XXe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017

Sylviane Dupuis

La « marqueterie » de L’Usage du monde 

« ce n’est qu’une marqueterie mal jointe »
Montaigne, Les Essais, III, IX, « De la Vanité » (1588)

« Je fais énormément de marqueterie quand j’écris, et quelquefois j’en fais trop. »
Nicolas Bouvier, Routes et Déroutes

  • 1 N. Bouvier, Routes et Déroutes. Entretiens avec Irène ...

1Il ne faut pas toujours prendre au mot les écrivains. Et surtout pas Nicolas Bouvier, lorsqu’il déclare à Irène Lichtenstein-Fall, au cours des entretiens qui paraîtront en 1992 sous le titre de Routes et déroutes : « Je n’avais pas du tout envie de mener une vie d’écrivain », ce qu’il justifie par le fait que « les écrivains étaient pour [lui] des gens peu recommandables1 » ! S’il a publié des livres, c’est seulement, prétend-il, qu’au retour de son grand périple en Asie, il se sentait « dépositaire d’une quantité de trésors. C’est uniquement pour ça que je me suis mis à écrire. » (RD, 151), parce que « je ne pouvais pas garder tout ça pour moi. […] Il fallait un canal exutoire, comme disait Cingria. » (RD, 152).

  • 2 Les mots « disparition » et « escamotage » n’ont pas l...

2L’écriture, loin de constituer une vocation en elle-même, un puissant désir originel, ne serait donc que l’effet du voyage : elle ne viserait qu’à en conserver la mémoire (comme le suggèrera aussi l’exergue du Poisson-Scorpion, empruntée – autre signe affiché de connivence avec la « littérature de voyage » – à Kenneth White : « On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ainsi sans souffler mot. ») – à l’instar de la photographie qui fixe sur la pellicule ce qui serait sinon voué à disparaître. C’est seulement « ensuite » que « le travail très artisanal sur les mots » lui serait apparu comme « salutaire » (RD, 152), affirme encore Bouvier, concluant par un aphorisme qui revient constamment dans ses propos comme dans ceux de ses commentateurs : « Je trouve qu’entre le voyage et l’écriture il y a un point commun […]. Dans les deux cas, il s’agit d’un exercice de disparition, d’escamotage2. » (RD, 153).

  • 3 Voir T. Vernet, lettre des 30-31 mars 1962 : « j’ai l’...

3Alliant référence programmatique à Charles-Albert Cingria (le vagabond marginal), méfiance affichée pour les « écrivains » et mise en parallèle du voyage et de l’écriture, forcément seconde, réduite à un modeste « artisanat » et visant la disparition (ou l’« escamotage » !) du « moi », cette image d’Epinal d’un Nicolas Bouvier voyageur qui n’aurait écrit que pour « rendre compte », pour régler une dette au retour ou pour se délester d’un trop-plein de souvenirs aura eu la vie dure. Il est temps, confrontant le mythe à la réalité de l’œuvre, et la posture qu’il s’est construite, plus ou moins consciemment, aux mots de l’écrivain, de questionner cette image entretenue par Bouvier lui-même – et de la déconstruire, à son propre avantage. Il faudra tenter de comprendre ce qu’elle nous révèle de son rapport à l’écriture, et à ce qui le détermine, voire le dissimule à lui-même3, et ce qu’elle a à voir avec le contexte de l’époque (double : suisse romand, et français) où il s’inscrit, en nous focalisant sur les commencements, c’est-à-dire L’Usage du monde et la Correspondance des routes croisées.

  • 4 Disponibles en ligne à l’adresse URL : https://archive...

  • 5 S. Dupuis, postface à La Guerre à huit ans et autres t...

  • 6 Je me permets de renvoyer à « Nicolas Bouvier “romanci...

  • 7 Voir dans « Un voyageur étonnant », in Encres vagabond...

  • 8 « J’ai fait à cette époque [de l’Université] énormémen...

4Poursuivant une réflexion critique sur Bouvier « romancier », dans le prolongement de deux articles publiés en 20104 (et antérieurs aux révélations de la correspondance, parue en octobre) qui suggéraient qu’une « veine romanesque latente5 » court de L’Usage du monde au Poisson-Scorpion6 et à Thesaurus pauperum ou La Guerre à huit ans (esquisse tardive d’une « épopée d’enfance » qui n’aura pas pu voir le jour), je souhaite montrer ici que, même si Bouvier n’entre de plain pied dans la « fiction » qu’avec Le Poisson-Scorpion7, c’est le long travail de « marqueterie » (dix ans !) conduisant à L’Usage du monde, c’est l’élaboration difficile d’une forme composite originale alliant enquête préparatoire8 et lectures, journal/notes de voyage, extraits de lettres, poèmes, et structure « romanesque » fragmentaire sur laquelle viennent se greffer tous les autres éléments, qui vont lui permettre à la fois de trouver son style et sa forme, et d’accoucher de lui-même comme écrivain, concrétisant une vocation présente dès l’adolescence. Vocation, ambition de créer non pas découlant du voyage mais qui en a au contraire généré le projet, et issue, depuis l’enfance, d’une somme inouïe de lectures et de la constitution d’une véritable bibliothèque intime (essentiellement romanesque, poétique, voire théâtrale, et donc fictionnelle) qui va en former le soubassement.

  • 9 En 1992, il est rallié, avec Alain Borer, Jacques Laca...

  • 10 Je détourne ici la citation d’Emerson (à double enten...

5En dépit de la posture – sans doute en partie stratégique et éditoriale9 – adoptée plus tard par son auteur, L’Usage du monde me semble non seulement « franchir les frontières10 » du « récit de voyage »… mais le subvertir complètement. Œuvre littéraire (voire « romanesque ») au plein sens du terme, voulue et travaillée comme telle, indissociable du contexte esthétique des années 1950 : celui d’une crise des formes traditionnelles et d’une esthétique de la fragmentation substituée à la narration linéaire – mais aussi écrite en Suisse romande, ce qui n’est pas, on le verra, sans la déterminer, elle se révèle bourrée à craquer de références littéraires escamotées.

Devenir écrivain : d’emblée, une vocation et une ambition

« Vivre pour écrire et pour [la photographie] qui ne sont pas différents » (CRC, 983)

  • 11 N. Bouvier, L’Usage du monde, Paris, La Découverte, c...

6« Départ pour l’Inde. / 3 décembre. Seul11 . ». A la suite du long voyage à deux de 1953-1954 qui les conduit de Belgrade et de la Yougoslavie au Khyber Pass, sur la frontière afghane, en passant par la Turquie, l’Iran et le Pakistan, Bouvier poursuit seul sa route vers l’Inde et le Japon, et Vernet retourne en Europe avec la jeune femme qu’il vient d’épouser à Ceylan. Ils continueront pour un temps de « voyager » ensemble – par l’écriture : la correspondance échangée (outre ce qu’elle révèle de l’évolution de leur relation) constituera en partie le matériau de l’œuvre à venir.

  • 12 D. Maggetti et S. Pétermann, CRC, 9.

  • 13 Note éditoriale (p. 5) de N. Bouvier, T. Vernet, Tous...

7Mais si, déjà, elle « s’apparente à un roman de formation12 », et a pu être comparée à un « roman fleuve sur l’amitié13 », cette correspondance (parue de manière posthume) n’était pas a priori destinée à la publication. Et surtout : il lui manque, par rapport au genre romanesque, un point de vue narratif (et de composition) que construiront, précisément, L’Usage du monde (en fondant les deux voix en une tout en faisant dialoguer texte de l’un et dessins de l’autre) puis Le Poisson-Scorpion (en isolant le « je », acculé à son expérience solitaire de voyageur et d’écrivain). Toute sa vie, Vernet se révèle un magnifique épistolier ; mais l’« auteur » de ce « roman », c’est bien Nicolas Bouvier. L’arrachement à l’amitié quasi fusionnelle qui en forme le soubassement (ou la « crypte », aurait dit Marcel Proust) va faire de lui, après Ceylan, le créateur singulier d’une œuvre à laquelle, avec force, il va progressivement imposer sa marque, son style (ou sa « musique »), et sa propre vision du monde.

  • 14 E. Barilier, « Littérature romande », Études de Lettr...

  • 15 N. Bouvier, « La Clé des champs », Pour une littératu...

  • 16 « D’incessants voyages, entrepris dès l’âge de quinze...

  • 17 Au point que Bouvier s’exclame, dès sa troisième lett...

8Pour le jeune citadin issu de la grande bourgeoisie genevoise calviniste qu’est Bouvier – qui échappe en outre au long enfermement à l’intérieur des frontières (aussi privilégié qu’étouffant, voire culpabilisant) qu’a signifié la guerre, et à ce pays « à la limite de l’irréel14 » qu’est la Suisse –, le voyage, certes, va lester l’écriture d’une expérience du réel fondamentale. Il lui fournira aussi une « éducation de l’œil15 » essentielle et, plus que tout peut-être, lui permettra de retrouver « une musique du corps, perdue depuis longtemps » (UM, 70), d’aller au bout de soi jusqu’à faire « céder tous les barrages » (UM, 154) et de se libérer de la « malédiction du plumier natal16 » : celle qu’aura fait peser sur lui une éducation ennemie du corps, de la sexualité, de la manifestation des émotions (joie, douleur, rire, larmes : tout ce qui déborde), comme de tout ce qui n’apparaît pas comme maîtrisé17.

  • 18 Voir aussi dans « La Clé des champs », op. cit., p. 4...

