XVIIIe siècle
Agrégation Lettres 2018
N° 17, automne 2017
Plan de l'article
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1 A. Chénier, Essai sur les causes et les effets de la d...
1La poésie d’André Chénier est traversée par les silhouettes d’êtres vivants qui se croisent, se parlent ou s’étreignent sans appartenir toujours au règne commun des humains : hommes, nymphes, divinités mythologiques y côtoient divers éléments naturels incarnés en forces vives ainsi que des animaux qui participent au décor ou, vrais personnages, occupent le devant de la scène. L’animal a ceci de particulier qu’il tient un peu de tous ces êtres : tantôt figure à peine animée intégrée à l’esquisse d’un quadro, tantôt présence mouvante douée de sentiment et de parole, il manifeste des modalités d’existence variables. Neutre, presque ou trop humain, possiblement divin, il rend sensible le principe d’analogie qui sous-tend la pensée de la nature chez André Chénier. Prêter attention à la présence des animaux dans l’œuvre d’un poète qui met sa passion à sonder l’homme, au point d’en faire un mot d’ordre (« Homo sum : voilà le principe, le but, l’objet de tous les arts1 ») peut se révéler un moyen paradoxalement efficace de saisir l’unité de sa pensée et de son œuvre.
2Une approche un peu rapide qui passerait des bucoliques de Chénier à ses poèmes politiques pourrait laisser croire qu’une rupture nette se fait sentir après la Révolution en ce qui concerne la présence et le rôle des animaux dans sa poésie. En réalité, cette présence est d’emblée complexe et permet de mettre au jour non pas une discontinuité dans l’inspiration de Chénier, où serait marqué le passage de l’animal de convention de la bucolique à l’animal incarné de la poésie politique, mais une vraie continuité. L’animal apparaît comme le support d’une réflexion poétique, politique et anthropologique suivie, que la variété des genres pratiqués nourrit en permettant au poète d’opérer des glissements dans la fonction qu’il lui attribue.
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2 A. Chénier, « Le rat de ville et le rat des champs », ...
3Il faut noter avant toute chose que Chénier n’a pas l’âme d’un fabuliste. On a de lui une seule fable, une imitation d’Horace plutôt que d’Ésope ou de La Fontaine, un exercice d’école sur le goût pour la retraite libre mettant en scène un rat des villes et un rat des champs2. On constate plutôt dans son œuvre une réticence à déguiser les hommes en animaux et, à quelques exceptions près, Chénier semble peu enclin à faire parler les bêtes. On trouve bien quelques émergences de la fable, mais de façon furtive, allusive. C’est ainsi qu’il justifie son ambition de poète, qu’il veut proportionnée à ses talents, par une formule empruntée au maître moraliste du siècle précédent :
J’en profite à ma gloire et je viens devant toi
Mépriser les raisins qui sont trop hauts pour moi. (« À Le Brun », p. 323)
4On le voit ailleurs regretter que la poésie n’ait pas toujours le pouvoir d’apaiser les hommes en des termes qui peuvent rappeler le souvenir de La Fontaine :
3 Voir « Le Milan et le Rossignol » (La Fontaine, Fables...
— Enfants ! du rossignol la voix pure et légère
N’a jamais apaisé le vautour sanguinaire. (« L’aveugle », p. 113)
5Les correspondances qu’il perçoit entre les différents règnes du vivant relèvent d’une vision plus large, où l’animal incarne une force d’existence primitive. Le projet que rédige Chénier pour le chant I de son Hermès en atteste : « Il faut magnifiquement représenter la terre sous l’emblème métaphorique d’un grand animal qui vit, se meut, et est sujet à des changements, des révolutions, des fièvres, des dérangements dans la circulation du sang » (p. 357-358). À la fin de ce chant, qu’il voulait consacrer à faire le système de la terre avant d’en venir à l’homme et à la société, il entendait décrire « au printemps, la terre praegnans ; et, dans les chaleurs de l’été toutes les espèces animales et végétales se livrant aux feux de l’amour et transmettant à leur postérité les semences de vie confiées à leurs entrailles » (p. 361-362). Par l’emblème animal, le poète entend embrasser l’ensemble du grand mystère de la vie, et redonner à l’homme sa place dans le grand tout.
6Cette vigueur associée à l’animalité est rarement absente des passages de son œuvre poétique où l’animal fait son apparition. En lui se vérifie une triple exigence qui préside à sa création : l’appel de la variété (qui le pousse à vouloir embrasser tout le réel), la recherche de l’intensité (intimement liée à sa poétique de la naïveté), et l’expérience de la complexité (fidèle à la dynamique des contraires qui caractérise sa pensée et son écriture).
