Quatuor, littérature et cinéma
N° 18, printemps 2018
Résumé
Au cinéma, le quatuor à cordes est présent à des titres très variés. Cet article montre comment plusieurs films, choisis parmi les longs-métrages fictionnels qui lui ont accordé la place la plus significative ces quarante dernières années, exploitent ses diverses potentialités musicales, narratives et figuratives pour produire des effets et du sens ; effets et sens qui ont, en retour, une incidence particulière sur les représentations que le public peut se faire aujourd’hui de ce genre musical. L’étude révèle que le cinéma, y compris au sein de la catégorie « grand public », ne fait pas que reprendre et expliciter la caractérisation traditionnelle du quatuor, telle qu’elle est définie par F. Huybrechts dans l’article précédent, il la remet aussi, dans une certaine mesure, en question. Les films étudiés apparaissent alors comme autant de manières, aussi efficaces que différentes, de rendre hommage à des pages du genre peut-être le plus intimidant de la musique savante en sollicitant et soulignant les mêmes qualités : une nécessité, une urgence, une intensité.
Plan de l'article
1La place que la fiction cinématographique, y compris lorsqu’elle bénéficie d’une diffusion assez large, a accordée aux quatuors à cordes ne correspond pas tout à fait à la relative confidentialité de ce genre parmi ceux de la musique savante (comparé à l’opéra, à la musique symphonique et même au concerto). La meilleure illustration de ce phénomène est le film récent de Yaron Zilberman, A late Quartet. Cette production hollywoodienne réunit un casting assez prestigieux et a obtenu un succès honorable aux États-Unis (1 million 500 000 dollars de recette selon le site Imdb.com). Mais surtout elle n’est pas la seule à être centrée sur la figure qui nous intéresse ici (on pourrait évoquer également Quartetto Basileus de Fabio Carpi, plus ancien et beaucoup plus confidentiel). Par ailleurs, il faut penser à tous les films qui font intervenir à l’écran ce personnage quadri-céphale à tel ou tel moment du récit : Prénom Carmen de Godard, et de façon plus annexe, Céleste, film assez peu connu de Percy Adlon, ou encore Death and the Maiden de Roman Polanski pour la catégorie « grand public » (plus de 2 millions de dollars de recette, selon le site Imdb.com, avec Sigourney Weaver et Ben Kingsley à l’affiche).
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1 Nous laisserons donc de côté les cas, très nombreux, o...
2Au sujet du corpus ainsi défini1 se posent deux grandes questions. Primo, qu’est-ce que le cinéma « demande » au quatuor à cordes, selon la formule qu’emploie Frédéric Sounac à propos du roman moderne (voir infra, p.) et qu’est-ce qu’il y trouve ? (peut-être faudrait-il écrire : « qu’est-ce qu’il lui trouve ? ») Autrement dit : comment les films qui lui font une place exploitent-ils ses potentialités cinématographiques, notamment pour produire le sens d’un récit fictionnel ? Secondo, quelles représentations du quatuor à cordes, comme répertoire mais aussi en tant que discipline et entité musicales, se construisent à travers un tel corpus ? Dans quelle mesure, en particulier, ces représentations remettent-elles en question les « caractérisants communs et prévisibles » que Florence Huysbrechts dégage de la littérature mobilisant cette figure (voir infra, p.), à savoir : l’autosuffisance, la clôture monacale, l’équilibre, l’homogénéité ?
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2 R. Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallim...
3Avant d’apporter des réponses à ces questions, il convient de préciser ce que l’on peut entendre par « les potentialités cinématographiques » du quatuor à cordes. On saisit a priori quelles dimensions de cette figure se prêtent à l’utilisation dans les films de fiction si l’on considère le cinéma, en tant que forme d’expression artistique spécifique, comme « une écriture avec des images en mouvement et des sons », pour reprendre la formule par laquelle Robert Bresson définit son cinématographe2. Tout d’abord, les réalisateurs ont là un réservoir exceptionnel de sons (susceptibles d’être utilisés aussi bien en mode intradiégétique qu’extradiégétique) à leur disposition, un répertoire à la fois riche, polyphonique, savant, donc varié tout en étant fortement typé. Il se trouve que cette musique, plus que toutes les autres sans doute, est l’émanation directe d’une « conversation » – terme souvent associé à ce répertoire – entre quelques instruments. Or, cette conversation peut, au cinéma, compléter avantageusement le dialogue des personnages, parce qu’elle ne consiste plus en paroles mais, pourvue des qualités propres à la « musique pure », elle est censée suggérer ce qu’aucune parole ne saurait dire.
4Outre ces potentialités musicales, le quatuor à cordes présente a priori une dimension figurative plus cinégénique que d’autres types de configuration ou de formation d’instrumentistes. La « conversation » évoquée plus haut se tient là, en effet, entre un nombre de personnages suffisamment limité pour que ceux-ci soient perçus à la fois, dans un plan général ou une série de plans rapprochés, comme individualités et comme ensemble. Le dialogue des regards, des gestes, des soupirs et des respirations entre les musiciens à l’œuvre apparaît ainsi doubler facilement à l’écran celui des instruments. Contrairement à l’orchestre symphonique, le quatuor peut aussi bien être filmé dans un salon ou une chambre – donc des lieux de l’intime – que dans une salle de classe, la salle à manger d’un hôtel ou une grande salle de concert. Par ailleurs, la beauté, la variété et la maniabilité des instruments de la famille des cordes, susceptibles d’être filmés en gros plans, semblent constituer une source d’inspiration propice à une « écriture avec des images en mouvement et des sons ».
5À ces deux dimensions s’en ajoute une dont il est souvent question dans ce volume. En effet, les relations interpersonnelles entre quatre interprètes qui ne doivent faire qu’un, les soubresauts de leur vie privée et l’impact que ceux-ci peuvent avoir sur la vie et le travail de la formation offrent au cinéma les mêmes potentialités narratives qu’en littérature.
