XVIIIe
Agrégation 2019
N° 19, automne 2018

Jacques Guilhembet

Espaces et objets dans La Double inconstance et La Dispute

  • 1 «  Si la première caractéristique du texte de théâtre ...

  • 2 Le rédacteur du Mercure de France introduisait ainsi e...

  • 3 Françoise Rubellin a montré à quel point Marivaux se s...

1L’analyse de l’espace est une clé indispensable pour saisir la dramaturgie d’un écrivain1. Si l’espace scénique se situe au cœur des préoccupations de l’auteur, il joue aussi un rôle déterminant pour le metteur en scène, les acteurs, les lecteurs ou spectateurs, ainsi que pour les critiques de la pièce. Contrairement à certaines idées reçues sur l’abstraction du théâtre de Marivaux, écrivain souvent considéré comme un anatomiste ou un métaphysicien du cœur2, la majorité des trente-huit pièces de son répertoire correspondent non à un spectacle dans un fauteuil, mais à un théâtre fait pour être vu et qui exploite les ressources de la dramaturgie3. Dans les deux comédies que j’ai retenues, l’espace joue un rôle fondamental : il est pour les personnages le cadre d’une épreuve dans La Double Inconstance (1723) et d’une expérience, voire d’une expérimentation scientifique, dans La Dispute (1744). Si une vingtaine d’années séparent ces deux comédies, elles offrent de nombreuses similitudes. Quant aux objets, s’ils sont relativement peu nombreux, certains ont une fonction dramatique importante, sinon déterminante.

La mise en espace

Indications spatiales

  • 4 Dans quasiment toutes les pièces de Marivaux, on trouv...

  • 5 Silvia et Arlequin sortiront transformés de cette épre...

  • 6 « L’étrangeté de La Double Inconstance », Europe, nov....

2Dans la plupart de ses pièces, Marivaux se préoccupe peu de décrire les décors, il donne rarement des indications sur les éléments matériels ou mobiliers qui occupent l’espace scénique. Dans La Double Inconstance, après la liste des personnages, on trouve seulement une didascalie laconique4 : « La scène est dans le palais du Prince. ». Si elle n’apporte aucune information sur la topographie de ce palais, ni sur le pays, réel ou imaginaire, dans lequel il se trouve, elle n’en a pas moins une dimension symbolique et prophétique forte. En effet, elle place d’emblée cette pièce sous le signe de la hiérarchie sociale et du pouvoir autoritaire du Prince, propriétaire d’un palais-forteresse qui va s’efforcer aussi de s’approprier Silvia et de la posséder5. Cette indication initiale peut donc déjà faire pressentir au lecteur que ce palais constituera un espace autonome et refermé sur lui-même : il va effectivement devenir le cadre d’un huis clos oppressant, comme le montrent certaines mises en scène. Le palais est d’ailleurs plutôt un décor caractéristique des tragédies. Peut-être même évoquait-il aussitôt, pour les lecteurs contemporains, celui de Versailles… Mais comme l’a signalé Pierre Frantz6, à défaut d’une quelconque description, le lecteur est conduit à reconstituer en imagination le décor de ce palais, en inventant lui-même une topographie qui peut s’appuyer sur les conventions propres à ce type de lieu.

  • 7 Marivaux dramaturge. La Double Inconstance. Le Jeu de ...

  • 8 Une telle phrase annonce le divertissement final. Voir...

3Dans la suite de la pièce, l’indétermination spatiale et géographique demeure, comme Françoise Rubellin l’a rappelé dans son ouvrage essentiel7. Le dramaturge préfère inciter son lecteur à imaginer de nombreux lieux hors scène, à partir des seules répliques de ses personnages. Marivaux aime jouer des multiples possibilités qu’offre l’évocation langagière rapide d’un espace, comme l’antichambre dans laquelle Silvia se propose d’attendre Arlequin à la fin de I, 1, ou la chambre où elle va essayer son nouvel habit, à la fin de II, 3. La fin de l’acte II peut donner au lecteur l’illusion fugace d’entrevoir un autre lieu hors scène, celui où se déroule le spectacle offert à Silvia par le Prince (II, 9). Mais c’est surtout à la fin du dernier acte que le public est invité à imaginer l’atmosphère festive qui va régner dans le palais : « belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine8. » (III, 9). Ainsi, l’espace dans La Double Inconstance ne se caractérise ni par sa valeur référentielle, ni par son réalisme, mais plutôt par l’appel à l’imagination du lecteur. Au théâtre, il suffit souvent d’une réplique pour qu’un espace prenne forme dans l’esprit du lecteur. En sollicitant ainsi l’imaginaire de son lectorat, le dramaturge le rend plus actif.

  • 9 Le cadre champêtre est régulièrement choisi par Mariva...

4De même, dans La Dispute, une simple didascalie apparaît après la liste des personnages : « La scène est à la campagne9. ». Cette courte phrase semble rattacher la pièce à venir au genre de la pastorale dramatique. Il ne s’agit donc pas d’introduire un espace mimétique ou référentiel, mais plutôt un décor conventionnel de pastorale, dont on retrouve ensuite certains éléments attendus, notamment la forêt mentionnée par le Prince dans la scène 2, l’habitation où ont été séquestrés et élevés séparément les sujets de l’expérience, puis un ruisseau (scène 3). Toutefois, au lieu d’être un locus amoenus ou un espace idyllique, ce paysage champêtre est immédiatement et paradoxalement présenté, dans les deux scènes d’exposition, comme un espace d’épreuve. En effet, il comporte une enceinte fermée où quatre enfants ont été victimes d’une expérimentation impitoyable, tels des cobayes de laboratoire. Séquestrés et élevés en dehors du monde par deux serviteurs noirs, Carise et Mesrou, ils sont désormais autorisés à en sortir, afin de permettre aux spectateurs internes à la pièce (Hermiane et le Prince, Carise et Mesrou), mais aussi au public externe, d’observer les effets de cette expérience insolite et cruelle :

Mon père […] résolut de savoir à quoi s’en tenir, par une épreuve qui ne laissât rien à désirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nôtre, furent portés dans la forêt où il avait fait bâtir cette maison exprès pour eux, où chacun d’eux fut logé à part, et où actuellement même il occupe un terrain dont il n’est jamais sorti, de sorte qu’ils ne se sont jamais vus. […] On va donc pour la première fois leur laisser la liberté de sortir de leur enceinte, et de se connaître.

  • 10 « Églé : Ce sont des personnes de mon monde » (scène ...