Un bestiaire varié pour une œuvre polymorphe
7Le bestiaire de Chénier est, comme son inspiration, accueillant à toutes les formes de l’expérience, qu’elle soit réelle ou livresque. Comme on peut s’y attendre pour un poète imprégné de culture antique, les animaux de la mythologie y occupent une place de choix. Les chevaux d’Achille doués de parole (« Les coursiers hérissant leur crinière à longs flots, / Et d’une voix humaine excitant les héros », p. 17), « les monstres dévorants » qui guettent la jeune Tarentine dans les flots (p. 58), le taureau qui prête sa forme à Jupiter pour séduire Pasiphaé (p. 67), le « bélier divin, présent de Néphélé » dont Jason va conquérir la toison (p. 118), ou encore ces figures hybrides que sont les centaures (p. 21-22) offrent à Chénier l’occasion de décrire un monde aux frontières mouvantes, où l’homme peut communiquer et cohabiter avec des forces fascinantes, divines, sacrées ou terrestres. Le bestiaire de Chénier est tout aussi ouvert aux animaux de la vie quotidienne : le ver luisant ou l’hirondelle auxquels s’adresse le poète amoureux (p. 140 et OC, p. 80), les punaises à qui il compare ceux qui affament le peuple (« Hermès », OC, p. 401) maintiennent vivace la conscience des liens naturels qui se tissent entre les êtres et rendent leurs actes et leurs sentiments intelligibles. La veine bucolique mobilise un bestiaire plus spécifique, et en apparence plus strictement littéraire : « Les troupeaux / Bêlants ou mugissants » (p. 17) appartiennent à un imaginaire balisé, celui du locus amoenus, qui réclame son frais ruisseau, ses vertes prairies, son berger amoureux et ses douces brebis. Dans la conversation qui occupe Naïs et Daphnis dans l’« Oaristys », apparaissent ainsi les « chères brebis » sous l’ombrage, et les « Taureaux » qui « paiss[ent] en paix » (p. 83-84). Dans « Mnaïs », les pas des bergers venant se recueillir sur la tombe de la jeune morte sont immanquablement accompagnés par la « chèvre vagabonde » et les « brebis se traînant sous la laine féconde » (p. 111) : l’évocation de cette union entre l’homme et l’animal, symbole ici d’une vie sereine et d’une juste opulence, prépare à l’évocation de celle qui permet à « Morts et vivants » de se rejoindre dans « Un commerce d’amour et de doux souvenir. » (p. 113). Pourtant, Chénier ne différencie pas toujours nettement l’animal emblématique ou bucolique de l’animal réel, de même qu’il ne distingue pas sa pratique de la poésie bucolique de ses préoccupations d’homme et de citoyen. Dans « La Liberté », le chevrier libre décrit son bonheur pastoral avec enthousiasme :
Moi je me plais auprès de mes jeunes chevreaux ;
Je m’occupe à leurs jeux, j’aime leur voix bêlante ;
Et quand sur la rosée et sur l’herbe brillante
Vers leur mère en criant je les vois accourir,
Je bondis avec eux de joie et de plaisir. (p. 76)
8Mais cette évocation en tout point idyllique de l’occupation du chevrier est immédiatement confrontée à la réalité du métier qu’exerce le berger esclave avec qui il dialogue. Le berger doit rendre des comptes à un « maître soupçonneux », et les moutons ne sont pas pour lui d’attendrissants petits êtres invitant à folâtrer, mais des bêtes bien tangibles, dont il faut s’occuper vraiment, c'est-à-dire qu’il faut « Deux fois, avec ennui, promen[er] chaque jour », et qui ont toujours « trop peu de laine / Ou bien ils sont mourants, ils se traînent à peine » (p. 76). L’attention à la réalité jusque dans la rêverie idyllique explique en retour l’intrusion du fantasme de bonheur bucolique dans l’inventaire, bien plus tard, de l’hymne « À la France », où le poète décrit les richesses naturelles de son pays :
Sur tes rochers touffus la chèvre se hérisse
Tes prés enflent de lait la féconde génisse,
Et tu vois tes brebis […]
Épaissir le tissu de leur blanche toison. (p. 440)
9Chénier hérite ici, comme dans la plupart des poèmes où sont mentionnés des animaux, de la double préoccupation de ses modèles antiques. Dans ses poèmes, Théocrite proposait une vision contrastée de la vie des champs, proposant tour à tour des descriptions réalistes de la vie des bergers, saisie dans ce qu’elle a de plus rude, et des scènes exaltant la beauté et les charmes de la vie agreste. On retrouve cette double approche (réaliste et idéalisante) dans le diptyque que constituent Les Géorgiques (où l’agriculture, l’élevage et l’apiculture sont abordées de façon technique) et les Bucoliques de Virgile, composées de dialogue entre bergers, avec l’introduction notable, dans les Bucoliques, de thématiques plus morales ou politiques. Dans telle étude de Chénier, on retrouve l’évocation du travail de l’homme des champs auprès de ses bêtes :
À compter mes brebis je remplace ma mère,
Dans nos riches enclos j’accompagne mon père,
J’y travaille avec lui. (p. 130)
10Le travail du berger et plus loin, dans le même poème, de l’apiculteur sont décrits de façon poétique mais concrète, dans la lignée des Géorgiques dont Chénier s’inspire ici. Il s’attarde cependant assez peu à diffuser des conseils pratiques. La veine didactique est rare chez lui, et parfois embarrassée par le souci de ne pas tomber dans la trivialité. Les conseils pour traire « la génisse pourpre, au farouche regard » s’encombrent de trop de détours sans doute pour être directement utiles :
Tu ne presseras point sa féconde mamelle,
À moins qu’avec adresse un de ses pieds lié
Sous un cuir souple et lent ne demeure plié. (p. 119)
À la recherche d’une intensité primitive
11Dans la poésie de Chénier, l’animal intervient autrement que dans la transposition moraliste de la fable et apparaît donc sous des formes variées, concrètes ou symboliques. Le refus de la fable, qui adopte une vision anthropomorphique de l’animal pour porter un regard moralisateur sur l’humain, l’intéresse moins qu’une vision animalisée de l’homme qui peut permettre d’accéder à sa nature profonde.
12Interroger la part d’animalité qui réside en chacun d’entre nous est une façon de vérifier subrepticement les soubassements du matérialisme qui anime la pensée et la poésie de Chénier. Cela est notamment valable pour sa conception de la création et du génie poétique, qui renouvelle l’antique définition de l’inspiration en envisageant sa dimension proprement physiologique. Dans cette perspective qui se fait jour à la fin du XVIIIe siècle, le génie est perçu comme relevant d’une constitution particulière, un métabolisme susceptible de transformer la sensation brute en œuvre poétique, de saisir, de reproduire et de transmettre l’intensité des émotions ou idées qui le traversent. Au moment où Chénier développe sa théorie du cœur poète (« L’art des transports de l’âme est un faible interprète / L’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète », p. 207), on commence à parler du génie pour désigner l’homme de génie, et non plus seulement le talent qui lui serait propre ou que lui inspirerait une puissance divine. Ce génie fait homme, âme et corps indissolublement liés, serait lui-même une catégorie intermédiaire entre l’homme et le divin, un homme capable de ressentir et de formuler avec plus d’intensité des sentiments communs à tous :
« Ce poète amoureux qui me connaît si bien
Quand il a peint son cœur, avait lu dans le mien. » (« À Le Brun », p. 165)
13La connaissance de l’homme passe donc par l’étude que l’on peut en faire, mais aussi par cette expérience directe, physique que l’on peut en avoir. L’acte créateur lui-même est soumis à une redéfinition qui l’assimile à un acte naturel et appelle la comparaison animale. Chénier avait lu chez Oppien la description de l’ancienne croyance selon laquelle si, au moment de concevoir ou de mettre bas, on exposait les femelles de certains animaux à de vives couleurs, elles donneraient le jour à de beaux petits : ce « stratagème » était appliqué aux cavales, aux colombes et aux femmes (Cynégétiques, I, v. 316-367). Chénier reprend cette idée dans un fragment de poème destiné à appuyer sa théorie de l’imitation inventive. Il décrit la femme en gésine à qui l’on présente de beaux tableaux pour qu’elle donne naissance à un bel enfant :
L’épouse les contemple ; elle nourrit ses yeux
De ces objets, honneur de la terre et des cieux ;
Et de son flanc, rempli de ces formes nouvelles,
Sort un fruit noble et beau comme ces beaux modèles. (p. 4)
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4 Nous suivons pour ce vers la leçon de G. Buisson qui s...