6Tournons-nous d’abord vers des exemples de film qui n’exploitent que les dimensions musicale et figurative, c’est-à-dire des films où la vie privée des quartettistes et la question de leurs relations en dehors de l’échange musicale des répétitions ou des concerts ne thématisent pas les structures du récit.
Céleste (1980)
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3 Céleste Albaret, Monsieur Proust, Paris, Robert Laffon...
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4 Nous nous appuyons ici sur la distinction définie par ...
7La figure peut participer partiellement au développement de l’action principale. C’est ce qui se passe dans le film Céleste de Percy Adlon, inspiré par le récit biographique de la gouvernante de Marcel Proust3. Les personnages représentant le quatuor Poulet (qui, selon son témoignage, étaient venus jouer chez l’écrivain, une nuit de 1920, le quatuor de César Franck) interviennent dans une séquence de 10 minutes (sur 1h40 de film) motivée par la nécessité qu’exprime Proust d’obtenir ainsi certaines informations importantes pour son œuvre. Les dimensions musicale et figurative du quatuor entrent donc ici au service de la quête littéraire du héros considéré dans ses rapports avec Céleste. C’est sans doute pourquoi, pendant l’exécution de l’œuvre de Franck, le film accorde moins de place aux échanges de regards entre les instrumentistes qu’à ceux de Proust et sa gouvernante. Le réalisateur nous ramène constamment à l’auteur d’À la recherche du temps perdu, plus exactement à son point de vue, que ce soient par des moyens profilmiques (son visage dans le miroir, son portrait accroché au mur) ou filmographiques (quelques travellings horizontaux partant des musiciens pour aboutir au regard de Proust)4. Il s’agit essentiellement de faire deviner aux spectateurs les impressions que suscite en lui la musique de Franck (ex. sa joie explicite lorsqu’il reconnaît au sein du scherzo un thème du Tristan de Wagner, l’association implicite qu’il établit entre l’entrelacement des thèmes musicaux et la composition de son roman). Mais surtout Percy Adlon exploite les poncifs de l’homogénéité et plus encore de la clôture monacale, poncifs que la séquence reprend à son compte pour nourrir de sens la quête du héros tout en plaçant cette idée de clôture dans une perspective qui – nous allons le voir – la remet en question de façon subtile.
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5 C’est ainsi, selon Céleste Albaret, que l’écrivain con...
8Céleste commence par entendre et voir les musiciens dans l’entrebâillement de la porte du salon où ils se produisent devant Proust (DVD Arthaus, 1h15’16’’). Elle reste donc d’abord, elle, l’humble employée de maison, en dehors de la relation qui unit les artistes. La clôture du quatuor englobe en quelque sorte l’écrivain et exclut la non-initiée. Les musiciens sont placés juste devant l’écrivain et plus près les uns des autres dans ce milieu domestique qu’il ne le serait à l’intérieur d’une salle de concert ou de réception. Plus encore que l’organisation de l’espace profilmique, l’attitude de l’auditeur vis-à-vis des interprètes suggère sa proximité voire son intimité avec eux. Il leur demande d’exécuter à sa convenance tel ou tel extrait du quatuor de Franck, parfois très éloigné du précédent, parfois très court, et n’hésite pas à les interrompre d’un geste en plein élan contrapunctique. Il en use donc avec eux comme un auditeur moderne avec un lecteur de CD ou un I-Pod. Tel qu’il est représenté ici, le quatuor apparaît comme un moyen d’appropriation individuelle de la musique à une époque où il n’en existait guère5. Les termes évasifs dans lesquels Proust indique les mesures qu’il veut écouter (« il y aussi cet autre passage… », « Et cette mélodie infinie… ») donnent même l’impression qu’il est avec les instrumentistes dans un rapport de compréhension immédiate, comme s’il n’avait presque pas à sortir de son intériorité pour entendre la musique de son choix. Par là s’établit bien entendu un lien symbolique entre la clôture du quatuor, resserré plus que jamais dans son demi-cercle, et la claustration du créateur de la Recherche. Il faut une musique de l’intime à un roman composé dans une chambre close, lequel explore les galeries de la vie intérieure.
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6 Céleste Albaret, op. cit., p. 397.
9Mais, en même temps, on peut dire que le quatuor à cordes apparaît ici comme une figure antithétique de la clôture monacale. Il est significatif que les instrumentistes arrivent dans l’appartement en grande tenue de concert (DVD 1h15’16), que Proust revêt pour les écouter dans son salon, gants blancs, smoking et nœud papillon, et que Céleste elle-même s’est habillée plus élégamment que d’habitude (robe noire, chaussures à talons). Car le spectateur doit comprendre, et comprend en effet, qu’avec ces quatre musiciens, c’est le monde qui vient à Proust. La séance de musique marque d’ailleurs une rupture dans le huis-clos du film, dans le quotidien de l’ascète de la création littéraire. La musique de Franck renvoie l’écrivain à sa quête intérieure mais elle est en même temps une ouverture sur autre chose, une irruption des voix du monde extérieur. Si bien qu’au sein d’un film comme Céleste, l’une des formes les plus intimistes de la musique occidentale prend – et avec une œuvre de Franck qui a priori ne s’y prête guère – des allures d’échappée mondaine. Peut-être est-ce également parce que le personnage de Proust fait entrer sa domestique dans la relation avec l’œuvre et casse symboliquement la clôture. Si l’on compare la scène avec le témoignage biographique qui l’a inspirée, on s’aperçoit que le réalisateur a clairement pris le parti de souligner cette rupture. Car Céleste Albaret ne mentionne ni les gants blancs, ni le smoking, ni le nœud papillon de son maître et n’indique nulle part qu’elle ait revêtu elle-même, pour l’occasion, une tenue particulière. De même, les échanges de regards entre la domestique et l’écrivain sont une pure invention de scénariste : non seulement Céleste Albaret n’est pas entrée dans le salon pendant l’audition mais elle rapporte que Monsieur Proust a écouté la musique de Franck « les yeux clos 6». On voit comment le film fait pencher la balance de cette dialectique de l’ouverture et de la fermeture.