5Bien loin de constituer une nouvelle Arcadie ou un jardin d’Éden, l’espace scénique apparaît alors aux yeux des quatre adolescents comme un lieu immense et énigmatique, puis il se transforme en un véritable champ de bataille symbolique. En effet, parce qu’ils ont été totalement isolés, les jeunes gens ignorent tout de l’espace qui les entoure. Il leur paraît démesuré, ce qui engendre une totale désorientation. Lorsque Carise mène Églé vers « de nouvelles terres », celle-ci est stupéfaite par la « quantité de nouveaux mondes » et ne sait même pas identifier son propre reflet dans l’eau (scène 3). Chacun des personnages continuera tout au long de la pièce à évoquer l’univers restreint dans lequel il a vécu comme un « monde », à défaut de toute autre référence possible10. Pour ces jeunes gens constamment privés de leur liberté de circuler et de se repérer dans l’espace, le microcosme de l’enfance cède la place à un macrocosme étrange et inquiétant.

  • 11 La symétrie n’est pas totale, puisque le spectateur n...

  • 12 On peut penser notamment à la mise en scène de Patric...

  • 13 « Le Prince : […] vous savez la question que nous agi...

6En outre, l’espace scénique devient le cadre de tensions, voire de conflits, tout au long de la pièce. Si la rencontre d’Azor et d’Églé aboutit aussitôt à l’heureuse et réciproque naissance de l’amour (scène 4), celle d’ Églé et d’Adine, la deuxième jeune fille, dans la scène 9, fait naître tout aussi vite une rivalité féroce, due à la coquetterie narcissique et à la vanité de chacune d’elles. Puis, selon un effet de symétrie implacable, une double inconstance, quasiment simultanée, réciproque et fatale, se produit : Églé tombe amoureuse de Mesrin, après avoir aimé Azor, et Azor tombe à son tour amoureux d’Adine, après avoir aimé Églé11. Certes, ce chassé-croisé amoureux aboutit à un dénouement de comédie, puisque la permutation des couples n’a aucune conséquence tragique, chacun acceptant l’inconstance de l’autre. Mais La Dispute n’en reste pas moins une pièce cruelle12. Elle propose une réflexion allégorique sur les rapports entre la Nature et la Culture, et constitue une parabole sérieuse sur l’inconstance, en apportant une réponse à la « dispute », au sens de controverse philosophique, qui a opposé la veille le Prince à Hermiane13. Le Prince tire finalement la leçon ou morale de l’expérience : « Les deux sexes n’ont rien à se reprocher, Madame : vices et vertus, tout est égal entre eux. ».

7L’espace scénique apparaît donc dans les deux pièces comme le cadre symbolique et stylisé d’une épreuve ou expérimentation morale qui se révèle impitoyable. D’ailleurs, dès leur intrusion dans cet espace inconnu, les personnages subissent un profond malaise.

Entrées en scène : l’inquiétante étrangeté des lieux

  • 14 Ce sont les mots du Comte, dans La Répétition ou l’Am...

  • 15 Le compte-rendu du Mercure présentait d’ailleurs ains...

  • 16 Voir par exemple : « […] il demeurait dans mon villag...

8Dans La Double Inconstance, qui est, du moins en partie, une « pièce terrible14 », l’espace du palais est aussitôt perçu comme un nouveau monde effrayant et comme une prison15. En effet, Silvia et Arlequin ont été arrachés brutalement de leur milieu d’origine, un petit « village » auquel il est régulièrement fait allusion sans que son toponyme ne soit jamais mentionné. Le substantif est parfois accompagné du déterminant possessif « mon16 » : ce choix suggère l’appartenance des deux amoureux au même milieu géographique et social, mais il sert aussi à traduire la force de leur attachement partagé à ce village.

  • 17 Silvia va couper la parole à Trivelin à trois reprise...

  • 18 Silvia est dans une situation bien proche de celle de...

  • 19 Françoise Rubellin (Op. cit., p. 19) a signalé la pos...

9Dans la première scène, l’inquiétude et la révolte de Silvia sont manifestes, comme en témoignent les didascalies : « Silvia paraît sortir comme fâchée », « Silvia, plus en colère », « Silvia, en se tournant vivement de son côté ». Dès l’ouverture de cette scène d’exposition in medias res, les stichomythies et les interruptions marquent la violence de la dispute qui oppose la jeune fille à Trivelin17. Silvia accumule ensuite les termes à connotation péjorative, ainsi que les tournures négatives et restrictives, pour exprimer avec force son refus véhément du lieu et des honneurs qui lui sont imposés : « Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d’être malade. Ainsi, vous n’avez qu’à renvoyer tout ce qu’on m’apporte ; car je ne veux aujourd’hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; je ne veux qu’être fâchée, vous haïr tous autant que vous êtes, jusqu’à tant que j’aie vu Arlequin, dont on m’a séparée. » Son ton est emporté et hyperbolique, et la construction syntaxique lourde de sa phrase renforce l’expression de son trouble et de son indignation. Elle oppose le langage de la raison et de la nature aux actes barbares du Prince, puis elle emploie volontairement une interjection familière et brutale pour dénoncer la violence physique et morale qu’il lui a infligée en faisant d’elle un simple objet de son désir18 : « […] mais point du tout, il m’aime, crac19, il m’enlève, sans me demander si je le trouverai bon. » Elle finit par comparer la vie à la cour à celle dans un petit village, dans un proverbe sans appel fondé sur une antithèse qui oppose fermement les conditions sociales, la vie rurale et la vie citadine, bonheur et malheur : « Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu’une princesse qui pleure dans un bel appartement. »

  • 20 Silvia et Arlequin sont comme deux ingénus déracinés,...

10En écho, la toute première réplique d’Arlequin à Trivelin (I, 4) traduit avec la même intensité la surprise et le trouble du personnage. Son attitude angoissée se traduit par un déferlement d’interrogatives inquiètes, en cascade : « Que diantre, qu’est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? qu’est-ce que c’est que vous ? que me voulez-vous ? où allons-nous ? ». Se retrouver dans un espace inconnu, perçu comme fortement hostile, se révèle d’emblée une cruelle épreuve20. La didascalie initiale de cette même scène insiste d’ailleurs sur la stupéfaction d’Arlequin : Arlequin regarde Trivelin, et tout l’appartement avec étonnement. Puis sa prise de conscience de l’immensité du palais (II, 4) le conduit à établir une antithèse implicite entre la chaleur de la vie sociale dans son village et la froideur humaine qui caractérise tous les occupants du palais :

C’est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m’a mené par toutes les chambres de la maison, où l’on trotte comme dans les rues, où l’on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s’embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu’il leur dise : Voulez-vous boire un coup ?

  • 21 Cf. ce que dit Arlequin dans I, 6 : « Comment est-ce ...

  • 22 « Le paysan est par excellence l’artifice du naturel....

  • 23 P. Frantz, Op.cit., p. 53. En s’appuyant sur le dénou...

