Littérature comparée
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017
L'Arche triste ou Les Désastres de la guerre Luso-Angolaise selon António Lobo Antunes
Plan de l'article
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1 A. Lobo Antunes, « 078902630 RH+ », Livre de chronique...
Je n’ai pas connu de héros. J’ai connu de pauvres hommes, pas même des hommes
(on se figurait être des hommes)
des gamins. La littérature, qu’elle aille se faire foutre
(pardon)
l’écriture qu’elle aille se faire foutre
(pardon encore)
António Lobo Antunes, « 078902630 RH+ »1
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2 La figure du conteur au bord du naufrage se précise, d...
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3 Ce rire de la hyène, nommé en S, répond à deux lignes ...
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4 Voir en R : « de forma que essa Guernica se transformou...
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5 M. Alzira Seixo, Os Romances de António Lobo Antunes, ...
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6 J. Duarte Bernardes, « História e memória na ficção po...
1Os Cus de Judas sont une immense arche triste, statique, paradoxale. Gardeur d’un bestiaire aussi nombreux qu’improbable, riche de plus de 70 espèces, l’écrivain portugais y fait figure d’un Noé, « irrémédiable naufragé2 » revenu de tout de son retour d’Afrique. Médecin-soldat et alter ego en fiction, le narrateur et protagoniste de l’histoire n’est autre que la hyène au rire irrémissible de ce Zoo étendu à tout l’alphabet du livre. C’est là le résultat d’une lente métamorphose de l’homme en bête, qui, endossant provisoirement des formes d’insecte, de girafe, de chien, de bœuf blessé, de cheval, de caméléon, de pieuvre ou de corail, trouve sa définition en fauve 3, devant le paroxysme atteint dans le « douloureux apprentissage de l’agonie », [« a minha dolorosa aprendizagem da agonia », D]. Sofia, la femme angolaise tacitement aimée est morte, elle qui représente la réconciliation possible, au moins à titre privé, entre une Angolaise qui veut sa liberté, militante du MPLA, et un Portugais qui ne veut pas faire la guerre qu’il fait pourtant. Pire : violée collectivement par les hommes de la cruelle PIDE, elle est enterrée dans le trou qu’elle a elle-même creusé (le bilhete para Luanda selon le terme de la PIDE, Q). Dans cette mise en ordre alphabétique d’une Guernica luso-africaine4 et qui ressort « d’un examen critique et émotionnel de la guerre en Angola de A à Z » (María Alzira Seixo)5, d’un « édifice anamnétique » où chaque chapitre est un apprentissage (Joana Duarte Bernardes)6, la concordance entre sa lettre S et son prénom a rendu la séquence particulièrement frappante pour le lecteur et la critique, comme s’agissant d’une pièce enfin encastrée dans le puzzle narratif qui restituerait d’un coup une lisibilité possible entre le fond et la forme.
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7 Des épisodes contés dans Os Cus de Judas sont régulièr...
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8 Je joins à la fin de l’article quelques notes rapides ...
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9 Signée le 11 novembre 1975, l’Indépendance de l’Angola...
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10 J. Duarte Bernardes, op. cit., p. 3 : « le choix d’un...
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11 E. Bouju, La Transcription de l’histoire, Rennes, PUR...
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12 V. Ericedo, « Figurar la guerra. Sujeto et estilo en ...
2Pourquoi tant de bêtes colonisent-elles le récit, fictionné pour part, de ces mémoires bien réelles7 de la guerre coloniale où s’affrontèrent le Portugal de Salazar et les mouvements de libération pour l’Angola (MPLA, Unitá, FNLA8), de 1961 à 19759 et à laquelle António Lobo Antunes participa du 6 janvier 1971 au mois de mars 1973 ? Pourquoi les vingt-trois lettres de l’alphabet portugais en organisent-elles le déroulé selon un mouvement à la fois si organique (tenu par l’écriture dans la langue portugaise) et mécanique (frappé par l’arbitraire et la convention de l’alphabet ordonné) ? Ce sont là les deux bords extrêmes et non contradictoires par lesquels la critique enregistre le processus alphabétique. D’un côté, et faisant de l’alphabet au complet le moteur du récit, c’est la langue portugaise, décomposée analytiquement, qui est nommée, permettant un réapprentissage et une stimulation de la parole. Telle est l’hypothèse de Joana Duarte Bernardes (« a escolha de uma divisão alfabética para a sequência titular aponta para a memória como potência criadora, como se ela própria fosse o princípio e o fim. […] A/Z, tal como A/Ω biblícos, se apresantam como súmula representacional »10) ou encore d’Emmanuel Bouju, qui y observe « le passage progressif du silence au réapprentissage du discours »11. De l’autre, n’assignant pas de manière évidente un mot-clé ou vecteur à chaque chapitre identifié par sa lettre, ce sont la convention du rangement, son caractère méthodique, totalisant qui ressortent ; telle est l’analyse défendue par Victor Ericedo pour qui « la serie alfabética […] dispone los capítulos, como una especie de orden convencional pero sin dirección, una materia prima que el narrador trata de colmar […]. El lenguaje desrealiza la experiencia pero es el único acceso a la misma »12.
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13 Entrevistas com António Lobo Antunes 1979-2007. Confi...
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14 Son père le lui fit lire à l’adolescence : le roman r...
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15 Voir sur l’écriture du sujet et de la catharsis : S. ...
3Vingt-trois lettres pour vingt-sept mois d’ « esclavage sanglant » [« escravidão sangrienta », S], « d’angoisse et de mort » [« de angústia e de morte », Z], dans un combat contre des « ombres » [sombras] et des « fantômes » [fantasmas], « comme si un garçon devait lutter contre les spectres du père de Hamlet » [« como se um gajo estivesse a lutar contra os espectros do pai do Hamlet »13] : le dispositif défie le lecteur d’aller jusqu’au fond de ce « Voyage au bout de la nuit »14, au cœur d’un colonialisme épuisé et mis sous tutelle de la dictature, et d’en recomposer le savoir disséminé. Prenant acte de ce que la critique a abondamment traité les problématiques de l’autobiographie, de la catharsis et de l’identité, les perspectives de la déconstruction et du post-colonialisme, l’écriture de la guerre et le travail de la fiction15, nous explorerons tout particulièrement ce rapport du signe (la lettre et le chiffre) et son efficace singulière, exhaustive et éreintante pour nommer des Désastres de la guerre luso-angolaise, fabrique littéraire d’un art de la mémoire par une tentative d’exhaustion dans la langue, dans la culture et dans l’expérience traumatique à la fois privée (comme acteur et témoin) et collective, générationnelle. Retournant à l’œuvre sa contrainte, nous questionnerons cette double étrangeté que constituent l’omniprésence du bestiaire et l’ordonnancement de l’abécédaire, prenant successivement l’alphabet à rebours, dans son mutisme, dans son désordre, dans sa roue.
De Z à A. Du Zoologique à l’Aquarium
[Lisbonne, 1977, 6 ans après la guerre. récit rétrospectif]
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16 Voir L. M. Veiga, « Carnaval dos animais : uma leitur...
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17 E. Fonseca, « A Metaforização em Os Cus de Judas », T...
