de février à juin, et, alors qu’il dit à sa nièce être en train de préparer la fin de son chapitre le 21 août 1868 (ibid., p. 791), il ne le terminera vraiment qu’en octobre, ayant la « tête cuite » : « Depuis mon retour ici, mes plus longues nuits n’ont pas dépassé cinq heures » (ibid., p. 811)9.
12Le second chapitre concernant la soirée chez les Dambreuse, où sont rassemblés de nombreux personnages, est écrit bien plus rapidement, puisqu’il est achevé le samedi 31 octobre tandis que l’auteur espère « commencer le suivant » le lundi qui vient (ibid., p. 819).
13En mars 1869, alors qu’il continue la rédaction de son « odieux bouquin », Flaubert commence à entrevoir la fin, espérant « qu’elle arriv[er]a dans trois mois » (Corr. IV, p. 26), et comme d’habitude il voit juste : à Paris, le dimanche 16 mai à « 5 heures moins 4 minutes » du matin il écrit à Jules Duplan, triomphant : « Fini ! mon vieux ! – Oui, mon bouquin est fini ! Ça mérite que tu lâches ton emprunt et que tu viennes m’embrasser. Je suis à ma table, depuis hier, 8 heures du matin. – La tête me pète. N’importe ! J’ai un fier poids de moins sur l’estomac » (ibid., p. 45).
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10 C’est-à-dire le corriger encore. Il est intéressant d...
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11 « La joie de n’avoir plus à peindre et à faire parler...
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12 C’est qu’il a entretemps reçu les remarques de Du Cam...
14Il passe ensuite toute la semaine à « recaler » son manuscrit10 qu’il donne à copier le 24 mai (ibid., p. 46). La copie est achevée début juin (ibid., p. 49) et Flaubert peut rentrer à Croisset, où il reprend La Tentation de saint Antoine, suivant le principe de l’alternance des sujets modernes et antiques auquel il s’est habitué depuis Madame Bovary11. Il déclare ne plus penser à son roman (ibid., p. 60), qu’il relit cependant fin juillet « pour en effacer les fautes de français et ôter à la critique malveillante le plus de prétextes possibles » (ibid., p. 79)12.
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13 La mort de Sainte-Beuve, survenue le 13 octobre, l’af...
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14 Voir la note de J. Bruneau, Corr. IV, p. 1117-1120, q...
15De retour à Paris le 7 août, Flaubert doit s’occuper à la fois des affaires de Bouilhet (tâcher de faire jouer Mademoiselle Aïssé, souscription, etc.), de préparer son déménagement au 4, rue Murillo et de corriger les épreuves de L’Éducation sentimentale (dès le 18 ; voir Corr. IV, p. 91) ; en octobre il va même tous les jours chez Michel Lévy pour hâter la tâche (ibid., p. 114)13. Mi-novembre, des fragments de L’Éducation sentimentale paraissent dans une « trentaine de journaux » (ibid., p. 127) et le roman est publié le 17 de ce mois14.
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15 Notamment ceux de Jules Levallois dans L’Opinion nati...
16La Correspondance devient dès lors le miroir de la réception critique à l’époque. Non seulement le roman se vend mal mais de plus, malgré de rares articles positifs15, Flaubert est accablé par une critique hostile. Signalons en particulier les éreintements d’Amédée de Cesena (Le Figaro, 20 novembre), de Jules Barbey d’Aurevilly (Le Constitutionnel, 29 novembre), de Francisque Sarcey (deux articles dans Le Gaulois, 3 et 4 décembre), de Saint-René-Taillandier (Revue des Deux Mondes, 15 décembre) ; quant à Amélie Bosquet, l’amie rouennaise pour qui l’écrivain avait fait tant d’efforts, en particulier pour recommander ses manuscrits, elle publie deux articles très négatifs dans Le Droit des femmes (11 et 18 décembre), même si elle y reconnaît le talent de Flaubert.
17En désespoir de cause, ce dernier demande son aide à George Sand, qui s’exécute immédiatement ; son article paraît dans La Liberté du 22 décembre. Le 23 décembre, Flaubert quitte Paris pour se rendre chez la romancière ; c’est la première fois qu’il va à Nohant. Après son séjour, Sand lui écrit : « On continue à abîmer ton livre. Ça ne l’empêche pas d’être un beau et bon livre. Justice se fera plus tard, justice se fait toujours. Il n’est pas arrivé à son heure, apparemment ; ou plutôt, il y est trop arrivé. Il a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits. Il y a froissé la plaie vive. On s’y est trop reconnu » (Corr. IV, p. 151). Elle avait raison, mais il faudra pour que justice se fasse attendre surtout la vague structuraliste des années soixante (comme dans le cas de Bouvard et Pécuchet, d’ailleurs).