11Une telle réplique est riche en indices sur les caractéristiques de ce palais, vaste et animé, tout en constituant une satire sociale des mœurs de l’aristocratie21, à la manière de La Bruyère. En tout cas, le rapport complexe et problématique d’Arlequin à ce lieu scénique nouveau illustre parfaitement sa difficulté à s’adapter à un milieu mondain qui privilégie le paraître en négligeant l’être et qui est dénué de véritable sociabilité et humanité, pour ce jeune paysan qui, lui, symbolise le « naturel » et la rusticité22. Certes, le village dont Silvia et Arlequin ont été arrachés constitue seulement un vague objet du discours et un obscur objet du désir, un souvenir confus empreint de nostalgie. Mais il ne faut pas négliger, selon Pierre Frantz, la « dimension structurante fondamentale de cette opposition qui semble permettre une allégorisation des rapports entre la nature et la culture, ou la civilisation23 ».

  • 24 Cf. la réaction d’Arlequin surpris par la taille du p...

  • 25 Il annonce ici le caractère proprement spectaculaire ...

12De même, la scène 1 de La Dispute révèle la surprise et l’inquiétude d’Hermiane face à un cadre spatial qui lui semble immédiatement hostile. Sa première réplique débute significativement par une question portant sur le lieu : « Où allons-nous, Seigneur ? ». Comment ne pas être sensible au jeu d’écho entre cette interrogation angoissée d’Hermiane et le « où allons-nous ? » d’Arlequin dans La Double Inconstance (I, 4) ? Puis le personnage accumule les superlatifs dépréciatifs pour dépeindre l’espace où le Prince l’entraîne (« le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire ») et suggère sa déception, en notant l’absence paradoxale de gaieté du cadre (« rien n’y annonce la fête que vous m’avez promise »). L’expression de son trouble se prolonge en une série d’interrogatives expressives qui révèlent sa totale ignorance de la situation. Hermiane est troublée par l’étrangeté et la démesure des éléments architecturaux qui l’entourent : « Je n’y comprends rien ; qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent : où me menez-vous24 ? ». Le Prince l’invite alors à assister à un « spectacle très curieux25 », ce qui lui permettra d’éprouver une vive « curiosité » plutôt que de la peur.

13En un jeu subtil de symétrie, l’entrée en scène d’Églé (scène 3) traduit le même mélange complexe de sentiments, tout en annonçant que la jeune fille va subir elle aussi une épreuve, comme Silvia dans La Double Inconstance, et dans une moindre mesure Hermiane au tout début de La Dispute. En effet, c’est la surprise et le trouble qui dominent d’abord chez Églé, face à la découverte d’un univers qui lui semble à elle aussi démesuré, comme le montre l’accumulation des exclamatives : « Que vois-je ! quelle quantité de nouveaux mondes ! […] Que de pays ! que d’habitations ! » Elle prononce alors une phrase qui symbolise le rapport tourmenté et ambivalent de tous les personnages marivaudiens à l’espace : « il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. » Pour Églé, la conquête de soi devra passer par la conquête d’un espace. Elle découvre d’abord avec étonnement ce qu’est un ruisseau, et selon un « stade du miroir » décalé dans le temps, parvient très vite à apprivoiser son propre reflet. Elle passe alors sans transition de sa peur initiale au pur plaisir narcissique de la contemplation de soi, tout aussi intense, comme le suggèrent la ponctuation expressive et le ton hyperbolique de ses brèves répliques : « Mais savez-vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant ? Quel dommage de ne l’avoir pas su plus tôt ! […] Comment, belle, admirable ! cette découverte-là m’enchante. […] Je passerais ma vie à me contempler ; que je vais m’aimer à présent ! » (scène 3). Toutefois, elle va se retrouver ensuite confrontée à sa rivalité avec Adine, à la jalousie et à l’inconstance, dans un « monde » qui se révèle donc encore une fois inhospitalier et menaçant.

14L’entrée dans l’espace scénique constitue donc dans les deux pièces un bouleversement et une épreuve à surmonter. Si l’espace est un enjeu crucial dans le théâtre de Marivaux, c’est aussi parce qu’il permet au dramaturge d’instaurer des effets de « théâtre dans le théâtre ».

Le « théâtre dans le théâtre »

15Dans plusieurs de ses comédies, comme Le Jeu de l’amour et du hasard (1730), Les Fausses Confidences (1737) et Les Acteurs de bonne foi (1757), pièce qui comporte une véritable mise en abyme, Marivaux crée un dédoublement entre personnages « regardants » et « regardés ». C’est ce que Jean Rousset a appelé le « double registre », procédé qui n’est pas du tout accessoire, mais consubstantiel aux pièces de Marivaux :

  • 26 J. Rousset, « Marivaux ou la structure du double regi...

Aux personnages latéraux est réservée la faculté de voir, de regarder les héros vivre la vie confuse de leur cœur (Trivelin et la Fée dans Arlequin poli par l’amour, Flaminia dans La Double Inconstance, Dubois meneur de jeu dans Les Fausses Confidences […] chaque pièce se développe sur un double palier, celui du cœur qui jouit de soi et celui de la conscience spectatrice […] La pièce est finie quand les deux paliers se confondent, c’est-à-dire quand le groupe des héros regardés se voit comme les voyaient les personnages spectateurs26.

16Nos deux pièces ont une forte dimension réflexive et métathéâtrale : ces comédies de l’épreuve sont aussi des mises à l’épreuve de la comédie, et elles exploitent toutes les ressources de l’espace scénique.

17Dans La Double Inconstance, on assiste à une véritable comédie dans la comédie, car sur scène, certains personnages sont tour à tour spectateurs, acteurs et metteurs en scène.

18Le Prince et Flaminia, secondés par leurs acolytes Trivelin et Lisette, vont assister en spectateurs privilégiés à l’évolution du comportement d’Arlequin et de Silvia, comme l’annonce la didascalie finale de la scène d’exposition qui fait d’eux des « personnages latéraux » : « Pendant qu’elle sort, le Prince et Flaminia entrent d’un autre côté et la regardent sortir. ».

  • 27 Certaines didascalies suggèrent le double jeu de Flam...

  • 28 Flaminia est un personnage complexe, qui ne saurait ê...

  • 29 En écho, alors que Trivelin et elle sont alliés et to...

  • 30 « d’un air indifférent » (I, 6) ; « d’un air naturel ...