Death and the Maiden (1995)
10Le film de Polanski, centré sur l’expérience de Paulina, une femme torturée et violée dans une dictature d’Amérique du sud, ne s’intéresse pas aux stéréotypes associés à la formation de quatre musiciens (sauf à penser que le motif de la clôture chambriste se trouve en résonance avec la claustration physique puis mentale de la victime, idée si peu soutenue par la mise en scène de Polanski que nous renonçons à nous y attacher ici). La figure du quatuor apparaît à l’écran en deux instants stratégiques certes (dans la première et la dernière séquences) mais de façon si fugitive que la mémoire du spectateur peut très bien, quelque temps après la projection, n’en avoir gardé aucun souvenir. En revanche, Death and the Maiden (La Jeune Fille et la Mort) fait participer intensivement à sa dramaturgie et à la construction de son sens la musique du Quatorzième quatuor de Schubert (intitulé précisément « Der Tod und das Mädchen ») dans un travail sémiotique qui a pour effet de bousculer les préjugés dont souffre ce genre de répertoire.
11La musique fonctionne d’abord comme un indice. Dans la première séquence, Paulina assiste avec son époux Gerardo à un concert où quatre instrumentistes en grande tenue entament le 1e mouvement de la « Jeune Fille et la Mort ». Au sein de l’élégant théâtre où ils se trouvent alors semble régner l’ambiance un peu compassée d’une occasion mondaine. Cependant, la main de l’héroïne serrée dans celle de son mari, l’expression tendue de son visage indiquent que quelque chose de grave se joue – ou va se jouer – au cours de ce concert. Une nuit (peu de temps après ? le spectateur peut alors se poser la question), Paulina croit reconnaître son ancien bourreau dans la voix de l’inconnu, un certain Docteur Roberto Miranda, qui vient de ramener Gerardo chez eux. Fouillant la voiture de l’homme, elle trouve un enregistrement du quatuor de Schubert : c’est justement cette musique que son bourreau lui faisait entendre pendant qu’il la violait. Paulina revient à la maison, tient Miranda à sa merci, sous la menace d’un pistolet, et l’oblige à écouter l’enregistrement. La musique de Schubert réveille Gerardo, qui cherche alors à persuader son épouse de libérer le docteur – en vain. Toute la scène se déroule sur fond de Quatorzième quatuor.
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7 Juste après avoir écrit sa pièce en espagnol (La Muert...
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8 Au début du film comme de la pièce, discutant seul ave...
12Il faut préciser que le film de Polanski adapte une pièce de théâtre d’Ariel Dorfman7 et que, contrairement à la pièce, il utilise uniquement le premier des quatre mouvements de l’œuvre : non pas le célèbre Andante à variations sur le thème de « Jeune fille et la mort » ni le Presto final grâce auquel Fabio Carpi donnait à voir et à entendre l’homogénéité, la virtuosité incandescente de son Quartetto Basileus, mais l’Allegro initial, dont la polyphonie serrée et les accents dramatiques conviennent particulièrement aux moments agoniques. Aussi ces potentialités expressives du 1e mouvement sont-elles mises à contribution, et sur le même mode intradiégétique, lorsqu’un peu plus tard, à l’écart de Roberto Miranda qu’elle a bâillonné et attaché à une chaise, Paulina confesse à son mari ce qu’elle ne lui avait encore jamais raconté : les violences sexuelles que le docteur lui infligeait à l’issue des séances de torture. Polanski prend soin là de synchroniser le récit du viol (qui a été perpétré 14 fois – notons-le – aux sons du Quatorzième quatuor !) avec la montée crescendo en canon, et à l’écriture particulièrement tendue, des voix du 1e et du 2nd violons (mesures 187-198 / DVD 55’57-56’15), comme si la musique faisait planer le souvenir de la scène en arrière-plan du discours. Le procédé est plus théâtral que cinématographique. La pièce d’Ariel Dorfman l’employait déjà. Cependant, elle ne le faisait pas intervenir là, c’est-à-dire dans la scène 1 de l’acte II. Et tout indique que l’ajout chez Polanski de l’Allegro de Schubert à ce dialogue entre la victime et son époux participe à une opération plus générale de renforcement de son intensité dramatique. Dans l’acte II, le dialogue se déroulait à la mi-journée ; à l’écran, il a pour arrière-plan les ténèbres d’une nuit de tempête. Le spectateur du film – contrairement à celui de la pièce – écoute avec Gerardo la confession de Paulina en y trouvant très rapidement un indice selon lequel Roberto Miranda est bien l’auteur des atrocités racontées8. Il la reçoit donc pleinement comme une bouleversante révélation.
13On voit la force dramatique que Death and the Maiden trouve et emprunte à la musique de Schubert mais aussi le rôle qu’il lui fait jouer pour la construction du sens, et ce à plusieurs niveaux. Le quatuor de « la jeune fille et la mort » est interprété à nouveau au concert à la fin du film, dans une scène qui semble répéter celle du début, mais qui en est plutôt la suite. Il suggère ainsi (par son retour en boucle et non pas par l’idée d’une clôture monacale de ses interprètes) l’impasse dans laquelle se trouve la victime, sa prison mentale. Le docteur Miranda, qu’elle a finalement épargné, trône parmi sa petite famille au 1e balcon. Rien n’a changé après la dictature, malgré la tentative de conjurer les démons par la vengeance ou la justice. Et quoi qu’elle fasse, Paulina ne peut échapper au souvenir de son traumatisme. Le titre du Quatorzième quatuor nourrit également le sens du film sur un plan symbolique. En effet, le spectateur un peu distrait ou négligent aura de la peine à voir le rapport entre la « jeune fille » de Schubert et le rôle de femme haineuse, agressive voire perverse qu’incarne Sigourney Weaver, pistolet automatique au poing. Mais Paulina dit bien un moment que Schubert était sa musique préférée… avant que son bourreau ne l’utilise pour lui infliger ses sévices. Il l’en a dégoûtée (« it made me physically sick to hear it », dit-elle). Il faut comprendre là que le docteur Miranda n’a pas seulement souillé et maltraité son corps, il a perverti l’intime de l’intime, a rendu malade l’âme d’une jeune fille aussi saine, aussi pure de ce point de vue que le personnage de la légende romantique. La Mädchen du quatuor est la femme que Paulina était avant de rencontrer le mal en la personne de Miranda (c’est-à-dire, quinze avant le début de l’action du film).