14Cette image illustre son propos (« Il faut qu’on imite les anciens », p. 3), avec cette nuance qu’elle assimile la création à l’acte de la génération, présenté dans sa dimension physique : le « flanc rempli », le « fruit » qui en « sort » sont repris à la description que donnait Oppien de la jument dans son texte : « la cavale dont les yeux ont reçu l’empreinte des vives couleurs dont brillait l’étalon attire dans ses flancs les germes producteurs, conçoit et met au jour un fils qui brille des riches couleurs de son père » (Cynégétiques). La comparaison fait circuler l’idée d’imitation, de la cavale à la femme en couches, et de la femme au poète, mettant sur un même plan la génération animale et la création poétique, qu’il ne faut pas séparer de la sensibilité du poète, en prise directe avec son corps et ses émotions. Tout l’art poétique sous-jacent à ce fragment et à celui, plus connu, du cœur poète, relie la création au corps du poète : « Comme il [sent], il s’exprime » (p. 2094).
15On comprend mieux alors les incessantes métamorphoses du poète dans ses vers : l’animalisation permet à Chénier de défendre cette conception physiologique du génie sans renoncer au pouvoir éclairant de l’allégorie. Le plus souvent, le poète est chose ailée. Il se présente régulièrement comme une abeille, butinant au hasard pour produire le miel de sa poésie :
D’un vaste champ de fleurs je tire un peu de miel.
[…]
Je remplis lentement ma ruche industrieuse. (p. 200-201)
16Le mot d’ordre fameux de L’Invention (« Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques », p. 345) est amené par un vœu où le poète se fait abeille : « Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs » (ibid.), et cette image accompagne le poète jusqu’à la fin, puisqu’on la retrouve dans les derniers vers, lorsqu’il évoque sa carrière de poète inconnu du public :
J’ai douze ans, en secret, dans les doctes vallées,
Cueilli le poétique miel. (p. 454)
17L’abeille est aussi le symbole de l’indépendance du poète, préférant la « pauvreté libre » à la servilité opulente :
Une pauvreté libre est un trésor si doux !
Il est si doux, si beau, de s’être fait soi-même ;
Vraie abeille en ses dons, en ses soins, en ses mœurs ;
D’avoir su se bâtir, des dépouilles des fleurs ;
Sa cellule de cire, industrieux asile,
Où l’on coule une vie innocente et facile. (p. 204)
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5 Sur cette opposition que l’on doit notamment à J. Swif...
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6 Sur l’importance de cette image dans l’œuvre de Chénie...
18Avec l’abeille, Chénier réactive une ancienne image, très présente dans la grande Querelle, en la déplaçant pour son propos : l’opposition de l’abeille qui tire sa substance des fleurs (les Anciens adeptes de l’imitation) et de l’araignée qui se suffit à elle-même pour produire le fil de sa toile (les Modernes qui créent à partir de leur propre fonds5) se dissout dans l’image réconciliatrice de l’insecte qui s’est « fait [lui]-même » à partir « des dépouilles des fleurs6 ».
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7 Voir É. Guitton, « Roucher et Chénier poètes méridiona...
19Ailleurs, le poète est cigale. Cet insecte appartient, par ses origines méridionales, à l’imaginaire sensible de Chénier, marqué par son enfance provençale7, et à son univers poétique, nourri par la rêverie des paysages helléniques et romains. Ce petit animal est évoqué par Chénier pour rappeler les vertus consolatrices de la poésie et des amours légères :
[…] Ainsi la cigale innocente
Sur un arbuste assise et se console et chante. (p. 14-15)
20Elle est aussi « amante des buissons » (p. 148) ou « amante des bruyères » (p. 106), « des beaux jours prophète harmonieux », qui « Aux chants du laboureur mêle son chant joyeux » (p. 149). Dans la cigale trouve à s’exprimer un pur plaisir de chanter, qu’aucun souvenir moraliste ne vient entamer.
21Le poète est également oiseau, capable de s’élever et surtout de chanter – c’est là même son devoir, ainsi qu’il le formule à plusieurs reprises. Ainsi dans une épître à son ami de Pange, au temps des amours et des élégies :
Quand la feuille en festons a couronné les bois,
L’amoureux rossignol n’étouffe point sa voix ;
Il serait criminel aux yeux de la nature,
Si, de ses dons heureux négligeant la culture,
Sur son triste rameau, muet dans ses amours,
Il laissait sans chanter expirer les beaux jours.
[…]
Tu naquis rossignol. (p. 150-151)
22Plus tard, le chant des amours cède la place au chant de révolte, mais conserve sa nécessité : « Non, non. Je ne veux point t’honorer en silence », déclare-t-il en 1793, s’adressant à Charlotte Corday pour faire résonner ses louanges quand « la vérité se tait » autour de lui et que trop de poètes préfèrent pleurer Marat, « idole vile », ou se taire par lâcheté (p. 455). Le poète est également oiseau pour couver son œuvre, composée de plusieurs œufs qui doivent éclore ensemble :
Ensemble lentement tous couvés sous mes ailes,
Tous ensemble quittant leurs coques maternelles,
Sauront d’un beau plumage ensemble se couvrir,
Ensemble sous le bois voltiger et courir. (« À Le Brun », p. 324)
23On retrouve au passage l’image maternelle avec laquelle le poète se confond, l’animalité permettant ici l’expression d’une part féminine assumée. On la retrouve dans les nombreux poèmes où il prête sa voix à des jeunes filles, mais aussi dans une autre image d’oiseau, celle du cygne qui élève sa complainte :
Tel qu’à sa mort, pour la dernière fois,
Un beau cygne soupire, et de sa douce voix ;
De sa voix qui bientôt lui va être ravie,
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie. (« Néère », p. 58)
24Le poème à naître commande la féminisation du poète qui veut en décrire la gestation : c’est à Néère qui va parler ensuite que Chénier identifie la voix du poète en la comparant à celle du cygne.