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16 Les variantes ont été publiées par P.-M. Wetherill da...
18À l’été 1879, Flaubert corrige L’Éducation sentimentale dans la perspective de sa réédition chez Charpentier (il paraît en novembre 1879, portant la date de 1880)16. Tourgueneff relit le roman, qu’il considère un « diamant » comportant cependant une « tache » : la « description du chant de Mme Arnoux » dans la scène du premier dîner au chapitre IV (Corr. V, p. 741). Voici le passage en question :
Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue (p. 106).
19La réponse de Flaubert est très intéressante, car d’une part elle se base sur le réalisme, mais d’autre part elle dénonce ses personnages et avoue une inspiration autobiographique :
Sans doute, le passage en question n’est pas fort ! Je le trouve même un peu coco. Cependant, une voix de contralto peut faire des effets de haut, témoins l’Alboni ? […] Notez pour me disculper que mon héros n’est pas un musicien, et que mon héroïne est une personne médiocre. N’importe ! Ce paragraphe, entre nous, m’a toujours embêté. En le faisant j’ai dû être gêné par des souvenirs contradictoires (Corr. V, p. 745).
Doutes permanents
20Une constante de l’écriture flaubertienne, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à L’Éducation sentimentale puisqu’on la rencontre déjà pour la rédaction de Madame Bovary et de Salammbô (et elle réapparaîtra lors des longues années de travail sur Bouvard et Pécuchet), c’est qu’elle se met constamment en doute : « Je me suis remis à travailler. Mais ça ne va pas du tout ! J’ai peur de n’avoir plus aucun talent et d’être devenu un pur crétin, un goitreux des Alpes » (Corr. III, p. 388), même lorsqu’elle définit clairement ses buts (histoire morale, passion inactive, vérité du sujet, manque d’action, temporalité, etc.) :
Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; « sentimentale » serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive. Le sujet, tel que je l’ai conçu, est, je crois, profondément vrai, mais, à cause de cela même, peu amusant probablement. Les faits, le drame manquent un peu ; et puis l’action est étendue dans un laps de temps trop considérable. Enfin, j’ai beaucoup de mal et je suis plein d’inquiétudes (ibid., p. 409).
21Quelques semaines plus tard, le 20 octobre 1864, Flaubert y revient encore : « Je suis écrasé par les difficultés de mon livre. Ai-je vieilli ? Suis-je usé ? Je le crois. […] Depuis sept semaines j’ai écrit quinze pages et encore ne valent-elles pas grand-chose… » (ibid., p. 410), d’autant qu’il est persuadé que ce qu’il fait est contraire à l’art : « Ce qui me désole, au fond, c’est la conviction de faire une chose inutile, je veux dire contraire au but de l’art, qui est l’exaltation vague. Or, avec les exigences scientifiques que l’on a maintenant et un sujet bourgeois, la chose me semble radicalement impossible. La beauté n’est pas compatible avec la vie moderne » (ibid., p. 416) ; il déclare d’ailleurs ne plus vouloir s’en mêler (ibid.), alors qu’il y reviendra pourtant avec Bouvard et Pécuchet et recommencera les mêmes plaintes !
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17 Même son de cloche dans une lettre du 22 septembre 18...
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18 Voir aussi la lettre du 17 mars 1867 : « Tu me demand...