19Mais ils sont aussi des acteurs et meneurs de jeu, car ils tentent de manipuler et de séduire les deux jeunes villageois. D’ailleurs, tous les occupants du palais portent un masque, donnent la comédie et jouent un double jeu. Dès le début de la pièce, c’est Flaminia qui incarne le plus la fausseté27, ou du moins l’ambiguïté et la duplicité28. En effet, en actrice et manipulatrice très douée, elle met en place, avec autorité et cynisme, une stratégie très maîtrisée destinée à amadouer Arlequin et Silvia. Dans un premier temps, elle s’efforce de détourner le jeune paysan de Silvia, en faisant appel aux services de sa sœur, la coquette Lisette. La première réplique de celle-ci traduit d’ailleurs aussitôt la supériorité et le pouvoir absolu de Flaminia : « Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu ? » (I, 3). Après l’échec de cette tentative de séduction, Flaminia soutient qu’elle a eu un amant semblable à Arlequin (I, 8), ce qui justifiera ensuite l’attirance qu’elle fera semblant d’éprouver pour lui. Afin de se poser en victime vulnérable, elle feint d’être l’alliée des deux amants et elle prétend être en danger en prenant leur parti (I, 11)29. Puis dans II, 1, elle tient auprès de Silvia le rôle de la fausse confidente et lui joue la comédie de l’amitié pleine de sympathie et d’empathie, avant d’exploiter le défaut majeur de la jeune fille, sa vanité et sa coquetterie, en l’incitant, pour se venger des médisantes, à se laisser séduire par le Prince. Elle joue donc constamment avec brio un rôle de composition, comme l’atteste l’avalanche des didascalies mentionnant l’« air30» qu’elle emprunte pour parvenir à ses fins. Pour ce faire, elle maîtrise parfaitement ses entrées et ses sorties, et elle utilise habilement l’espace scénique : « s’approchant d’eux » (I, 8), «  Elle fait un ou deux pas » (III, 6).

  • 31 Arlequin déclare significativement : « J’ai déjà vu c...

  • 32 « Le prince, à part les premiers mots : Différons enc...

20De même, tous les autres personnages interprètent sur scène un rôle de composition. Trivelin tente de persuader Silvia d’aimer le Prince (I, 1), puis il manipule Arlequin en exploitant son point faible, la gourmandise (I, 4), et enfin, il feint d’aimer Flaminia et d’être donc un rival d’Arlequin (III, 2). Avec plus ou moins de talent, Lisette, dirigée par Flaminia, joue elle aussi son rôle de coquette (I, 5), puis de dame de la Cour (II, 2 et 7). Et le « Seigneur » de II, 5 est sans doute en vérité un domestique déguisé31. En outre, le Prince/Lélio est lui aussi un acteur sur scène : il cache à Silvia sa véritable identité, il simule (« Le Prince paraît, et affecte d’être surpris », II, 2), et il décide de conserver auprès d’elle son travestissement d’officier du palais32. Même Arlequin et Silvia se donnent la comédie, en se mentant à eux-mêmes et en ne s’avouant pas, avant les dernières scènes, le désir que chacun d’eux éprouve pour un autre personnage.

  • 33 Elle préfigure donc le Dubois des Fausses Confidences...

  • 34 « Flaminia : […] je me charge du reste, pourvu que vo...

  • 35 « […] Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner ...

21Toutefois, avant tout, dans cette pièce, c’est Flaminia qui exerce une fonction dramaturgique majeure, celle d’un metteur en scène ou d’une meneuse de jeu virtuose33. Si le Prince possède le pouvoir politique, c’est bien la jeune femme qui détient le pouvoir dramatique. D’ailleurs, dès la scène 2, le Prince lui délègue les pleins pouvoirs34. En utilisant avec brio l’espace de la scène, c’est elle qui organise avec efficacité la double séduction des villageois, elle qui orchestre le ballet bien réglé des seconds rôles destinés à seconder son projet, elle enfin qui tire toutes les ficelles de l’intrigue, avec une assurance qui lui fait prophétiser le mariage de Silvia et du Prince dès l’acte I35. Comme un metteur en scène dissimulé qui reste dans l’ombre mais dirige tout de main de maître, elle donne des consignes de jeu à Lisette, en lui expliquant comment elle devra plaire à Arlequin (I, 3), elle adresse des « mines » à la même Lisette introduite comme « dame de la Cour » et venue en vérité pour provoquer Silvia (II, 2), ou encore elle « sourit à celui qui entre » (fin de III, 3), venu apporter à Arlequin ses lettres de noblesse. On entend même parfois dans sa bouche l’équivalent d’un commentaire métathéâtral, comme « pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue » (III, 1) ou « Rions un moment » (III, 8).

22Dans La Double Inconstance, grâce au « théâtre dans le théâtre », le dramaturge fait donc du lecteur-spectateur son complice de jeu. En lui révélant d’emblée les projets des personnages manipulateurs, il ne réduit pas l’intérêt de son public, tout au contraire : il modifie seulement le mode de réception de la pièce. Puisque le dénouement est déjà prévisible, c’est la manière dont les liens entre Silvia et Arlequin vont se dénouer sur scène qu’il lui dévoile peu à peu, et il transforme ainsi son public en voyeur captivé et amusé par l’évolution inéluctable des deux personnages principaux vers la double inconstance.

  • 36 Comme dans Hamlet, L’Illusion comique, L’Impromptu de...

  • 37 Carise et/ou Mesrou sont présents dans les scènes 1, ...

23Dans La Dispute, un dispositif scénique singulier, relevant lui aussi du « théâtre dans le théâtre », est dévoilé à la fin de la scène 2 par le Prince : « voici une galerie qui règne tout le long de l’édifice, et d’où nous pourrons les voir et les écouter, de quelque côté qu’ils sortent de chez eux ». L’espace scénique est donc structuré par la position en retrait que vont occuper deux personnages latéraux, le Prince et Hermiane, sur une galerie en coursive. En divisant ainsi l’espace de la scène en deux aires distinctes, le dramaturge accentue l’impression de théâtralité. Les spectateurs, internes comme externes, vont assister à une pièce enchâssée dans une autre36. La pièce-cadre comportera les deux premières scènes et la scène 20, alors que la pièce enchâssée se déroulera des scènes 3 à 19. Témoins cachés, hors jeu, de l’expérience, Hermiane et le Prince seront sur scène les doubles ou substituts du public dans la salle. Carise et Mesrou, les deux domestiques noirs, seront eux aussi spectateurs de l’expérience, en étant beaucoup plus souvent visibles, présents sur scène, et en jouant un rôle plus actif que le Prince et Hermiane, car ils apparaîtront régulièrement pour conseiller ou sermonner les jeunes gens37. Dans la scène 15, une didascalie révèle même la présence cachée de Carise : « Carise paraît ici dans l’éloignement et écoute », en créant donc une troisième aire de jeu sur la scène, en quelque sorte. Enfin, la scène finale réunit sur scène tous les personnages, observateurs comme observés, en fusionnant pièce cadre et pièce enchâssée. Tous les espaces scéniques, tous les niveaux de la représentation se rejoignent donc de façon inattendue. Ce dénouement constitue un ultime coup de théâtre : un nouveau couple, Meslis et Dina, élevé dans les mêmes conditions que les premiers adolescents, apparaît sur scène, et contrairement à leurs prédécesseurs, tous deux vont choisir la fidélité.