9Mais contrairement à ses affirmations18, dès ce temps du Collège Calvin puis de l’Université au cours duquel se noue son amitié avec Vernet, devenir écrivain s’impose à Nicolas Bouvier comme une vocation impérieuse, autant que le choix de devenir peintre pour son « jumeau psychologique » (RD, 63). Leur ambition – en particulier chez Thierry Vernet, qui ne cesse d’encourager son ami à persévérer – se révèle même démesurée !

Il faut qu’ça saute […]. Et pour ça il faut que tu écrives et que je peigne […].
L’humanité a besoin de génies. Nous en serons. (Th. Vernet, CRC, 43 – juillet 1945)
À mesure qu’on va on entrevoit des choses plus prodigieusement belles, et toujours plus difficiles […]. Ce qui est important, c’est ce à quoi on se destine, pas nous, mais finalement ce pour quoi on crève. (N. Bouvier, CRC, 274 – 8 octobre 1950)
Nous solderons tout ça, toi et moi, par une œuvre CONSIDÉRABLE. […] on en a les « moyens » (Th. Vernet, CRC, 291 – 8 janvier 1953)

10Le 8 octobre 1950 (près de trois ans, donc, avant leur départ), Bouvier, ne songeant qu’à sa future « écriture », écrit à Vernet :

Vraiment je commence à aimer le silence et à le rompre plus rarement, j’aimerais pouvoir m’en servir beaucoup pour mon écriture c’est plus plein que les mots. (CRC, 276 – je souligne)

  • 19 Voir CRC, 623 ; CRC, 650 : « Ça [ce livre du monde] c...

  • 20 Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèq...

11On sait que L’Usage du monde aura d’abord pour titre, tout au long de la Correspondance : « le livre du monde19 ». Substituer finalement un titre à l’autre apparaît (fût-ce de manière inconsciente) comme un retournement de perspective et une forme de prise de pouvoir symbolique de l’écrivain, métamorphosant le livre de leur voyage en son propre « roman », placé en outre, grâce à ce changement de titre, sous l’égide de Montaigne, son auteur-fétiche, à qui il emprunte la formule20 : il en fera librement usage de leur voyage comme de tout le matériau épistolaire accumulé (les lettres envoyées à sa famille par Vernet pendant leur périple, comme l’échange de lettres entre Vernet et Bouvier voyageant désormais seul), dans le but de « s’en servir pour [son] écriture »…

12Car la grande question est bien là. Ainsi, de Colombo, le 12 septembre 1955, juste après avoir fui Galle, il écrit à Vernet qu’il va enfin « pouvoir [se] remettre au travail », et qu’il lit Bernanos « qui [l’] encourage beaucoup » : « Je n’ai jamais compris de l’intérieur le travail de l’écrivain aussi bien qu’en lisant Bernanos. Pour chaque mot pour chaque phrase je sens les choses qu’il a dû vaincre » (CRC, 682). Et dans une lettre datée des 24 février-21 avril 1956, constatant son aisance grandissante et son agilité dans l’écriture journalistique : « je me sens de plus en plus attiré par des écritures plus personnelles et moins vendables » (CRC, 982) ; « je ne veux pas pencher du côté de cette virtuosité de surface, et la sacrifierai bien volontiers s’il le faut pour les vraies difficultés de l’écriture » (CRC, 983).

  • 21 Portfolio de très grand format tiré en 1951 à 36 exem...

  • 22 Voir RD, 169 : « Le Poisson-Scorpion est un texte que...

13La Correspondance nous apprend aussi que, dès leur séparation en tout cas (manière de prolonger leur dialogue ?), les deux amis commencent à élaborer à distance le livre-objet commun où – comme déjà dans un premier livre publié ensemble avant leur départ21 – se mêleraient texte (de Bouvier) et images (de Vernet), mais aussi photographies… et son : car si l’un écrit et l’autre peint, tous deux sont musiciens ; la musique est l’art qui les réunit. L’option sera finalement abandonnée ; n’en subsistent qu’une courte notation (« – il faudrait pouvoir “bruiter” l’Anatolie », UM, 89), ou quelques chansons notées au passage (UM, 39, 42, 75…). Mais la convertissant là encore à son usage, Bouvier, dans Le Poisson-Scorpion, fera de la musique la métaphore de son écriture22.

  • 23 Voir CRC, 1299 : « [Lambrichs] s’est efforcé de me pe...

  • 24 Voir à ce sujet la lettre de Th. Vernet du 30 mars 19...

14Éditer le livre seul (à Paris, chez Julliard et chez Gallimard, qu’il intéresse mais sans les dessins de Vernet23) aurait pu précipiter entre eux la rupture. Par fidélité à leur amitié et à leur projet (Vernet ne lui écrivait-il pas, en 1958 : « Il faudra vraiment faire [ce livre] ensemble. Je ne vois pas le sens qu’il aurait autrement. », CRC, 1168), Bouvier s’y refuse, et publie L’Usage du monde en Suisse quasiment à compte d’auteur. Sa carrière française, puis mondiale, n’existera que trois décennies plus tard, grâce à son ralliement à la « littérature de voyage ». L’Usage du monde est donc la deuxième et la dernière création commune des deux amis avant que la vie ne disjoigne leurs trajectoires, les éloignant en dépit d’eux-mêmes24, et que ne l’emporte tout à fait, chez Bouvier, l’écriture du « moi ».

L’écrivain comme « artisan »

  • 25 Comme le formule A. M. Jaton dans Europe n° 974/975, ...

  • 26 Qu’il aura essentiellement pratiquée à la main, à sa ...

  • 27 RD, 170 : « je me considère tout à fait comme un arti...

  • 28 « Envie de me bagarrer un peu avec des tournures, rab...

  • 29 N. Bouvier, L’Echappée belle [désormais EB], Genève, ...

  • 30 « Dans ce travail de cordonnier, je me suis très vite...

  • 31 N. Bouvier, La Chambre rouge, Genève, Metropolis, 199...

  • 32 « Sur l’établi du miniaturiste, les couleurs sont aut...

  • 33 A. Pasquali, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torren...

15Pourtant, paradoxalement, Bouvier évoque le plus souvent son travail d’écriture comme s’il ne s’agissait pas d’un travail d’écrivain, et qu’il avait à « se dédouaner du vice honteux de la littérature25 »… Se présentant, dans les entretiens de 1992, comme un « voyageur qui écrit », il y déclare se considérer comme un « artisan » (RD, 170) – et le mot revient systématiquement dans ses propos, dès 1956 en tout cas : passant par tous les métiers manuels pour métaphoriser son écriture26, il se désigne explicitement, tantôt comme artisan, tantôt comme couturier27, menuisier28, ou forgeron se forgeant des mots « comme autrefois on forgeait les clous29 », ou comme « cordonnier30 » ; ailleurs encore comme tailleur de pierre à la manière « d’un compagnon du Moyen Age31 » … ou comme « miniaturiste32 ». Adrien Pasquali, dans l’essai33 (pionnier à de nombreux égards) qu’il consacre à Nicolas Bouvier en 1996, est le premier à pointer la dimension fondamentalement paradoxale de sa posture d’écrivain : « La méfiance de Bouvier face à la littérature […] vise en somme au comble d’une littérature qui voudrait dire le monde sans montrer le langage », observe-t-il (op. cit., p. 113). « Mais, voudrait-on l’oublier, qui dit “récits de voyage”, dit écrivain. » (p. 12). Chez Bouvier (et ce n’est pas le cas chez tout auteur-voyageur), « l’expérience du voyage est inséparable d’une mise à l’épreuve du langage » (p. 28). « Une part considérable de l’attention, de l’empathie suscitées par les récits de Bouvier tient à cet exercice minutieux, à la conscience extrême du moyen d’expression et de communication qu’est le langage » (p. 12). Cette « langue perçue comme spontanée et naturelle » est en réalité le fruit d’une « seconde simplicité » qui suppose « un haut degré d’artifice » participant, de façon plus ou moins consciente, d’une stratégie de séduction qui « construit la complicité du lecteur, et sa crédulité » (p. 12-13).

  • 34 Voir note 12. On notera que Routes et Déroutes et Pou...

  • 35 L’« impatience du monde a commencé au début des année...

  • 36 « Ah ! qui comprendra jamais, dans les pays méditerra...

16Difficile de ne pas reconnaître, en 1992, dans la distance prise avec la « littérature », le métier d’écrivain ou le travail sur le langage, une « idéologie34 » à laquelle Nicolas Bouvier, rallié à la « littérature voyageuse » (ce qui lui permettra enfin de se faire lire en France), adhère ou feint de souscrire. Il faudra attendre L’Echappée belle, paru deux ans avant sa mort, pour que, par un retournement spectaculaire, la bibliothèque invisible qui porte toute l’œuvre, si longtemps occultée au profit du voyage, fasse figure de cause première35. Mais quant au terme d’« artisan », on observera (outre qu’il renvoie au goût de l’écrivain pour les métiers humbles, les petits artisans : en témoignent, tout au long, les portraits et anecdotes de L’Usage du monde), qu’il était largement en usage en Suisse francophone, dans les années 60-70 : écrivains et poètes y recouraient couramment pour parler d’eux-mêmes, avec une modestie réelle ou feinte et une pudeur très romande36 (sans doute aussi par souci plus ou moins conscient de « ne pas s’afficher comme écrivain » dans un contexte où toute affirmation de soi était mal vue et assimilée à de la vanité, et où le métier d’artiste était perçu comme incongru – et incompris).

  • 37 Voir UM, 71 : « [je] reprends mon travail en m’efforç...