22Du reste, plus il avance dans son roman, plus il avoue éprouver des difficultés (et non le contraire), comme dans telle lettre à Amélie Bosquet du 2 août 1865 : « je me suis embarqué dans un sujet inextricable, par sa simplicité et son abondance. Plus je vais, moins j’ai de la facilité. J’ai passé hier 10 heures consécutives pour faire trois lignes, et qui ne sont pas faites ! » (ibid., p. 451) ; et un an plus tard il est persuadé que son roman sera « médiocre, la conception étant mauvaise », et déclare vouloir prendre sa revanche « dans un autre, où je n’aurai plus de bourgeois, car le cœur m’en lève de dégoût » (ibid., p. 518)17. Il pense même en devenir fou : « Je suis brisé mon pauvre vieux. J’ai aujourd’hui travaillé sans discontinuer depuis 4 heures de l’après-midi (il en est près de trois du matin) et cela pour deux lignes qui ne sont pas faites. C’est à en devenir fou, par moments ! » (ibid., p. 565), tout en exagérant sans doute quand il affirme qu’il n’a aucune idée à propos de la valeur de ce qu’il fait : « qu’on me pende si j’ai une idée sur la valeur de la chose ! Voilà ce qu’il y a d’atroce dans ce bouquin, il faut que tout soit fini pour savoir à quoi s’en tenir. Pas de Scène Capitale, pas de morceau, pas même de métaphores, car la moindre broderie emporterait la trame » (ibid., p. 600)18, ce qui pourrait être d’ailleurs contredit par de nombreux passages du roman, comme l’« apparition » de Mme Arnoux :
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu (p. 47),
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19 À propos de cette scène, rappelons que Flaubert s’est...
23ou encore la prise des Tuileries lors des journées de février 184819 :
C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba (p. 429).
24C’est d’ailleurs à propos de ce premier chapitre de la troisième partie que Flaubert énonce l’un de ses problèmes principaux, celui des emboîtements (par la suite, la Correspondance ne mentionnera plus ses doutes) :
j’ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques de 48 ! J’ai peur que les fonds ne dévorent les premiers plans. C’est là le défaut du genre historique. Les personnages de l’histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées. On s’intéressera moins à Frédéric qu’à Lamartine ? – et puis, quoi choisir parmi les Faits réels ? Je suis perplexe. C’est dur ! (Corr. III, p. 34),
25et l’on peut penser par exemple à l’apparition du maréchal Gérard, simple anonyme dans le roman à cause du point de vue limité de Frédéric (ou de la foule : « on aperçut ») : « Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D’une main, il tenait un rameau vert, de l’autre un papier, et les secouait avec obstination. Enfin, désespérant de se faire entendre, il se retira » (p. 426-427).
26Quant à Lamartine, il demeure bien au fond, même s’il est mentionné plusieurs fois dans ce chapitre : « On se redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, “qui n’avait fait que le tour du Champ de Mars, tandis que le drapeau tricolore”, etc. » (p. 437 ; le « etc. » souligne d’ailleurs le cliché), ou, du point de vue de Regimbart : « Le nom seul de Lamartine lui faisait hausser les épaules » (p. 439) ou de M. Dambreuse : « En revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel s’était montré “magnifique, ma parole d’honneur, quand, à propos du drapeau rouge…” – Oui ! je sais, dit Frédéric » (p. 442, avec un effet d’ironie identique à celui de la première occurrence), ou de Rosanette : « Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? » (p. 460), ou encore de M. Dambreuse, juste avant les journées de Juin : « Le banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais, tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes » (p. 473), ou au troisième chapitre, où l’on notera l’effet comique de la comparaison : « M. Dambreuse, tel qu’un baromètre, en exprimait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu’il citât ce mot d’un homme du peuple : “Assez de lyre” » (p. 536).
« Tout savoir »
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20 Qu’Alberto Cento a qualifié de « réalisme documentair...
27La formule apparaît dans une lettre à Sainte-Beuve, où Flaubert lui demande conseil à propos de lectures à faire (en 1866) : « Pourriez-vous me dire ce qu’il faut lire pour connaître un peu le mouvement néo-catholique vers 1840 ? Mon histoire s’étend de 1840 au Coup d’État. J’ai besoin de tout savoir, bien entendu, et, avant de m’y mettre, d’entrer dans l’atmosphère du temps » (Corr. III, p. 484), et l’on voit bien que la documentation, essentielle à L’Éducation sentimentale comme à toute œuvre de Flaubert, n’est pas seulement limitée par un simple souci de réalisme20, mais constitue aussi un stimulus : il s’agit pour l’auteur, possédant ce savoir, de parvenir à vivre dans une « atmosphère » à reconstituer (vingt ans après, dans le cas de ce roman).
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21 Voir également la scène au Club de l’intelligence : «...