24Ainsi, l’espace scénique permet au dramaturge d’orchestrer un jeu subtil de regards. Le Prince et Hermiane regardent Carise, Mesrou et les quatre adolescents (Eglé, Azor, Adine et Mesrin) auxquels viendront s’ajouter Meslis et Dina dans la scène dernière. Carise et Mesrou observent, eux aussi, les adolescents. Mais seul le spectateur réel de la pièce, transformé en voyeur pour son plus grand plaisir, voit tout. Il assiste à une pièce dans la pièce, à un jeu dans le jeu, à une mise en abyme, qui loin de briser l’illusion théâtrale, lui rappelle où il est, en lui donnant l’illusion plaisante de surplomber la totalité de la scène et de dominer toute la situation, grâce à la connivence ludique qui s’établit entre le dramaturge et son public.

Une dramaturgie des objets 

25Les objets ne sont pas très nombreux dans les deux pièces, mais ils jouent un rôle important.

  • 38 Cet accessoire a aussi une connotation érotique.

26Dans La Double Inconstance, certains objets relèvent d’une pure convention théâtrale. Par exemple, la « mouche galante » dont est parée Lisette dans I, 3, est l’accessoire type de la coquette mondaine. Objet-repoussoir, elle symbolise l’artifice propre aux femmes de la Cour, totalement inapproprié selon Flaminia pour séduire l’incarnation du « naturel », le paysan Arlequin. On retrouve également l’accessoire traditionnel d’Arlequin, la batte ou latte qui lui sert de gourdin38 et qui permet les attendus jeux de scène cocasses, les lazzi dus à l’impulsivité du personnage et propres à la commedia dell’arte. Mais l’objet symbolise aussi dans cette pièce la violence des rapports d’Arlequin avec ce monde inconnu qui l’oppresse : on veut le contraindre à abandonner sa maîtresse au Prince, il rend donc en quelque sorte les coups qui lui sont donnés. Il use de son bâton à deux reprises, d’abord pour frapper Trivelin quand ce dernier lui révèle qu’il n’a pas de valets à sa suite (I, 7), puis quand Trivelin lui annonce qu’il aime Flaminia depuis deux ans (III, 2). Enfin, l’objet-lettre a lui aussi une présence physique sur scène, mais sans avoir de véritable efficacité dramatique. Dans III, 2, une écritoire et du papier sont présents sur scène, car Arlequin a le projet de faire écrire à Trivelin une lettre au secrétaire d’État du Prince, afin de faire savoir à ce dernier qu’il s’ennuie. Toutefois, l’entreprise tourne court quand Trivelin feint de révéler à Arlequin qu’il aime Flaminia en secret depuis deux ans. Puis dans III, 4, le courtisan complice des manigances de Flaminia apporte des lettres de noblesse à Arlequin : celui-ci les prend d’abord, mais les lui rend ensuite.

27Paradoxalement, ce sont avant tout de purs objets du discours, hors scène, qui jouent un rôle essentiel dans l’intrigue. En effet, ils participent à la séduction opérée sur Arlequin et Silvia, par l’entremise de Trivelin et Flaminia. Selon un jeu spéculaire subtil, ces derniers exercent tous deux une manipulation impitoyable sur leurs proies, en les rendant tributaires des objets qui sont le plus susceptibles de les infléchir, les aliments et la boisson pour Arlequin, et les beaux habits pour Silvia.

  • 39 « Trivelin : La bonne chère vous tenterait-elle ? une ...

  • 40 « Arlequin : La soupe est-elle bonne ? Trivelin : Exq...

  • 41 Voir Jacques Guilhembet, « Les fonctions d'Arlequin d...

28Trivelin tente d’abord en vain de courtiser Arlequin en faisant valoir tous les avantages qu’il pourrait retirer de sa situation, matériels (des domestiques, une maison de ville et une maison de campagne, un bon équipage, un bon carrosse), sociaux (honneurs et richesses) ou même politiques (l’amitié du Prince). Puis il découvre le défaut majeur du villageois : sa gourmandise39. Il en tire alors parti sans vergogne pour retenir le jeune homme au palais40. Aucune didascalie n’indique la présence sur scène d’une table ou de mets, même si un divertissement, dont la musique était de Jean-Joseph Mouret et qui est reproduit dans certaines éditions, séparait les actes I et II, en permettant d’imaginer un autre lieu, sans qu’il y ait changement de décor et sans nuire à l’unité de lieu. Mais l’imagination du lecteur est stimulée, voire mise en appétit, par les exclamatives enthousiastes d’Arlequin qui goûte avec un plaisir sans cesse croissant les charmes de la bonne chère : « Ah ! morbleu ! qu’on a apporté de friandes drogues ! Que le cuisinier d’ici fait de bonnes fricassées ! Il n’y a pas moyen de tenir contre sa cuisine. J’ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que, si vous êtes malade, ce ne sera pas ma faute » (II, 4) ; « Par la sambille, la bonne chère que je fais me donne des scrupules » (III, 2). Une phrase comme « Il n’y a pas moyen de tenir contre sa cuisine » signe la défaite du jeune homme : ce qui le retient à la Cour, c’est le talent du cuisinier, plus encore que son fragile amour pour Silvia41 qu’il délaisse bien vite au profit de ses quatre repas journaliers, tel le futur Jacob du Paysan parvenu. Le villageois se révèle incapable de résister à la tentation culinaire, conjuguée à l’attirance qu’exerce sur lui l’habile Flaminia. Le piège qui se referme sur lui ne relève donc pas avant tout d’un espace-prison : il est dû à sa propre gourmandise, attribut caractéristique du valet de la commedia dell’arte.

29Selon un procédé caractéristique du théâtre de Marivaux, fondé sur les jeux de miroir, c’est alors au tour de Silvia de se laisser corrompre par le bel habit qui lui est offert, puissant facteur de séduction aux yeux de cette coquette qui préfigure, elle, la jeune Marianne du célèbre roman de Marivaux :

Flaminia : Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu’on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l’habit qu’on vous a fait, il me tarde de vous le voir.
Silvia : Tenez, l’étoffe est belle ; elle m’ira bien […] » (II, 3)

  • 42 « Bonjour, Arlequin, ah ! que je viens d’essayer un b...

30Quand Silvia retrouve Arlequin, la défaite de la jeune coquette, prise au piège de son amour-propre, est déjà patente. En effet, Silvia se détache de son amant. Ses premiers mots ne sont pas destinés à lui signifier sa joie de le revoir, comme elle le faisait dans I, 8, mais à célébrer la qualité du nouvel habit qu’elle arbore fièrement42. Si inconstance il y a dans cette pièce, c’est donc d’abord avec les objets initiaux du désir qu’elle se manifeste, la bonne chère ou les beaux habits.