4Aigles, araignées, autruches, cacatoès, chameaux, chats, cheval-bœuf, cochon, coquillage, crocodiles, éléphants, girafe, hiboux, hippopotames, hyènes, lézards, lions, mandrills, mites, mouches, orangs-outangs, ornithorynques, ours, papillons, phoques, pingouins, renards, rhinocéros, serpents, tamanoirs, tigres, toucans [A] – ils composent la dramatis personæ attendue, vivant, du Zoo (le « Zoologique [Zoológico] » comme on l’appelle en portugais, en omettant le nom de Jardin) et des quartiers avoisinants16, à peine troublé par le chœur fantomatique des chiens défunts dont les aboiements impossibles hanteront tout le récit. Mais leur troupeau s’étend : bassets, caniches, coquillage, chouettes, crapaud, escargots, huître, insectes, larve, lévriers du Greco, ophidiens, perdrix, perroquets de comptine populaire (Papagaio loiro) et populiste (Tomás Ribeiro), pieuvres, pigeon, poux, souris. L’excès questionne, inquiète, d’autant plus qu’il est loin de manifester une passion enfantine pour les imagiers animaliers, qu’il participe activement du travail de la métaphore fondant l’ironie de la voix17 et qu’il imprègne tout le livre d’un bestiaire apocalyptique, fantomatique, plus proche de Noé que de Linné. C’est ce que suggère la représentation du navire de guerre en route pour Luanda, quand le protagoniste se trouve un frère en inquiétudes, partageant un « tourment impossible à localiser [aflição inlocalizável] » du prêtre, croqué en
Noé perplexe embarqué de force dans une arche où tous les animaux ont la colique, des animaux arrachés à leurs forêts natales de bureaux, de tables de billard et de clubs privés, pour être lancés, au nom d’idéaux véhéments et imbéciles, dans deux années d’angoisse, d’insécurité et de mort.
Noé perplexo, embarcado à força numa arca de bichos com cólicas, que arrancaram às florestas natais das suas respartições, das suas mesas de bilhar e dos seus clubes recreativos, para os lançar, em nome de ideais veementes e imbecis, em dois anos de angústia, de insegurança e de morte. [C]
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18 L. de Camões, As Lusíadas : Canto II, 45 : « Que, se ...
5En sourdine, Les Lusiades, l’épopée fondatrice de la littérature portugaise et du mythe des Navigateurs (ceux qui ont donné « des mondes nouveaux au monde », selon le vers de Camões18), se superposent à la référence biblique. Que ce peuple qui a tourné le dos à sa légende, que cette armada en mode mineur d’hommes de bureaux et de bars ayant posé pied à terre remonte subitement sur un navire et le désastre s’enclenche, épopée dérisoire et parabole détournée, congédiant toute espérance de salvation. Car le navire est un bateau militaire portugais, non l’une de ces glorieuses caravelles tout droit sorties des Lusiades et des non moins fallacieuses histoires officielles des manuels scolaires portugais. Cinq siècles après, António Lobo Antunes révise la prophétie de Camões en un constat amer :
Le-monde-que-le-portugais-a-créé, ce sont ces noirs concaves de faim qui ne comprennent pas notre langue, c’est la maladie du sommeil, le paludisme, l’amibiase, la misère
o mundo-que-o-português-criou são estes luchazes côncavos de fome que nos não entendem a língua, a doença do sono, o paludismo, a amebíase, a miséria [P]
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19 Victor Ericedo voit dans cette image initiale l’« est...
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20 Lecture partagée également par I. Moutinho (op. cit.,...
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21 Psychiatre révolté par les conditions faits aux malad...
6Pourquoi cependant inaugurer la narration de la guerre luso-angolaise par l’évocation du Jardim Zoológico, comme contrepoint au pouls implacable du récit, avec cette figure stupéfiante d’acrobate noir, rétrocédant indéfiniment en une arabesque aussi gracieuse qu’irréelle ? On a coutume d’y voir le signe vers l’enfance de Lobo Antunes, sorte d’âge d’or19, celui de l’innocence et de l’avant, que la participation dans la guerre coloniale et la prise de conscience brutale de ce qui est fait au nom du Portugal abolira. Or c’est plus que cela, quelque chose à la fois plus ancien et plus contemporain pour l’écrivain et qui localise déjà le mal flagrant au cœur du pays à travers ces animaux déplacés et qui ont des afflictions d’êtres humains. Vitrine de la puissance de l’Empire colonial portugais, fondé en 1848, ce plus grand Zoo d’Europe est une vaste mise en scène de la cage de l’Afrique et de l’exil subi jusqu’à ses bêtes20. C’est aussi la sortie traditionnelle proposée aux patients et collègues de l’hôpital psychiatrique Miguel Bombarda, l’autre « enfer » dont Lobo Antunes proposera la Connaissance, dans le roman suivant : des hommes enfermés sont invités à se délasser en observant des bêtes sous barreaux, spectacle paradoxal21. Dès lors, flanquer le récit dès son orée de la mélancolie de la girafe, c’est nommer l’Afrique altière, libre et énigmatique et accuser sa dégradation brutale, par le colonialisme, en un phénomène d’exposition et de divertissement pour les enfants de la bourgeoisie, de ceux à qui on apprend encore que
la définition de « noir » c’était « créatures adorables quand ils sont petits », comme si on parlait de chiens ou de chevaux ou d’animaux étranges et dangereux
a definição de preto era « criatura amorosa em pequenino », como quem se refere a cães ou a cavalos, a animais esquisitos e perigosos parecidos com pessoas [R]
7toute une éducation coloniale fleurissant dans la métropole. Ils sont là, figures de despaisados [dépaysés], les animaux malades d’exil, ceux pour qui le territoire est aboli. Perdus dans des visions doubles et irréconciliables de l’ici et du là-bas, ce symptôme commun à tous les Retournés de Lobo Antunes, ils évoquent quelque chose de la « négresse, amaigrie et phtisique,/ Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,/ Les cocotiers absents de la superbe Afrique/ Derrière la muraille immense du brouillard » croisée dans « Le Cygne » et le Paris de Baudelaire. Leur mal affectera autant ceux qui sont envoyés comme soldats en Afrique et n’ont rien à y faire que les rares d’entre eux qui reviendront au pays, la patrie évidée, ne trouvant plus de lieu où se tenir :
La peur de retourner dans mon pays me comprime l’œsophage, parce que vous comprenez, j’ai cessé d’avoir une place où que ce soit […]. Je flotte entre deux continents qui, tous deux, me repoussent, nu de racines, à la recherche d’un espace blanc où m’ancrer […].
O medo de voltar ao meu país comprime-me o esôfago, porque, entende, deixei de ter lugar fosse onde fosse […]. Flutuo entre dois continentes que me repelem, nu de raízes, em busca de um espaço branco onde ancorar […]. [V]
8La guerre est un irrémédiable exil, et le soldat malgré lui un « émigrant forcé de la guerre, de retour aux bidonvilles des barbelés » [« emigrante forçado da guerra de regresso ao bidonville do arame », N].
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22 A. Lobo Antunes, Connaissance de l’Enfer, op. cit., p...
9Les grilles du zoo franchies par la narration, le règne animal tout entier se précipite dans les mémoires de guerre et envahit les visions et les sensations du protagoniste narrateur, en une gigantesque anamorphose animalière, une perspective dépravée où les bêtes fournissent odeurs, senteurs, textures et liquides, démarches, sons. Humides et odorants (huîtres et escargots), ils disent les femmes, leurs sexes, leurs chairs, l’érotisme compulsif. Décomposés, démembrés, dévertébrés, ils participent autant d’une dissection appliquée aux vivants (le regard clinique du Dr Lobo Antunes), d’une autopsie méticuleuse des morts (qu’il pratiquait à l’air libre en Angola), que d’un emballement de la mémoire traumatisée du survivant, qui vit parmi les fantômes et voit la mort partout à l’œuvre. Agrégés en figures improbables, baroques, monstrueuses, ils relèvent d’une distorsion de la vision hallucinée face au réel ordinaire. Unis dans des coïts tristes, ils figurent l’impossible réconciliation entre les corps, les êtres et leurs sentiments, leur assemblage désormais à jamais hétéroclite, et la possibilité de l’amour anéantie. Poisseux, éviscérés, visqueux, aux orbites vides, ils enfoncent la dernière frontière entre les vivants et les morts, réduisant l’arche biblique et la salvation des espèces à une embarcation militaire vouée à tuer, Lisbonne pluvieuse à un vulgaire bocal baigné de cadavres et imbibé d’alcools forts, dégradant la légende des caravelles à la non-épopée d’un naufrage collectif. Et même, si on relie Os Cus de Judas à Connaissance de l’Enfer, la métaphore sera sardoniquement filée jusqu’aux boîtes de sardines, d’anchois et de thon qui imprégneront de leur odeur de « mer pour rire » le suicidé de Mangando étendu à côté d’elles (le même qu’en T), une image en réduction, terriblement parlante pour qui connaît la culture portugaise, des soldats morts renvoyés au pays dans le caisson, leur matricule dans la bouche22.