28D’ailleurs, les lectures et les prises de notes interviennent très tôt dans la genèse de l’œuvre. En effet, c’est parallèlement au travail du plan, alors qu’il se trouve à Paris, en mai 1864, que Flaubert commence ses « ennuyeuses recherches » : « Mes séances à la Bibliothèque impériale ne sont pas douces, d’autant plus que je me prive à peu près de déjeuner afin d’y arriver de meilleure heure » (ibid., p. 394). En juillet, il en est à ses lectures socialistes, qui l’exaspèrent : « du Fourier, du Saint-Simon, etc. Comme tous ces gens-là me pèsent ! Quels despotes ! et quels rustres ! Le socialisme moderne pue le pion. […] Le trait commun qui les rallie est la haine de la liberté et de la Révolution française » (ibid., p. 400), et l’indignent : « Tous, Saint-Simon, Leroux, Fourier et Proudhon, sont engagés dans le Moyen Âge jusqu’au cou ; tous (ce qu’on n’a pas observé) croient à la révélation biblique » (ibid., p. 401). Flaubert s’en servira notamment pour le personnage de Sénécal, « le socialiste » (p. 228) : « Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l’humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir » (p. 224-225), dans des passages où la fameuse impersonnalité flaubertienne se fait peu sentir (voir toute la scène du déjeuner chez Frédéric, p. 225-236)21.
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22 Il doit lire « encore quelques journaux sur 48 » en j...
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23 « En fait de lectures, je me suis livré, dernièrement...
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24 Voir à ce propos le Carnet 8, Carnets de travail, op....
29Chaque fois qu’il va à Paris Flaubert reprend ses recherches ; en février 1865 par exemple, il est perdu « au milieu des vieux journaux et des marchands de tableaux » et « étudie en même temps l’histoire de la gravure » (Corr. III, p. 424-425), en avril 1866 il lit les « journaux de l’année 1847 » dans les « bibliothèques publiques » et n’écrit pas du tout : « Rien n’est plus ennuyeux ni plus pénible que de travailler dans ces grandes halles. On y a froid. On y est mal assis. On y fait du bruit » (ibid., p. 491), en février 1867 il s’occupe « exclusivement de l’histoire de 48 » (ibid., p. 610)22 et en décembre du croup, à cause de la maladie du fils de Mme Arnoux qui empêche cette dernière d’aller au rendez-vous fixé par Frédéric rue Tronchet à la fin de la seconde partie (voir p. 413-419)23 ; en décembre 1868 il passe encore plusieurs jours à Paris pour « chercher des renseignements » (Corr. IV, p. 4) ainsi qu'en janvier 1869 à propos des enterrements (il s’agit de la mort de M. Dambreuse), des « pompes funèbres », de la « saisie mobilière et procédure » (ibid., p. 17)24.
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25 Demande intéressante, car Flaubert écrit à sa sœur le...
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26 Il s’agit du journal L’Art, d’Hussonnet, que Deslauri...
30Ainsi s’expliquent les innombrables demandes de renseignements que Flaubert envoie à des correspondants susceptibles de l’éclairer. Elles touchent absolument tous les sujets : la Revue du progrès et Le Monde que l’écrivain espère faire « tirer subrepticement » du Sénat s’il en possède la publication et si elle durait encore en 1847 (Corr. III, p. 766), les « actes de vandale et d’épicier commis par le père Louis-Philippe dans Versailles […], rallongements ou diminutions de tableaux » ainsi que « quelques bonnes filouteries en matière d’art » (ibid., p. 499)25, un journal dont il aimerait bien avoir « une petite physiologie » (ibid., p. 550) : « c’est un journal d’art tel qu’un Artiste inférieur que l’on veut transmuer en journal politique. J’ai donc besoin de connaître l’intérieur d’une feuille artistique » (ibid.)26.
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27 « Trois jours après la fin de juin, les actions du No...
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28 « Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet...
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29 Ce menu fait partie du discours de Rosanette dans la ...
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30 « On délibéra si l’on irait à la croix Catelan ou sou...
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31 « Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré ...
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32 Enfance de Rosanette dans l’épisode de Fontainebleau ...
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33 Comme nous l’avons vu, c’est Du Camp qui répond à Fla...
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34 Flaubert le remercie le 14 janvier 1869 : « ce que tu...
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35 Puis Flaubert se ravise, lui disant qu’il ira à Paris...
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36 Il s’agit du bébé mort de Rosanette, dont Pellerin ra...