31En partant à la découverte de l’espace inconnu qui les entoure, les adolescents de La Dispute sont eux aussi confrontés à certains objets qui vont constituer de puissants facteurs de séduction et les pivots de la comédie (ou tragédie ?) qui va se jouer sous les yeux du spectateur. Il s’agit d’un miroir et d’un portrait, deux objets dotés d’une valeur à la fois concrète et symbolique.

  • 43 Dans la scène 6, il déclare souffrir quand il ne peut...

32Après avoir vécu un « stade du miroir » ou une « surprise du reflet » grâce à un ruisseau, lors d’une scène décisive (scène 3) qui révèle la coquetterie et le narcissisme de la jeune fille, Églé reçoit un miroir de Carise dans la scène 6. Elle se réjouit de posséder cet accessoire qui devient pour elle un leitmotiv et un objet fétiche, car il lui permet de se regarder constamment, en oubliant totalement l’absence d’Azor : « à présent, je ne vois plus que moi, l’aimable invention qu’un miroir ! » (scène 7), « Ah ! il n’y est plus, je suis seule, je n’entends plus sa voix, il n’y a plus que le miroir. » (Scène 8.) Dans la scène 9, où elle est confrontée à Adine, elle fait même de son miroir un objet magique, capable de lui confirmer son pouvoir de séduction exceptionnel, comme le suggèrent les hyperboles qu’elle utilise : « vous n’êtes la vie de personne, vous ; et puis j’ai un miroir qui achève de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent ; y a-t-il rien de plus fort ? ». Mais Adine elle aussi dispose d’un miroir. Chacune se plaît à y contempler naïvement son visage, qu’elle croit infiniment supérieur à celui de l’autre, et chacune ressent une forte jubilation narcissique. La comédie tourne donc à l’affrontement verbal dans la scène 10, car les deux jeunes filles prétendent de façon cocasse avoir chacune le seul véritable miroir, celui qui reflète la beauté suprême que chacune pense être la seule à incarner. Le miroir est donc avant tout un objet révélateur de l’amour-propre et de la vanité des deux jeunes filles : elles sont amoureuses de leur propre reflet, plus que capables de s’ouvrir à l’altérité. En outre, il devient le catalyseur de leur rivalité. En revanche, Azor n’est pas vraiment attiré par cet objet. Dans la scène 7, plus impatient de « prendre un baiser43 » à Églé que de s’observer dans le miroir, il ne s’intéresse guère à son propre reflet et il préfère y voir l’image de celle qu’il aime ou du couple qu’il forme avec Églé : « Azor : Eh ! oui, c’est vous, attendez donc, c’est nous deux, c’est moitié l’un et moitié l’autre ; j’aimerais mieux que ce fût vous toute seule, car je m’empêche de vous voir tout entière. […] Nos visages vont se toucher, voilà qu’ils se touchent, quel bonheur pour le mien ! quel ravissement ! ».

  • 44 Azor « baise le portrait » et répond à Mesrou : « Oui...

  • 45 « Hé bien ! en ce cas-là je n’ai que faire de vous po...

33Le portrait remplit à peu près la même fonction dramaturgique. Cet objet, emblématique de la tradition galante, devient le symbole du narcissisme féminin et de la frustration masculine, et il va semer la zizanie entre les personnages. Dans la scène 6, Carise donne à Églé son portrait, afin que celle-ci le confie à Azor, conformément aux conventions romanesques précieuses. Cet objet est d’abord perçu par Azor comme la représentation métonymique de la femme qu’il aime et comme un support de son désir44. Mais Églé et surtout Azor constatent qu’ils préfèrent l’original à la copie, et que la possession d’un portrait ne peut remplacer la présence et la tendresse de l’amant ou de la maîtresse. En outre, très significativement, à la fin de cette même scène 6, Églé préfère conserver son propre portrait plutôt que celui d’Azor, sous un prétexte fallacieux45 : le portrait est donc avant tout pour elle un pur instrument de plaisir narcissique. Enfin, dans la scène 19, l’objet devient un véritable actant. En effet, Adine et Églé se restituent mutuellement le portrait de l’autre, car Azor a rendu à Adine le portrait d’Églé, et en parallèle, Mesrin a donné à Églé celui d’Adine. L’objet remplit donc encore une fois une fonction dramaturgique essentielle. Alors que le portrait est l’emblème du désir, sa restitution signifie ici, paradoxalement, la perte du désir. Elle donne à voir sur scène la double inconstance qui a eu lieu dans les deux couples initiaux, et elle met un terme à l’expérience, en laissant ouverte l’interprétation de ce revirement des protagonistes.

  • 46 Claire Tastet, « Le lieu dans le théâtre de Marivaux ...

  • 47 Michel Deguy a utilisé des formules suggestives et pe...

34Ainsi, l’analyse de deux des pièces au programme démontre qu’en dépit de didascalies plutôt rares, notamment dans La Dispute, l’espace et les objets jouent un rôle décisif dans l’épreuve que subissent les personnages. Le théâtre de Marivaux correspond à une dramaturgie de l’efficacité et de l’économie : il est inutile de surcharger le texte d’indications spatiales, ou la scène d’objets, pour obtenir l’effet visé. Comme l’a écrit Claire Tastet46, « plus qu’un inventeur de lieux, Marivaux est un créateur d’atmosphères ». La Double Inconstance et La Dispute prouvent que l’auteur sait exploiter toutes les ressources de l’espace scénique et des objets. Il pratique aussi une dramaturgie de l’innovation : Marivaux fait partie des écrivains qui réinventent en permanence le théâtre, tout en se renouvelant lui-même de pièce en pièce. Et c’est sans doute ce qui fait de son art une dramaturgie du jeu et du plaisir partagé47.

35Si le format restreint de cet article n’a pas permis d’examiner la troisième comédie au programme, La Fausse Suivante ou le fourbe puni, il serait néanmoins tout aussi pertinent de se livrer au même type d’analyse sur l’espace et sur les objets, en insistant notamment sur le rôle majeur du travestissement et sur la présence de l’argent, non seulement comme objet du discours, mais aussi comme présence concrète sur scène.

Notes

1 «  Si la première caractéristique du texte de théâtre est l’utilisation de personnages qui sont figurés par des êtres humains, la seconde, indissolublement liée à la première, est l’existence d’un espace où ces êtres vivants sont présents. L’activité des humains se déploie dans un certain lieu et tisse entre eux (et entre eux et les spectateurs) un rapport tridimensionnel. » (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 152.)