La langue rentrée
[Ensilenciamentos]
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23 Par exemple en X : « j’ai envie d’expulser les défunt...
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24 Voir Connaissance de l’Enfer, op. cit, p. 121 : « L’A...
10Car l’arche est bel et bien noyée, naufragée, aquarium lisboète aux sons étouffés où flottent indifféremment les corps rongés, mutilés, massacrés, disparus des soldats, compagnons, des militants et militantes, les vivants qui sont en fait des morts qui s’ignorent et les morts qui semblent avoir oublier qu’ils le sont et reviennent, corps assis dans les salons des vivants, visions épouvantables qui demandent des comptes à ceux qui ont survécu23. Pour tenir la métaphore : peixe (poisson vivant) et pescado (ceux pêchés, cadavre et nourriture toute ensemble) coexistent dans le même espace-temps liquide, se regardent entre quatre yeux, abolissent la séparation géographique, entre Angola et Portugal, chronologique, entre le passé et le présent, diégétique. Mué monstre (à la fois méduse, pieuvre et corail) dans l’aquarium de sa salle de bain, le narrateur voit sa mémoire hypermnésique, viscérale comme éviscérée. L’étanchéité relative et parégorique des temporalités n’est plus garantie : le passé est traumatique, le présent n’est plus le métier de vivre, mais de durer24, forme de « survivre » mal nommé qui est un « moindre-vivre », un vivre amoindri. Point de « porte d’Afrique, la porte répugnante de la guerre » [« a porta repugnante da guerra », X] qui se puisse claquer, malgré l’envie qu’on en a. Et même, l’étanchéité des crânes ne joue plus son rôle : le je passe au nous, aspire son auditrice, lui transfert cette mémoire qui l’excède. À travers elle, à travers nous, symboliquement, l’Angola se donne comme l’ici et maintenant de Lisbonne, il en est la hantise quotidienne, sa teneur scopique, acoustique, émotionnelle, hallucinatoire, sa mise en scène spectaculaire qui congédie la possibilité d’un retour à la vie normale et à l’aveuglement pour tous.
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25 Éducation conservatrice, régime autoritaire, société ...
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26 M. Ribeiro Calafete, Uma História de Regressos – Impé...
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27 Pour aborder l’œuvre de António Lobo Antunes dans son...
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28 Pour une cartographie remarquable de l’œuvre romanesq...
11Pourquoi pourtant insister si pesamment sur la métaphore aquatique, qui reflue à chaque lettre du récit et qui finit par engloutir l’ « exotisme » ou du moins l’extra-territorialité du Jardin Zoologique ? Elle dit quelque chose de la puissance du silenciamento [silenciation] qui accompagne l’expérience de guerre luso-africaine et une sorte de déni d’écoute à l’œuvre dans la société civile, elle-même prise en étau par la dictature de Salazar durant près de quarante ans25. Le récit participe de la littérature des Retornados, les « Retournés »26, du nom donné à tous ceux, soldats démobilisés, exilés de la dictature, portugais des colonies libérées, qui revinrent à la métropole et peinèrent à y (re)trouver un pays et dont António Lobo Antunes n’a cessé d’explorer les vies par la fiction27 : désespérance, non-accueil et mutisme des soldats rentrés au pays tandis que se prépare la Révolution des œillets de 1974 (Fado Alexandrino), concomitance complexe des complots adversaires pour défaire ou refaire la dictature : militants révolutionnaires, militaires comme ceux des seigneurs de la guerre (Fado Alexandrino, Exortação aos Cocodrilos), fantasme de départ qui mine les profiteurs de la dictature quand celle-ci s’effondre (Auto dos Danados), non-épopées ou épopées dégradées, banlieusardes, misérables des Retornados (As Naus, O Esplendor de Portugal), violence crue des mineurs abandonnés, descendants luso-africains faisant les 400 coups dans les périphéries lisboètes (O Meu Nome É Legião)28. Tous sont, à des titres très divers, frappés par cette imposition du silence et par cette revenance du passé colonial au cœur du Portugal post-colonial, reportant quelque chose en aval de la longue mise en échelle des esclavages, des oppressions et des humiliations que comportait le colonialisme en amont, entre des Portugais de la métropole (citoyens de première catégorie), des Portugais natifs des colonies (dit citoyens de seconde catégorie), des déportés politiques, des déclassés ou même des délinquants ou criminels y refaisant leur vie. Ou selon la thèse du père d’Isilda quant à « ce que nous étions venus chercher en Afrique » [« aquilo que tínhamos vindo procurar na África »] dans La Splendeur du Portugal :
[…] non pas de l’argent ni du pouvoir mais des Noirs sans argent ni pouvoir qui nous donneraient l’illusion d’avoir de l’argent et du pouvoir que nous avions sans, en fait, les avoir parce que nous n’étions que tolérés au Portugal, regardés comme nous regardions ceux qui travaillaient pour nous et donc, d’une certaine manière, nous étions les Nègres des autres de la même façon que les Noirs possédaient leurs Nègres qui à leur tour possédaient leurs Nègres par degrés successifs jusqu’au fond de la maladie et de la misère.
29 A. Lobo Antunes, La Splendeur du Portugal, trad. par ...
[…] não era dinheiro nem poder mas pretos sem dinheiro e sem poder algum que nos dessem a ilusão do dinheiro e do poder que de fato ainda que o tivéssemos não tínhamos por não sermos mais que tolerados, aceitos com desprezo em Portugal, olhados como olhávamos os bailundos que trabalhavam para nós e portanto de certo modo éramos os pretos dos outros da mesma forma que os pretos possuíam os seus pretos e estes os seus pretos ainda em degraus sucessivos descendo ao fundo da miséria 29
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30 L’on pourrait ainsi détacher, à la manière des 82 gra...
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31 Processus à la fois intérieur, psychique, privé qui c...
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32 On peut en douter, si on se fie à l’univers sonore en...
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33 M. A. Seixo, op. cit., p. 65. Je traduis.
12Si en cette nuit de Lisbonne de 1979, la montée des eaux charrie si abondamment les sucs et les pansements des alcools forts, c’est qu’il y faut bien l’ivresse, pour que la langue se délie et mette en scène des désastres de la guerre luso-angolaise qui n’envient rien à ceux de Goya30. L’homme qui parle transgresse, et l’écrivain qui publie tout autant, les différentes chapes de censures, tant internes et privées que sociales, politiques31 qui rendent inexistant, « irréel », « inaudible », le traumatisme africain dans la société contemporaine à la publication du livre. La métaphore du bocal inquiète alors le dispositif narratif de ce monologue comme maquillé en dialogue. S’il inocule son flot de « mémoires sales » dans l’oreille d’une femme qui comme dans les fados incarne Lisbonne, est-il pour autant entendu ?32 Qu’aura pensé cette Maria José, nommée seulement en H, qui partage son prénom avec celui de la femme de l’écrivain, destinatrice sans voix du récit ? La critique se partage sur le mutisme de la femme, entre un pessimisme profond (elle incarnerait le bâillon, l’oreille sourde et sélective de la société) et une lecture plus optimisme, voyant en elle une chambre d’écho et d’écoute possible qui fera circuler la parole vers la société civile et vers la résurrection de ce « lazare déboussolé » [« Lázaro desnorteado », Z]. Joana Duarte Bernardes oppose le mutisme [mudez] de Lisbonne (l’interlocutrice et le silenciamento) au silence [silêncio] de l’Afrique (Sofia et sa compréhension tacite). Devant cette double récusation de la parole féminine, qu’elle généralise à « la négation de la parole à l’autre (au colonisé : Sofia, la guérillera, l’Afrique) » María Alzira Seixo nomme chez le protagoniste un intervalle entre « une espèce de menace de misogynie et l’incapacité de subjectivation qui empêche la parole de l’autre »33.
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34 Pour approfondir les figures féminines dans l’ensembl...