31Flaubert demande à George Sand son article sur les faïences (ibid., p. 604) ; pour les affaires en bourse de Frédéric, il consulte Ernest Feydeau (ibid., p. 583)27 et Maurice Schlesinger à propos du Club des femmes où il avait joué un rôle (ibid., p. 627)28 ; il rappelle à Jules Duplan d’aller au café Anglais demander le menu de 1847 (ibid., p. 651)29 et cherche des renseignements pour savoir où situer son duel « au Bois de Boulogne » (ibid., p. 686)30 ; Barbès lui envoie également des informations à propos des mauvais traitements dont il a été victime (ibid., p. 692)31. C’est encore Duplan que Flaubert sollicite à propos du « tableau d’intérieur d’ouvrier pour contraster avec un autre qui vient après, celui du dépucelage de Notre Héroïne dans un endroit luxueux » (ibid., p. 794)32, ainsi que pour le retour de Frédéric à Paris après l’épisode de Fontainebleau (ibid., p. 795)33, pour le vol de la Vatnaz (ibid., p. 833)34, pour la « maison d’accouchement des environs de Paris » (Corr. IV, p. 7)35 ; les Goncourt, quant à eux, sont mis à contribution au sujet des « portraits d’enfants » (ibid., p. 30)36.
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37 Voir M.-J. Durry, Flaubert et ses projets inédits, Pa...
32La Correspondance est donc un outil très utile pour appréhender la genèse de L’Éducation sentimentale (comme de chaque œuvre de Flaubert : après tout, il trouve sa méthode alors qu’il est en train d’écrire Madame Bovary et la suit ensuite rigoureusement, à peu de variations près). Elle permet en effet d’établir la chronologie de la rédaction (et parfois de la rétablir : la plupart des « plans » du Carnet 19 ne datent pas de 186337 mais bien de 1862) et de montrer la méthode de l’écrivain au travail, avec des doutes constants à propos de la conception du récit et l’importance de la documentation, qui ira s’exacerbant : Flaubert ne déclarera-t-il pas, à propos de Bouvard et Pécuchet, avoir lu « plus de 1 500 » volumes, si bien que son « dossier de notes a 8 pouces de hauteur » (Corr. V, p. 796) ?
Notes
1 À noter que Caroline est émancipée en 1863 et qu’elle épouse Ernest Commanville en avril 1864 ; Flaubert reste alors seul avec sa mère mais se rend régulièrement à Paris.
2 Lettre à sa nièce Caroline, 2 mai 1880, Correspondance (J. Bruneau et Y. Leclerc éds.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, 2007, p. 894.
3 Les lettres relatives à L’Éducation sentimentale se trouvent principalement dans le volume III de la Correspondance (J. Bruneau éd., op. cit., 1991) et dans le volume IV (op. cit., 1998) ; il y en a aussi dans le « Supplément » du volume V, notamment toute la correspondance avec Lévy concernant la publication et la réception du roman. Dorénavant, pour ne pas multiplier les notes, nous indiquerons seulement Corr. suivi de la référence dans le corps du texte.
4 Voir Carnets de travail (P.-M. de Biasi éd.), Paris, Balland, 1988, p. 269, 273, 277, 280, 284, 286-302.
5 Voir le folio 36 du carnet où Flaubert met en parallèle (et en opposition) les deux personnages féminins (les futures Mme Arnoux et Rosanette) : « Mais s’il y a parallélisme entre les deux femmes, l’honnête et l’impure l’intérêt sera porté sur le jeune homme. (Ce serait alors une espèce d’Éducation sentimentale ?) Il faudrait que la lorette fût très au second plan, comme repoussoir ? », avec cet ajout : « tout le livre (c’est alors un autre livre) ne serait que cela. La Bourgeoise et la Lorette » (ibid., p. 290). Flaubert ne songe pas nécessairement à son œuvre de jeunesse (achevée en 1845) portant le même titre, et d’ailleurs son projet évoluera sensiblement : adjonction d’autres personnages féminins (Louise et Mme Dambreuse), et surtout de « l’ami », Deslauriers, auquel il n’est pas fait une fois allusion dans ces plans. On sait par une lettre de Louis Bouilhet datant du 15 décembre 1862 que « l’adjonction de l’ami » (Corr. III, p. 951) y est antérieure, ce qui implique nécessairement que les plans du Carnet 19 datent de 1862. C’est donc a posteriori que Flaubert retrouve la binarité du roman de 1845.