25Confondre la voix du poète et celle de l’oiseau suggère aussi le retour à une origine primordiale de la poésie, présente dans la nature et dont il faut retrouver l’originelle intensité – la naïveté. Par les comparaisons qu’il offre au poète, l’animal participe à sa quête du naturel, notamment dans la transcription des sensations et des sentiments. L’idée est de rendre ceux-ci avec le plus de vérité, en débarrassant le langage poétique de ses réflexes appauvrissants – les « belles phrases » dont Chénier déplore l’emploi abusif dans son Essai sur les lettres et auxquelles il préfère une « exquise naïveté » (OC, p. 682). Ce travail sur la langue, supposé la débarrasser de ses formules convenues et de ses lieux communs usés, passe chez André Chénier par la recherche d’images fortes, notamment pour rendre l’intensité des émotions ressenties. L’animal permet de passer outre l’expression trop civilisée des idées et sensations, et de les saisir à leur source, dans leur expression la plus simple, la plus naturelle.
26La douleur a ainsi tendance à réduire celui qui l’éprouve à un animal blessé – plus précisément le « faon », régulièrement associé aux douleurs de l’amour, dans un exercice de variation tissé autour des vers de la Phèdre de Racine (« Portant partout le trait dont je suis déchiré… », II, 3). La comparaison court dans les élégies amoureuses, dans un poème adressé à Camille-d’Azan ainsi que dans une élégie à Fanny :
Tel que le faon blessé fuit, court, mais dans son flanc
Traîne le plomb mortel qui fait couler son sang ;
Ainsi là, dans mon cœur, errant à l’aventure,
Je porte cette belle, auteur de ma blessure. (p. 284)
Ainsi dans les forêts j’erre avec ton image ;
Ainsi le jeune faon, dans son désert sauvage,
D’un plomb volant percé, précipite ses pas.
Il emporte en fuyant sa mortelle blessure ;
Couché près d’une eau pure,
Palpitant, hors d’haleine, il attend le trépas. (p. 293)
27Dans l’image concrète de l’animal blessé par un « plomb » qui lui déchire le flanc, l’évocation abstraite des traits décochés par l’Amour se fait sensible et gagne en intensité. Le même processus est à l’œuvre dans l’expression du désir amoureux. Dans l’Art d’aimer, Chénier décrit le cheval échappé qui court après les cavales, dans une course folle où tout le corps est engagé :
Au travers des écueils, des rocs, des précipices,
Rien ne l’arrête, il vole ; […]
L’éclair part de ses yeux d’amour étincelants,
Une chaude vapeur s’exhale de ses flancs,
De ses naseaux ouverts il respire la flamme. (OC, p. 447)
28L’amour, comme la douleur, passe par les « flancs » au moins autant que par les yeux – ce que permet de rappeler l’animal saisi dans le moment du désir. Dans une poésie qui obéit encore aux exigences classiques de la bienséance, le tableau en apparence convenu de l’effervescence du désir au printemps se leste d’une sensualité inédite. À cet égard, le poème des colombes est assez loin de la fable à laquelle on pourrait vouloir le rattacher : c’est moins l’amour fidèle que veut évoquer le poète, que la volupté innocente des plaisirs charnels :
Je te choisirai moi-même les graines que tu aimes et mon bec s’entrelacera avec le tien. […] Elles vont, elles se promènent en roucoulant au bord de l’eau ; elles boivent, se baignent, mangent, puis, sur un rameau, leurs becs s’entrelacent ; elles se polissent le plumage l’une l’autre. (p. 108)
29Il fallait à Chénier un détour pour faire un poème décent d’une scène de voyeurisme saphique, mais aussi pour rendre acceptable la plénitude amoureuse atteinte dans la satisfaction des corps. En permettant l’expression d’une conception sensualiste de l’amour, l’animal joue ce rôle dans la poésie de Chénier. On ne s’étonne pas alors que le langage de l’amour soit régulièrement transposé dans les cris des animaux : hennissement du coursier, roucoulement des colombes, bêlements des agneaux… dans ses vers, l’amour renoue avec la langue primitive du désir. Le taureau qui s’approche d’Europe pour la séduire « mugit doucement : la flûte de Lydie / Chante une moins suave et tendre mélodie », OP, t. II, p. 118), alors que l’harmonie de la voix du poète manque se perdre dans la métaphore hasardée où il se fait mouton pour gambader auprès de son amante, « blanche et douce brebis » :
Si j’avais, pour toucher ta laine obéissante,
Osé sortir du bois et bondir avec toi,
Te bêler mes amours et t’appeler à moi […] (p. 462)
30Il est un autre désir dont Chénier cherche à formuler l’essence charnelle : le goût de la poésie. Orphée est bien présent dans son œuvre, pour sa voix, mais aussi pour l’effet sensible qu’elle produit. Le charme qu’elle exerce atteint tout le vivant, les bêtes et les plantes. Il est la force la plus ancienne du langage poétique. Homère ne connaissait pas Orphée, mais les jeunes hôtes de l’Aveugle de Chénier ont pourtant le souvenir des pouvoirs iréniques de la poésie :
Mon père, il est donc vrai : tout est devenu pire ?