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35 [E] : « são os guerrilheiros ou Lisboa que nos assass...
13Dans cet immense bocal où tourne et retourne ce peuple de désormais naufragés, les grands absents de Os Cus de Judas sont les « crocodiles » – qui, sans doute, se baignent encore près des rives du Tage, complotant au maintien de leurs empires économiques, ces quelques épouvantables familles, ces « seigneurs de la guerre » que l’écrivain portugais croquera à l’écœurement dans des livres ultérieurs (Exhortation aux Crocodiles) en les saisissant dans les faisceaux de leurs femmes34 (les officielles, les femmes de ménages) de leurs filles (les prostituées, les filles légitimes). Pour l’instant, António Lobo Antunes a soin de laisser l’ennemi invisible, au sens où l’ennemi n’est pas à Gago Moutinho, à Marimba, à Chiúme mais sur les places financières et politiques de Lisbonne, dans les grandes demeures tortueuses, et même sur l’échiquier du monde et de la guerre froide35.
Les Abécédaires affolés
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36 [E] « Qui va déchiffrer pour moi cette absurdité ? »
[« Quem me decifra o absurdo disto ? 36»]
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37 À commencer par Belém, tour d’où partaient les Naviga...
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38 Tantôt réduite en une litanie militaire de campements...
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39 Sous un mode désarticulé, aggloméré : « Angolénossa »...
14Dès lors qu’on délie la langue du livre, c’est-à-dire qu’on prend au sérieux l’hypothèse de l’alphabet nommant dans la langue portugaise le squelette, l’ossature où viennent s’enrouler les mémoires circulaires et traumatiques de la guerre, les Cus de Judas parlent. Leurs abécédaires s’affolent, prélevant à tout va dans les réserves du musée, la bibliothèque, de la musique, dans les manuels de l’anatomie, la médecine (tant des corps que de ces crânes), mais puisant aussi dans le registre de la sexualité et de l’érotisme, de la topographie mythique de Lisbonne37, de celle musicale, aussi incantatoire que désespérée, de l’Angola38, dans la grande famille des résistances aux dictatures, dans les slogans du Portugal salazariste et colonialiste39, dans les crimes commis durant la guerre coloniale. Associés dans telle lettre, ils se jointent et s’anamorphosent l’un en l’autre dans la suivante, se dissocient ailleurs, pour se retrouver plus tard. Leurs énoncés s’emmêlent : la guerre est à Lisbonne – « elle est ici dans cet appartement vide » [« Está aqui, nesta casa vazia », U], le « vrai nom » du narrateur est Malcolm Lowry [F], les figures des tableaux de maître descendent dans la rue, sont au village de lépreux. La circularité, l’ellipse, l’arabesque, ce sont là toutes sortes de figures que l’écrivain portugais investira par la suite dans son travail sur les voix et la forme polyphonique, chorale, du roman, géométrie de la courbe qu’il inscrit au départ et au terme du récit (des « ellipses lentes » du professeur de gymnastique noir qui le fascinent en A à l’« arabesque dédaigneuse » de la canne de la tante qui le juge en Z), tracés dans l’espace qui se répliquent dans le temps et dans le style. Pour l’heure, elles s’appliquent à des réseaux internes à la parole du narrateur et à leur mode de circulation dans les lettres. Le lecteur n’a plus qu’à dresser les listes de ces catalogues désordonnés et disséminés au fil de l’alphabet.
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40 I. T. Kano, « A que veio este museu no meio d’Os Culs...
15Celui du musée est d’autant plus spectaculaire que déplacé, inattendu dans des mémoires de guerre en Afrique : Arcimboldo, Bosch, Botelho, Chagall, Cranach, El Greco, Giotto, de La Tour, Magritte, Modigliani, Picasso, Rembrandt, Soulages, Soutine, Utrillo, Van Gogh, Vermeer, Vésale, Vieira da Silva, Vinci… Pourquoi des peintres dans le Cul du monde ?, se demande Ivan Takashi Kano dans l’article qu’il y consacre40, sinon pour partager une intelligibilité, avec le lecteur, de l’atrocité qu’ont constituée l’expérience de guerre et les ravages qu’elle a fait fondre sur une génération, déformant définitivement le regard porté sur le monde sur le mode d’un délire. Les peintres valent aussi par la manière qui les caractérise (Arcimboldo pour les compositions hybrides, Bosch pour le catalogue irrespirable des supplices). La littérature pointe la vocation de d’écrivain qui anime le jeune médecin António Lobo Antunes jusque dans la jungle africaine, où il se révèle un ardent lecteur, anxieux de recevoir tel ou tel livre, commentant passionnément ceux déjà lus à sa femme. Proust, Céline, Lowry, Twain, les écrivains sud-américains, les poètes portugais sont bel et bien présents pour lui en Angola, contemporains de Chiúme ou de Bimbe, ce dont la mémoire du protagoniste témoigne. Ils ne sont pas une béquille a posteriori importée dans le récit angolais pour en contenir la logorrhée pathologique, ni même une bibliothèque d’un lecteur en temps de paix plaquée sur le feu de la guerre pour donner des lettres de noblesse aux mémoires de guerre. Cité en L par son prénom, Luandino Vieira se détache : lui qui partage le savoir de Lobo Antunes quant à la réalité de cette guerre luso-angolaise (« a gente é que somos de verdade e o resto nunca que existiu » ; « c’est nous qui sommes en réalité » « le reste jamais n’exista »). Écrivain angolais, militant du MPLA arrêté par la PIDE, condamné à quatorze ans de prison au terrible bagne de Tarrafal (Cap-vert), il est celui qui, de l’autre côté des lignes, a également accès à la parole, fait œuvre de littérature dans une langue portugaise imprégnée et réinventée avec le quimbundo, énoncée depuis le local angolais. D’autres listes s’ajoutent – musiciens nombreux (où le jazz domine), cinéastes : la culture serait-elle un dernier rempart pour contenir, dans le désordre et la singularité de ses hérauts, la mémoire défaite de ceux qui ne seront pas décidément des héros ? La chronique « 078902630 RH+ » citée en exergue de cet article, tempère sévèrement la réponse.
16Abécédaire plus invasif encore, celui de la médecine et de ses diagnostics incessants jaugeant la santé des corps et des âmes, dans un regard qui déforme tout ce qu’il touche de façon pathologique. Des maux les plus mineurs aux chirurgies désespérées de guerre, la contagion est sans remède : acné, blennorragie, bronchite, colite, fibrose, furoncles, hémorroïdes, hoquets, paludismes, ptôse, moignons, sciatique, ténias. Ici, la table de chirurgie se superpose à la table d’écriture en António Lobo Antunes, qui découpe au scalpel de son métier les métaphores pour rendre les corps, les affects et les pensées, meurtris d’avoir approché la torture et la mort de trop près. Par ce trop plein de corps, qui se complémente dans l’écriture de la sexualité et des érotismes, il marque sa différence avec un autre grand nom de la littérature portugaise, avec Pessoa dont il critique le détachement face aux choses du corps (de même qu’il prend ses distances avec Oliveira et sa manière de représenter la guerre et les soldats méditant au pourquoi et à l’éthique sur le champ de bataille dans Non, ou a Vã Glória de Mandar). Face à l’ampleur du mal, la pharmacopée déçoit, elle n’est que béquilles, chtinine, formol, vitamines, morphine elle-même dérisoire, là où il faudrait des remèdes, des principes actifs, des prothèses d’une autre puissance – des décisions politiques, des révolutions et des renversements de régime autoritaire. Sous l’égide de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, des Vanités et des Âges de la vie, sa langue s’approprie les processus et les cycles de la vie (embryon, fœtus, squelette, accouchement, ménopause, vieillissement, agonie), matérialise les fluides du corps (sang, étron, merde, sperme, pisse, pus, vomis), accélère le vieillissement et la régression aux stades fœtal, anal, dans une littérature agonique (agônia, en grec, « lutte », « angoisse »), qui prolonge les combats luso-angolaises, par la lutte désormais intérieure et infinie.