  • 38 P. Jaccottet, L’Ignorant, Paris, Gallimard, 1958, « Q...

  • 39 J.-F. Tappy, dans son avant-propos à Ph. Jaccottet, Œ...

  • 40 P. Jaccottet, La Semaison, dans Œuvres, op. cit., p. ...

  • 41 J.-F. Tappy, op. cit., p. XII (je souligne).

  • 42 J.-F. Tappy, op. cit., p. XI. De manière emblématique...

17C’est aussi dès L’Usage du monde37 qu’on voit l’apprenti écrivain traquer la rhétorique dans ses mots, ou le « fabriqué » : là encore, dans cette condamnation de l’artifice littéraire au profit du naturel, on reconnaît un tropisme « romand », une exigence éthique indissociable de la méfiance (calviniste) à l’endroit de tout ce qui a trait au « moi » mais aussi au mensonge, à la rhétorique, aux jeux de mots… tropisme qu’on retrouverait par exemple chez le poète Philippe Jaccottet (né quatre ans avant Bouvier). Professant dès L’Ignorant38 « [l]’effacement soit ma façon de resplendir », aspirant à une parole « juste », faite de simplicité, de transparence et d’authenticité, à l’instar du poète Gustave Roud dont la rencontre fut pour lui décisive, Jaccottet se montre critique à l’extrême face aux images ou à la « jonglerie » trop facile avec la langue : pour lui, qui a « volontiers entretenu l’idée d’une œuvre écrite comme à son insu, de manière presque distraite et sans effort39 », l’écriture devrait naître naturellement40. Or, contrairement à ce qu’il prétend, « sans doute par pudeur, comme s’il ne fallait pas parler du travail accompli41 », observe José-Flore Tappy, « cette limpidité de voix, cette justesse si caractéristiques ont été conquises, lentement, sur l’opacité et la confusion42 ». Contre l’informe qui menace, contre l’angoisse, et l’obsession de la mort – comme c’est le cas pour Bouvier.

  • 43 « Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturell...

  • 44 Voir Les Essais, op. cit., p. 404, 1009, etc.

18Remontant plus haut, on observera enfin que tant la revendication du « naturel43 » (opposé à la pédanterie) que la métaphore de « l’écrivain-ouvrier44 » se retrouvent déjà dans les Essais. Par une forme d’autodépréciation et de dérision de soi qui lui est coutumière (mais qui n’est ni sans humour ni sans ruse), Montaigne, après avoir suggéré que les écrivains, au nombre desquels il se compte, qu’il compare à des vagabonds et à des fainéants, seraient « ineptes et inutiles » (Les Essais, op. cit., p. 990), feint de dévaloriser sa propre « marqueterie mal jointe » (ibid., p. 1008). Or le mot, significativement, apparaît également chez Bouvier (« Oui, je fais énormément de marqueterie quand j’écris, et quelquefois j’en fais trop. », RD, 152) pour désigner – et tout à la fois faire mine de déprécier – son propre travail d’écrivain !

Montaigne versus Bouvier : écrire pour exorciser la solitude, la folie et la mort

  • 45 R. Francillon (dir.), Histoire de la littérature en S...

  • 46 L. Bischoff, « Nicolas Bouvier, lecteur de Montaigne ...

19Les liens entre l’œuvre de Bouvier et les Essais de Montaigne (qui font partie de ses « livres essentiels ») ont déjà largement été soulignés. Après L’Usage du monde, qui la mentionne (UM, 227), la Correspondance révèle que la « conférence Montaigne » (CRC, 403, 420, et passim), donnée en français ou en anglais, scande tout le voyage : Bouvier la « revendra » plusieurs fois, tout comme celle sur Stendhal (cet autre égotiste qui nous donne des leçons de bonheur). Dans le chapitre qu’elle lui consacre dans Histoire de la littérature en Suisse romande45, Anne-Marie Jaton qualifie l’écrivain de « Montaigne contemporain ». Enfin, Liouba Bischoff vient de consacrer une étude à « Nicolas Bouvier, lecteur de Montaigne » (et en particulier du Livre III des Essais, « qu’il va s’approprier46 »).

  • 47 Voir notes 36 et 84.

  • 48 N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Œuvres, Paris, Galli...

20C’est à Ceylan – où il rejoint Thierry Vernet pour son mariage, et où il s’arrête après avoir traversé l’Inde – que Bouvier, réduit à la solitude, s’installe vraiment à son « établi47 » d’écrivain. Or à lire Le Poisson-Scorpion (où il faut à tout moment faire la part de la fiction possible, y compris ici, mais elle n’en serait que plus signifiante), c’est précisément au moment où le voyageur se retrouve seul dans l’île que sa première réaction, au moment de « commencer [s]on inventaire du monde48 », est de se jeter dans la lecture des Essais. « Pourquoi pas commencer par Montaigne : j’ai besoin de familiers pour équilibrer tout ce qui m’échappe encore ici ». Pour une fois, et c’est rare, la référence littéraire est explicite ; l’intertextualité est montrée. Comme si Bouvier écrivait désormais avec Montaigne, « viatique » contre la solitude et contre la folie, œuvre utile au quotidien (en ce qu’elle lui apprend, par sa liberté et sa gaieté, par « l’oisiveté savoureuse, nonchalamment créatrice » (EB, 87) et l’épicurisme qui la sous-tendent, à relâcher cette implacable maîtrise sur soi apprise par l’éducation), et matrice de sa propre écriture.

21Or celle-ci ne trouverait-elle pas sa source dans la même aporie et le même transfert qui conduisent Montaigne aux Essais : la perte de l’alter ego qui jusque là suffisait à l’échange, et son remplacement par le lecteur inconnu, nouveau « familier » d’une « conversation » douloureusement interrompue par la séparation ?C’est une humeur melancolique […] produite par le chagrin de la solitude […], qui m’a mis premierement en teste ceste resverie de me mesler d’escrire. (Les Essais, II, 8, « De l’affection des pères aux enfants », op. cit., p. 404)

  • 49 Voir par exemple Les Essais, III, IX, op. cit., p. 10...

22Si, tout comme Montaigne, Bouvier a tellement besoin de « construire la complicité du lecteur », par le recours à l’humour (chez lui) ou à la dérision de soi (chez Montaigne), et par de fréquentes apostrophes49 (comme le pratique un conteur) – Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… (UM, 10) ; Détrompez-vous. (UM, 54) – ne serait-ce pas que, de part et d’autre, le lecteur-destinataire est précisément celui grâce à qui l’œuvre peut s’écrire (parce que fondamentalement adressée), et grâce à qui l’écrivain, renvoyé à la solitude et au vide, se sauve lui-même ?

Outre ce profit, que je tire d’escrire de moy, j’en ay esperé cet autre, que s’il advenoit que mes humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme, avant mon trespas, il rechercheroit de nous joindre. […] Nul plaisir n’a saveur pour moy sans communication. (Les Essais, III, IX, « De la Vanité », op. cit., p. 1026 et p. 1032)

  • 50 Le mot apparaît quatre fois dans « De l’Amitié » (Les...

23C’est au moment précis où Etienne de la Boétie, interlocuteur majeur (de trois ans son aîné) à qui le liait une amitié « si entiere et si parfaicte50 que certainement il ne s’en lit guère de pareilles », et face à quoi « tout le reste de [s]a vie […] n’est que fumée » (Les Essais, I, XXVII, « De l’Amitié », p. 190 et 200) lui fait brutalement défaut en mourant prématurément, à l’âge de trente-trois ans, que Montaigne à son tour se jette dans l’écriture des Essais. Nous sommes en 1571. Il commence par apposer une inscription dans la pièce-bibliothèque qu’il s’est aménagée : « […] Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte, de plus agréable et de plus parfait, Michel de Montaigne, voulant consacrer le souvenir de ce mutuel amour par un témoignage unique de reconnaissance… (etc.) », et fait vœu de « se retirer ». Les Essais, et l’incessant dialogue implicite qu’ils supposent, vont succéder à ce premier geste rituel. Car ayant prévu désormais de vivre tranquille et de passer son temps à lire, Montaigne s’aperçoit que, « faisant le cheval eschappé », son esprit oisif devenu fou lui « enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre » qu’il va décider de « les mettre en rolle » (Les Essais, I, VIII, « De l’Oysiveté », p. 55) : c’est-à-dire de donner forme à l’informe par l’écriture, afin de s’en rendre maître, et de l’exorciser.

  • 51 Dans Van Gogh, le suicidé de la société (1947), Artau...

  • 52 Voir EB, 54.

24Bouvier ne dira pas autre chose : « C’est l’informe qui nous tue […] ; tout ce qui est formulé le fait reculer de quelques pas. ». Ainsi toute œuvre a-t-elle « valeur d’exorcisme » (CRC, 986). Répondant (depuis Tokyo) à une lettre de Vernet (rentré en Suisse), irrité par le livre d’Artaud sur Van Gogh51, il en prendra la défense au nom de la victoire remportée par le peintre comme par Artaud lui-même « sur la même infecte folie » (CRC, 986), et confesse que lui-même, dont la solitude « empire » (CRC, 983), a craint, « à certains mauvais jours de Galle », de devenir fou, débordé par des forces incontrôlables. On remarquera que c’est à Artaud qu’il emprunte, pour la « marqueter » à la dernière page de L’Usage du Monde, l’expression « insuffisance centrale de l’âme52 »…

  • 53 « C’est un assez grand miracle de se doubler » (Les E...

