XXe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017
Plan de l'article
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1 Pour une introduction à la vie et l’œuvre de l’écrivai...
1L’auteur de L’Usage du monde, qui oscille entre le goût de tout ce qui existe et la passion du vide et du rien, construit son œuvre autour de multiples paradoxes. Voyageur ? Il va (très) lentement, il s’arrête longuement, il s’attarde, il flâne, il s’enlise parfois… Promeneur, donc, plutôt ? Oui, peut-être, avec une Fiat 500 qui avance presque à pas d’homme… Il voulait arriver en Chine puis en Amérique, il finira au Japon. Suisse du bout du lac Léman, il possède une volonté farouche d’échapper aux hasards de la naissance et de se transformer lui-même en « traducteur » du monde, mais il retourne, après trois ans de voyage, dans son canton de belle herbe verte où il passe la plus grande partie de sa vie. Il se veut hors du temps, mais son amour du vide en fait un écrivain qui partage le désarroi de l’après-guerre, lequel, il est vrai, conduit les intelligences de l’époque plutôt à l’engagement politique et philosophique qu’à l’apologie de l’amincissement. Écrivain ? Certes, et c’est bien la qualité de l’écriture, sa capacité d’être à la fois légère et dense, qui représente sa plus grande aventure, mais – la contradiction n’est cette fois qu’apparente – le récit n’est pas composé de grands exploits et d’extraordinaires prouesses, mais d’impressions aiguës et fugaces qui se succèdent et pourrait s’intituler éloge du rien : le récit de voyage est en réalité l’entreprise d’un poète1.
Le livre rêvé
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2 Nicolas Bouvier à Thierry Vernet, lettre du 21 avril 1...
2La version de L’Usage du monde que nous tenons entre les mains ne correspond pas au projet initial, extrêmement ambitieux. Au départ Bouvier et Thierry Vernet souhaitaient construire un livre-objet ; ils voulaient se démarquer nettement des récits de voyage habituels et présenter aux éditeurs une œuvre composée non seulement du texte et des dessins, mais également des clichés pris tout au long du périple et des morceaux de musiques qu’ils enregistrent en cours de route ; comme le précise le jeune peintre dans la Correspondance des routes croisées : « Je ne le vois pas comme un livre de voyage, se contenter des modèles existants est hors de question » ; l’écrivain précise à son tour : « Faudra mettre un ou deux brins de musique dans le livre du monde ; ça a vraiment contribué à la beauté du voyage2 ». Les deux arts antithétiques (et complémentaires) de la photographie et de la musique, l’un immobile et l’autre éminemment mobile, l’un sourd et l’autre aveugle, auraient formé l’ossature sur laquelle se serait construit le texte. Ils désignent du doigt le projet de Bouvier : redonner et susciter un état purement émotionnel, où les sens perçoivent plus qu’ils n’enquêtent. Au cours de son périple, l’écrivain avait agrémenté ses conférences sur Montaigne de musique du xvie siècle, mais une fois de retour, les exigences de l’édition contraindront les auteurs à « se contenter » et le livre est amputé d’une partie qui lui aurait donné une configuration toute différente.
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3 N. Bouvier, Entre errance et éternité, Regards sur les...
3Aujourd’hui le lecteur peut recréer le projet original grâce à un peu de bricolage et lire le texte en feuilletant en même temps Entre errance et éternité, Regards sur les montagnes du monde et Dans la vapeur blanche du soleil3, les ouvrages qui réunissent les photos prises en route, tout en écoutant le cd-rom intitulé Poussières et musiques du monde, Enregistrements de Zagreb à Tokyo… À lui donc de transformer l’Usage du monde en une sorte de « livre simultané », à l’image de La Prose du Transsibérien, autre chef-d’œuvre à plusieurs facettes (dessins de Sonia Delaunay et encres de différentes couleurs) dont ne nous est donné désormais que le texte… à l’encre noire.
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4 Correspondance, op. cit., p. 982.
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5 Ibid., p. 924-25.
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6 J.-Y. Pouilloux, “Nicolas Bouvier : la jubilation du r...
4Les deux amis le disent chacun à sa manière, le voyage pour eux n’est pas seulement un parcours en Asie à la recherche de visages et de paysages, c’est une entreprise beaucoup plus essentielle, qui, pour Nicolas Bouvier, est une profonde remise en question de son moi, vécue avec un sentiment qui ressemble à la dévotion religieuse. Le futur écrivain, résolument athée, se penche dans sa jeunesse « sur le problème de la naissance des dieux qui le tracasse4 ». Réfléchissant sur le passage du polythéisme au monothéisme des juifs qui réduit la multiplicité à l’unicité et éloigne Dieu de l’être humain, le reléguant au fond de cieux où il est nécessaire d’aller le chercher, le jeune homme qui n’a pas encore écrit son œuvre compare le sens du voyage précisément à cette quête ; voyager, c’est « franchir une distance », à la façon des chrétiens : « Toutes les directions sont ouvertes ; je crois que s’il fallait refaire la théologie, il n’y aurait qu’un seul péché mortel : la stagnation, la platitude au sens spatial du mot. Qu’on s’enfonce sous terre, qu’on gravisse, qu’on parcoure, et c’est bien. Je crois que la grandeur est partout où on va5 ». Jean-Yves Pouilloux, au début de son récent article sur l’écrivain, met le doigt sur ce qui constitue le véritable cœur de l’œuvre : « L’Usage du monde est une merveille incessante d’éclats d’instants que le lecteur reçoit comme des épiphanies profanes6 ».