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41 « Quatorze point dans le cul de l’agent et moi ravi e...
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42 M. A. Seixo, op. cit., p. 46.
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43 Cet inconfort tourne au malaise, à la lecture du chap...
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44 Conversations, op. cit., p. 51 et 110 : « la meilleur...
17Dégradation ultime de champ lexical du corps, glissant sur tous les registres dans son « enfilage », successivement brutal, vulgaire, tendre, chirurgical, métaphorique, politique, la longue collection des culs, depuis le titre finalement choisi jusqu’à l’oméga du livre, la synthèse opérée dans la lettre Z. Du côté de la brutalité et de l’escalade de violence qu’elle appelle en réponse : le supplice des glaçons enfoncés dans l’anus du prisonnier par celui-là même à qui le médecin, ravi, recoudra plus loin le cul sans anesthésie (« catorze pontos no cu do agente a demorar, deliciado, a agulha pela carne » : on torture le bourreau par là-même où il a péché et le récit est judicieusement, ironiquement logé à la lettre Q41). Le narrateur défigure plus loin le visage du bourreau de la PIDE, greffant l’anus à la bouche [S]. Du côté de la tendresse : les fesses du protagoniste caressées par la main d’Isabelle [X], celle de l’interlocutrice muette [T], les langes de l’enfant que sa femme change [M]. C’est l’Afrique aussi, sa colère, et les fesses des joueurs de Batuques se mouvant au son des tambours [F]. La langue de l’écrivain prend soin des corps, jusque dans la violence torturante des affects qu’ils éveillent : outre Judas, l’autre « cul » illustre du livre est celui de Salazar, dans lequel le protagoniste rageur rêve d’« [enfiler] une grenade dégoupillée » [N]. L’expression-titre Os Cus de Judas fait exploser la rage dans les lettres E, F, I, N, P, X, V, Z et résonne avec tous les jurons en argot, qui expulsent la charge intérieure face à l’immense gâchis, dans la plasticité de la langue châtiée du protagoniste. Pierre Léglise-Costa la traduit par un singulier, « le cul de Judas », comme on dirait « le trou du cul du monde », expression proche du titre italien dans la traduction de Maria José de Lancastre (In Culo al mundo) tandis qu’Elisabeth Lowe pointe l’Afrique, les terræ inconitæ de Sud et leurs apories (South of Nowhere), que Margaret Jull Costa insiste sur les imaginaires géographiques et apocalyptique des finistères (The Land at the End of the World) et que Ray-Güde Mertin met l’accent sur la référence biblique et la figure du traître (Der Judaskuß, « le baiser de Judas »). Le traducteur français lui cherche des équivalences dans la langue, les déplie en doublon : « ce trou pourri », « ce trou perdu », « au fond du trou perdu, ce cul de Judas », là où Lobo Antunes écrit l’expression seule. Or le pluriel importe : leurs coordonnées se multiplient dans l’Angola du soldat-médecin Lobo Antunes – Chiúme et Mandango étant les pires. D’autres soldats, en d’autres lieux de la guerre coloniale luso-africaine, en pourraient compléter la longue liste. La polysémie de l’expression s’ajoute : María Alzira Seixo rappelle que dans le vocabulaire du MPLA, elle nommait les traîtres42. Et notre narrateur, de se dépeindre également dans l’infamie du traître, lorsqu’il ne soutient pas les soldats de Marimbo qui avaient placé leur confiance en lui, pour faire front contre la hiérarchie [T]. Le lecteur entre dans une zone d’inconfort : il est face à un protagoniste qui reconnaît la peur, la lâcheté, l’aveuglement, le choix de faire le service plutôt que l’exil, le non choix de la résistance et du militantisme et même la participation aux tortures43. Au-delà, initiée dans Os Cus de Judas, c’est l’esthétique d’une littérature « écrite par-derrière » que l’écrivain dissémine et sur laquelle il revient dans ses Conversations avec María Luisa Blanco44, d’une littérature qui nous prend de côté, nous autres lecteurs, nous amène à considérer depuis les marges, les décentrements, les périphéries, le malaise généralisé, le sujet qui la tend et les voix déclassées qui la portent.
18Quel compte est soldé par ce récit, qui acte précisément sur la carte, des coordonnées traumatiques de l’expérience de guerre luso-angolaise ? Au seuil du livre, la prophétie familiale énoncée en A (« Heureusement, le service militaire fera de lui un homme », « Felizmente que a tropa há-de torná-lo um homem. ») est un vecteur de lecture qui se résout par la négative en Z (« J’ai toujours espéré que l’armée ferait de toi un homme, mais avec toi, il n’y a rien à faire », « Sempre esperei que a tropa te tornasse um homem, mas contigo não há nada a fazer. »). À l’autre bord en X, une autre question, trop vite évacuée par le protagoniste, fouaille le lecteur, parce qu’elle donne son titre au récit et appelle à sa relecture critique. « Comment vas-tu tenir après, à Lisbonne, après ce cul de Judas ? » (« Como é que te vais aguentar em Lisboa depois dos cus de Judas? »), demande l’infirmier. Le jugement est sans appel : en 1979, six ans après, la montre de vingt-sept mois à la guerre se remet en marche, inlassablement, rediffusant le film en accéléré, dans sa totalité et sa fragmentation, en un peu moins de vingt-trois heures. Le protagoniste « tient » à peine.
De A à Z ou la montre de l’écriture
[Lisboa-Luanda-Lisboa-Luanda-Lisboa. 1971-1973]
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45 Voir le découpage de M. A. Seixo (op. cit., p. 42, 51...
19Les aiguillages du récit indiquent donc la voie chronologique. Reprenons. Nous sommes donc en janvier 1971. [A] L’adieu à la famille sur le quai d’embarquement pour l’Angola ; [B] appareillage et navigation ; [C] Débarquement à Luanda ; ... ; [M] Milieu du livre, où Lisboa et Luanda se reflètent en une anamorphose, et équidistance symbolique entre le domicile du narrateur et celle de l’auditrice (« Chez vous ou chez moi ? », « Para sua casa ou para a minha? ») ; … ; [S] Sofia ; [U] le fleuve Cambo et les 25 mois de guerre ; [V] le convoi de Malanje à Luanda ; [X] les formalités médicales et l’attente du départ à Luanda ; [Z] le vol retour à Lisbonne et la conclusion des tantes, mars 197345. D’un quai à l’autre, les pérégrinations du soldat sont ordonnées dans une linéarité relativement tenue, un journal de bord condensé, une correspondance qui raconte ce qu’elle tait pour pouvoir passer la censure, même si analepses et prolepses interviennent en plusieurs endroits, par le jeu de la narration rétrospective. L’alphabet joue le rôle d’une montre, certes complexe, qui entraîne le lecteur dans une relecture infinie, sur le mode de cette mémoire qui bégaie, balbutie, boîte, redit, reformule, révise. L’agencement des temporalités par l’abécédaire fait pression sur la lecture de première réception qui investit peut-être davantage le présent diégétique et sa fiction comme repère spatio-temporel et le faible suspense de la chronique amoureuse, qui a servi de départ à l’écrivain, avant qu’il y importe les mémoires de guerre : on sait que le soldat est revenu de la guerre, on ne sait pas s’il couchera avec la femme.
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46 T. Samoyault, La Montre Cassée, Verdier, Chaoïd, 2004.