  • 54 Quelques jours avant de mourir, Montaigne ajoute enco...

25Mais écrire, c’est encore dialoguer avec « l’amy perdu ». Il faudra du temps pour que, progressivement, l’entretien avec La Boétie (alter ego53 de Montaigne, comme Vernet fut celui de Bouvier) se change en entretien avec soi-même, puis avec la littérature des autres et enfin, à son insu d’abord, puis très consciemment, en portrait de soi (« car c’est moy que je peins ») ; et enfin, quand neuf ans plus tard paraîtra le premier Livre des Essais, en entretien familier avec les lecteurs – mais sans que se voie jamais oublié celui vers lequel il ne cesse de regarder54. Conversation entre soi et soi (mais aussi avec l’ami intériorisé), Les Essais, de nature profondément dialogique, ne sont donc pas qu’un livre « égotiste » (au sens que Stendhal donnait à ce mot, ou comme le reprochera Pascal à Montaigne) : ils sont le tombeau de deux voix qui, brusquement réduites à une seule, ont produit ce sujet dédoublé qui, tout en s’accouchant de soi, ne cesse de regarder vers un autre. Ainsi de L’Usage du monde.

  • 55 T. Vernet, CRC, 329 : « Je t’ai fait de la peine, je ...

  • 56 UM, 342. A lire les lettres de Vernet, on s’aperçoit ...

  • 57 CRRC, 978 : « j’ai dû choisir, à un moment, avec qui ...

  • 58 « Croyez-moi, je me sens quelquefois bien seul pour p...

  • 59 « L’Art […] Diffusion à qui veut, par suite d’un retr...

26Car Bouvier – infiniment pudique – vit de manière bien plus douloureuse55 qu’il ne le laisse entendre la perte de « cette association parfaite qui [lui semble] avoir duré dix ans56 ». Arrivé à un tournant de sa propre existence qui exige de lui un « choix57 », Thierry Vernet l’abandonne brusquement à Kaboul, le vouant à une solitude forcée58 : celle, désormais, du voyage en solo, puis celle de Galle (où le narrateur du Poisson-Scorpion fait l’expérience, à force de solitude, d’une forme de quasi dédoublement), et enfin celle, au retour, du nécessaire isolement59 de l’écriture et de la mise à l’œuvre dans la chambre où, enfermé avec lui-même, se battant avec les mots, travaillé par le doute, et incompris de Vernet qui lui reproche : « tu t’isoles, tu t’enfermes […]. Qu’est-ce que tu veux prouver ? » (CRC, 1352), il mettra dix ans à livrer au papier beaucoup plus qu’un voyage. Et à se métamorphoser réellement en écrivain.

  • 60 CRC, 586. Si « la référence est certes fautive puisqu...

27La trajectoire suivie par l’auteur de L’Usage du monde ressemble donc de près à celle qui est à l’origine des Essais, et passe par les mêmes étapes (si ce n’est que Thierry Vernet, l’ami qui s’éclipse à un tournant du voyage, disparaît mais ne meurt pas). L’identification de Bouvier-Vernet à Montaigne-La Boétie est d’ailleurs explicite, dans une lettre des 17-25 juillet 1955 où Bouvier cite Montaigne parlant de son ami (dans ce qu’il croit être le chapitre « De l’Amitié ») : « Lui seul jouissait de ma vraie image et l’emporte60 ». Ajoutant : « Je pense que pendant ces années de routes, […] on est arrivés à quelque chose de semblable ». Moins d’un mois plus tard, le 7 août, surgit sous sa plume la première mention du « livre du monde » : « Je me réjouis du livre du monde. Refaire tout ça ensemble » (CRC, 623).

De « l’Orient de l’âme » romantique et du « néo-romantisme » romand à l’Orient réel

« Si j’ai de la peine à m’y mettre, que je ne suis pas inspiré, j’écoute un concerto romantique » (RD, 169)

28À cette première « matrice » de l’écriture de Bouvier que représentent les Essais (marqueterie farcie de lectures, et portrait « en mouvement ». Ou bien, plus profondément, essai de soi en fragments, construisant une image du « moi » par réfraction, essentiellement orientée vers un interlocuteur perdu que remplacera le lecteur) me semble se superposer l’influence – trop peu soulignée – du romantisme.

  • 61 « J’avais au départ une formation d’historien » rappe...

  • 62 Voir EB, 105 : « presque tous les départs sont de fui...

  • 63 Il la rencontre en 1952, pour préparer son propre voy...

29Certes, dans les causes de ce départ « vers l’Orient » (qui est aussi quête de connaissance), il ne faut négliger ni le goût de l’Histoire61, si prégnant chez Bouvier, alimenté depuis l’enfance par ses lectures boulimiques, ni le tropisme de fuite62 (de Genève, et de l’Europe d’après-guerre – que Bouvier partage avec nombre de contemporains), ni l’injonction paternelle (« Va voir et écris-moi » (EB, 42), ni la part d’imitation de ses compatriotes Ella Maillard63 et Anne-Marie Schwarzenbach, qu’une « tradition vagabonde » (EB, 16) relie aux Suisses Thomas Platter, Rousseau, Cendrars, ou Cingria.

  • 64 Kenneth White, cherchant, dans Pour une littérature v...

  • 65 La Chambre rouge, op. cit., p. 8.

  • 66 Voir CRC, 31 : « J’ai lu un bouquin fantastique, un d...

30Mais l’inspiration peut en être aussi, et avant tout, d’origine littéraire. Elle passe bien sûr par la lecture de Un Barbare en Asie (1933) de Michaux : un de ces auteurs qui « changent l’existence », dira Bouvier ; ou par celle de Claudel et Segalen, et celle de l’Américain Henry Miller64 (dont Bouvier lit Printemps noir à vingt ans et dont il possède « les œuvres presque complètes65 »), ou d’Hemingway… Et, plus surprenant : comme nous le révèle la Correspondance, le jeune Bouvier est littéralement ébloui, quand il le découvre en 1945, par le roman Malaisie de Henri Fauconnier66, Prix Goncourt en 1930 (l’année où paraît La Voie royale de Malraux), qui met en scène, sur fond de Malaisie coloniale, et tout en parsemant son « récit de voyage » d’aphorismes, deux hommes unis par un puissant lien d’amitié – en n’adoptant ni le point de vue du colonisateur, ni un point de vue critique ou engagé, mais une attitude d’empathie étrangère à toute critique idéologique, comme le fera l’auteur de L’Usage du monde.

31Mais tout aussi séminale apparaît la lecture des Romantiques, et de Baudelaire :

  • 67 Baudelaire, premiers vers du poème « Le Voyage », Les...

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
[…]
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !67

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. […] La vérité, c’est qu’on ne sait nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres […]. (UM, 10)

  • 68 Voir CRC, 174 (en 1949) : « C’est plein de choses trè...

32Comment ne pas comparer l’ouverture de L’Usage du Monde (deuxième page) à celle du « Voyage » (« fais mieux que Baudelaire ! Tu en es capable ! » lançait Vernet à son nouvel ami, en 1945, CRC, 44) ? Et comment ne pas songer à Flaubert, dont Bouvier, à vingt ans, lit tout (y compris la Correspondance) et qu’il place parmi les plus grands68 – à ses deux ans de voyage en Orient avec son ami Maxime Du Camp, qui est justement le dédicataire du « Voyage » ? Ou encore au Voyage en Orient de Nerval, un des auteurs de prédilection de nos deux acharnés lecteurs, et à « l’Orient de l’âme » de Schlegel ou Jean Paul ?

33« L’Orient, quoi ! » lâche Vernet dans celle de ses lettres que cite justement Bouvier en ouverture de L’Usage du monde, avant d’ajouter : « Cette entreprise lui semblait absurde. D’un romantisme idiot. ». Car lui, il a eu « du mal à s’arracher » (UM, 13) ; il sera aussi le premier à renoncer. Ce « voyage en Orient », clairement, c’est Bouvier qui l’a voulu, et qui y a entraîné son ami. Il mènera seul à son terme, jusqu’à la crise de Galle où il frôle la folie, un projet dont le « romantisme » n’est pas étranger à la Suisse romande culturelle des années 30-40 dans laquelle, né en 1929, il a grandi et sest formé, jusqu’à l’Université.

  • 69 Voir CRC, 362 : « inoubliables Cahiers de Malte Lauri...

  • 70 Analysée par C. Jaquier dans Gustave Roud et la tenta...

  • 71 Ibid., p. 297.

  • 72 Ainsi, dans un article paru en 1937 dans le numéro sp...

34Cette attirance du jeune Nicolas pour Hölderlin, Nerval (appris par cœur), les Romantiques allemands, ou Rilke69, est en effet à relier, d’une part, à son héritage familial (sa mère, née en Bavière et d’éducation « prussienne », reste très attachée à l’Allemagne, et son grand-père Bouvier fut professeur de littérature allemande à l’Université de Genève), et d’autre part au champ culturel suisse romand, qui se situe à l’intersection des traditions littéraires allemande et française et que traverse, dans les années 30, une « crise romantique70 » qui couve depuis le début du siècle. Tandis que les romanciers genevois « vouent un culte à Hoffmann et à Jean Paul71 », les traductions de Gustave Roud, publiées à partir de 1930, constituent une étape décisive de la réflexion esthétique en Suisse romande et consacrent cette véritable fascination pour le romantisme (présente chez Ramuz, comme chez les grands critiques genevois Albert Béguin – auteur d’un rard de Nerval en 1936 et de L’Âme romantique et le rêve en 1937 – ou Marcel Raymond) qui ne se verra brisée, après la guerre, que par la prise de conscience traumatisante des liens possibles entre romantisme allemand et catastrophe historique72.