Le premier tome d’une trilogie
5Nous lisons L’Usage du monde comme un livre qui se suffit amplement à lui-même. Il se situe toutefois, par rapport à l’itinéraire du voyage et aux récits qu’en fournit l’écrivain, comme le livre premier d’une trilogie, la première étape d’une longue aventure vécue, transposée et réélaborée à travers l’écriture.
6Or, dans l’ensemble de l’œuvre, la continuité du parcours est brisée par la discontinuité de la mise en forme. Discontinuité de rédaction d’abord : la partie consacrée au Japon, qui correspond davantage à la définition traditionnelle de récit de voyage, précède le texte consacré à Ceylan, mais surtout discontinuité de ton. La trilogie se décline sur trois tonalités différentes : L’Usage du monde est caractérisé par la grâce, le bonheur et la lévitation, les textes sur le Japon sont plus factuels alors que Le Poisson Scorpion, écrit vingt ans après les événements qui y sont narrés, est l’envers noir du premier récit : le fantastique s’oppose au réalisme, la déliquescence au bonheur, l’effacement des moments difficiles du premier récit laisse la place aux difficultés dans celui de Ceylan dont le fil rouge est la douleur. La suite géographique et chronologique du voyage, qui après la descente de l’Inde conduit Bouvier dans une île qu’il juge démoniaque, est une expérience où le noueux et le granuleux prennent la place du lisse. À la continuité du déplacement correspond donc la discontinuité à la fois des thèmes et de l’écriture.
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7 V. Godel, Nicolas Bouvier, faire un peu de musique ave...
7Cette discontinuité jette une lumière légèrement différente sur le premier livre, texte unitaire qui se veut parfaitement tissé et dont les aspérités sont à peine évoquées. Parti pris du bonheur et parti pris du malheur sont complémentaires et représentent les deux aspects de la personnalité, de l’expérience et du style de l’écrivain. Son œuvre forme un tout, elle est, selon l’expression de l’écrivain Vahé Godel, aussi bien dans son ensemble que dans chaque pan de la trilogie, « une symphonie où s’entre-tissent le rythme du récit et la vibration de la voix, la substance des mots et les battements du cœur7 ».
Voyager/ écrire
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8 Il a « engrangé » et peut maintenant « retourner son f...
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9 Ibid, p. 660.
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10 Ibid, p. 671. Sur la signification du titre, voir J.-...
8Bouvier écrit pendant le voyage, mais considère ses notes uniquement comme des aide-mémoire, que d’ailleurs il perd en route ; ces écrits perdus sont reconstitués puis réécrits à l’ombre du marronnier de sa maison de Cologny8. Dans la Correspondance des routes croisées, à partir d’août 1955, il évoque à plusieurs reprises l’incompatibilité qui existe désormais pour lui entre voyager et écrire : « L’expérience voyage et l’expérience écriture sont à présent en conflit9 ». Et un peu plus loin : « L’alternative c’est travail-voyage. Je ne peux plus les réconcilier, ou plutôt plus les mener l’un et l’autre en même temps aussi loin qu’ils doivent être menés10 ».
9Une scission (ou plutôt une distanciation dont l’humour est le principal instrument) se révèle donc nécessaire, détruisant le mythe de l’écrivain-voyageur qui rédige son œuvre au bord d’une route afghane, en une adhésion temporelle et psychologique pure au réel qui l’entoure et faisant œuvre d’écrivain-photographe : le livre du monde est au contraire forgé, non sans peine (un véritable labeur au sens étymologique du terme), par un moi tourmenté et la Correspondance évoque toutes les affres de cette entreprise, affres sur lesquelles l’écrivain a d’ailleurs insisté à plusieurs reprises.
10Essayant de raconter, devant des feuilles qui restent désespérément blanches, une étape de son voyage lors de son séjour dans l’île de Ceylan, il écrit à Thierry Vernet qui a déjà retrouvé la campagne genevoise: « Je suis résolu à mener ça comme au bagne avec un courage de bagnard »11 . Les difficultés ne seront pas moindres lorsqu’il aura lui aussi retrouvé sa maison au toit bas près du lac. L’Usage du monde (« l’usage qu’on en fait, non l’usage qu’on en a12 », précise Bouvier qui tient à son titre, hérité de Montaigne) est en fait un livre dont l’élaboration fut très difficile et dont la spontanéité et la légèreté sont fruits d’un patient et sanglant travail de ciselage.