20Or l’agencement canalise autrement les relectures où l’on se rend attentif à d’autres machines temporelles, au mode de revenances des segments mémoriels et aux coordonnées de la langue, à la façon dont ils constituent aussi une certaine éthique pour s’approcher des faits et des dires les plus douloureux et résolument violents. La montre est-elle cassée ? Volée comme les années de paternité et de vie amoureuse que l’Estado Novo de Salazar prélève à Lobo Antunes ? Va-t-elle à reculons [I] ? Est-elle molle, comme celles de Dali peintes dans La Persistencia de la memoria, en 1931 [L] ? Liquide tel un « pus de fatigue » dans la pâleur du jour levant [U] ? Les catégories proposées et disséminées en quatre quarts d’heures de quinze entrées chacun par Tiphaine Samoyault dans La Montre Cassée,46 suggèrent de nouveaux trajets. Cacophonie de tic-tac et de coucous autant que de tirs à la kalachnikov que les Cus de Judas ! « Pendule inlocalisable » des tantes [A], « clairons irritants » de l’armée [B], « sonnets des almanachs », « géographie de fuseaux horaires » et cœur accéléré par l’angoisse au crépuscule [D], « cloche de chapelle » angolaise pour soigner les patients lépreux et « calendriers biffés » décomptant les jours restants, passé et futur abolis par le silence de l’Afrique [E], calendriers alentis par l’érosion de la guerre [N], les « rythmes cardiaques des tambours » [P], astrolabe de navigateur [Q], kaïros du silence à 4 heures, montre-bracelet déposée sur le chevet pendant le sexe [R], les objets figurent les corps, les pensées et leur hiatus, leurs dérèglements privés avec le monde, leurs anachronismes, jusqu’à la montre « qui existe déconnectée et palpitante dans la tête des morts » [« que existe, desconexo e palpitante, na cabeça dos mortos », X] et à l’horloge finale, au grand cœur de Bouddha pacifique, des tantes en Z. Automate inquiétant à la Buster Keaton, l’oncle Eloi ne cesse de remonter les pendules [O, T], figure d’un Portugal immobilisé et conservateur, dans un temps sous couvercle de la dictature, tandis qu’au milieu de la nuit, en X, le temps s’est arrêté sur toutes les montres du livre pour notre protagoniste :
le temps s’est arrêté à toutes les pendules : à votre montre, au réveil, à la radio, à la montre qu’Isabelle doit porter maintenant et que je ne connais pas, à celle qui existe déconnectée et palpitante dans la tête des morts
o tempo parou em todos os relógios, no do seu pulso, no despertador, na telefonia, no que a Isabel deve usar agora e não conheço, no que existe, desconexo e palpitante, na cabeça dos mortos
21L’angoisse culmine. Toutes les heures de la mémoire et toutes les formes du temps tournent simultanément, à des rythmes différents, dans des sens distincts. À ces saccades du temps, où les chiffres et les aiguilles prennent le pas sur les lettres et en compliquent le rythme régulier d’abécédaire organisant le temps linéaire, seule l’Afrique répond, gagne du terrain, nous apaise, maternelle, sage et plus ample que nous. Elle donne l’autre « la » du roman, une conception du temps et de la vie plus ample, autre, « impossibles à expliquer à qui est né entre des tombeaux d’Infante et des réveille-matin, aiguillonné par des dates de batailles, des monastères et des horloges pointilleuses » [« impossíveis de explicar a quem nasceu entre túmulos de infantas e despertadores de folha, aguilhoado por datas de batalhas, mosteiros e relógios de ponto », E]. Face à cette montre cosmique, solaire, l’écrivain retrouve un monde habitable, respirable, magnifique :
la chose la plus belle que j’aie vue jusqu’à ce jour ce sont vingt mille hectares de tournesols à Baixa do Cassanje, en Angola. […] Les tournesols dressaient tous leur œil vers le jour naissant, la terre entière se couvrait de grandes paupières jaunes.
47 A. Lobo Antunes, « Chronique devant être lue au rythm...
a coisa mais bonita que vi até hoje eram vinte mil hectares de girassol na Baixa do Cassanje, em Angola. […] Os girassoís erguiam a cabeça, à uma, na direcção do nascente, a terra inteira cheia de grandes pestanas amarelas47.
22De l’Angola, António Lobo Antunes n’a pas seulement rapporté les images du traumatisme.
Notes
1 A. Lobo Antunes, « 078902630 RH+ », Livre de chroniques IV, traduit par Michèle Giudicelli, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2009, p. 125. Le titre de la chronique est son numéro de matricule.
2 La figure du conteur au bord du naufrage se précise, de M à N : M « Assis à la table de mon bureau, je me sens sur la passerelle de commandement déserte d’un navire qui coule, avec mes livres, mes plantes, mes manuscrits inachevés […] », « sentado à secretária do escritório sinto-me na ponte de comando deserta de um navio que se afunda, com os seus livros, as suas plantas, os seus manuscritos inacabados » ; N « De sorte que […] j’ai commencé à raconter […] l’histoire de cet irrémédiable naufragé que je sentais en moi, de temps en temps » (« De modo que […] principiei a narrar […] a história do náufrago irremediável que de quando em quando me sentia »). Elle se connecte à celle du prêtre, « Noé perplexe », rencontré sur le bastingage en C. Tout au long de l’article, je renverrai non aux pages mais aux lettres où apparaissent les citations, pour générer un art de mémoire interne au récit, rejoignant en cela la notation de María Alzira Seixo.
3 Ce rire de la hyène, nommé en S, répond à deux lignes interrogatives respectivement lancées en A et en H : la question familiale de la métamorphose du protagoniste en homme, filée tout au long de l’alphabet, celle qu’il se lance en son for intérieur, de ce qu’il adviendra de son humanité, au retour (« Quel sourire ferai-je en rentrant chez moi ? », « Quando eu chegar que sorriso farei? »). L’écho avec le surgissement, au retour du front, du rire intérieur, ambigu, chez le protagoniste de L’Acacia est frappant (« Il avançait dans cette sorte de triomphe, continuant à jurer grossièrement entre ses dents tandis que cette chose se mettait de nouveau à rire, incoerciblement, sauvagement. » C. Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989/2003, p. 355 ; S : « Je recommence à rire du rire de moine […] avec la satisfaction d’une hyène [recomeço a sorrir a gargalhada fradesca, […] numa satisfação de hiena.]. Parce que c’est cela que je suis devenu ou qu’on m’a fait devenir [Porque foi nisto que me transformei, que me transformaram] : une créature vieillie et cynique qui rit d’elle-même et des autres [uma criatura envelhecida e cínica a rir de si própria e dos outros] […] le rire répugnant et gras des défunts, en train de pourrir de l’intérieur [o repulsivo riso gorduroso dos defuntos, e a apodrecer por dentro] […] dans une confusion de moustaches [numa confusão de bigodes] ».
4 Voir en R : « de forma que essa Guernica se transformou pouco a pouco na minha Guernica » ; « De sorte que cette Guernica-là s’est transformée, petit à petit, en ma propre Guernica ».
5 M. Alzira Seixo, Os Romances de António Lobo Antunes, Lisbonne, Dom Quixote, 2002, p. 42.
6 J. Duarte Bernardes, « História e memória na ficção post-modernista portuguesa. Os Cus de Judas e As Naus », Labirintos, no 2, p. 1-28.
7 Des épisodes contés dans Os Cus de Judas sont régulièrement attestés par l’écrivain dans sa correspondance, ses chroniques et ses entretiens : par exemple, les paroles du missionnaire basque, le capitaine Melo Antunes déplacé pour avoir congédié un agent de la PIDE qui avait frappé au ventre une femme enceinte, « les colliers faits d’oreilles humaines » des officiers Katangais (respectivement en R, F et J et Conversations avec António Lobo Antunes, Christian Bourgois Éditeur, p. 99-101). Au plan autobiographique, la date du 22 juin 1971 en I associée à la naissance de la fille du narrateur, est celle de la fille de l’auteur (cf. Lettre du 23 juin 1971, Chiúme, adressée à sa petite fille, Lettres de la Guerre, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2004, p. 241-424) et la lecture en parallèle des Lettres de la Guerre et de Os Cus de Judas montre le terreau du réel, la teneur autobiographique et la mémoire lancinante à l’œuvre dans le récit.
8 Je joins à la fin de l’article quelques notes rapides sur le lexique portugais, les acronymes liés au contexte angolais et la traduction en français.