14Quelle image Death and the Maiden donne-t-il alors du quatuor à cordes ? Le film le valorise autrement que ne le faisait la pièce.
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9 Voir Ariel Dorfman, op. cit., p.15, 37, 39,42.
15Paulina séquestre son ancien bourreau et s’emploie à lui faire reconnaître son crime. Elle songe même à le tuer. Or, la guérison qu’elle vise à travers de telles actions se confond avec une reconquête de la musique de Schubert. Il s’agit, pour elle, de retrouver à l’écoute du Quatorzième quatuor les joies qu’il lui donnait avant de servir d’accompagnement raffiné à la torture. Guérir son âme consiste à reconquérir les beautés de Schubert, en quelque sorte. Le texte d’Ariel Dorfman revenait à plusieurs reprises sur cette idée9. Le personnage de Polanski ne la formule plus si clairement. Mais l’idée est suggérée par l’écoute même du Quatorzième quatuor. Elle est en effet sous-jacente à la tension que Paulina manifeste dans la séquence introductive au moment d’entendre les premières notes de l’œuvre. Considéré comme un flash-forward, comme la première partie d’une séquence qui s’achèvera à la fin du film, ce moment au concert prend la valeur d’une épreuve : si Paulina parvient à se détendre pendant l’audition du quatuor, c’est qu’elle a conjuré ses démons. L’écoute de Schubert reste ainsi dans le film le test d’une vraie guérison ! Par ailleurs, l’éclatement en deux parties, placées aux deux extrémités de la construction narrative, d’une scène qui en constituait seulement la conclusion chez Ariel Dorfman peut être interprété comme un moyen d’accroître dans l’esprit du spectateur la prégnance du quatuor.
16Enfin, le film expose certains des clichés qui lui associés pour mieux les subvertir. Dans cette ouverture, montrant les concertistes sur la scène d’un théâtre à l’italienne, Polanski aborde la figure sous son angle superficiel, mondain. Mais très vite, il suggère au spectateur que la musique interprétée là n’a rien d’extérieur. Par une association aussi efficace qu’étroite entre l’Allegro de Schubert et les péripéties tragiques vécues par l’héroïne au plus profond d’elle-même et revécues à l’écran, il nous fait sentir le poids existentiel dont une telle musique peut se charger. Le docteur Miranda prétend avoir eu recours à elle afin d’apaiser l’esprit des victimes de la torture (« I wanted to soothe you », déclare-t-il à Paulina), car la musique (surtout quand elle est « classique ») adoucit les mœurs – c’est bien connu. Mais, en vérité, il a fait d’elle l’accompagnement obligé d’un drame répugnant et l’instrument d’un rite plus pervers encore. La partition de la « Jeune Fille et la Mort » se dépouille, par là, non seulement de tout ce qu’un quatuor de Schubert pourrait a priori avoir de « joli » dans l’idée d’un public non averti mais aussi de sa part d’idéalisme romantique.
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10 Remarquons qu’au théâtre, Ariel Dorfman faisait un to...
17Ce dernier phénomène paraîtrait désagréable à bien des spectateurs mélomanes si la violence crue, insupportable des sévices sexuels infligés à Paulina était exhibée et mariée ainsi de force (la force de l’image) à l’Allegro du Quatorzième quatuor par la monstration cinématographique, sous la forme d’un flash-back par exemple. Mais – on l’a dit – Polanski opte, sur le modèle de la pièce d’Ariel Dorfman, pour la narration verbale, qui a le mérite de tenir à distance du spectateur l’image de l’acte irréductiblement laid et avilissant perpétré aux sons de l’Allegro. Lorsqu’on voit à l’écran Roberto Miranda, libéré de ses liens après ses aveux, donner un coup de poing à Paulina pour lui échapper, puis être roué de coups par Gerardo, c’est un solo de guitare électrique Heavy metal qui s’échappe soudain de la radio du couple. Inversement, Roberto affirme que la musique de Schubert était destinée à apaiser l’esprit de sa victime sur un fond lyrique de « musique de fosse » composée pour la bande-son du film par Kilar Wojciech10. Autrement dit, si l’Allegro de « La Jeune Fille et la Mort » ne se superpose pas au spectacle du déchainement de la violence physique, il ne participe jamais non plus à la représentation d’une vision lénifiante de la musique de quatuor. Loin s’en faut. Ainsi Polanski parvient-il à trouver un équilibre entre l’esthétique romantique de ce répertoire et le poids existentiel dont il le charge.