  • 73 C. Jaquier , op. cit., p. 9, note 20.

  • 74 À Ispahan, rattrapé par une peur sourde et sans cause...

35Or Gustave Roud, poète romand majeur, est justement le traducteur de Novalis, et (l’un des tout premiers en français) de Hölderlin, mais aussi de Rilke et de Trakl (qui ne sont pas des poètes romantiques), entre lesquels il établit une solidarité qui les fait « participer tous d’une destinée poétique semblable, marquée par des traits romantiques communs », parmi lesquels le « primat de l’art sur toute autre activité humaine73 », comme fin en soi et espace absolu de liberté : c’est là, très clairement, le credo partagé par les deux amis qui décident, à la fois, de se consacrer totalement à l’art, et de « partir pour partir » en direction de l’Orient. Qui, de rêvé, d’idéalisé, va donc se changer en réalité éprouvée. Jusqu’au risque, pour Bouvier, de se voir rejoint par cet irrationnel (romantique) refoulé, cette angoisse centrale de la mort et cette tentation de la folie qui affleurent dès L’Usage du monde74, qui assiègent de bout en bout Le Poisson-Scorpion, et vont exiger de se voir conjurés par la forme et littéralement exorcisés par l’écriture de l’œuvre.

L’Usage du monde, roman « proustien », ou « nouveau roman » viatique ?

  • 75 F. Rigolot, Métamorphoses de Montaigne, Paris, P.U.F....

36Devenu à la fois « expéditeur » et « destinateur », mais aussi sujet et objet des Essais, Montaigne se découvre écrivain ; « le dédoublement du moi sans l’autre » sera « un corollaire obligé75 » de son salut. De même, c’est en devenant, à la fin, le Narrateur, que le héros du « roman autobiographique » proustien, en se dédoublant, devient enfin écrivain.

  • 76 On apprend dans La Chambre rouge, op. cit., p. 9, que...

37Or, si Bouvier est « formé » par Montaigne, il est aussi – on s’en est trop peu avisé – un fervent lecteur de La Recherche de Proust76. Celle-ci se fonde tout entière sur un double dédoublement : celui du je-personnage (ou du héros) et du je-narrateur (qui raconte ou écrit), comme celui de la « mémoire volontaire », impuissante à restituer la « vérité » de ce qui a été vécu ou éprouvé, et de la « mémoire involontaire » : celle, enfouie dans l’inconscient, « oubliée », qui en remontant à la surface grâce à la réminiscence est la seule à pouvoir nous restituer cette vérité de la sensation à laquelle l’écriture donnera forme tout en l’« éternisant ». Seul le livre peut devenir ce lieu où le passé issu de la mémoire reprend vie, et où le moi (seul point focal du récit, tant chez Proust que chez Bouvier) tout à la fois se rassemble, se révèle à lui-même – et s’invente.

38L’Usage du monde se referme (de manière surprenante, si l’on persiste à y voir un « récit de voyage ») sur trois pages en italique précédées de l’indication : « Pour retrouver le fil. Ecrit six ans plus tard », qui seront suivies de trois pages conclusives consacrées au portrait d’une sorte de « double » plus âgé du narrateur (converti sans retour au voyage, contrairement au narrateur devenu écrivain et sédentaire), et à un « moment parfait » d’accord intime avec le monde (là encore, on songe à cet instant d’éternité que cristallise la réminiscence proustienne, et que fixera l’écriture – mais aussi aux « minutes heureuses » de Baudelaire, ou au satori oriental), point d’orgue sur lequel se clôt le livre, tout entier tendu vers cet « absolu » quasi mystique de l’expérience.

39Ce passage en italique, qui propose une mise en scène dramatisée de l’acte d’écrire qui pourrait bien sûr être une fiction (comme il y en a d’autres dans L’Usage du monde), s’ouvre par une suite de questions du narrateur – ici clairement identifié à l’écrivain – s’interrogeant sur le sens de son travail en recourant à la métaphore de la fouille archéologique : les deux pages qui précèdent décrivaient en effet l’arrivée du voyageur au chantier archéologique du « Château des Païens ». Nous rejoignons ici, pour la première fois, le présent du narrateur, qui semble (exactement comme le héros proustien juste avant « l’illumination » finale, dans Le Temps retrouvé) proche de renoncer à son projet d’écriture, son doute s’aggravant à mesure que le livre s’écrit.

Mais le sens de cette fouille ? […] à mesure que les années passent, je le suis de moins en moins, sûr. Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? […]
Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent […]. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en pouvant plus […]. » (UM, 364).

  • 77 A. Pasquali, op. cit., p. 109. Voir aussi : N. Bouvie...

40La distance avec la vie vécue (sa « fraîcheur », ou sa vérité) s’est creusée ; la voilà recouverte d’une « terrifiante épaisseur de terre » et « défigurée »… Il s’agit donc, pour le narrateur de ce récit de voyage beaucoup plus travaillé par la réflexivité et l’intertextualité qu’il n’y paraît, de repartir, dit-il, d’un « trou de mémoire » (UM, 365) pour tenter de se faire (comme le Narrateur proustien) « l’archéologue de [sa] mémoire intime77 » : de « retrouver l’entrain d’alors », la vie vivante (et non plus son « corps mort ») enfouie sous des couches de terre et d’oubli – tout comme la « mémoire involontaire » conservant la sensation enfouie dans l’oubli sur laquelle le Narrateur proustien va fonder l’édifice du roman. Mais aussi de retrouver ses « musiques » et la « précieuse connivence avec les choses » : sans avoir l’air d’y toucher, Nicolas Bouvier, en conclusion de L’Usage du monde (comme Proust, encore, dans Le Temps retrouvé…) nous livre en quelques mots son programme, avec ce mélange de sincérité, d’hyperconscience littéraire, de ruse et de non-dit qui sont sa signature, et peut-être (je ne serais pas loin de le penser), en disséminant dans son texte une série de « signes » renvoyant, comme à un modèle dissimulé, à La Recherche du temps perdu.

41Remarquons que l’écart fondamental et nécessaire entre le vécu et sa réécriture issue de la mémoire était déjà signifié par la perte des notes du voyageur, brûlées – défigurées – dans la décharge de Quetta, et qu’il lui faudra donc reconstituer. Or, à Quetta, dans le moment de pire détresse de son voyage, puisqu’il vient de découvrir que le paquet de tout son travail d’écriture à Tabriz, durant les mois d’hiver, a été accidentellement envoyé à la décharge, c’est justement à un exemplaire de La Recherche emprunté à son hôte que le narrateur demande le secours : « J’essayais de lire un Proust dérobé à Térence, mais les malheurs d’Albertine ne passaient pas » (UM, 307).

  • 78 Brenneuse (d’un mot emprunté à Rabelais) : souillée d...

42C’est que lire ne suffit plus. Il va falloir créer à son tour, et – plus tard – métamorphoser en œuvre (tirant « l’or » de… l’ordure) ce tas de feuilles d’écriture réduit en cendres ou à de « l’excrément » : au cœur d’une « plaine d’ordures noirâtres » (UM, 307), les deux amis eux-mêmes happés par l’ordure (« je puais l’ordure », UM, 310) arrachent à la décharge de Quetta, à ce tas de « fumier » « innommable et informe » (UM, 308 – je souligne) « l’enveloppe brenneuse78 » des pages changées en déchets inutilisables… Faut-il voir là l’emblème de cette écriture sur le vif (celle de Tabriz) qu’il faudra oublier et réécrire plus tard, en la tirant cette fois de la mémoire ? C’est-à-dire en transformant l’état brut de « l’excrément » en véritable écriture ?

43Il me semble en effet que Bouvier se livre ici (faisant un sort à une expérience réellement vécue, mais emblématisée) à un jeu intertextuel et symbolique extrêmement subtil renvoyant une fois de plus à la littérature, et à ses propres figures tutélaires. D’un côté (comme toujours) à Montaigne : on sait que les « excréments » sont la métaphore, dans « De la Vanité », des productions de son esprit (« Ce sont icy […] des excremens d’un vieil esprit », Les Essais, op. cit, p. 989), et iront jusqu’à devenir l’emblème – provocateur – des Essais eux-mêmes, qui les métamorphosent en livre. De l’autre côté, on est une fois de plus renvoyé à Baudelaire et à l’opération alchimique de la poésie : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or ».

44Mais ce n’est pas tout. L’Usage du monde est rédigé entre 1958 et 1963. La création du terme « nouveau roman » par le critique français Emile Henriot (il figure pour la première fois le 22 mai 1957, dans un article du Monde portant sur Nathalie Sarraute et Robbe-Grillet) date d’un an plus tôt. Et c’est en 1956 – l’année même du retour à Genève de Bouvier – que Sarraute publie L’Ère du soupçon, semant le doute sur ce qui a fait le roman (ou l’œuvre littéraire) jusque là, et désignant Proust et Flaubert comme les figures tutélaires d’une nouvelle écriture romanesque à inventer. Or, comme préfigurant la fameuse formule de Jean Ricardou à propos du Nouveau Roman (qui ne serait plus « l’écriture d’une aventure » mais « l’aventure d’une écriture »), L’Usage du monde s’achève sur une mise en abyme de l’écriture et renvoie explicitement à La Recherche. Voilà beaucoup d’indices. Sont-ils le fruit du hasard (ou d’un contexte d’époque) ? Ou bien ce qui se donne à lire ici, ne serait-ce pas l’invention d’un « nouveau » récit de voyage, et la naissance, à partir de ses propres mots, d’un sujet mimant l’effacement et la disparition, ou le rejet de la « littérature », tout en affirmant parallèlement, de manière éblouissante (mais masquée), sa virtuosité ?