9 Signée le 11 novembre 1975, l’Indépendance de l’Angola est effective un an et demi après la Révolution des Œillets du 25 avril 1974, qui précipite la fin de la dictature salazariste et ouvre les négociations avec les mouvements de libération angolais. L’accalmie est hélas sitôt rompue. 1977 signe une nouvelle escalade de violence, avec la répression du 27 mai où des dizaines de milliers de militants et de civils sont emprisonnés, torturés, assassinés. L’ « Angola postcolonial » (selon le titre rassemblant les essais de Christine Messiant, Paris, Karthala, 2008) n’en a donc pas fini avec la guerre : entrant dans une guerre civile et régionale de près de 27 ans, le pays a été un terrain d’affrontement de la guerre froide, les différents mouvements de libération se déchirant pour le pouvoir étant soutenus chacun par des puissances différentes. D’où l’accusation du protagoniste en E, qui élargit à tous ces acteurs la responsabilité de leur assassinat. António Lobo Antunes reviendra sur ce théâtre sanglant de mai 1977 dans son livre Commissão das Lágrimas (2011, non traduit), lu par la critique comme un réinvestissement en fiction de la figure de la Virinha, militante du MPLA assassinée en mai 1977 et porte, selon l'écrivain « sur la mort de Jonas Savimbi, lors d'un attentat commis par les services d'intelligence portugais, israéliens et nord-américains, qui l'avaient localisé par son téléphone ». (El País, édition du 24 septembre 2015. Je traduis.)
10 J. Duarte Bernardes, op. cit., p. 3 : « le choix d’une division alphabétique pour les titres de chapitre fait signe vers la mémoire comme puissance créatrice, comme si elle était elle-même le principe et la fin. […] A/Z, tout comme les A/Ω bibliques, se présentent comme récapitulation représentationnelle ». Je traduis.
11 E. Bouju, La Transcription de l’histoire, Rennes, PUR, 2005, p. 129.
12 V. Ericedo, « Figurar la guerra. Sujeto et estilo en Os Cus de Judas de António Lobo Antunes », Revista Iberoamericana, XII, no 47, 2012, p. 77-78 : « La série alphabétique dispose les chapitres dans une sorte d’ordre conventionnel mais sans direction, une matière première que le narrateur essaie de combler […]. Le langage déréalise l’expérience, or c’en est l’unique accès ». Je traduis.
13 Entrevistas com António Lobo Antunes 1979-2007. Confissões do trapeiro, éd. A. P. Arnaut, Coimbre, Almedina, 2008, p. 25.
14 Son père le lui fit lire à l’adolescence : le roman retentit très fortement sur sa vocation d’écrivain, lui revient lors de ses lectures sur le front à Chiúme (voir Lettres de guerre, op. cit.).
15 Voir sur l’écriture du sujet et de la catharsis : S. I. Sousa, « O Pacto emocional em Os Cus de Judas », Revista Divergencias, v. 8, no 1, 2010 ; N. Kampff Garcia, « Uma catarse no espelho : Os Cus de Judas, de António Lobo Antunes », Revista Maringá, v. 36, no 3, 2014, p. 325-333. Sur l’écriture de la guerre et de la mémoire : E. Bouju, « Modèle, prétexte et repoussoir : le détournement du récit de guerre dans Saúl ante Samuel de Juan Benet et Os Cus de Judas d’António Lobo Antunes », C. Milkovitch et R. Pickering (dir.), Écrire la guerre, Grenoble, CRLMC, 1999, p. 251-265 ; F. Cammaert, L’Écriture de la mémoire dans l’œuvre d’António Lobo Antunes et de Claude Simon, préface de Maria Alzira Seixo, Paris, L’Harmattan, 2009 et sa thèse de doctorat ; B. Dos Santos, « Mémoires de l’expérience de la guerre coloniale dans Os cus de Judas d’António Lobo Antunes », Françoise Dubosquet Lairys (dir.), Les Failles de la mémoire. Théâtre, cinéma, poésie et roman : les mots contre l'oubli, Rennes, PUR, 2016 ; O. Kleiman, « La rumeur des manguiers de Marimba. Poétique de la guerre : Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes », O. Kleiman, A.-M. Pascal et P. Rousseau (dir.), Poétique de l’écriture d’une expérience de guerre. La littérature postcoloniale en langue portugaise, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2010 ; I. Moutinho, The Colonial Wars in Contemporary Portuguese Fiction, Woodbridge, Tamesis, 2008, Chapter 1 « Os Cus de Judas » ; N. do Vale Cardoso, A Mão-de-Judas. Representações da Guerra Colonial em António Lobo Antunes, Texto, Colecção António Lobo Antunes - Ensaio, v. II, 2011. Sur la déconstruction, l’historiographie et le post-colonialisme : M. Alzira Seixo, « Parte II. 1. Autobiografia. B Pós-colonialismo. C. Prosódia do texto de ficção », op. cit ; H. Silva, A Metaficção Historiográfica no Romance Os Cus de Judas, de António Lobo Antunes, Tese Doutorado, Orientadora : Profa. Dra. Lílian Lopondo, São Paulo, USP, 2007.
16 Voir L. M. Veiga, « Carnaval dos animais : uma leitura zoológico do romance Os Cus de Judas », Revista Crioula, no 2, 2007 et N. do Vale Cardoso, A Mão-de-Judas : representações da guerra colonial en António Lobo Antunes », Texto, 2010 (notamment : III, 2 « O jardim zoológico: um mundo ptolomaico »).
17 E. Fonseca, « A Metaforização em Os Cus de Judas », Teixeira, Rui de Azevedo, A Guerra Colonial, Lisboa, Editorial Notícias, 2001, p. 361-373.
18 L. de Camões, As Lusíadas : Canto II, 45 : « Que, se o facundo Ulisses escapou/ De ser na Ogígia Ilha eterno escravo,/ E se Antenor os seios penetrou/ Ilíricos e a fonte de Timavo,/ E se o piadoso Eneias navegou/ De Cila e de Caríbdis o mar bravo,/ Os vossos, mores cousas atentando,/ Novos mundos ao mundo irão mostrando. » (« Car si l’éloquent Ulysse échappa à une servitude perpétuelle en l’île d’Ogygie, si Anténor pénétra dans les baies Illyriennes jusqu’à la source du Timave, et si le pieux Énée sillonna les eaux tempêtueuses de Charybde et Scylla, les vôtres tentant de plus grandes entreprises révèleront au monde des mondes nouveaux. »
19 Victor Ericedo voit dans cette image initiale l’« estetización de una infancia aurática [esthétisation d’une enfance auratique] », op. cit., p. 73.
20 Lecture partagée également par I. Moutinho (op. cit., p. 16) et par D. Robertson.
21 Psychiatre révolté par les conditions faits aux malades dans le premier hôpital psychiatrique fondé au Portugal, il écrira jusqu'à sa crainte de passer patient : « informo que estou a enlouquecer com vocês e quero que me levem daqui antes que me torne numa camisa de dormir de algodão recheada de pastilhas, a vaguear aos domingos de manhã pelas jaulas do Jardim Zoológico » A. Lobo Antunes, Conhecimento do Inferno, Lisbonne, Dom Quixote, 1980, p. 101) (« […] je veux qu’on me fasse sortir de là avant que je ne devienne une chemise de nuit en coton bourrée de pilules, qui erre le dimanche devant les cages du Jardin Zoologique. » Connaissance de l’Enfer, trad. par M. Giudicelli, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1998, p. 127.)
22 A. Lobo Antunes, Connaissance de l’Enfer, op. cit., p. 316.
23 Par exemple en X : « j’ai envie d’expulser les défunts installés raides sur mes chaises dans une expectative pâle et tenace », « Apetece-me expulsar estes defuntos hirtos instalados nas minhas cadeiras numa expectativa pálida e tenaz ».