Car jadis aux accents d’une éloquente lyre,
Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,
D’un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds. (p. 12)
31Le mouvement qui porte à désirer la poésie est présenté comme une passion primitive, qui va chercher au plus profond de l’homme sa part la plus instinctive. À l’image attendue des bêtes féroces apaisées par la lyre du poète, il faut ajouter chez André Chénier celle, plus personnelle, des dauphins amateurs de musique : le « dauphin qui sauva le chanteur de Lesbos » (p. 65) venu au secours de la belle Chrysé ou d’Amymone (p. 65) fait écho à ces vers que Chénier avait traduits de Pindare :
Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage,
S’empressant d’accourir vers l’aimable rivage
Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons
Vient égayer les mers de ses vives chansons. (p. 141)
32L’animalité fière ou douce, menaçante ou rassurante, est semblablement touchée par la musique du poète, qui épouse tous les mouvements de l’âme humaine – douleur ou joie. Telle est peut-être en fin de compte la qualité essentielle que met en valeur Chénier en convoquant les animaux dans ses vers : le mouvement de la vie. Le jeu des verbes et des épithètes qui accompagnent l’apparition des animaux dans sa poésie en témoigne : le coursier « vole », le dauphin « bondit », l’écureuil, le coursier, le chevreuil sont tous « agiles » (p. 153, p. 344, p. 365). La chèvre des bergers est « vagabonde » (p. 111), comme sont vagabonds le « cœur » (p. 198) et le « ciseau » (p. 324) du poète. Ainsi vont l’esprit de Chénier, son goût des arts et des lettres, son amour des plaisirs de toutes sortes. Parvenir à fixer ce mouvement vital dans ses vers est une ambition qu’il exprime notamment dans le passage fameux de L’invention où il fait de l’insecte pris dans la résine le symbole de l’énergie saisie au vol et restituée dans l’ambre de l’écriture :
Ainsi des hauts sapins de la Finlande humide,
De l’ambre, enfant du ciel, distille l’or fluide,
Et sa chute souvent rencontre dans les airs
Quelque insecte volant qu’il porte au fond des mers ;
[…]
Là les arts vont cueillir cette merveille utile,
Tombe odorante où vit l’insecte volatile :
Dans cet or diaphane il est lui-même encor,
On dirait qu’il respire et va prendre l’essor. (p. 347-348)
33La présence des bêtes dans la poésie de Chénier, de l’insecte voletant au taureau mugissant, sert toujours une volonté de traduire ce pouvoir de la poésie à restituer avec intensité les sensations. Cette intensité n’est pas univoque : elle peut dire les joies et les peines, l’enthousiasmes et la révolte, étendre la rêverie vers l’idéal et ramener le constat vers la réalité. Tous ces contrastes se retrouvent dans les apparitions des animaux d’un bout à l’autre de l’œuvre de Chénier : le papillon poétique y cohabite avec les insectes rampant dans le grabat des prisons, le taureau jupitérien avec la génisse difficile à traire, et l’on y voit aussi l’animal bucolique s’y muer en animal politique.
L’ambivalence symbolique de l’animalité
34La plupart des animaux du bestiaire de Chénier peuvent apparaître alternativement comme bons ou mauvais. L’insecte peut ainsi être symbole de nuisance ou de liberté. Dans son Hermès, Chénier entendait plaider pour une société plus juste, où « il ne puisse s’élever des citoyens plus grands que les autres » (OC, p. 401). Dans les pages préparatoires à son poème, on trouve quelques vers où les grands qui appauvrissent le peuple en le ponctionnant sont assimilés à une vermine :
Tels des insectes vils, la nuit, sortent sans nombre
Des retraites du bois d’un lit muet et sombre ;
Et sur l’homme endormi, sur ses bras, sur son flanc,
Rampent, courent en foule et lui sucent le sang. (OC, p. 401)
35Mais ailleurs, l’insecte devient symbole de liberté, un modèle de révolte qui échappe aux entraves des lois abusives :
Leurs décrets sont la toile où l’avide Arachné
Arrête un faible insecte au passage enchaîné.
Un insecte plus fort bravant son stratagème
Vole, brise la trame, et l’emporte elle-même. (OC, p. 402)
36L’animal sauvage est également présent de façon contrastée. Il n’est pas forcément synonyme de cruauté : on voit ainsi s’avancer dans le cortège de Bacchus « le superbe éléphant, le tigre aux larges flancs de taches sillonné / Et le lynx étoilé, la panthère sauvage » (p. 121). Dans « Le mendiant », l’errance de Cléotas est accompagnée par des animaux d’apparence sinistre :
Des corbeaux et des loups les tristes hurlements
Répondant seuls la nuit à ses gémissements. (p. 44)
37En réalité, il n’est pas menacé par ces bêtes, qui sont plutôt pour lui des compagnons de misère, comme en témoigne l’hypallage (« tristes hurlements ») qui prête des sentiments humains aux animaux nocturnes, seuls interlocuteurs restant à celui qui fut banni par les hommes. Le serpent fait aussi partie de ces animaux qui peuvent provoquer la répulsion aussi bien que la fascination. Au plus fort de sa poésie de révolte, Chénier compare Marat à un « noir serpent sorti de sa caverne impure » (p. 456), mais dans L’Amérique, ce reptile répond à son goût pour les courbes et les sinuosités :
Le serpent (v. Virgile) aux rayons du soleil
De sa queue à longs plis sillonne la poussière
Et de son triple dard fait siffler la lumière. (OC, p. 445)
38L’ambivalence touche aussi les animaux familiers. L’hirondelle apparaît tantôt comme un animal fragile, à qui l’amant reproche de réveiller sa maîtresse trop matin, tantôt comme un animal cruel, accusé d’être meurtrier pour nourrir ses petits. Une violence inattendue sourd de la menace de mutilation que lui adresse dans le premier cas l’amant avec une désinvolture cruelle :
Que te ferai-je ? dis, babillarde hirondelle ?
Veux-tu qu’avec le fer je te coupe ton aile ?
Térée impatient, veux-tu qu’avec mes doigts
Je t’ôte cette langue […] (OC, p. 80)
39Dans « À l’hirondelle », ce frêle oiseau est également associé à un acte barbare, lorsque le poète la traite d’«inhumaine » parce qu’elle fait de la cigale sa « proie » :
Oses-tu donc porter, dans ta cruelle joie,
À ton nid sans pitié cette innocente proie ? (p. 114)
40Plus proche encore de l’homme, le chien peut intervenir comme une menace, lorsqu’il s’avance en grondant sous la forme des « molosses » gardiens de troupeaux dans « L’aveugle » (p. 6). En revanche, le chien d’Homère, symbole de fidélité, « Qui, malgré les rameurs, se lançant à la nage, / L’avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage » (p. 9), est le double positif et bénin de ces « énormes chiens, à la voix formidable » qui « Sont venus [l]’assaillir » (p. 11-12). Le chien peut susciter chez l’homme des sentiments eux aussi contrastés : compagnon de misère pour l’aveugle errant, il est dans « La liberté » le souffre-douleur du berger esclave, qui reporte sur lui sa colère (« C’est mon esclave aussi. Mon désespoir muet / Ne peut rendre qu’à lui tous les maux qu’on me fait », p. 74). Cette réversibilité est ce qui rend la poésie de Chénier si apte à traduire les contradictions ou revirements de l’âme humaine : l’homme n’est pas un loup pour l’homme, il est un animal avec lequel les relations peuvent fluctuer, qui de compagnon ou de frère peut se faire ennemi, selon une loi qui régit tout le règne vivant. De l’admiration fraternelle pour le peintre David exprimée dans « Le Jeu de Paume » à la salve d’accusations qui clôt « Un vulgaire assassin… » (« Dignes des vils tyrans qui dévorent la France, / Dignes de l’atroce démence / Du stupide David qu’autrefois j’ai chanté », p. 453), il y a l’espace qui sépare l’apothéose de l’homme plus qu’humain (dont la main est « rivale des dieux », p. xcviii) de la dégradation de l’homme moins qu’humain (comparé aux tyrans indignes « qui dévorent la France », p. 453, nous soulignons).