Prénom Carmen (1983)
18Le film de Godard exploite davantage encore les dimensions musicale et figurative du quatuor à cordes sans vraiment s’intéresser, lui non plus, à ce que nous appelons son potentiel narratif. Il n’empêche que les caractérisants typiques de la figure identifiés en littérature participent encore à la construction du sens du récit, si problématique que soit ici la détermination de ce sens. En effet, les plans montrant le quatuor Prat en répétition fonctionnent en alternance, irrégulière, mais aussi en opposition, avec ceux qui représentent l’action principale de cette Carmen. Les premiers et les seconds, étroitement liés par des moyens filmographiques, appartiennent à deux espaces diégétiques disjoints (une pièce en soupente pour les premiers / un hôpital psychiatrique, une maison au bord de la mer, des rues de Paris, un café, une banque, une station-service, un tribunal pour les seconds) jusqu’au dénouement du moins, où les personnages des deux espaces diégétiques se rejoignent dans la salle à manger d’un grand hôtel. L’opposition sémantique, elle, est maintenue jusqu'au bout. Les situations de la « diégèse Carmen-Joseph (l’avatar de Don José) » se caractérisent par le burlesque de la folie, la confusion d’un braquage de banque, l’hétérogénéité des existences (dans les toilettes hommes d’une station service, un personnage bedonnant interprété par Jacques Villeret finit avec les doigts un petit pot pour bébé en regardant Carmen se soulager sur un urinoir), le désordre des passions, l’appel du large, l’incompréhension et la discorde des amants. Et implicitement, par le jeu des contrastes, les significations opposées ressortent dans les plans des répétitions où les quartettistes se concentrent sur la musique de Beethoven. La réunion finale à l’Hôtel Continental entre les musiciens, d’un côté, et de l’autre la bande de braqueurs à laquelle appartient Carmen et qui est censée participer maintenant au tournage d’un film de Godard, ne fait qu’exacerber, sur le mode burlesque, les oppositions sémantiques, car le quatuor constitue là un îlot, au sein duquel les musiciens poursuivent leur travail de dentelle, agacéspar le désordre environnant (au début de la scène, le 1er violon se plaint ainsi auprès de Godard : « nous ne sommes pas un orchestre de thé dansant »). Certes, troublée par ce qui se passe autour d’elle, l’altiste prénommée Claire, seul personnage à naviguer d’une diégèse à l’autre, quitte un moment cet îlot musical et peine ensuite à y retrouver sa place. Mais on note que le finale du 16e quatuor de Beethoven (« Muss es sein ? ») continue néanmoins à se faire entendre comme si de rien n’était, inexorable tel le destin en marche. « L’union parfaite de plusieurs voix, dit l’assistante de Godard au cours de la scène, empêche, somme toute, le progrès de l’une vers l’autre ». Cette citation extraite des « carnets intimes » de Beethoven ne fait là encore que souligner, en le critiquant, l’idéal d’homogénéité associé au quatuor à cordes.
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11 Ni adaptation d’un texte littéraire, ni polar, ni dra...
19Le film ne cherche donc pas à remettre en question les caractérisants typiques de la figure. Il se sert d’eux comme les matériaux d’un télescopage à la fois visuel, sonore et sémantique. La caractéristique la plus remarquable de l’emploi de la musique ici est la fragmentation de son flux à des fins rythmiques. Il ne s’agit pas là, contrairement à ce que l’on a vu dans Céleste, de présenter des extraits d’une composition cohérents et significatifs aux yeux du héros, ni même, contrairement à ce qu’on trouvera dans A Late Quartet, de les monter en une sorte de résumé qui prépare un coup de théâtre. Non, Godard ne met pas la musique de Beethoven au service d’une histoire. Il s’en sert comme d’un matériau rythmique au même titre que tel ou tel plan de bord de mer ou de métro aérien, que tel ou tel mot du dialogue. Il n’hésite pas à couper nettement une phrase musicale en pleine mesure ou à l’amputer de quelques notes afin de laisser place tantôt à une réplique, tantôt à des bruits (cris de mouettes, rumeur du périphérique parisien etc.) ou à un court silence. Ces silences arbitraires s’ajoutent à ceux prévus par Beethoven (on sait quel rôle fondamental ils jouent dans sa musique) et les coupures du montage sonore, aux arrêts subits de l’exécution des œuvres liés au travail de répétition des Prat. Le film opte donc résolument pour une esthétique de la rupture, de la discontinuité, qui empêche une immersion dans la musique. Comme si Godard refusait que cette dernière prenne le dessus : aux plans 69 et 70 (DVD Studiocanal, 23’20), il est significatif que la combinaison bruits de la mer - andante amoroso du 10e quatuor place musique et bruit au même niveau, l’une devenant l’autre et vice-versa. À moins que le réalisateur ne recherche plutôt, d’un point de vue émotionnel, une sorte d’équilibre des forces : au plan 118 (DVD 43’45), quelques mesures très lyriques du « Heiliger Dankgesang » accompagnent le moment où Joseph caresse, dans une cuisine, le pubis nu de Carmen en lui disant : « T’as vraiment un derrière de jeune fille », le décalage entre la noblesse de la musique et la trivialité de la situation venant doubler le décalage sémantique entre les mots et l’image. On peut aussi considérer que ces coupures, ces décalages ou désynchronisations des Quatuors de Beethoven participent d’une volonté de distanciation, aussi bien que les invraisemblances, les incongruités par lesquels Godard décourage, d’ailleurs, toute tentative de catégorisation générique du film11.
20Quels effets a-t-il alors sur la représentation de ce répertoire musical ? Par ses particularités assez déconcertantes – elles le restent trente-cinq ans après sa sortie en salle, Prénom Carmen fait sans doute ressortir le caractère avant-gardiste que l’on trouve encore parfois aux derniers opus de Beethoven. Son côté expérimental, marginal comme l’est quasiment toute la production de Godard, pourrait même contribuer à asseoir leur réputation de musique difficile. Mais en même temps le film réussit à nous rapprocher de ces sommets beethovéniens, et pas seulement parce qu’il en laisse de côté les versants les plus arides (on n’y entend pas d’extrait de la Grande fugue, opus 133, par exemple). Tout d’abord, il nous convainc à sa manière qu’une telle musique est assez abstraite pour s’accommoder d’une certaine modernité civilisationnelle et servir avantageusement de bande-son à une scène de nu, de braquage, de fusillade ou au passage d’un métro aérien. Sa mise en valeur tient aussi au fait que le décalage n’est pas la règle absolue du montage. Ainsi, dans un plan marin monté sur un extrait du « Heiliger Dankgesang » (plan 93, DVD 32’40), le balancement des vagues correspond quasi parfaitement à la pulsation de la blanche.Dans les séquences de l’appartement à Trouville, le mouvement lent de l’opus 132 imprègne par touches ou par grands aplats successifs les dialogues et les images des scènes d’amour entre Carmen et Joseph. En l’associant à la fois à la poésie de la mer et à la trivialité de certaines situations ou répliques érotiques, le film renouvelle le lyrisme de cette musique : il met étrangement l’accent sur sa dimension vibratoire (le quatuor est avant tout affaire de vibration). « Tire et vibre », dit le 1er violon des Prat à l’altiste Claire (plan 97) ; « Tout tremble, dit Carmen nue sur son lit, peut-être mon cul tremble aussi (plan 107) ». Et la représentation de la musique de Beethoven se nourrit de ces connotations sexuelles tout en les dépassant. Le film exploite sans discordance cette intensité vibratoire du « Heiliger Dankgesang » à son paroxysme, lorsque Carmen, à la sortie d’un parking souterrain, entre dans la voiture de Jacques avant de ressortir et de se jeter brusquement dans les bras de Joseph (plans 147-148, DVD 56’30). L’éclairage projeté ici sur les derniers Quatuors passe donc également par une complémentarité harmonieuse entre image, musique et dialogue. Pendant la dernière scène à l’Hôtel Continental, Godard répond à sa collaboratrice, qui lui faisait remarquer la beauté des femmes présentes : « Vous savez la beauté, c’est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter ». Cette phrase se superpose à un gros plan sur le visage mélancolique de Maruschka Detmers et à un extrait du lento assai de l’opus 135 (plan 195, DVD 1h14’53). Ainsi, l’une des manifestations les plus sublimes, les plus abstraites du beau artistique met en valeur la beauté dont parle Godard, mais elle reçoit de son film, en échange, une signification charnelle et l’idée du danger, aussi abstraite soit-elle, qu’elle fait courir aux hommes, idée centrale bien entendu dans la tragédie de Carmen.