Un roman-« marqueterie » 

  • 79 Dans sa thèse de doctorat : Dans la jungle des mythes...

  • 80 Mentionné dans EB, 106 et 158.

  • 81 C’est la gaieté d’un « recueil de contes kurdes » qui...

  • 82 Parues en 1795, ses Pensées, maximes et anecdotes, lu...

  • 83 Voir CRC, 191 (en 1949). Sur la liste des lectures fo...

  • 84 P. Lacoue-Labarte et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire...

45Par son subtil art de la « marqueterie », Bouvier articule, dans L’Usage du monde, « la découverte physique, charnelle, musicale, vocale du monde » (RD, 55) mise en écriture aux récits de « voyages en Orient » des xviie et xviiie siècles ou des Romantiques, mais aussi au roman colonial et (peut-être) à Tristes Tropiques de Lévi-Strauss79, aux « romans de la route » – qui vont de Swift (UM, 335) ou du Tristram Shandy et du Voyage sentimental de Sterne à Jacques le Fataliste et son maître et aux Voyages en zigzag du Genevois Rodolphe Töpffer80 –, au roman autobiographique et à l’écriture épistolaire (de Flaubert aux lettres de Vernet qui lui serviront de matériau), ou encore à la poésie (Baudelaire, Michaux…), au conte oriental81, aux aphorismes à la manière de Chamfort82 ou des Pensées83 de Pascal et aux Essais de Montaigne. Faisant usage de tout, sans hiérarchie ni système, ni théorie, pour s’inventer dans la littérature une forme à lui, au carrefour de trois genres : le récit de voyage (référentiel), le roman de soi (entre autobiographie et demi-fictionnement) et le genre fragmentaire : celui dont les Essais, précisément, « dressent le paradigme pour toute l’histoire moderne », et qui – revendiqué comme tel par Schlegel et Novalis – est « le genre romantique par excellence » : « avec le fragment les Romantiques recueillent en fait […] l’héritage d’un genre que l’on peut de l’extérieur au moins caractériser par trois traits : – le relatif inachèvement (« essai ») ou l’absence de développement discursif (« pensée ») de chacune de ses pièces ; – la variété et le mélange des objets » traités ; enfin l’unité de l’ensemble, « constituée en quelque sorte hors de l’œuvre, dans le sujet qui s’y donne à voir ou dans le jugement qui y donne ses maximes84 ».

  • 85 H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception [197...

  • 86 Lacoue-Labarte et Nancy rappellent (en 1978) que depu...

46Si, selon Jauss85, le genre sert à modeler l’horizon d’attente, il ne saurait y avoir de création de valeur esthétique que dans l’écart entre cet horizon d’attente, ou la définition conventionnelle du genre littéraire auquel renvoie une œuvre, et la façon dont celle-ci bouleverse cette attente, renouvelant, augmentant, mettant à mal ou entrecroisant avec d’autres la catégorie générique qui lui préexiste. C’est là ce que réalise Bouvier : il déconstruit le genre du récit de voyage purement référentiel pour lui substituer l’élaboration d’une nouvelle forme littéraire, dans le sillage de Montaigne, des Romantiques allemands et du genre fragmentaire – mais aussi dans la tension entre ce qui l’a fait comme écrivain, et qui pourrait être qualifié d’« inactuel », et le présent où il écrit : les années 60, où se réinvente précisément en France une esthétique nouvelle de la fragmentation qui méconnaît ses origines86.

  • 87 A. M. Jaton, dans Europe, op. cit., p. 116.

  • 88 Voir P. Lacoue-Labarte et J.-L. Nancy, L’absolu litté...

47Rusant avec les références (presque toujours dissimulées), et avec ses propres interdits ou « les impératifs qui l’enserrent : ne jamais critiquer, ne jamais hurler, effacer la douleur87 », Nicolas Bouvier a réussi avec ce « premier roman » ce qu’il ambitionnait depuis l’adolescence : faire œuvre d’écrivain, et de poète, en sacrifiant tout88, pendant près de dix ans, à l’élaboration d’un livre où, cherchant à « disparaître », à « s’effacer », et surtout, à s’alléger, il va en réalité naître à lui-même. Avec Le Poisson-Scorpion, le romancier qu’il est devenu s’autorisera, vingt ans plus tard, une part accrue de fiction, de mise en scène de soi ou de mensonge romanesque. Et c’est peu avant sa mort – trop tard qu’il commence à envisager d’écrire sur son enfance, c’est-à-dire de se transformer, sans l’alibi du voyage, en ce romancier de soi qu’il a toujours été.

48Fragmentaire et une, son « œuvre-marqueterie » nous reste comme une mosaïque inachevée :

je me bricole de petits morceaux de savoir comme on ramasserait les morceaux épars d’une mosaïque détruite, partout où je peux, sans esprit de système. Et je vois ces choses se mettre en place, d’une façon mystérieuse, comme à l’intérieur d’une sphère où tout conspirerait à achever une sorte d’ensemble harmonique, polyphonique. […] La seule chose qui me fasse accepter l’idée de vieillir, c’est de compléter cette mosaïque encore lacunaire. » (RD, 55).

Notes

1 N. Bouvier, Routes et Déroutes. Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, Genève, Metropolis, 1992 [désormais RD], p. 151-152. Propos que dément une autre affirmation (dans RD, 25) : « Au fond, mes héros ont souvent été des écrivains. »

2 Les mots « disparition » et « escamotage » n’ont pas le même sens : le premier mot renvoie à l’effacement – sans cesse revendiqué par Bouvier – alors que le second renvoie à la prestidigitation, et signifie l’action de « faire disparaître quelque chose par un tour de main qui échappe à la vue des spectateurs » ou d’« éluder habilement » (Petit Robert). Troublant aveu involontaire.

3 Voir T. Vernet, lettre des 30-31 mars 1962 : « j’ai l’impression que […] tu te dissimules à toi-même » (N. Bouvier et T. Vernet, Correspondance des routes croisées. 1945-1964. Texte établi, annoté et présenté par D. Maggetti et S. Pétermann, Genève, Zoé, 2010 [désormais CRC], p. 1354 – je souligne).

4 Disponibles en ligne à l’adresse URL : https://archive-ouverte.unige.ch/documents/facets.

5 S. Dupuis, postface à La Guerre à huit ans et autres textes, Genève, Zoé, 1999, p. 51. « Thesaurus pauperum », paru pour la première fois en 1988, y est inclus, p. 15-41.

6 Je me permets de renvoyer à « Nicolas Bouvier “romancier” : de l’épreuve du monde à l’épreuve de soi », dans : Rivista Ginevra – Napoli. Quaderno di Lingua, Letteratura e Cultura, Université « L’Orientale », Naples, 2010, p. 68 : « Nicolas Bouvier se révèle romancier dès L’Usage du monde » ; « si l’auteur genevois […] avait vécu quelques années de plus, il y a fort à parier que l’écrivain-voyageur si préoccupé de ‘disparition’ et d’‘effacement’ se serait […] changé en ce ‘romancier de soi’ dont il n’a jamais cessé de porter en lui la tentation […]. » (ibid., p. 67), et à « La chambre-matrice du Poisson-Scorpion, ou comment on devient romancier », Europe n° 974/975, juin-juillet 2010.

7 Voir dans « Un voyageur étonnant », in Encres vagabondes n° 4, Nanterre, janvier-avril 1995, p. 19 : « C’est là que j’étais le plus proche de la fiction ». Ou RD, 132 : « Après [Le Poisson-Scorpion], je me suis dit que je pourrais peut-être une fois écrire de la fiction. Il se termine dans la fiction : les gens s’envolent, apparaissent, disparaissent. ». Un passage du dossier déposé à la Bibliothèque de Genève, cité par J.-X. Guidon dans Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, Genève, Zoé, 2007, p. 89, note 13, est plus révélateur encore ; Bouvier note : « Il faudrait être inspiré, en attendant on peut toujours dessiner les contours, supprimer Thierry et Fioristella, c’est l’histoire d’un homme trop seul qui décline. » Car dans la réalité, le couple Vernet est resté… deux mois à Galle avec Bouvier !

8 « J’ai fait à cette époque [de l’Université] énormément de lectures exploratoires. » (RD, 59) relatives à l’Asie centrale.

9 En 1992, il est rallié, avec Alain Borer, Jacques Lacarrière, Michel Le Bris, Kenneth White et six autres auteurs, au livre-« manifeste » (selon la « Note de l’éditeur », p. 9) Pour une littérature voyageuse (Bruxelles, éd. Complexe, 1992), aux enjeux fortement polémiques, voire anti-intellectuels. Littérature voyageuse que Kenneth White revendique (ibid., p. 178) contre le « roman-roman » si essoufflé et si usé selon lui qu’« il ne reste plus que quelques professionnels de la promotion pour s’exciter hebdomadairement à son sujet » (ibid., p. 178), et contre le « nouveau roman » qui aurait selon lui « assez vite tourné court » et incarnerait « une agonie et une autopsie du romanesque » (ibid., p. 179). Le Bris (ibid., p. 138-139) y condamne en vrac le « terrorisme » théorique des années 60, le Nouveau Roman et les « avant-gardes », le « désastre de la littérature engagée » et les « intellectuels ». La « Note de l’éditeur » prétend réunir l’ensemble des auteurs du manifeste autour du « refus de ce qu’est devenue la littérature » (ibid., p. 10) et du postulat que « toute littérature vivante se doit d’être peu ou prou voyageuse » (p. 13 – je souligne) !