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13 Ibid, p. 927.
11Le but de l’écrivain est de donner une image immédiate (« exprimer une certaine réalité brute13 ») de ce qu’il a vu. Il aimerait créer une série de visions juxtaposées qui ne doivent pas être encombrées par la réflexion ou les digressions. Ce qu’il veut échafauder, ce sont des sortes de « photographies verbales » qui se suffisent à elles-mêmes et s’imposent dans leur évidence et dans leur clarté, échappant de la sorte à tout commentaire. D’où la tentation de laisser parler les clichés et son intérêt pour la peinture.
12Ce qu’il ne faut surtout pas faire, insiste-t-il, c’est expliquer, démontrer, interpréter, il faut simplement « donner à voir », comme disait Éluard. Mais « en écriture, c’est bien plus difficile puisque l’écriture elle-même est déjà un détour. […] Il faut travailler sur deux plans, que l’enchaînement des idées soit compréhensible, aisé, et mène l’esprit du lecteur quelque part, et puis, second plan plus important, que la matière des mots (sans égard pour leur sens) crée dans l’esprit du lecteur une autre trame, une succession de chocs plus obscurs, plus réels, qui coule à pic presque aussitôt au fond de la conscience et sert d’ancre, de corps mort aux idées du texte qui flottent à la surface, à portée de main14 ». Il y a dans ce dessein un paradoxe essentiel : le texte doit être à la fois léger et lourd : « pas “lourd de sens”, comme on dit d’habitude, mais matériellement lourd, qu’on ait à chaque phrase l’impression de croquer quelque chose, de supporter une pesanteur ou une traction presque physique15 ». Ce projet, qu’il mènera à bien, explique la singularité du texte, plus retors qu’on peut le penser à une première lecture.
13La flânerie et l’écriture vont toutes deux sans cesse de l’avant et sont par essence horizontales ; en dehors des montagnes, pas de verticalité, ni métaphysique ni psychologique, dans L’Usage du monde : les portraits de Bouvier ne sont (volontairement) que des esquisses et la psychologie des profondeurs ne lui sied guère. Et pourtant, dans ce texte qui nous fait avancer sur une route qui va droit devant elle, l’écrivain réussit à déconcerter son lecteur en lui donnant sans cesse l’impression qu’il se trouve au contraire devant une entreprise profonde et qui sert à l’« élever ».
Le moi
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16 A. Bertina, « Le devisement du texte », Autour de Nic...
14L’élément le plus paradoxal de L’Usage du monde est sans doute l’usage du moi. Le je du récit, qui refuse le statut prestigieux d’écrivain, se déclare tout au plus et modestement « greffier du monde ». Cette définition, qui tend à réduire le narrateur à une fonction « balzacienne », ne suffit aucunement à rendre compte des modalités subtiles de l’écriture. Comme le souligne Arno Bertina, « dans le récit de voyage, le sujet de l’énonciation est une sorte de Janus, à la fois narrateur et objet du récit16 ». Il existe en effet tout au long du récit un incessant dédoublement du moi, le voyageur se regardant voyager et se regardant vivre et écrire. Effacement du moi et mise en scène du moi cohabitent : en effet Bouvier tente le plus souvent non pas d’effacer cette dissociation, mais plutôt de l’exhiber ou alors de la résorber en une parfaite harmonie : la bipolarité du moi reste sous-jacente et constitue l’un des paradoxes – et pas des moindres – de l’œuvre.
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17 Correspondance, op.cit.,p. 1228.
15Le monde traversé apparaît très souvent aux yeux du lecteur à son tour de façon dédoublée : il est devant un univers extérieur au moi, un monde qui semble objectif, mais qui est saisi (au sens presque culinaire du terme) par un je mettant sans cesse en évidence son adhésion, son étonnement, parfois sa prise de distance ironique, utile pour ne pas tomber dans le piège d’une foi ingénue dans sa propre « objectivité ». La difficulté de l’entreprise est précisément de trouver un équilibre entre les deux. La voix que nous écoutons est le fruit d’une longue et patiente recherche du ton juste : en 1959, Nicolas Bouvier écrit à Thierry Vernet : « Il y a encore de l’emphase à combattre et de la souplesse à conquérir, et se mettre aussi davantage dans ce qu’on dit. Il faut être modeste mais pas honteux17 ».