41La question du monstre se pose avec insistance dans l’œuvre de Chénier – et pas seulement dans les derniers poèmes où les figures de l’hydre et du serpent viennent seconder l’expression de son indignation. Elle dérive d’une réflexion menée bien en aval, lorsque Chénier envisage de mettre au jour, dans son Hermès notamment, l’origine commune des hommes et des animaux. Son but est de marquer la singularité de l’homme qui arrive « nu » sur terre, sans défense :
Son arme offensive est intérieure, c’est son génie… Les animaux ont un point où ils restent… l’homme seul est perfectible… (OC, p. 409)
42Parce que l’homme est « perfectible » il peut évoluer, mais pas toujours dans la bonne direction : il peut aller vers le mieux ou le pire, en fonction notamment du milieu dans lequel il évolue. Une comparaison animale vient à nouveau traduire cette idée :
Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l’abeille ou la vipère ; dans l’une elles font du miel, dans l’autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur. (OC, p. 364)
43Chénier entendait, à partir de cet exemple, montrer l’influence des passions mais aussi de l’éducation pour mener les hommes au vice ou à la vertu. Il est également amené à envisager les cas dans lesquels l’homme ne met pas en œuvre sa « perfectibilité », et reste de ce fait à l’état de bête. Dans le chant III de l’Hermès, il voulait évoquer l’incompréhension des hommes à l’égard des héros pacificateurs. Incapables d’imaginer un héroïsme autrement que sous sa forme brutale et sanguinaire, ils sont comparés à des « animaux stupides » – c'est-à-dire immobilisés dans leur stupeur :
Et que de fois pourtant leurs frères envieux
Ont d’affronts insensés, de mépris odieux,
Accueilli les bienfaits de ces illustres guides,
Comme dans leurs maisons ces animaux stupides
Dont la dent méfiante ose outrager la main
Qui se tendait vers eux pour apaiser leur faim ! (OC, p. 374)
44Si on prend au sérieux l’ambition déjà évoquée qu’avait Chénier de « connaître la nature humaine » (OC, p. 685), il faut bien reconnaître que c’est le monstre, plus que l’animal, qui lui permet de mener cette enquête anthropologique – de manière négative. L’animal fait partie de l’ordre naturel, et comme tel est toujours susceptible, ainsi qu’on a pu le voir, d’offrir à l’homme un miroir fidèle à ses contradictions et à ses complexités. Le monstre, en revanche, intervient pour désigner l’état aberrant de l’homme arraché à la loi de perfectibilité et arrêté dans son développement.
45Ceux contre qui Chénier porte « le feu et le fer » de ses iambes sont assimilés à des monstres qui usurpent leur titre d’homme, tel Marat, dont il conspue les admirateurs, qui « d’un homme à ce monstre […] donnèrent les traits » (p. 456). Les deux caractéristiques dominantes du monstre sont pour Chénier d’être « dévorants » et « impurs » – au propre et au figuré. Une expression court comme un fil d’Ariane dans plusieurs poèmes de Chénier, d’inspiration et d’époques différentes, celle du « monstre dévorant ». On le trouve dans un projet d’élégie inspirée par la lecture des Nuits de Young, où le poète décrit un songe horrifiant, où il s’imagine précipité à la mer :
Tout à coup emporté par un torrent écumeux, il roule avec lui de précipice en précipice au milieu des rochers ; de là il est jeté dans une mer tumultueuse, il nage, il lutte contre ses vagues… Des monstres,
Les requins dévorants et les vastes baleines,
accourent autour de lui. […] et mon cœur palpite encore du long effroi de ces monstres que j’ai vus en songe. (OP, t. I, p. 252)
46Les termes encore épars de cette évocation (le monstre, dévorants) se concentrent plus tard en une formule frappante lorsque, dans « La jeune Tarentine », Thétis se porte au secours de la jeune noyée pour préserver son « beau corps » des « monstres dévorants » (p. 58). Le fantasme de la dévoration est clairement associé à la mémoire, puisqu’il s’agit dans ce poème de préserver le souvenir de la beauté de Myrto en lui élevant un « monument » – celui que les nymphes lui construisent au cap Zéphyr et celui que le poète compose pour elle. Il n’est pas étonnant alors de voir réapparaître cette expression dans les vers de la période révolutionnaire, où la crainte de l’oubli se fait plus pesante que celle de la mort. Dans la strophe II de l’ode « O mon esprit… », il évoque le sort des « monstres dévorants » qui exercent leur emprise sur les peuples qu’ils oppriment (p. 450) : selon qu’ils sont vainqueurs ou vaincus, leur nom sera célébré ou flétri. L’image court également dans le portrait qu’il fait de Marat, « monstre égorgé » à qui « on prépare une fête » (p. 457), lorsqu’il décrit le geste selon lui héroïque de Charlotte Corday :
Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides
Tu vins redemander et les membres livides
Et le sang des humains qu’il avait dévorés ! (p. 456)
47La dévoration convoque cette image contre-nature du cannibale, de l’homme qui se repaît du sang de ses semblables. Telle est l’image qui s’impose à Chénier pour évoquer l’horreur des jugements rendus par l’« horrible aréopage » du tribunal révolutionnaire :
Quel remords agite le flanc,
Tourmente le sommeil du [tribunal] impie
Qui mange, boit, rote du sang ? (OC, p. 191)
48Pour flétrir les ennemis du peuple que sont les fauteurs de trouble, les orateurs et libellistes attisant la haine et créant la dissension, il donne encore plus de force à cette image du sang consommé dans une criminelle eucharistie :
Chaque jour dans l’arène ils déchirent le flanc
D’hommes, que nous livrons à la fureur des bêtes.