10 Je détourne ici la citation d’Emerson (à double entente ?) qui referme L’Usage du monde.

11 N. Bouvier, L’Usage du monde, Paris, La Découverte, collection « La Découverte Poche/Littérature et voyages », n° 402, 2014 [désormais : UM], p. 383.

12 D. Maggetti et S. Pétermann, CRC, 9.

13 Note éditoriale (p. 5) de N. Bouvier, T. Vernet, Tous les coqs du matin chantaient, Genève, Zoé, 2013.

14 E. Barilier, « Littérature romande », Études de Lettres, n° 4, Lausanne, 1982, p. 3.

15 N. Bouvier, « La Clé des champs », Pour une littérature voyageuse, op. cit., p. 45.

16 « D’incessants voyages, entrepris dès l’âge de quinze ans – peut-être justement pour m’en sortir – […] m’ont soustrait à cette malédiction du plumier natal. » (N. Bouvier, La Guerre à huit ans, op. cit., p. 12). Voir aussi RD, 18-19, sur « la méfiance du corps » et sa répression, dans l’éducation rigoriste et puritaine reçue par Bouvier.

17 Au point que Bouvier s’exclame, dès sa troisième lettre à T. Vernet (CRC, 29 avril 1945) : « Quelle chose magnifique que la maladie ! Seul état où tu ne fais pas de gaffe, où tu n’es pas ridicule, où tu es libre, […] et seul. ». Aveu révélateur, si l’on songe à la place que le corps souffrant et la maladie occupent dans L’Usage du monde.

18 Voir aussi dans « La Clé des champs », op. cit., p. 41 : « on n’est pas poète ou écrivain dans la mesure où une inclination vous y pousse ».

19 Voir CRC, 623 ; CRC, 650 : « Ça [ce livre du monde] c’est l’essentiel, si je ne le fais pas, ça m’empoisonnera toute la suite. Ça c’est le vrai devoir, j’y échappe pas. » ; CRC, 703, 823, 1040, etc.

20 Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007 (III, XI : « Des Boyteux »), p. 1072 – comme l’a remarqué, le premier, J.-Y. Pouilloux. Voir « Approche de l’écriture », dans Autour de Nicolas Bouvier. Résonances, Genève, Zoé, 2002, p. 102-103.

21 Portfolio de très grand format tiré en 1951 à 36 exemplaires chez Albert Kundig, maître imprimeur genevois renommé, sous le titre : Douze Gravures de Thierry Vernet, Trois Textes de Nicolas Bouvier. (Republié en 2013 sous le titre Tous les coqs du matin chantaient. Voir note 17.) L’aventure commence là…

22 Voir RD, 169 : « Le Poisson-Scorpion est un texte que j’ai rythmé et construit comme une sonate, avec des codas, des thèmes qui reviennent, des récurrences délibérées […]. ». Ses derniers mots (avant le silence) seront : « musique indicible ». Nul doute que la musique surpasse encore, pour Bouvier, la littérature – en ce qu’elle inclut le silence.

23 Voir CRC, 1299 : « [Lambrichs] s’est efforcé de me persuader [que les dessins n’étaient pas indispensables] parce que dans sa collection, des dessins, il n’en met pas. » et CRC, 1355 : « texte et dessins pour nous c’est un problème », etc.

24 Voir à ce sujet la lettre de Th. Vernet du 30 mars 1962, dans CRC, 1351-1356.

25 Comme le formule A. M. Jaton dans Europe n° 974/975, juin-juillet 2010, p. 117.

26 Qu’il aura essentiellement pratiquée à la main, à sa manière calligraphique et singulière – le corps, dans le voyage comme dans le travail d’écriture, figurant ici une composante essentielle de l’expérience.

27 RD, 170 : « je me considère tout à fait comme un artisan. C’est très suisse, ça : le bien cousu. ».

28 « Envie de me bagarrer un peu avec des tournures, rabot et ciseau en main. » (CRC, 983).

29 N. Bouvier, L’Echappée belle [désormais EB], Genève, Metropolis, 1996, p. 53.

30 « Dans ce travail de cordonnier, je me suis très vite heurté aux insuffisances du langage […] » (EB, 54). Voir aussi : « Il m’a fallu apprendre à découper et coudre le cuir du langage » (« Routes et déroutes. Réflexions sur l’espace et l’écriture », Revue des Sciences Humaines, n° 214, avril-juin 1989, p. 177).

31 N. Bouvier, La Chambre rouge, Genève, Metropolis, 1998, p. 15.

32 « Sur l’établi du miniaturiste, les couleurs sont autant de bonnes fées […] » (« Petite morale portative », Pour une littérature voyageuse, op. cit., p. 52).

33 A. Pasquali, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, Genève, Zoé, 1996.

34 Voir note 12. On notera que Routes et Déroutes et Pour une littérature voyageuse paraissent la même année.

35 L’« impatience du monde a commencé au début des années trente par d’immenses lectures enfantines » (EB, 41), écrit Bouvier. Et c’est « avec l’aide d’une pléiade d’écrivains aujourd’hui disparus », auxquels il doit « tout, sauf la manière », qu’il s’est « mis au travail » (EB, 53).

36 « Ah ! qui comprendra jamais, dans les pays méditerranéens, les abîmes de la pudeur helvétique ? » (A. M. Jaton, dans Europe, op. cit., p. 116).

37 Voir UM, 71 : « [je] reprends mon travail en m’efforçant d’en expulser la rhétorique, […] les trucs ».

38 P. Jaccottet, L’Ignorant, Paris, Gallimard, 1958, « Que la fin nous illumine ».

39 J.-F. Tappy, dans son avant-propos à Ph. Jaccottet, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. XI.

40 P. Jaccottet, La Semaison, dans Œuvres, op. cit., p. 649.

41 J.-F. Tappy, op. cit., p. XII (je souligne).

42 J.-F. Tappy, op. cit., p. XI. De manière emblématique, l’unique « roman » de Philippe Jaccottet, issu d’une grave crise créatrice (et de conscience) traversée à la fin des années 50, aura pour titre : L’Obscurité (1961). « Récit poétique » romantique, mais qui déconstruit la problématique romantique dans sa fiction même, comme le suggère Patrick Née (dans Philippe Jaccottet. À la lumière d’Ici, Paris, Hermann, 2008, p. 291-292), le récit met en scène un maître exposant l’abîme de ses doutes au disciple à qui il avait transmis une « leçon » idéaliste qui lui apparaît soudain comme un mensonge ou une fuite…

43 « Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. » (Montaigne, « Au lecteur », Les Essais, Paris, Gallimard, « collection de la Pléiade », 2007, p. 27). Voir aussi G. Dotoli, La voix de Montaigne : langue, corps et parole dans Les Essais, Paris, éd. F. Lanore, 2007, p. 193 : en recherchant une « langue du corps », Montaigne « se donne pour tâche de naturaliser l’art » (je souligne).

44 Voir Les Essais, op. cit., p. 404, 1009, etc.

45 R. Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande, Lausanne, Payot, 1999 (nouvelle édition : Genève, Zoé, 2015, p. 1165-1175).

46 L. Bischoff, « Nicolas Bouvier, lecteur de Montaigne », Fabula / Les colloques, Usages de Nicolas Bouvier, mars 2017 (URL : http://test.fabula.org/colloques/document4379.php, page consultée le 4 juin 2017).

47 Voir notes 36 et 84.

48 N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Œuvres, Paris, Gallimard, collection « Quarto », p. 740.

49 Voir par exemple Les Essais, III, IX, op. cit., p. 1008 : « Laisse Lecteur courir encore ce […] troisiesme alongeail », etc.

50 Le mot apparaît quatre fois dans « De l’Amitié » (Les Essais, op. cit., p. 190, 192, 197, 198).

51 Dans Van Gogh, le suicidé de la société (1947), Artaud remet en question la folie du peintre, accusant la société de l’avoir « suicidé », à l’instar de Nerval.

52 Voir EB, 54.

53 « C’est un assez grand miracle de se doubler » (Les Essais, op. cit., p. 198).

54 Quelques jours avant de mourir, Montaigne ajoute encore en marge des allongeails sur Etienne de la Boétie.

55 T. Vernet, CRC, 329 : « Je t’ai fait de la peine, je sais que tu le regrettes toujours. » (le 3 novembre 1954).

56 UM, 342. A lire les lettres de Vernet, on s’aperçoit pourtant que l’UM gomme (ou ignore) certaines ombres de l’expérience réelle. Voir par exemple T. Vernet, Peindre, écrire, chemin faisant, Lausanne, L’Age d’Homme, 2006, p. 462 (de Téhéran, le 20 avril 1954) : « Il y a une curieuse tension entre Nick et moi. Extrêmement désagréable. Je crois que ça vient du développement de nos personnalités. […] Il faudrait que dès maintenant on vole de nos propres ailes. »

57 CRRC, 978 : « j’ai dû choisir, à un moment, avec qui mener ma vie. »

58 « Croyez-moi, je me sens quelquefois bien seul pour parler de ces choses-là » écrit-il à Thierry et Floristella Vernet en novembre 1955 (CRC, 831).