16Les multiples affirmations de Bouvier sur la fonction du moi dans L’Usage du monde, dictées par une double volonté de ne pas transformer son récit en autobiographie-panégyrique et de tenter de rattacher son moi évanescent à une réalité qui lui servira d’ancrage, sont sincères mais trompeuses : il nous montre un sujet qui s’efface sans cesse, mais qui devient en fait prépondérant à travers son effacement même. Si dans ce premier livre le je tente de tenir à distance non seulement ses présomptions et son passé mais ses scories et ses états d’âme, ce qui est donné au lecteur – et ce qui l’intéresse – c’est au contraire précisément la présence du point de vue subjectif de l’écrivain, dont tout l’effort consiste à raconter le monde en essayant de se tenir à la bonne distance, entre objectivité et inévitable subjectivité de celui qui raconte. Le récit oscille entre ces deux modalités que l’écrivain a su alterner souvent, et plus souvent encore amalgamer.
17Pour obtenir cette bonne distance, il ne suffit pas de se situer entre l’objectivité et la subjectivité : il s’agit de se débarrasser de son ancienne manière de voir, de renouveler son moi et de le renverser. Bouvier, qui voyage de nuit, souvent sans rien voir sinon de vagues formes noires et des étoiles, et qui vit l’Orient sous la neige, possède une fascinante capacité de regarder « à l’envers ». Comme le deuxième homme assis sur l’âne de Thierry Vernet, celui qui regarde vers la queue de l’animal en voyant le monde défiler d’une façon nouvelle, l’écrivain veut restituer l’autre côté des choses et des êtres et y réussit.
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18 L’Usage du Monde, Paris, La Découverte, 2014, premièr...
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19 D. Maggetti; « La forme immergée de l’iceberg », Euro...
18La vision de l’écrivain, restituée de façon aiguë et percutante, suscite l’adhésion du lecteur non seulement aux paysages et aux portraits mais aux sentiments, aux joies et aux tourments du narrateur, auquel il s’identifie d’autant plus que Bouvier a savamment construit cette adhésion ; l’écrivain sait si bien que cette approbation du lecteur est essentielle qu’il le prend à parti à plusieurs reprises : « Dans cette ville remplie d’artisans, faire forger le porte-bagages devait être facile. Détrompez-vous » (54)18 ; un exemple encore plus curieux : « Je regarde aussi ce platane : retenez-le bien ! si vous allez vers l’est vous n’en verrez plus de longtemps » (257). L’artisan habile et « qui essaye de provoquer un effet de simultanéité et de proximité » s’appelle sans cesse à la participation de celui qui lit, souvent de façon subtile, arrivant, comme le souligne Daniel Maggetti, à susciter une sorte d’identification non seulement avec sa vision mais avec sa langue, à une reprise telle quelle de ses formules, tellement percutantes qu’elles troublent le regard critique19. C’est à cela que visait l’écrivain : une écriture si transparente qu’on peut seulement la traverser, si « évidente » dans ce qu’elle montre qu’on ne peut que la citer, la paraphraser ou alors tourner autour d’elle. Une œuvre difficile à « analyser » donc, par excès de clarté et d’efficacité.
La disparition du moi
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20 Correspondance, op. cit., p. 1061.
19L’histoire d’un je original et attachant apparaît donc comme le deuxième fil rouge de L’Usage du monde, l’histoire (discrètement, douloureusement et joyeusement narrée) de son exposition à un monde qui, avec son pouvoir corrosif, « le rince et l’essore », l’amincit, l’améliore comme peut le faire une distillation : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait » (10). Cette insistance de Bouvier sur l’amincissement et la réduction (au sujet desquels tout a été dit), n’est pas seulement le fruit d’une modestie bien réelle, mais un élément constitutif de sa personnalité et de sa « philosophie ». Dans la Correspondance, en 1956, il précise : « C’est […] un côté funèbre de ma nature que ce voyage m’a révélé, et obligé à combattre, ce à quoi j’ai passé beaucoup de temps »20.
20Le déplacement ne satisfait pas seulement la curiosité de l’autre et de l’ailleurs, il a pour tâche première d’alléger le moi : « La vertu d’un voyage est de purger la vie avant de la remplir » (27). La véritable hantise de l’écrivain, sur le plan de l’écriture comme de la vie, est le plein et le pesant ; lorsqu’il soumet son texte à Arthaud (qui le refusera), il craint que l’éditeur ne le trouve « lent, lourd, suisse »21. Cette recherche de l’apesanteur touche à la fois son être le plus intime et les paysages élus, qui sont tous des lieux faits de rien, de déserts, d’espaces infinis. La disparition, tel est son rêve, qu’il exprime dans ses poèmes surtout. Dans la Correspondance, alors qu’il est encore tout jeune, il évoque déjà ce désir d’effacement et d’assimilation avec ce qui est : « J’ai bien envie de devenir arbre »22.
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23 Selon l’expression de Gérard Cogez, Les écrivains voy...