A Late Quartet (2012)
21Le film de Yaron Zilberman appartient au groupe beaucoup plus restreint des films qui exploitent les trois dimensions distinguées dans notre introduction. Et comme il est centré sur le destin d’un quatuor à cordes (fictionnel : « The Fugue Quartet »), les potentialités narratives sont à l’honneur. En comparaison, les deux autres semblent un peu en retrait : ainsi, dans la première heure d’ A late Quartet, les scènes montrant le quatuor en train de jouer sont assez rares. Mais il faut ajouter qu’une scène de ce genre constitue le sommet dramatique du film, au dénouement.
22D’un point de vue musical, il a la particularité de tourner autour d’une seule œuvre du répertoire : l’opus 131 de Beethoven, dont chaque mouvement est intégré au moins en partie de façon intra- ou extra-diégétique et qui fait l’objet de plusieurs commentaires de la part des personnages. Les discours sur l’opus 131 (informations, appréciations, anecdotes historiques) mettent en perspective et en valeur la musique de ce chef-d’œuvre mieux qu’ils ne le feraient au sein d’un livre de musicologie, d’une émission didactique ou d’un documentaire, en ce qu’ils dramatisent son exécution par « The Fugue Quartet ». Si la volonté de Beethoven que les instrumentistes enchaînent attaca les sept mouvements de son œuvre est expliquée au début du film par Peter, le violoncelliste, aux élèves de sa classe de conservatoire, elle devient à la fin le ressort d’un coup de théâtre : en effet, le violoncelliste, plus vieux que ses partenaires et atteint de Parkinson, s’avère incapable de soutenir jusqu’au bout un tel enchaînement et il doit s’interrompre en plein concert au début du 7e mouvement (DVD Metropolitan, 1h32’). L’emploi que Zilberman fait de l’opus 131 dans ce dénouement illustre bien la primauté du narratif – et l’on pourrait même dire du dramaturgique – dans le film. La fonction esthétique de la musique passe au second plan.
23L’opus 131 est étroitement associé au fonctionnement de « The Fugue Quartet ». Les autres musiques de la bande-son (elles sont rares) prêtent leurs connotations exogènes aux instants où la cohésion du groupe est menacée : la jeune Alexandra danse sur une chanson pop (« Salty air ») lorsqu’elle reçoit son professeur, le 1e violon, dans sa chambre puis dans son lit (DVD 1H32’44), facteur de désintégration de « The Fugue Quartet » puisqu’Alexandra est aussi la fille de Juliette, l’altiste, et de Robert, le second violon. Ce dernier (son père, donc) manifeste ensuite sa colère en se mettant, au beau milieu d’une répétition de l’opus 131, à jouer le « Beau Danube bleu » pizzicato (1H15’04), suprême signe de provocation. Il faut aussi interpréter ici le sens et la valeur conférés à la partition de Beethoven en fonction de la présence d’une musique orchestrale composée pour l’occasion par Angelo Badalamenti (cette dernière participe de l’esthétique du film hollywoodien, qui ne peut pas, semble-t-il, se passer d’une « musique de fosse »). Il est difficile d’évaluer l’effet de la complémentarité fonctionnelle des deux partitions sur la représentation que le spectateur non-mélomane se fait l’opus 131 : la musique insignifiante de Badalamenti fait-elle ressortir l’originalité et la noblesse de celle de Beethoven ? Ou ne risque-t-elle pas, par contraste, d’en souligner le caractère hermétique, spécial, savant, voire archaïque, puisque son emploi, étroitement lié aux activités de « The Fugue Quartet », semble plus s’imposer par le thème du film, le déclin d’un quatuor à cordes, que par son efficacité musicale à l’écran ? Mais trancher pour la seconde hypothèse serait faire injure au statut que Yaron Zilberman accorde à ce chef-d’œuvre. Car il le convoque aussi afin d’accentuer la poésie des vues de Central Park sous la neige ou la charge émotionnelle de la contemplation d’un tableau au Metropolitan Museum of art, lorsque Peter fait parler un des derniers portraits de Rembrandt aux sons de l’adagio : « Je suis le boss, le roi de la peinture, je le sais. Je deviens vieux mais cependant je suis au sommet de mon art. […] Il est un peu ridicule dans sa robe dorée, il le sait, mais ni son corps ni son esprit ne l’ont trahi, pas encore… » (1h19’). À défaut d’être originale, cette conjonction cinématographique particulièrement réussie du dernier Rembrandt, du dernier Beethoven et du vieux violoncelliste, qui improvise devant le tableau quelques mots de « critique créative », illustre bien l’éclairage que le film projette sur l’opus 131. Il l’associe essentiellement à une poésie hivernale, une poésie de la fin mais d’une fin admirable, glorieuse (à rapprocher de l’anecdote racontée par Robert selon laquelle l’opus 131 est la dernière musique que Schubert, mourant, ait voulu entendre). Et les paroles fières que Peter prête à Rembrandt valent bien davantage pour le Beethoven des derniers quatuors que pour lui-même, dans sa vieillesse d’instrumentiste marqué par la maladie de Parkinson.