24 Voir Connaissance de l’Enfer, op. cit, p. 121 : « L’Angola pensa-t-il […] peut-être que la guerre continue, d’une autre façon, en nous, peut-être que je continue à être occupé par l’immense, désespérante, tragique tâche de durer ». (Conhecimento do Inferno, op. cit, p. 77 : « Angola, pensou ele […] talvez que a guerra continue, de uma outra forma, dentro de nós, talvez que eu prossiga unicamente ocupado com a enorme, desesperante, trágica tarefa de durar. »)
25 Éducation conservatrice, régime autoritaire, société qui ne veut entendre, les figures du bâillon se multiplient dans le récit, depuis la chanson nord-brésilienne « Papagaio Loiro » qu’on assène à l’enfant pour l’empêcher de rendre son repas au numéro de matricule enfoncé dans la bouche des soldats. Sur la façon dont l’écrivain affranchit par la littérature et la beauté de sa langue les choses tues des violences et des censures, voir I. Cazalas, « Plurivocité de la violence et écriture de l’altérité dans Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes », S. Bazile et G. Peylet (dir.), Violence et écriture, violence de l’affect, voix de l’écriture, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p. 211-224.
26 M. Ribeiro Calafete, Uma História de Regressos – Império, Guerra Colonial e Pós-colonialismo, Porto, Afrontamento, 2004.
27 Pour aborder l’œuvre de António Lobo Antunes dans son ensemble, et outre le travail très passionnant de M. A. Seixo déjà mentionné, on pourra se rapporter en français à la thèse de V.-F. Obam (L’Esthétique romanesque de António Lobo Antunes. De la continuité à la rupture, thèse de doctorat dirigée par C. Dumas, soutenue en 2001 à l’université de la Sorbonne Nouvelle).
28 Pour une cartographie remarquable de l’œuvre romanesque de l’écrivain, voir M. A. Seixo, op. cit.
29 A. Lobo Antunes, La Splendeur du Portugal, trad. par C. Batista, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1998, p. 457 ; O Ssplendor de Portugal, Rio de Janeiro, Rocco, 1999, p. 237.
30 L’on pourrait ainsi détacher, à la manière des 82 gravures de Goya, les « images » à la fois réalistes et allégoriques de ces désastres : colliers d’oreilles coupées des officiers katangais à la solde de la PIDE, parties de foots jouées avec les têtes coupées des prisonniers, viols répétés des femmes angolaises et des prisonniers, pédophilie sur les populations locales, tortures de toute sorte, violences coloniales, suicides, mutilations, dégradations. La liste s’allonge avec une désespérante régularité, au fur et à mesure que l’écrivain avance son œuvre.
31 Processus à la fois intérieur, psychique, privé qui commence dans le cœur de la guerre (cf la Lettre du 19.04.1971 : « une chose curieuse que j’ai remarquée en moi, c’est que j’ai pratiquement cessé de parler et, au-delà des questions inévitables, posées aux malades, et des réponses à leurs demandes, je ne parle à personne, je suis intérieurement tapissé de silence. Ce processus de « silenciation progressive », qui avait commencé avant mon départ, approche maintenant du degré zéro. Bientôt je n’aurai plus besoin de voix pour rien »), mais aussi extrinsèque, quand la famille, la société ne peut ni ne veut entendre le récit de comment c’était là-bas et sur lequel Fado Alexandrino revient, racontant le retour des soldats à Lisbonne, « phénomène d’amnésie collective ; cela n’intéressait personne de se souvenir de la souffrance de ceux qui étaient allés en Angola, personne ne voulait se souvenir de la répression sous laquelle le pays avait vécu pendant tant d’années » [Conversations, op. cit., p. 55].
32 On peut en douter, si on se fie à l’univers sonore en I : « E aqui estamos nós, afogados também, […], polvos de aquário borbulhando palavras que a música de fundo dissolve num murmúrio de surdina de maré, você a escutar-me com a tranquila paciência das estátuas » « Et nous sommes ici, noyés, nous aussi, […] pieuvres d’aquarium qui borborygment des mots que la musique de fond dissout dans un murmure sourd de marée, vous m’écoutez avec la patience tranquille des statues. »
33 M. A. Seixo, op. cit., p. 65. Je traduis.
34 Pour approfondir les figures féminines dans l’ensemble de l’œuvre de António Lobo Antunes et les mettre en rapport avec celles de Os Cus de Judas, voir A. P. Arnaut, As Mulheres na ficção de António Lobo Antunes: (In)variantes do feminino, Texto, Colecção António Lobo Antunes - Ensaio, III Volume, 2012, outre le travail de M. A. Seixo, également très fin sur la question.
35 [E] : « são os guerrilheiros ou Lisboa que nos assassinam, Lisboa, os Americanos, os Russos, os Chineses, o caralho da puta que os pariu combinados para nos foderem os cornos em nome de interesses que me escapam, quem me enfiou sem aviso neste cu de Judas […] ? » (« Sont-ce les guérilléros ou Lisbonne qui nous assassinent, Lisbonne, les Américains, les Russes, les Chinois, les fils de putains qui se sont concertés pour nous baiser au nom d’intérêts qui nous échappent, qui m’a enfilé dans ce trou pourri […] ? »).
36 [E] « Qui va déchiffrer pour moi cette absurdité ? »
37 À commencer par Belém, tour d’où partaient les Navigateurs, le Monastère des Jéronymes où Vasco de Gama est enterré, Praça do Comércio, jusqu’au rond point final en Z, Praça do Areeiro, emblématique de l’architecture des années 40-50 de l’Estado Novo.
38 Tantôt réduite en une litanie militaire de campements ([T] : « Mangando, Marimbanguengo, Bimbe e Caputo, eis os pontos cardeais da minha angústia », « Magando, Marimbanguengo, Bime et Caputo : voilà les points cardinaux de mon angoisse »), tantôt nommant la beauté pure (les tournesols de la Baie de Kassanje, les eucalyptus de Ninda et de Cessa, la forêt de Chalala).
39 Sous un mode désarticulé, aggloméré : « Angolénossa » [angolaestànous], « viváportugal » [vive-le-Portugal], « vivápátria » [vivelapatrie] [N].
40 I. T. Kano, « A que veio este museu no meio d’Os Culs de Judas ? », revista Metamorfoses, v. 13 no 2, 2015.
41 « Quatorze point dans le cul de l’agent et moi ravi en train de faire trainer l’aiguille dans la chair, […] les mêmes yeux avec lesquels j’ai regardé le cipaye enfiler des glaçons dans l’anus d’un type sans même protester » à cause de la peur [Q].
42 M. A. Seixo, op. cit., p. 46.
43 Cet inconfort tourne au malaise, à la lecture du chapitre 8 de Connaissance de l’Enfer, par la scène du tabassage collectif et de la cigarette écrasée sur le torse d’un prisonnier angolais par le protagoniste et narrateur, plus seulement réduit au statut de témoin contraint par la PIDE.
44 Conversations, op. cit., p. 51 et 110 : « la meilleure leçon d'écriture que j’ai jamais reçue m’a été donnée par un fou. […] : “Vous savez ? Le monde a commencé par être fait par-derrière [à l’envers]...” J’ai réfléchi à la phrase de ce fou et je me suis dit : “C’est pareil quand on écrit.” Quand on commence, on écrit par-devant, jusqu’au moment où on comprend qu’on doit écrire par-derrière, sur l’envers. »
45 Voir le découpage de M. A. Seixo (op. cit., p. 42, 51-52 et 63).
46 T. Samoyault, La Montre Cassée, Verdier, Chaoïd, 2004.
47 A. Lobo Antunes, « Chronique devant être lue au rythme du kissanje », Livre de Chroniques III, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2004 ; « Crónica para ser lida com acompanhamento de Kissanje », Segundo Livro das Crónicas, Lisbonne, Dom Quixote, 2002.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Julia Peslier
Maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, Julia Peslier est membre du laboratoire ELLIADD 4661. Elle est l’auteur d’une thèse sur La Pensée à l’œuvre, chantiers de Faust ouverts par Goethe chez Pessoa, Valéry, Boulgakov et Mann. Ses recherches portent sur les esthétiques du noir, du blanc et de la couleur dans la littérature et les arts visuels, sur la traduction et les dispositifs auctoriaux et hétéronymiques. Fondatrice et rédactrice en chef de la revue Skén&graphie en arts du spectacle, avec Pascal Lécroart, et également co-responsable des archives de la revue Coulisses, elle en a dirigé différents numéros.