21La narration va d’instants d’éblouissement, de véritables « épiphanies laïques », pour reprendre encore une fois la formule de Jean-Yves Pouilloux, à de « brusques effondrements de sens »23, comme à Tabriz ou, plus encore, à Ispahan : « J’ai commencé à sentir partout la mort […] Elle gagnait sur moi à toute allure. Ce voyage ? Un gâchis… un échec. On voyage, on est libre, on va vers l’Inde… et après ? J’avais beau me répéter : Ispahan ; pas d’Ispahan qui tienne » (235). La perte est d’abord celle non pas du réel mais de l’ancrage au réel, (« cette ville impalpable, ce fleuve qui n’aboutit nulle part et d’ailleurs peu propre à vous asseoir dans le sentiment du réel »), ce réel qui seul arrive par instants à retenir dans un monde solide un moi fragile. À la fin du récit, il ressort clairement que l’usage du monde offre grâce et beauté, mais conduit inévitablement à user l’être : « J’ai passé une demi-heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. […] Ce jour-là j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr » (375).
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24 Postface de Plume, précédé de Lointain intérieur, Par...
22Nicolas Bouvier sait au fond de lui-même que le moi est multiple et changeant comme les paysages du périple, et cherche à se situer à la façon de son maître Henri Michaux, qui souligne : « On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. […] Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi : MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres, continuellement possibles et toujours prêtes) 24 ». C’est cette fluctuation (inévitable) du moi qui confère au récit de Bouvier son rythme, sa respiration.
23Lorsque le narrateur perd ses notes à Quetta, il évoque les souvenirs – pourtant récents – d’un moi qui n’est plus lui : « Tout cet hiver étouffé, obscur, irrattrapable écrit à la lumière du pétrole […] par quelqu’un que je n’étais plus » (306). On perçoit un écho de Proust et le lecteur découvre quelques lignes plus loin que le narrateur est justement en train de lire du Proust en cet instant même ; étrange (mais féconde) convocation que celle de l’auteur de la Recherche de la part du narrateur attendant, assis au bord d’une route pakistanaise, le camion des éboueurs.
24Proust est l’un de ces auteurs que Bouvier aimait, mais que l’on oublie en faveur de Montaigne ou de Michaux parce qu’il est de ceux qui sont restés assis sur une chaise et ont su se passer de l’ailleurs pour (re)créer un monde. Leur œuvre respective, qui semble aux antipodes l’une de l’autre, sont toutes deux des « soliloques de montreurs d’images25 ». Comme celui de Proust, le je de Bouvier se veut à la fois personnel et impersonnel, « clair miroir de l’être et du monde », pour reprendre les termes de Schopenhauer. Leur pouvoir est réfléchissant26 ; à l’instar de l’auteur de la Recherche, Bouvier sait que le moi est multiple, mais inséré dans le flux du temps fugitif et composé d’une série de morts successives ; le voyage comme la vie est une éternelle recherche du moi, évanescente réalité, changeante, complexe, toujours trop lourde, et enfin et surtout mortelle…
Ce que l’écrivain ne dit pas
25Les mots occupent la page, la rendent opaque, l’enterrent sous la glaise du langage. Aussi faudra-t-il rendre le texte à la fois essentiel et aérien, trouver un rythme, éviter les explications, les digressions, les réflexions (faussement) profondes. Le souhait de Bouvier d’arriver à une communication cristalline explique les nombreux choix de ne pas dire.
26Dans le récit l’écrivain gomme en tout premier lieu son savoir. Celui qui cherche des chiffres, des statistiques, un tableau géopolitique des Balkans, de l’Anatolie et de l’Afghanistan dans les années cinquante ou des digressions sur l’art et les monuments en sera (presque) pour ses frais. Bouvier craint la pédanterie, l’étouffement que procurent au lecteur les données sans vie concernant tout ce qui est vu de haut et de loin.
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27 Comme le souligne Blaise Hoffman, “Trois éclipses du ...
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28 Routes et déroutes, entretiens avec I. Lichtenstein-F...
27Le monde des femmes est totalement absent ; une pouliche est évoquée comme « ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie » (72) ; très brièvement, le lecteur entrevoit une jeune fille qui danse avec le narrateur à Tabriz le jour du Nouvel-An. L’univers de l’amour, ou tout simplement du désir, subit un effacement complet : le monde du récit est masculin, même dans les Balkans, et bien entendu, de façon inévitable, dans les pays où les femmes sont cachées sous un tchador : les deux jeunes gens semblent voyager comme des anges désincarnés27. En revanche la Correspondance évoque souvent, et à travers les termes les plus triviaux, les nécessités du sexe dont ils furent si souvent et si douloureusement privés. En réalité, l’amour est tabou dans toute l’œuvre de l’écrivain, incapable de parler de la passion ou du désir sinon sur un ton frivole. Bouvier veut en fait restituer un monde masculin où la logique du réel demande qu’il n’y ait pas de figures féminines, logique qui veut en même temps que le récit s’arrête là où il s’arrête : « Au Khyber il y a une véritable césure. Vous quittez le monde musulman, un monde du livre qui a donc beaucoup en commun avec le judéo-christianisme et vous arrivez dans un monde moghol islamique, mais surtout hindouiste, panthéiste, essentiellement féminin – alors que le monde musulman est ordonné par le principe mâle28 ». Le voyage, littéralement chargé d’éros, apparaît en revanche comme le substitut de l’amour : « Ces grandes terres, ces odeurs remuantes, le sentiment d’avoir encore devant soi ses meilleures années multiplient le plaisir de vivre comme le fait l’amour » (92) ; et plus nettement encore : « Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour » (112).