Ils nous vendent leur mort. Ils emplissent de sang
Les coupes qu’ils nous tiennent prêtes. (OC, p. 175)
49La passivité coupable du peuple qui accepte de boire à cette coupe sanglante est ici associée à l’image antique des jeux du cirque : le peuple est réduit à un corps manipulable à souhait, destitué de la liberté qui devrait le pousser à réagir.
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8 Adresse aux Français amis des lois et de la paix, dans...
50La seconde caractéristique du monstre est d’être « impur ». Dans l’ode « À Charlotte Corday », un double processus de déshumanisation est à l’œuvre : celui, sublime, qui héroïse Charlotte Corday et l’égale à une divinité vengeresse, et celui, dégradant, qui fait de Marat un monstre, un « noir serpent, sorti de sa caverne impure » (p. 456). Il est curieux de constater à quel point les vers de Chénier résonnent avec le texte écrit par Charlotte Corday pour justifier son geste. Chénier ne pouvait pas avoir eu connaissance du texte qu’elle avait rédigé avant de commettre son crime, mais on y retrouve l’image des « monstres abreuvés de notre sang », des « brigands assis sur [un] trône sanglant », et une comparaison avec Alcide, qui « détruisait les monstres8 » : nul doute que Chénier avait en Charlotte une sœur d’esprit. L’impureté du monstre que l’on attaque est évoquée plusieurs fois par le biais de la « fange » qui lui est associée : un thuriféraire de Marat est comparé à un « impudent reptile » qui, « Des fanges du Parnasse […] / Vomit un hymne infâme au pied de ses autels » (p. 455). Le poète qui s’identifie à un Archiloque vengeur veut pour sa part porter ses fureurs « Contre les noirs Pythons et les hydres fangeuses » (p. 454), n’hésitant pas à salir sa plume pour les attaquer car, comme il le dira ailleurs au sujet des accusateurs du Tribunal révolutionnaire,
Ces monstres sont impurs, la lance qui les perce
Sort impure, infecte comme eux. (OC, p. 191)
51Le monstre permet donc à Chénier de délimiter les contours de l’humanité, par un effet de contrepoint appuyé.
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9 Le faon peut désigner à l’époque le petit d’une bête s...
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10 E. Jackson, « Secrets observateurs… » : la poésie d’A...
52Il faudrait pour finir revenir sur la présence dans l’œuvre de Chénier d’une image qui atteste de la continuité de la réflexion anthropologique menée à partir de la figure animale. On a vu que la bête sauvage peut servir une évocation positive et mettre à jour l’essence de l’humanité que cherche à défendre Chénier : ainsi la mère pleurant son fils rendu esclave est comparée à une lionne séparée de « son faon » (p. 4599). À l’inverse, l’animal bucolique est susceptible de se changer en bête inquiétante (telle la « génisse pourpre au farouche regard » qui se dérobe à la traite, p. 119) ou élégiaque (Mnaïs appelle sur sa tombe les agneaux pour lui « bêler les accents de leur voix douce et tendre » et les brebis pour qu’elles arrosent de son lait la pierre de son tombeau, p. 112). Le mouton tout particulièrement (avec ses variantes : la brebis, l’agneau, le troupeau…) n’est jamais un objet neutre dans la poésie de Chénier. Intégré au décor de la bucolique, il est rarement exempt de toute arrière-pensée culturelle, sociale ou politique. Les glissements métaphoriques ou allégoriques qui l’affectent dans l’œuvre bucolique et dans l’œuvre politique sont particulièrement intéressants à observer. Dans son étude sur Chénier, Elizabeth Jackson notait une évolution dans sa poésie : selon elle, les animaux sont présents dans ses bucoliques comme dans ses iambes, mais sous une forme différente. Aux animaux paisibles de la bucolique (bœufs, brebis, oiseaux…) succéderaient les animaux nuisibles : serpents, tigres, hyènes, créant un « monde de cauchemar, peuplé d’êtres monstrueux où les limites entre l’humain et le bestial se distinguent mal10 ». Cela n’est pas totalement faux, mais il nous semble que l’effet le plus frappant ne provient pas de l’irruption de monstres horribles, totalement étrangers à l’ordre naturel. Il surgit plutôt lorsque Chénier travaille à rendre l’animal familier inquiétant, à faire entrer l’urgence politique dans l’immobilité du décor bucolique ou à distordre la rêverie idyllique pour montrer la face sombre de l’idéal révolutionnaire.
53Le bucoliaste et l’auteur des iambes vengeurs sont bien un seul et même poète. Avant même la Révolution, Chénier a irrigué ses poèmes d’une réflexion sur la société de son temps : « Le mendiant », « L’aveugle », « La liberté » se présentent comme des bucoliques d’inspiration sociale. Le poète n’y renonce pas à l’écriture bucolique pour traiter des sujets qui lui tiennent à cœur. Au contraire, il plie le genre de la bucolique à son propos, le fait évoluer souterrainement sans le renier, et si l’on passe de la bergerie à la boucherie, c’est sans rupture flagrante, en suivant la logique inclusive d’une critique portée de l’intérieur du discours bucolique. C’est le cas, comme on a pu le constater, dans « La liberté », où s’affrontent deux visions du monde et des êtres qui le peuplent : décor riant de la bucolique peuplé d’animaux dociles et joueurs pour le chevrier libre, décor hostile où il faut avec peine prendre soin des bêtes d’un autre pour le berger esclave. Le contraste entre le décor de la pastorale et les injustices choquantes du monde réel remet en cause un ordre social qui, s’il n’est pas celui de l’antique esclavage, n’en suscite par moins l’indignation du poète. On ne s’étonne pas alors de voir Chénier insinuer des notes grinçantes dans le chant bucolique auquel il ne renonce jamais tout à fait. Dans ses derniers vers, Chénier fait rimer de façon provocante boucherie et bergerie :
Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,
Pâtre, chiens et moutons, toute la bergerie
Ne s’informe plus de son sort. (p. 467-468).