6 Son « accoucheur », comme il l’appelle : « celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même » (Corr. IV, p. 153), d’où son intense désarroi à la mort du poète le 18 juillet 1869 alors qu’il se préparait à « corriger L’Éducation sentimentale, phrase par phrase » avec lui après avoir fini le roman (lettre à sa nièce Caroline, 9 juin 1869, ibid., p. 51).
7 En fait, Flaubert retravaillera plusieurs fois le texte du Château des cœurs dans l’espoir de voir la féerie représentée, jusqu’à sa parution dans La Vie moderne en 1880.
8 Lettre du 5 mai 1865 à sa nièce Caroline : « J’attends en ce moment Monseigneur, qui va passer toute la journée et la soirée avec moi. – Nous avons à travailler ensemble, ainsi que demain » (Corr. III, p. 436).
9 Il lui faudra pour cela attendre les informations que lui envoie Du Camp dans la première quinzaine d’octobre 1868 (voir Corr. III, p. 864-865) ; dans la lettre à sa nièce Caroline du 20 octobre, Flaubert dit être « indigné » de ne pas avoir les renseignements qu’il a « demandés plusieurs fois » (ibid., p. 812).
10 C’est-à-dire le corriger encore. Il est intéressant de voir que Flaubert utilise la même expression à propos de L’Éducation sentimentale de 1845, de manière plus détaillée : « il faudrait pour L’Éducation récrire ou du moins recaler l’ensemble, refaire deux ou trois chapitres et, ce qui me paraît le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque, où l’on montrerait comment fatalement le même tronc a dû se bifurquer, c’est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l’enchaînement de la cause à l’effet de l’est point. Voilà le vice du livre, et comment il ment à son titre » (lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, Corr. II, op. cit., 1980, p. 30 ; voir à ce propos J. Bruneau, ibid., n. 3, p. 1038). Entretemps, bien sûr, Flaubert a pu réfléchir énormément à l’esthétique, notamment lors de son travail sur Madame Bovary (il est en train de rédiger le roman quand il écrit cette lettre) ; pour le texte de la maturité, le fait de recaler consiste surtout à faire des suppressions, comme en témoigne le manuscrit autographe.
11 « La joie de n’avoir plus à peindre et à faire parler des bourgeois me rend allègre en dépit de tout », écrit Flaubert à George Sand le 5 juillet (Corr. IV, p. 63).
12 C’est qu’il a entretemps reçu les remarques de Du Camp (qui s’était donc substitué à Louis Bouilhet malade) à propos du style mais aussi de détails réalistes ou historiques ou encore de scènes qu’il détestait particulièrement (comme celle du duel) ou qu’il trouvait trop stéréotypées (tel le bal costumé chez Rosanettte) ; voir à ce propos Corr. IV, p. 1006-1011, ainsi que la note de J. Bruneau p. 1077, et surtout l’article de P.-M. Wetherill, « Le dernier stade de la composition de L’Éducation sentimentale », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, lxxviii, 3, juillet 1968, p. 233-252. Noter que la maîtresse de Du Camp, Adèle Husson (le « Mouton ») envoie aussi des remarques à Flaubert, et il les suit souvent pour corriger son texte (voir Corr. IV, p. 1071-1072).
13 La mort de Sainte-Beuve, survenue le 13 octobre, l’afflige, et il écrit le lendemain à sa nièce Caroline : « Quoique celui-là ne fût pas un intime, sa disparition de ce monde m’afflige profondément. Le cercle des gens avec lesquels je peux causer se rétrécit. La petite bande diminue, les rares naufragés du radeau de la Méduse, s’anéantissent. J’avais fait L’Éducation sentimentale, en partie pour Sainte-Beuve. Il sera mort sans en connaître une ligne ! Bouilhet n’en a pas entendu les deux derniers chapitres » (Corr. IV, p. 112).
14 Voir la note de J. Bruneau, Corr. IV, p. 1117-1120, qui cite des extraits de lettres à Flaubert à propos du roman qu’il avait envoyé à leurs auteurs, tels Louis Boivin-Champeaux, Ernest Chesneau, Paul Chéron, Alphonse Cordier, les Goncourt, Hugo, Jeanne de Tourbey.