28L’écrivain ne s’occupe guère de politique, sinon pour commenter, du point de vue des habitants des lieux qu’il traverse, l’impact qu’un régime plutôt qu’un autre peut avoir sur leur existence quotidienne. Le passé d’un pays surgit lorsqu’un être en parle ; ainsi la servante juive de Macédoine faisant brièvement allusion – en allemand – à son emprisonnement dans le camp de concentration de Ravensbrück : « Deutschland kenn ich doch gut » (je connais quand même bien l’Allemagne) : raccourci saisissant et tragiquement ironique pour évoquer le crime le plus atroce du XXe siècle.
29Au début des années cinquante, il existe une tension entre littérature et politique que Bouvier n’ignore pas, mais qu’il refuse explicitement. En 1954, lorsque la France se retire de l’Indochine et que le Vietnam se scinde en deux, l’écrivain est en Asie : ni dans son œuvre ni dans sa correspondance on ne trouve d’allusion à ces événements. La France traverse une période extrêmement difficile, marquée par des oppositions violentes entre la droite et la gauche, les guerres coloniales (après l’Indochine jusqu’en 1954, l’Algérie, entre 1954 et 1962), conflits qui suscitent l’engagement massif des écrivains dans les affaires publiques. Rien de tel n’a lieu en Suisse. La littérature romande implique souvent de la part des écrivains des prises de position idéologiques, mais elle est très rarement politique à proprement parler. Le pays est riche et isolé, la conduite des affaires publiques est essentiellement cantonale, la politique nationale fédérale ne concernant que quelques aspects de la vie des citoyens. Le désintérêt pour les affaires publiques dont fait preuve Bouvier est en tout premier lieu une attitude (relativement) répandue parmi les Confédérés.
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29 Un certain nombre de citoyens élaborent une propositi...
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30 Correspondance, op. cit., p. 89.
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31 Ibid, p. 1283.
30Mais de la part de l’écrivain il s’agit (aussi) d’une prise de position nette et personnelle. La correspondance confirme son refus absolu de se plonger dans la dimension politique du monde. Lorsque Vernet lui communique qu’une « initiative populaire » (une des spécificités de la politique suisse qui se vante d’être une démocratie directe)29 a été refusée, l’écrivain ne réagit pas. À une autre occasion il précise : « Y a rien à faire, on a beau ne pas s’en occuper, ça vous prend toujours par un côté ou l’autre30 ». Dans la Correspondance, une seule note sur l’actualité concerne le putsch des généraux d’Algérie, curieusement défini comme un « petit drame historique, aussi serré et construit qu’une tragédie de Corneille31 ».
31Si, dans L’Usage du monde, le communisme balkanique de la première partie des années cinquante est évoqué à travers la grisaille de l’art officiel, les complications de l’administration et la tristesse des vêtements propre aux pays où le capital ne multiplie pas les marchandises, l’opinion de l’auteur sur le régime ne sera jamais explicitement donnée ; il voyage dans les années où l’anticommunisme, non seulement américain et anglais mais également français (avec les répressions des années 1952 et 1953 et la création du mouvement Paix et Liberté), devient très virulent. L’écrivain, lui, évite de critiquer ouvertement le parti et la « révolution marxiste », se contentant de condamner, de façon sarcastique, les excès dans lesquels tombent toutes les révolutions, dont il souligne les inéluctables dérives : « après avoir été l’affaire des Comités secrets, les révolutions s’installent, se pétrifient et deviennent rapidement celle des sculpteurs » (15). L’opposition du communisme à la religion est évoquée en passant : « L’assiduité au culte ne fait guère progresser les carrières » (29). Les batailles de la gauche tendent toutes à l’émancipation des femmes et au droit de vote concédé après la guerre par la plupart des pays européens ; lorsqu’une journaliste de Belgrade, intriguée par le fait que la Suisse est l’une des rares démocraties européennes à ne pas avoir concédé ce droit aux femmes après la guerre (il ne sera accordé – par la plupart des cantons suisses mais pas par tous – qu’en 1971), demande à Bouvier un article sur le sujet, elle attend de lui une prise de position critique, mais il traite le problème d’une façon frivole : il ne déroge pas, il ne dérogera jamais, au parti pris de légèreté.