24Aucun des exemples étudiés ici ne réunit davantage de caractérisants typiques que celui-ci (ce n’est pas un hasard si l’on observe le même phénomène dans Quartetto Basileus, autre film centré sur la dimension narrative de la figure). Mais encore faut-il voir quel usage il en fait.
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12 B. Fournier, L’esthétique du quatuor, Paris, Fayard, ...
25Les topoï de la littérature sur le quatuor servent à la caractérisation, et ajoutons à une caractérisation valorisante des personnages. Lorsque Daniel, le 1e violon, explique à Alexandra, dans la ferme où il est allé chercher du crin de cheval pour son archet, pourquoi il n’a pas préféré une carrière de soliste, il invoque des idées que l’on trouve consignées, par exemple, dans le 1er chapitre du célèbre ouvrage du musicologue Bernard Fournier : « à travers le quatuor, les compositeurs ont pu exprimer leur spiritualité propre », « c’est à ce genre qu’ils ont confié le meilleur de leur art » ou encore : « les formations s’inscrivent nécessairement dans la durée 12» (54’55). Le second violon, Robert, dans un pseudo documentaire télévisé sur « The Fugue Quartet » affirme qu’il y est entré séduit par l’idée d’être une partie d’un tout indivisible, par la quête collective de l’homogénéité (32’35). Peter, le violoncelliste, lutte jusqu’au bout pour maintenir cette qualité : « Keep the quartet together », dit-il à Juliette au Musée ; et il demande à Daniel de sacrifier sa liaison avec la fille des autres membres de la formation au nom de leur entente musicale, ce qu’Alexandra pousse son amant à faire, toujours dans le même but (1h23’45). On voit que le thème bien connu de l’abnégation du quartettiste au profit du groupe fournit un des ressorts essentiels de l’intrigue. Globalement, on peut dire que le film new-yorkais colle sur le quatuor à cordes l’image d’une soumission aux exigences exorbitantes de l’excellence, soumission fascinante parce que mystérieuse au regard de la société d’aujourd’hui, et d’autant plus mystérieuse que cette excellence ne se distingue d’un bon niveau qu’à l’oreille des initiés, ne s’en distingue qu’au prix d’efforts acharnés, quotidiens, pour obtenir de « minuscules progrès » (selon la leçon que Daniel inflige à Alexandra, 29’50). On retrouve par ce biais l’idée de la clôture monacale.
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13 On peut citer, avec Bernard Fournier (op.cit., p.101)...
26Mais une étude, si succincte soit-elle, de l’emploi qu’A Late Quartet fait des caractérisants typiques de la figure serait incomplète si elle ne prenait pas en compte précisément la part d’ironie contenue dans leur énonciation. De ce point de vue, on pourrait tout simplement noter que, comme les romans ou les pièces de théâtre sur le sujet, le film de Yaron Zilberman s’intéresse moins au règne de l’harmonie entre les membres du groupe qu’à la menace de sa désagrégation. Mais le phénomène se manifeste aussi de façon plus subtile. Dans la voiture qui les conduit à la ferme, Alexandra énonce à Daniel la formule de l’équilibre magique entre les quatre personnalités musicales de « The Fugue Quartet » (48’10). Cette formule se développe à travers quatre portraits tout à fait dithyrambiques. Celui de l’altiste comporte néanmoins une petite dose d’ironie : « Est-ce la voix d’une âme blessée ?, dit Alexandra à propos de sa mère, l’instinct de survie qu’elle a eu à développer l’a préparée à servir parfaitement trois maîtres à la fois : celui qu’elle aime, celui dont elle est la partenaire, et celui qu’elle désire ». La formule de l’équilibre contient donc en elle-même un principe destructeur. Et surtout, la jeune Alexandra dresse l’ensemble des portraits avec un ton légèrement narquois de badinage amoureux, si bien que le spectateur sent vite que la jeune femme fait l’apologie de l’unité du « Fugue Quartet » afin de courtiser son premier violon, amorce d’un jeu de séduction dangereux pour cette même unité. Enfin, il faut remarquer que le vieux Peter ne satisfait aux exigences de l’indivisibilité et de l’équilibre du groupe qu’en le quittant au cours du dernier concert où il finit par céder sa place à une autre violoncelliste. Le dénouement du film suggère ainsi l’idée d’une évolution possible de l’équilibre au sein de la formation et donne une image dynamique de son homogénéité, image conforme à une certaine réalité de la vie des quatuors13.
Bilan
27Sans surprise, il apparaît que les films faisant une place conséquente à la « figure quatuor à cordes » en reprennent aussi largement, sous une forme ou sous une autre, la caractérisation la plus conventionnelle (l’exemple du Quartetto Basileus n’infirmerait pas ce constat). Il faut préciser, néanmoins, que ce que nous appelons les « caractérisants typiques » ont de bonnes chances de ne pas passer pour tel auprès d’un public assez large découvrant à travers le cinéma, auquel il faut alors en accorder le mérite, sinon l’existence du moins le fonctionnement de ces formations classiques.
28Quoi qu’il en soit, les réalisateurs s’en servent de matériaux au moyen desquels se construit le sens du récit, lors même que leurs films n’exploitent pas toujours le potentiel narratif de la figure collective. L’éventail de notre corpus laisse suffisamment entrevoir la variété et l’étendue des ressources sémiotiques qu’elle offre, à travers ses trois dimensions, au cinéma, du film expérimental de Godard au thriller de Polanski. Selon les cas, le sens se construit en explicitant ses caractérisants typiques, en les suggérant par un jeu d’opposition ou en les remettant en question, ce qui permet d’exprimer aussi l’ouverture, la discordance ou la violence. L’impact d’un film comme Death and the Maiden porte plutôt, pour sa part, sur des représentations superficielles de la musique romantique.