2 Le rédacteur du Mercure de France introduisait ainsi en avril 1723 son compte rendu de La Double Inconstance : « On a trouvé beaucoup d’esprit dans cette dernière, de même que dans la première [La Surprise de l’amour]. Ce qu’on appelle métaphysique du cœur y règne un peu trop, et peut-être n’est-elle pas à la portée de tout le monde, mais les connaisseurs y ont trouvé de quoi nourrir l’esprit. »

3 Françoise Rubellin a montré à quel point Marivaux se soucie du spectaculaire dans La Double Inconstance. Dans cette pièce, les nombreuses didascalies (217, selon son calcul) révèlent une certaine utilisation du jeu italien, notamment en ce qui concerne les lazzi d’Arlequin, et elles mettent en valeur le jeu de manipulation psychologique. Voir « Marivaux et les didascalies : le cas de La Double Inconstance » (Ris, masques et tréteaux. Aspects du théâtre du XVIIIe siècle. Mélanges en hommage à David A. Trott, 2008, p. 39-52).

4 Dans quasiment toutes les pièces de Marivaux, on trouve ce type de phrase après la liste des « acteurs », par exemple dans Annibal : « La scène est dans le palais de Prusias », dans Le Prince travesti : « La scène est à Barcelone », dans Le Jeu de l’amour et du hasard : « La scène est à Paris » ou dans La Fausse Suivante : « La scène est dans le château de la Comtesse ».

5 Silvia et Arlequin sortiront transformés de cette épreuve : au lieu de quitter ce palais enchanté, espace maléfique à leurs yeux au début de la pièce, ils choisiront tous deux volontairement d’y rester, pris au piège non d’un espace, mais de la « surprise de l’amour » et de leur propre cœur, au terme d’une double inconstance qui les fait paradoxalement se rejoindre en un effet de symétrie (ou jeu de miroir) caractéristique de nombreuses pièces de Marivaux : Silvia choisit désormais le Prince, et Arlequin Flaminia.

6 « L’étrangeté de La Double Inconstance », Europe, nov.-déc. 1996, p. 52-59.

7 Marivaux dramaturge. La Double Inconstance. Le Jeu de l’amour et du hasard, Paris, Champion, Unichamp, 1996, p. 148-153.

8 Une telle phrase annonce le divertissement final. Voir Françoise Rubellin, « Les divertissements dans La Double Inconstance », L’École des Lettres, 8, février 1997, p. 115-125.

9 Le cadre champêtre est régulièrement choisi par Marivaux. Il apparaît dans neuf autres comédies : La Surprise de l’amour, Les Serments indiscrets, Le Petit-maître corrigé, La Mère Confidente, Le Legs, Les Sincères, L’Épreuve, Le Préjugé vaincu, et Les Acteurs de bonne foi.

10 « Églé : Ce sont des personnes de mon monde » (scène 4) ; « Adine : Je suis pourtant l’admiration des trois autres personnes qui habitent le monde » (scène 9) ; « Églé, à part : Quelle visionnaire, de quel monde cela sort-il ? » (scène 9), « Mesrin : […] il faut la renvoyer dans un autre monde […] » (scène 12) ; « Azor : Du monde. » (scène 13)

11 La symétrie n’est pas totale, puisque le spectateur n’assiste pas à la naissance de l’amour entre Azor et Adine. Mais Azor avoue avec désinvolture et gaieté à Églé sa propre inconstance : « Eh ! tant mieux ; continuez, je ne me soucie plus de vous non plus, attendez-moi, je reviens. » (Scène 17.)

12 On peut penser notamment à la mise en scène de Patrice Chéreau en 1973.

13 « Le Prince : […] vous savez la question que nous agitâmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n’était pas votre sexe, mais le nôtre, qui avait le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour. »

14 Ce sont les mots du Comte, dans La Répétition ou l’Amour puni de Jean Anouilh : « La Double Inconstance est une pièce terrible. Je vous supplie de ne pas l’oublier. » (I, 5). Sur l’ambiguïté de cette pièce, noire et rose à la fois, voir l’utile mise au point de Christophe Martin (GF Flammarion, 1996, p. 14-15), et celle de Françoise Rubellin (Op. cit., chap. « Moralités », p. 159-197).

15 Le compte-rendu du Mercure présentait d’ailleurs ainsi le jugement de Silvia : « Une cour qu’elle regarde comme une affreuse prison ».

16 Voir par exemple : « […] il demeurait dans mon village, il était mon voisin […] » (II, 8).

17 Silvia va couper la parole à Trivelin à trois reprises, lors des dix premières répliques.

18 Silvia est dans une situation bien proche de celle des quatre enfants de La Dispute : elle aussi a été enlevée et soumise au bon vouloir d’un Prince.

19 Françoise Rubellin (Op. cit., p. 19) a signalé la possible influence d’une pièce récente (1722) du Théâtre de la Foire, Pierrot Romulus (réplique de Sabinette : « les Romains les abordent, en leur présentant du croquet et des ratons ; et puis, crac, ils nous enlèvent »). On peut aussi rapprocher la réplique de Silvia de la scène d’exposition du Mariage de Figaro : « Figaro : La nuit, si Madame est incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste ! en deux pas, tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien ; crac ! en trois sauts me voilà rendu. Suzanne : Fort bien ! mais, quand il aura “tinté” le matin pour te donner quelque bonne et longue commission, zeste ! en deux pas il est à ma porte, et crac ! en trois sauts… »

20 Silvia et Arlequin sont comme deux ingénus déracinés, déplacés, confrontés à l’étrangeté d’un nouveau monde dont ils ignorent tous les codes. Significativement, ils vont employer la même métaphore spatiale péjorative pour traduire leur incompréhension et leur rejet de ce « pays-ci » : « c’est quelque chose d’épouvantable que ce pays-ci ! » (Silvia, II, 1), « Ce pays-ci n’est pas digne d’avoir cette fille-là » (Arlequin, II, 6).

21 Cf. ce que dit Arlequin dans I, 6 : « Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses ? ».

22 « Le paysan est par excellence l’artifice du naturel. […] le paysan marivaudien ne relève pas d’un projet réaliste. […] C’est à peine si l’on est paysan chez Marivaux et l’on ne se révèle tel que pour exhiber sa rusticité de manière ostentatoire, grâce au langage notamment, que l’on truffe comme le Blaise de L’Épreuve de “morgué” et de fantaisies morphologiques ou syntaxiques. […] Le paysan de Marivaux représente donc, et dans ce qu’il est, et dans la perception que l’on a de lui et par son pouvoir de négation, une exigence d’authenticité. » (Jean Dagen, « De la rusticité selon Marivaux », Der Bauer im Wandel der Zeit, Sonderdruck, Bonn, 1986, p. 115-128.)