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32 Un des éditeurs auxquels il soumet son livre lui dema...
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33 En créant un parallélisme justifié uniquement par leu...
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34 Préface à La Vie immédiate d’Ella Maillart, Paris, Pa...
32On le sent en revanche solidaire de la politique d’Atatürk concernant les écoles et les instituteurs, « mal payés et mal vêtus », qui s’opposent aux mollahs (108). En ce qui concerne Mossadegh, Bouvier fait une simple allusion à son procès32 et renvoie tout simplement en note à un petit livre sur l’Iran où le lecteur découvrira, s’il ne le savait pas, qu’il s’agit du premier chef de gouvernement élu démocratiquement en Iran, politicien laïque et progressiste qui nationalisa l’industrie pétrolière et gouverna jusqu’en 1953, date de son renversement par un coup d’État… L’écrivain évoque brièvement la « rogne vivace » qui, à Tabriz, sépare Kurdes sunnites et Tabrizi shi’ites et les difficultés des Américains venus implanter des écoles dont le peuple se méfie… Du roi de l’Afghanistan il racontera seulement qu’il l’a croisé brièvement à son retour de la chasse… Il préfère une réflexion, rapide mais aiguë, sur le christianisme et l’islamisme … L’Histoire se déroule loin des petites routes et des auberges. Et c’est l’épopée des gîtes, des tchaïkhanes, ces maisons de thé enfumées et des camions, avec leurs essieux, leurs ruptures et leurs réparations qui l’intéresse, le monde des lieux et des hommes rencontrés sur les grands chemins. L’écrivain refuse consciemment ce qui lui semble pure actualité destinée à disparaître33. Il commente de la sorte les photos de la voyageuse Ella Maillart : « Ce qui me touche et m’intéresse dans ces photos, c’est qu’elles sont pur constat, sans pour ni contre, sans pédagogie ni emballement politique »34.
33Si l’Histoire n’est pas et ne peut pas être pour lui l’histoire contemporaine, il est en revanche très attaché à l’histoire ancienne ; L’Usage du monde se ferme sur la description de fouilles archéologiques, le voyage se présentant de la sorte comme une remontée aux sources, à la recherche de l’origine : l’Orient l’attire, dit-il à plusieurs reprises, en sa qualité de berceau de la civilisation. Il ne reste toutefois pas grand-chose de ce projet, pourtant donné explicitement comme but de l’entreprise dans de nombreuses interviews, puisque Bouvier s’arrête en réalité sur un présent fugace, sur des instants toujours changeants plutôt que sur une reconstruction des strates qui ont servi à édifier l’univers qu’il traverse ; cette fouille finale renvoie donc plutôt (la critique l’a souvent souligné) à une métaphore de l’écriture du récit que le lecteur est en train de terminer et qui se construit patiemment à partir de bribes, de débris de la mémoire et du passé, le texte étant écrit plusieurs années après les faits qui y sont racontés. L’image des fouilles le rapproche davantage de Proust que des archéologues.
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35 J. Lacarrière, “Nicolas Bouvier et les chants du mond...
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36 E. Cioran, De l’inconvénient d’être né, Œuvres, Paris...
34Pourquoi s’attarder sur ce que Bouvier n’a pas dit ? Certains critiques estiment que ce qu’il décrit n’est plus d’actualité, ce qui, en un sens, est parfaitement exact : les Balkans, le monde turc, l’Iran, l’Afghanistan ne sont plus ceux des années cinquante du xxe siècle, mais Bouvier n’a justement pas voulu donner un tableau de ces pays à l’époque, mais « la chair intime et parfois même infime, de chaque jour, de chaque lieu »35, des instants situés en dehors du temps de l’Histoire et recevables comme tels par le lecteur d’hier et d’aujourd’hui. Comme le disait Cioran, « la valeur intrinsèque d’un livre ne dépend pas de l’importance du sujet […], mais de la manière d’aborder l’accidentel et l’insignifiant, de maîtriser l’infime »36.
35Bouvier inactuel ? Ou plutôt Bouvier toujours actuel en dépit des changements géopolitiques de la planète ? Un sentiment essentiel dans toute son œuvre le rend moderne (en admettant qu’il soit impératif de l’être) : l’adhésion au pur Dasein de Heidegger.
36Bouvier est un Pierrot lunaire essayant de s’ancrer à une brindille pour se donner un peu d’épaisseur : il aurait été extrêmement étonné de se voir au programme de l’agrégation. Lui qui avait subi de nombreux refus de la part d’éditeurs français et qui dut publier L’Usage du monde à compte d’auteur en 1963 remercierait poliment le Ministère de l’Éducation Nationale, et se regarderait, en riant sous cape, dans un miroir bruni.
Notes
1 Pour une introduction à la vie et l’œuvre de l’écrivain, voir A. M. Jaton, Nicolas Bouvier, Paroles du monde, du secret et de l’ombre, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011 [2003].