29D’un point de vue musical, les films se concentrent sur quelques œuvres emblématiques du répertoire, qui appartiennent à la maturité de leur compositeur et qui ont également – on l’a vu – les faveurs de la littérature (les derniers opus de Beethoven, la « Jeune fille et la mort » de Schubert dans le film de Fabio Carpi ou celui de Roman Polanski). Tous sollicitent la charge émotionnelle de ces partitions, tous en tirent des effets de dissonance ou, du moins, de décalage entre la musique et l’image (et aucun n’en fait autant un élément rythmique du film que Prénom Carmen, qui profite sur ce plan de l’alliance unique entre la variété du répertoire et l’homogénéité des timbres). Mais tous, en échange, rendent tant soit peu sensible, par une « écriture avec des images en mouvement et des sons », plusieurs qualités des monuments du quatuor à cordes : une nécessité (rien de décoratif, rien de superfétatoire, d’incident dans cette musique), une urgence (il faut la faire entendre, et maintenant) et une intensité (lyrique ou dramatique), que le spectateur peut non seulement comprendre mais éprouver directement, viscéralement. S’il avait pu croire qu’une poignée d’instrumentistes classiques réunis pour interpréter des partitions du XIXe siècle étaient incapables de produire autre chose que de la musique de salon, évidemment poussiéreuse, les combinaisons d’images et de sons examinées ici lui font sentir qu’il en va bien autrement, quand bien même, oserons-nous ajouter, ce spectateur ne serait-il pas toujours convaincu, pour le reste, de l’intérêt des films.
30Bref, aussi importante que soit la part des lieux communs véhiculés sur le quatuor par le cinéma, les deux formes d’expression artistique ont tout à gagner à convoler en de si fructueuses noces.
Notes
1 Nous laisserons donc de côté les cas, très nombreux, où le film exploite uniquement les potentialités musicales du quatuor (voir plus loin), même s’il utilise un morceau de ce répertoire de manière aussi récurrente et significative que, par exemple, l’Œdipe roi de Pasolini ne le fait avec l’Adagio initial du Quatuor K 465 (dit des « Dissonances ») de Mozart.
2 R. Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, « Nrf », 1975, p. 12.
3 Céleste Albaret, Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont, 1973.
4 Nous nous appuyons ici sur la distinction définie par André Gaudreault dans son ouvrage Du littéraire au filmique, Paris, Armand Colin, 1999.
5 C’est ainsi, selon Céleste Albaret, que l’écrivain concevait cette audition privée à son domicile de la rue Hamelin : « j’ai bien pensé à quelques invités, aurait-il dit à sa gouvernante, mais dans ce cas, je devrais m’occuper de ce monde et, moi, je ne pourrai plus écouter, ou j’écouterais mal » (Céleste Albaret, op. cit., p. 395).
6 Céleste Albaret, op. cit., p. 397.
7 Juste après avoir écrit sa pièce en espagnol (La Muerte y la Doncella, 1990), le Chilien Ariel Dorfman la traduisit lui-même en anglais. C’est à partir de ce texte anglais, et avec la collaboration de l’auteur, que Polanski élabora son film. Nous le citerons ici dans son édition révisée : Ariel Dorfman, Death and the Maiden, finale definitive edition, London, Nick Hern Books, 1996.
8 Au début du film comme de la pièce, discutant seul avec le docteur qui l’avait ramené chez lui, Gerardo l’avait entendu citer Nietzsche. Or, chez Polanski, lorsque Paulina commence à raconter son calvaire, il se trouve qu’elle mentionne le goût de son bourreau pour les citations de Nietzsche. Cet indice important apparaissait plus tard dans la pièce d’Ariel Dorfman (op. cit., p.27).
9 Voir Ariel Dorfman, op. cit., p.15, 37, 39,42.
10 Remarquons qu’au théâtre, Ariel Dorfman faisait un tout autre choix : au moment où Roberto formulait la même idée (« [music] was a way of alleviating the prisoners’ suffering », op. cit., p. 39), le spectateur entendait, pour la seule fois de toute la pièce, non l’Allegro mais les premiers accords de l’ Andante à variations du Quatorzième quatuor. Pour la notion de « musique de fosse », voir Michel Chion : La musique au cinéma, Paris, Fayard, « les chemins de la musique », 1995.
11 Ni adaptation d’un texte littéraire, ni polar, ni drame psychologique, ni comédie burlesque ni clip musical, et un peu de tout cela à la fois.
12 B. Fournier, L’esthétique du quatuor, Paris, Fayard, 1999, respectivement p. 15, 23, 21.
13 On peut citer, avec Bernard Fournier (op.cit., p.101) l’exemple du Quatuor hongrois qui a survécu au changement de son second violon en 1956 et à celui de son violoncelliste en 1959.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Yves Landerouin
Université de Pau et des Pays de l’Adour – ALTER
Yves Landerouin est Professeur de littérature comparée à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Après une thèse consacrée à la problématique de La possession du beau chez Marcel Proust et Oscar Wilde, ses recherches ont porté sur les relations entre la littérature et les autres formes d’expression artistique, en particulier la musique, notamment dans Musique et roman, ouvrage élaboré avec Aude Locatelli (Paris, « Le Manuscrit », 2008), mais aussi le cinéma dans de nombreux articles. Il a également appliqué ce type de recherches à l’œuvre de Jean Giraudoux (Giraudoux et les arts, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2009), œuvre dont il réalise par ailleurs plusieurs éditions pour Garnier-Flammarion (Électre et La guerre de Troie n’aura pas lieu, préface, notes et dossier, 2015). En 2016, il a publié un essai intitulé La critique créative chez Honoré Champion dans la collection « Dialogue des arts ».