23 P. Frantz, Op.cit., p. 53. En s’appuyant sur le dénouement heureux de cette comédie, il va même jusqu’à envisager « la lecture de ce récit comme une fable optimiste, l’apologue d’une réconciliation entre nature et civilisation. » (Ibid.)

24 Cf. la réaction d’Arlequin surpris par la taille du palais du Prince (La Double Inconstance, II, 5).

25 Il annonce ici le caractère proprement spectaculaire de ce qui va suivre. Les deux premières scènes constituent une exposition in medias res très métathéâtrale : le Prince est le metteur en scène, et Hermiane joue sur la scène le rôle du public intrigué dans la salle.

26 J. Rousset, « Marivaux ou la structure du double registre », Forme et Signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 45-64.

27 Certaines didascalies suggèrent le double jeu de Flaminia, par exemple : « souriant en cachette » (II, 1), quand Silvia vient de lui confirmer son attirance pour celui qu’elle croit être un simple officier du palais. Henri Coulet et Michel Gilot ont présenté La Double Inconstance comme une pièce du mensonge : « La Cour est le lieu du mensonge : La Double Inconstance pourrait être étudiée comme une construction superbement sophistiquée, une architecture mobile de mensonges […]. De partout, à point nommé, affluent les mensonges, et jusqu’au bout l’ambiguïté subsistera : trucage immense ou jeu glacé, ballets d’ombres et de mots. » (Marivaux, un humanisme expérimental, Paris, Larousse, « Thèmes et textes », 1973, p. 145).

28 Flaminia est un personnage complexe, qui ne saurait être réduit au stéréotype de la femme rusée ou machiavélique. En effet, elle se prend sans doute elle-même à son propre jeu et ressent peu à peu un authentique désir ou amour pour Arlequin.

29 En écho, alors que Trivelin et elle sont alliés et tous deux adjuvants du Prince, elle feindra dans II, 5 de voir en lui un adversaire qui l’épouvante : « Flaminia, comme épouvantée : Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous. »

30 « d’un air indifférent » (I, 6) ; « d’un air naturel à Arlequin » (I, 8) ; « d’un air de confiance » (I, 8) ; « d’un air d’amitié » (I, 8) ; « d’un air naturel » (II, 4) ; «  d’un air vif et d’intérêt » (II, 8) ; «  d’un air doux «  (III, 3) ; « Flaminia arrive d’un air triste » (III, 6). Et on peut encore ajouter à cette longue liste : « comme épouvantée » (II, 4), « d’un ton triste » (II, 4) ou « d’un ton doux » (III, 7).

31 Arlequin déclare significativement : « J’ai déjà vu cet homme-là », «  je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette ».

32 « Le prince, à part les premiers mots : Différons encore de l’instruire […] » (II, 9).

33 Elle préfigure donc le Dubois des Fausses Confidences. Voir l’article de Jean Rousset, « Un dramaturge dans la comédie : la Flaminia de La Double Inconstance », Rivista di letterature moderne e comparate, vol. XLI, fasc. 2, 1988, p. 121-130.

34 « Flaminia : […] je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai. Le Prince : J’y consens. »

35 « […] Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela ; je vous garantis aimé, Silvia va vous donner son cœur, ensuite sa main ; je l’entends d’ici vous dire : Je vous aime, je vois vos noces, elles se font, Arlequin m’épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini. » (I, 6)

36 Comme dans Hamlet, L’Illusion comique, L’Impromptu de Versailles, ou Les Acteurs de bonne foi, par exemple.

37 Carise et/ou Mesrou sont présents dans les scènes 1, 3, 5, 6, 10, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, soit quatorze scènes sur vingt.

38 Cet accessoire a aussi une connotation érotique.

39 « Trivelin : La bonne chère vous tenterait-elle ? une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle ? seriez-vous bien aise d’avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance ? […] Arlequin : Ce que vous me dites là serait plus de mon goût que tout le reste ; car je suis gourmand, je l’avoue […] » (fin de I, 4).

40 « Arlequin : La soupe est-elle bonne ? Trivelin : Exquise. […]. Le vin est au frais, et le rôt tout prêt. Arlequin : Je suis si triste… Ce rôt est donc friand ? Trivelin : C’est du gibier qui a une mine… » (I, 8)

41 Voir Jacques Guilhembet, « Les fonctions d'Arlequin dans cinq comédies de Marivaux », Littératures classiques, n°27, printemps 1996, p. 305-320.

42 « Bonjour, Arlequin, ah ! que je viens d’essayer un bel habit ! Si vous me voyiez, en vérité vous me trouveriez jolie ; demandez à Flaminia. Ah ! ah ! si je portais ces habits-là, les femmes d’ici seraient bien attrapées ; elles ne diraient pas que j’ai l’air gauche. Oh ! que les ouvrières d’ici sont habiles ! » (II, 6). 

43 Dans la scène 6, il déclare souffrir quand il ne peut tenir et embrasser la main d’Églé. Marivaux crée dans cette pièce une opposition malicieuse entre le désir masculin, plus centré sur la possession physique, et le désir féminin, plus orienté vers la vanité et la jouissance narcissique.

44 Azor « baise le portrait » et répond à Mesrou : « Oui, cela la fait désirer ».

45 « Hé bien ! en ce cas-là je n’ai que faire de vous pour avoir Azor, car j’ai déjà son portrait dans mon esprit, ainsi donnez-moi le mien, je les aurai tous deux. ».

46 Claire Tastet, « Le lieu dans le théâtre de Marivaux », Revue Marivaux, n° 5, 1995, p. 71-80, citation p. 80.

47 Michel Deguy a utilisé des formules suggestives et pertinentes. Il voit dans le théâtre de Marivaux un « théâtre de la comédie de l’amour et de l’amour de la comédie » (p.84) et ajoute : « il faut jouer, jouer la comédie, (se) donner en spectacle, passer par la fiction de l’épreuve qui est l’épreuve de la fiction, pour que de la vérité advienne. » (La machine matrimoniale ou Marivaux, Paris, Gallimard, « Tel », 1981, p. 116.)

Pour citer cet article

Jacques Guilhembet, «Espaces et objets dans La Double inconstance et La Dispute», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2019 », n° 19, automne 2018 , mis à jour le : 17/12/2018, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=447.

Quelques mots à propos de :  Jacques Guilhembet

Jacques Guilhembet, Docteur ès lettres, est membre du CELLF 16-18 et PRAG de Littérature française à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université depuis 1999. Il est l’auteur de communications et d’articles nombreux sur l’ensemble de l’œuvre de Marivaux. Il a publié en 2014 L’Œuvre romanesque de Marivaux. Le parti pris du concret (Classiques Garnier, Paris, « L’Europe des Lumières », 33).

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