54Le « mouton bêlant » s’offre comme une métaphore particulièrement frappante de l’impuissance des victimes livrées en pâture à une justice sanglante. L’irruption du principe de réalité, si elle est plus violente que dans « La liberté », obéit à une même logique de démythification de l’idéal bucolique qu’elle vient miner pour en faire ressentir la nostalgie. Chénier nous décrit cette fois « Les enfants » et « Les vierges », personnages de pastorale ayant gambadé naguère avec l’innocent mouton, « Sans plus penser à lui, le mang[er] s’il est tendre » (p. 468). Le jeu sur le mot tendre est brutal : l’évocation abstraite de la galanterie est irrémédiablement congédiée au profit d’une réalité où la bouche plus que le cœur réclame de quoi se satisfaire. En l’espace de quelques vers, on passe du mouton de bucolique aux moutons symboles des carnages de la Révolution, « Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire » (p. 468). Il semble parfois que Chénier recycle – non sans cynisme, ou une forme d’humour noir – l’imaginaire idyllique et toute la phraséologie convenue des pastorales pour faire éclater le scandale de la « boucherie » révolutionnaire. L’animal bucolique incarne toute la complexité et la réversibilité du regard porté par Chénier sur les hommes, la société et les événements de son temps. Victime sanglante de l’horreur révolutionnaire, il peut aussi être, simultanément, un prédateur sanguinaire. Dans les iambes, l’image du servum pecum empruntée à Horace prend une inflexion menaçante : l’animalisation du peuple en troupeau ne se contente pas de dénoncer la servilité et la bassesse (« Humains, lâche troupeau », p. 451 ; « Et nous, eunuques vils, troupeau lâche et sans âme », p. 458), elle met en garde contre le danger qu’elle fait courir à ces hommes dégénérés, traîtres à leurs semblables, mais aussi à l’humanité dont ils acceptent de se défaire. Lorsque le « peuple hébété » ivre de « sa rage farouche » vient « ruminer tout le sang dont il a bu les flots » (p. 453), la violence de l’image qui mue un paisible bovin en monstre anthropophage doit beaucoup au scandale que représente ce dévoiement de l’imaginaire bucolique.
55C’est moins la limite entre l’homme et le bestial qui se brouille alors que celle entre une animalité maîtrisée, lisible comme symbole, et une animalité dégénérée, où l’animal change de forme et de valeur. La monstruosité est moins dans la découverte d’une animalité totalement étrangère (animal fantastique ou chimère de cauchemar) que dans la transformation insidieuse d’une animalité rassurante en animalité violente, inquiétante. Le tigre, le serpent peuvent exprimer la violence. Mais les images du mouton que l’on dévore au lieu d’admirer ses gambades, de l’hirondelle que l’on attendait mélodieuse et qui apparaît meurtrière, ou du bœuf qui rumine du sang produisent un malaise plus grand, car elles rendent sensible la perversion de l’ordre naturel.
56Du poème bucolique au poème politique, de la rêverie à la révolte, l’animal occupe une place suffisamment complexe pour assurer la continuité de l’inspiration et de la réflexion. Il permet au poète d’interroger les limites de la rêverie idyllique, de la faire se frotter à la réalité sociale. La représentation codifiée de l’animal bucolique met en évidence le phénomène de métamorphose qui fait passer du rêve au cauchemar, ainsi que le jeu de perspective qui peut affecter le jugement de l’histoire : qui est un monstre pour qui ? Marat en est un pour Chénier comme Charlotte Corday en est un pour les Jacobins. Les molosses qui poursuivent Homère sont aussi les gardiens des troupeaux de ceux qui l’accueillent. L’équilibre nécessaire pour maintenir la cohésion du monde vivant suppose une part de violence qui n’est plus acceptable lorsqu’elle s’écarte de l’ordre de la nature : Chénier peut revendiquer la part d’animalité qui intègre l’homme au « grand animal qui vit » qu’est pour lui la nature, mais la monstruosité est un mal qu’il se fait un devoir d’« extirper sans pitié » (p. 454). Extirper, c’est « arracher les mauvaises plantes ou combattre les hérésies » nous dit le dictionnaire de Furetière. La bête nuisible ne se distinguant plus de la mauvaise herbe, une autre frontière est franchie. L’universelle analogie qui chantait l’harmonie sans bornes entre les différents règnes naturels trouve ici un usage négatif : l’homme dégradé en animal puis en végétal explique le désir du poète de retrouver le vrai sens de l’humanité : « Extirper sans pitié ces bêtes venimeuses, / C’est donner la vie aux humains » (ibid.). Il fallait à Chénier ce détour par la bête pour aller à la rencontre de l’homme tel qu’il le rêvait.
Notes
1 A. Chénier, Essai sur les causes et les effets de la décadence des lettres et des arts, dans Œuvres complètes, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, 1958 (désormais OC), p. 680.
2 A. Chénier, « Le rat de ville et le rat des champs », dans Poésies, éd. L. Becq de Fouquières [1872], Paris, Gallimard, 1994, p. 429-431. Sans mention contraire, toutes les références renverront à cette édition.
3 Voir « Le Milan et le Rossignol » (La Fontaine, Fables, IX, 18).
4 Nous suivons pour ce vers la leçon de G. Buisson qui substitue sent à veut. Voir A. Chénier, Œuvres poétiques, éd. É. Guitton et G. Buisson, Orléans, Paradigme, t. I (désormais OP), p. 318.
5 Sur cette opposition que l’on doit notamment à J. Swift (dans La Bataille des Livres [The Battle of the Books], 1704), voir M. Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001, p. 7-218.
6 Sur l’importance de cette image dans l’œuvre de Chénier, voir les articles d’Y. Citton : « André Chénier entre l’abeille et la harpe éolienne : enjeux poétiques, philosophiques et politiques de l’invention créatrice » (Ferments d’Ailleurs, Transferts culturels entre Lumières et romantismes, éd. D. Bonnecase et Fr. Genton, Grenoble, ELLUG, 2010, p. 35-77) et « La propriété poétique, c’est le vol de l’abeille. Éloge du copillage chez André Chénier », Les Frontières littéraires de l’économie, éd. C. Biet, Y. Citton et M. Poirson, Paris, Desjonquères, 2008, p. 125-144).
7 Voir É. Guitton, « Roucher et Chénier poètes méridionaux », Venance Dougados et son temps, dir. S. Caucanas et R. Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1995, p. 165-175.
8 Adresse aux Français amis des lois et de la paix, dans J. Dauxois, Charlotte Corday, Paris, A. Michel, 1988.
9 Le faon peut désigner à l’époque le petit d’une bête sauvage.
10 E. Jackson, « Secrets observateurs… » : la poésie d’André Chénier, Paris, Nizet, 1993, p. 168.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Stéphanie Loubère
Stéphanie Loubère est maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne et membre du CELLF.