15 Notamment ceux de Jules Levallois dans L’Opinion nationale (22 novembre), de Paul de Léoni dans Le Pays (26 novembre), de Zola dans La Tribune (28 novembre) et d’Alfred Darcel dans le Journal de Rouen (3 décembre) ; l’article de Théodore de Banville, que Flaubert remercie (Corr. IV, p. 132), est plutôt neutre.
16 Les variantes ont été publiées par P.-M. Wetherill dans son édition du roman (Paris, Classiques Garnier, 1984, p. 509-581) ; on peut y voir qu’une fois encore Flaubert travaille principalement par suppressions. C’est l’édition parue chez Charpentier qui est utilisée pour le texte des éditions modernes de L’Éducation sentimentale. Voir la mise au point de Stéphanie Dord-Crouslé dans son édition, « Note sur la présente édition », L’Éducation sentimentale, Paris, Flammarion, « GF », 2013, p. 32-38.
17 Même son de cloche dans une lettre du 22 septembre 1867 : « je suis terriblement inquiet de ce livre. Sa conception me paraît vicieuse ? » (ibid., p. 690) ou dans une autre du 30 octobre : « j’ai peur que la conception n’en soit vicieuse, ce qui est irrémédiable. Des caractères aussi mous intéresseront-ils ? » (ibid., p. 697) ou, un an plus tard, dans une lettre du 27 octobre 1868 : « je ne suis pas sans de violentes inquiétudes sur la Conception de mon roman ? Mais il est trop tard pour y rien changer ! » (ibid., p. 814). Ce qui est remarquable dans ces exemples, c’est que malgré ces nombreux doutes sur une conception qu’il a pourtant longuement réfléchie et définie, Flaubert continue dans la même voie ; il en ira d’ailleurs de même pour Bouvard et Pécuchet. Il ne faut pas oublier en effet que selon lui « Tout dépend de la conception » (Corr. II, p. 157 ; c’est Flaubert qui souligne, quand il conseille à Louise Colet de réfléchir « avant d’écrire »).
18 Voir aussi la lettre du 17 mars 1867 : « Tu me demandes si je suis content de ce qui est fait ? Franchement je n’en sais rien. Je ne puis avoir sur le livre d’opinion définitive avant un an ! » (ibid., p. 617).
19 À propos de cette scène, rappelons que Flaubert s’est rendu au bal des Tuileries le 10 juin 1867 et qu’il a donc pu revoir l’intérieur du palais où il était allé en février 1848 pour assister aux événements ; ses souvenirs sont donc bien vivaces quand il conçoit l’épisode quelques mois plus tard (voir Corr. III, p. 649). Il écrit d’ailleurs à George Sand, deux jours après : « J’ai passé 36 heures à Paris au commencement de cette semaine, pour assister au Bal des Tuileries. Sans blague aucune, c’était splendide. Paris, du reste, tourne au colossal. Cela devient fou et démesuré » (ibid., p. 653).
20 Qu’Alberto Cento a qualifié de « réalisme documentaire » ; voir Il realismo documentario nell’ « Éducation sentimentale », Napoli, Liguori Editore, 1967.
21 Voir également la scène au Club de l’intelligence : « et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable » (p. 450 ; voir aussi p. 552). N’oublions pas de plus que c’est lui qui, lors du coup d’État, assassine Dussardier (p. 614-615), républicain au grand cœur qui s’est mis du mauvais côté pendant les journées de Juin : « Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues. Les vainqueurs détestaient la République ; et puis, on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée qu’il pouvait avoir combattu la justice » (p. 500).
22 Il doit lire « encore quelques journaux sur 48 » en juillet 1868 (Corr. III, p. 764).
23 « En fait de lectures, je me suis livré, dernièrement, à l’étude du croup. Il n’y a pas de style plus long et plus vide que celui des médecins ! » (ibid., p. 709). Ses notes sur le Traité des maladies des enfants de Barthez et Rilliat se trouvent dans les dossiers du roman à la BnF (N.A.F. 17611 f 158). Flaubert a aussi suivi de près le texte du docteur Trousseau, comme l’a montré René Dumesnil dans son édition de L’Éducation sentimentale (Paris, Belles Lettres, 1942, t. 2, p. 348-349) ; contrairement à ce qu’on lit souvent, les deux pages de notes de Flaubert ne figurent pas dans les dossiers, mais sont dans une collection privée. Trousseau écrit : « Il arrive […] non pas souvent mais peut-être une fois sur six ou huit, que, dans un effort de vomissement ou de toux, le larynx se dégage tout à coup, l’enfant ou l’adulte rendant des lambeaux de fausses membranes ou des tubes membraneux provenant de la trachée ou de la glotte. À l’instant même le calme renaît absolument comme il renaît après la trachéotomie » (A. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu de Paris, J.-B. Baillière & Fils, 2e éd., 1865, t. 1, p. 345). C’est la solution qu’a choisie Flaubert pour faire guérir Eugène Arnoux : voir p. 418-419.