59 « L’Art […] Diffusion à qui veut, par suite d’un retrait, ou isolement, d’abord » (S. Mallarmé, lettre du 9 juin 1898, Correspondance complète 1682-1871, éd. B. Marchal, Paris, Gallimard, 1995, p. 639.)

60 CRC, 586. Si « la référence est certes fautive puisque la citation se trouve en réalité dans l’essai “De la vanité” », ajoute Liouba Bishoff, « ce qui importe ici, c’est l’identification à un modèle idéalisé ».

61 « J’avais au départ une formation d’historien » rappelle Bouvier dans « Petite morale portative » (op. cit., p. 46-47). Or, « Il y a une chronologie de la connaissance, et il faut commencer par le plus ancien », à savoir l’Asie, qui est « la mère de l’Europe » (RD, 68). 

62 Voir EB, 105 : « presque tous les départs sont de fuite ».

63 Il la rencontre en 1952, pour préparer son propre voyage et lui demander conseil. Tournant le dos à l’Europe dans le sillage du Déclin de l’Occident de Spengler (1924), la Genevoise était partie sur les routes d’Asie, de Pékin au Cachemire, en 1935, voyageant « comme au xixe siècle » (EB, 118).

64 Kenneth White, cherchant, dans Pour une littérature voyageuse (op. cit., p. 167), à « dresser la généalogie d’une sorte de récit de voyage d’un type nouveau » dont il situe les débuts « dans les voyages initiatiques du romantisme », du Voyage dans le bleu de Tieck au Henri d’Ofterdingen de Novalis et à Chateaubriand, conclut significativement (ibid., p. 192) : « À côté de [la] littérature romantique, le roman tel qu’il est pratiqué la plupart du temps fait triste figure. »… à l’exception de « ce romantique allemand métissé de taoïste chinois que fut Henry Miller » (p. 193 – je souligne).

65 La Chambre rouge, op. cit., p. 8.

66 Voir CRC, 31 : « J’ai lu un bouquin fantastique, un des plus beaux livres français […] Quelle joie douloureuse que de trouver un jour une âme qui a eu toutes nos pensées secrètes, mais qui les a mieux ressenties ». Plus surprenant encore : font partie des « modèles » de Bouvier les Nouvelles asiatiques (1876) de l’infréquentable Gobineau, qui certes forment le meilleur de son œuvre et qu’épargnent, pour l’essentiel, ses coupables théories raciales – mais un Gobineau dont Bouvier (par détestation du « politiquement correct » ? ou par refus plus profond d’entrer en matière sur la question idéologique ?) prend la défense dans L’Echappée belle (« Autour de Gobineau », EB, p. 79-90) au nom du « paysage intellectuel de son temps »… le comparant même à Montaigne ! Il avoue une dette stylistique envers ce « conteur oriental » et son art des adjectifs « enfoncés avec le pouce dans la phrase comme pistache dans la brioche », image qu’il utilisera aussi à propos d’Albert Cohen, autre conteur qu’il se reconnaît pour maître : Bouvier n’en est pas à un paradoxe près.

67 Baudelaire, premiers vers du poème « Le Voyage », Les Fleurs du mal, CIII. Notons que l’un des trois premiers textes publiés par Bouvier (voir note 25) est un court récit en prose narrant la mort d’un vieux saltimbanque.

68 Voir CRC, 174 (en 1949) : « C’est plein de choses très pleines et lourdes de sens la correspondance de Flaubert » ou CRC, 191 : « c’est encore vivant bien que Flaubert soit mort […]. C’est ce qui fait que Flaubert est véritablement un grand homme au sens de “la liste des sauvés” ». Flaubert : « un homme qui s’est toute sa vie pris pour le centre du monde (comme n’importe lequel de nous) » ; car « il y a la conscience qui dit ‘moi’ et sépare ce moi de tout le reste. » (ibid.)

69 Voir CRC, 362 : « inoubliables Cahiers de Malte Laurids Brigge », ou CRC, 372 : Bouvier fait peindre des vers de Rilke sur la Fiat Topolino.

70 Analysée par C. Jaquier dans Gustave Roud et la tentation du romantisme, Lausanne, Payot, 1987.

71 Ibid., p. 297.

72 Ainsi, dans un article paru en 1937 dans le numéro spécial des Cahiers du Sud consacré au romantisme allemand, Béguin louait son ambition de descendre dans les régions irrationnelles de l’inconscient – article qu’il retirera de la réédition du numéro en 1949, se retournant violemment contre ce qu’il avait admiré.

73 C. Jaquier , op. cit., p. 9, note 20.

74 À Ispahan, rattrapé par une peur sourde et sans cause apparente, le voyageur commence soudain à « sentir partout la mort » (UM, 235). Voir aussi (dans Chronique japonaise, Œuvres, op. cit., p. 668) « la légère odeur de deuil qui flotte » à Kyoto.

75 F. Rigolot, Métamorphoses de Montaigne, Paris, P.U.F., 1988, p. 66.

76 On apprend dans La Chambre rouge, op. cit., p. 9, que l’édition Gallimard de La Recherche figure dans la bibliothèque de Bouvier parmi les livres lus (depuis ses vingt ans) « deux ou trois fois ». Le roman est mentionné par Bouvier comme « dette » dans EB, 80. Dans Charles-Albert Cingria en roue libre, Zoé, Genève, 2005, p. 53, Proust – éloge suprême – est considéré, avec Cingria et Nerval, comme l’« un des rares conteurs de langue française ». Mais on observera que La Recherche – dès son ouverture – s’inscrit elle-même clairement dans le sillage des Contes des Mille et une Nuits : l’insomniaque, préfiguration du Narrateur (qui lui-même a quelque chose de Shéhérazade, puisqu’il écrit contre la mort) y est représenté « voyag[eant] à toute vitesse dans le temps et dans l’espace » sur son « fauteuil magique ». Plus tard, le Narrateur (dans Albertine disparue) comparera le héros marchant dans Venise, la « ville enchantée », à « un personnage des Mille et une Nuits » ; Balbec (nom fictif de Combourg) est un nom oriental .

77 A. Pasquali, op. cit., p. 109. Voir aussi : N. Bouvier, « Souvenirs, souvenirs », dans : La Guerre à huit ans et autres textes, op. cit., p. 4 : « On se met alors à l’établi, on fait toutes les lectures qui s’imposent – il vaut mieux lire au retour – et on se souvient. Là, c’est la mémoire qui est en cause […]. ».

78 Brenneuse (d’un mot emprunté à Rabelais) : souillée d’excréments.

79 Dans sa thèse de doctorat : Dans la jungle des mythes. Ritournelles et sanctuaires de Claude Lévi-Strauss, soutenue au printemps 2017 à l’Université de Genève, sous la direction de F. Tinguely, Raphaël Piguet suggère un parallèle entre L’Usage du monde et Tristes Tropiques, paru en 1955 (et que Bouvier citera dans Chroniques japonaises). Là aussi, il en va d’une « tentative d’écriture originale » renouvelant un récit de voyage « dégradé par l’exotisme » (V. Debaene, « L’Adieu au voyage. A propos de Tristes tropiques », Gradhiva, n° 32, 2002-2, cité p. 82), et qui n’est pas sans lien avec Montaigne, « compagnon intellectuel de longue date » de Lévi-Strauss (p. 322, note 2) comme de Bouvier !

80 Mentionné dans EB, 106 et 158.

81 C’est la gaieté d’un « recueil de contes kurdes » qui donne envie aux deux amis d’arpenter le Kurdistan (UM, 164). Et du « livre du monde », Bouvier écrit en 1955 qu’il « faudra avoir le courage de le faire comme un conte » (CRC, 823).

82 Parues en 1795, ses Pensées, maximes et anecdotes, lues et parfois démarquées par Bouvier (voir par exemple : « Une journée où je n’ai pas ri est pour moi à mettre au panier, à biffer de l’agenda », dans Le Hibou et la Baleine, et Chamfort : « La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri »), ont eu par ailleurs valeur de modèle pour Schlegel et la revue de l’Athenaeum.

83 Voir CRC, 191 (en 1949). Sur la liste des lectures fondamentales du jeune Bouvier, Pascal et les mystiques du XVIIe succèdent à Flaubert et à Stendhal.

84 P. Lacoue-Labarte et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 58.

85 H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception [1972], Paris, Gallimard, 1978.

86 Lacoue-Labarte et Nancy rappellent (en 1978) que depuis 1800, « pratiquement aucun des textes majeurs » de l’Athenaeum « n’a été traduit en français » et que « la contrainte que le romantisme exerce sur nous est à proportion de la méconnaissance où il a été tenu » (voir 4ème de couverture de L’Absolu littéraire, op. cit.).

87 A. M. Jaton, dans Europe, op. cit., p. 116.

88 Voir P. Lacoue-Labarte et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 21 : « il faut reconnaître dans la pensée romantique non seulement l’absolu de la littérature, mais la littérature en tant que l’absolu. »

Pour citer cet article

Sylviane Dupuis, «La « marqueterie » de L’Usage du monde », Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017 , mis à jour le : 08/11/2017, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=256.

Quelques mots à propos de :  Sylviane Dupuis

Sylviane Dupuis est chargée de cours pour la littérature de Suisse romande au Département de français moderne de l’Université de Genève. Elle a publié de nombreux articles critiques sur la littérature de Suisse romande et a dirigé deux ouvrages collectifs issus de colloques : Adrien Pasquali, chercher sa voix entre les langues (Zoé, 2011) et Catherine Colomb, une avant-garde inaperçue (MētisPresses, 2017, avec J. David et A.-F. Schläpfer).

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