2 Nicolas Bouvier à Thierry Vernet, lettre du 21 avril 1956, in Correspondance des routes croisées, texte établi, annoté et présenté par D. Maggetti et S. Pétermann, Genève, Éditions Zoé, 2010, p. 990.
3 N. Bouvier, Entre errance et éternité, Regards sur les montagnes du monde, Genève, Éditions Zoé, 1998, et Dans la vapeur blanche du soleil, avec un choix de textes de N. Bouvier, dessins de T. Vernet, Genève, Éditions Zoé, 1999.
4 Correspondance, op. cit., p. 982.
5 Ibid., p. 924-25.
6 J.-Y. Pouilloux, “Nicolas Bouvier : la jubilation du regard”, L’art et la formule, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2016, p. 124.
7 V. Godel, Nicolas Bouvier, faire un peu de musique avec cette vie unique, Genève, Métropolis, 1998, p. 23.
8 Il a « engrangé » et peut maintenant « retourner son foin », Correspondance, op.cit., p. 1091.
9 Ibid, p. 660.
10 Ibid, p. 671. Sur la signification du titre, voir J.-Y. Pouilloux, « Approche de l’écriture », Autour de Nicolas Bouvier, textes réunis par C. Albert, N. Laporte et J.-Y. Pouilloux, Genève, Éditions Zoé, 2002, p. 103.
11 Correspondance, op.cit., p. 441.
12 Ibid, p. 1511.
13 Ibid, p. 927.
14 Ibid, p. 927-928.
15 Ibid, p. 928.
16 A. Bertina, « Le devisement du texte », Autour de Nicolas Bouvier, op.cit., p. 75.
17 Correspondance, op.cit.,p. 1228.
18 L’Usage du Monde, Paris, La Découverte, 2014, première édition, Genève, Droz, 1963.
19 D. Maggetti; « La forme immergée de l’iceberg », Europe, juin-juillet 2010, p. 3.
20 Correspondance, op. cit., p. 1061.
21 Ibid, p. 1298.
22 Ibid, p. 180.
23 Selon l’expression de Gérard Cogez, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Éditions duSeuil, 2004, p. 179.
24 Postface de Plume, précédé de Lointain intérieur, Paris, Gallimard, coll. “Poésie”, 1941, p. 217.
25 G. Picon, Lecture de Proust, Paris, Gallimard, coll. “Idées”, 1963, p. 25.
26 Idem.
27 Comme le souligne Blaise Hoffman, “Trois éclipses du système Bouvier”, Europe, juin-juillet 2010, p. 95-97, il s’agit en fait d’une véritable occultation, Bouvier ayant eu, lors du voyage, quelques rencontres féminines, que François Laut, se basant sur la correspondance non publiée, évoque dans sa biographie.
28 Routes et déroutes, entretiens avec I. Lichtenstein-Fall, Genève, Métropolis, 1997, p. 72-73.
29 Un certain nombre de citoyens élaborent une proposition qui sera soumise au verdict du peuple et aura force de loi si celui-ci l’accepte.
30 Correspondance, op. cit., p. 89.
31 Ibid, p. 1283.
32 Un des éditeurs auxquels il soumet son livre lui demande d’effacer ses remarques – pourtant inoffensives - sur le gouvernement de l’Iran, mais Bouvier refuse. Il va de soi que cette censure ne l’a pas poussé à multiplier les considérations d’ordre politique dans son récit.
33 En créant un parallélisme justifié uniquement par leur contiguïté à l’intérieur d’un programme d’agrégation, le je de Bouvier ressemble donc au il de Frédéric Moreau de Flaubert, qui dans L’Éducation sentimentale passe à côté de l’Histoire : il est avec Rosanette à Versailles lorsque la révolution de 1848 éclate à Paris, absence involontaire ou inconsciente de la part du personnage de Flaubert, qui sera toujours à côté de l’Histoire et de sa propre histoire…
34 Préface à La Vie immédiate d’Ella Maillart, Paris, Payot, 1991, p. 20.
35 J. Lacarrière, “Nicolas Bouvier et les chants du monde”, Nicolas Bouvier, espace et écriture, Genève, Éditions Zoé, 2010, p. 210.
36 E. Cioran, De l’inconvénient d’être né, Œuvres, Paris, Gallimard coll. « Quarto », 1995, p. 1288.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Anne Marie Jaton
Anne-Marie Jaton est professeur de littérature française à la faculté des Lettres de L’Université de Pise. Elle a publié Nicolas Bouvier, paroles de l’ombre et du secret aux Presses polytechniques et universitaires romandes, en 2003. Spécialiste de Charles-Albert Cingria, elle a également contribué à l’édition des Oeuvres Complètes de Raymond Queneau dans La Bibliothèque de La Pléiade.