24 Voir à ce propos le Carnet 8, Carnets de travail, op. cit., p. 435-447.
25 Demande intéressante, car Flaubert écrit à sa sœur le 25 juillet 1842 : « Figure-toi en effet que ce porc-là, trouvant qu’un tableau de Gros n’était pas assez grand pour remplir un panneau de muraille, a imaginé d’arracher un côté du cadre et de faire ajouter deux ou trois pieds de toile peinte par un artiste quelconque » (Corr. I, op. cit., 1973, p. 119), mais bien sûr cette lettre date de quelque vingt ans auparavant. Voir le discours de Pellerin : « Et le musée de Versailles ! […] Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! » (p. 230-231).
26 Il s’agit du journal L’Art, d’Hussonnet, que Deslauriers veut transformer en journal politique (p. 250-251). Il n’en fera rien, Frédéric donnant à Arnoux les 15 000 francs promis (p. 288). L’Art est transformé, mais différemment : « Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : “Canonniers, à vos pièces !” ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en revue hebdomadaire » (p. 329).
27 « Trois jours après la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l’autre mois il se trouva gagner trente mille francs » (p. 357).
28 « Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes » (p. 461).
29 Ce menu fait partie du discours de Rosanette dans la scène au café Anglais : « un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d’Orléans », « un turbot à la Chambord », puis, à l’indirect : « La Maréchale se décida pour un simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une salade d’ananas, des sorbets à la vanille » (p. 326).
30 « On délibéra si l’on irait à la croix Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à droite ; et on s’arrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins » (p. 348).
31 « Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de l’escalier » (p. 354).
32 Enfance de Rosanette dans l’épisode de Fontainebleau (p. 484-488).
33 Comme nous l’avons vu, c’est Du Camp qui répond à Flaubert (Duplan étant malade) ; Feydeau lui a également donné des renseignements (voir Corr. III, p. 814-815 ; voir aussi ibid., p. 824, lettre où Flaubert lui demande des informations sur « une société ayant pour but de fournir des ornements au culte catholique, soutanes, reliques, etc. »).
34 Flaubert le remercie le 14 janvier 1869 : « ce que tu m’envoies sur la Vatnas est parfait » (Corr. IV, p. 8) ; le nom du personnage n’est pas encore fixé (voir p. 585-586).
35 Puis Flaubert se ravise, lui disant qu’il ira à Paris la semaine suivante (ibid., p. 11). Il a pris des notes dans son Carnet 12 ; voir Carnets de travail, op. cit., p. 413-414.
36 Il s’agit du bébé mort de Rosanette, dont Pellerin rate le portrait : « Le rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire » (p. 599) ; pour la scène où il peint l’enfant (p. 593-594), Flaubert s’est inspiré à la fois de la réponse des Goncourt et de celle de son ami Johanny Maisiat (publiées par J. Bruneau, n. 1 et 2, Corr. IV, p. 1056-1057), qui l’avait également aidé pour le portrait de Rosanette (voir p. 247-248, p. 330).
37 Voir M.-J. Durry, Flaubert et ses projets inédits, Paris, Nizet, 1950, p. 141.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Éric Le Calvez
Professeur à Georgia State University (Atlanta, USA) et membre associé de l’Équipe Flaubert à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (CNRS, Paris). Spécialiste du dix-neuvième siècle, il concentre surtout ses recherches sur Flaubert, dans la perspective d’une poétique génétique traitant des transformations de l’écriture dans les brouillons. Il a publié sept ouvrages (dernier en date : Genèses flaubertiennes, Amsterdam – New York, Rodopi, « Faux Titre », 2009) et dirigé un Dictionnaire Gustave Flaubert (Classiques Garnier, 2017) ainsi qu’un recueil d’articles sur Flaubert voyageur, à paraître chez le même éditeur.