XXe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Corinne Grenouillet

Les mobilités de L’Homme foudroyé

  • 1 Blaise Cendrars, « La Femme aimée », La Vie dangereuse...

  • 2 Selon le mot de Pierre-Olivier Walzer, « Blaise Cendra...

  • 3  Nicolas Bouvier, « Immobile à grands pas. Éloge de la ...

1« J’aurai été un des premiers poètes du temps à vouloir mener ma vie sur un plan mondial » déclare Cendrars dans « La Femme aimée1 ». L’écrivain, qui a voulu oublier qu’il était Suisse, et en tant que tel « ressortissant de républiques minuscules2 », a expérimenté la trajectoire du « pépin de citron qu’on a trop pressé entre le pouce et l’index ». C’est par cette image évocatrice que Nicolas Bouvier, autre écrivain helvétique mis à l’honneur par un programme d’agrégation (en 2018), décrivait le parcours de tous ceux qui comme lui ont été chassé de leur petit pays par la verticalité de la « claustrophobia alpina3 » . La terre entière était sans doute la seule mesure et le seul terrain possible pour l’ambition vitale et poétique de Cendrars.

  • 4 « Avec Blaise Cendrars, vagabond en sursis », Entretie...

  • 5 Par exemple dans, la phrase-incipit du « Rayon vert » ...

2Reconstituons l’horizon d’attente des lecteurs de L’Homme foudroyé en 1945. Grand reporter, collaborateur de Paris soir ou de Vu, Cendrars s’est alors employé à installer sa légende de baroudeur ou de « bourlingueur ». Celle-ci a pris corps à partir des textes poétiques, titrés significativement « Feuilles de route » ou « Au cœur du monde », des contenus des romans (de la conquête de l’or américain par le général Suter au parcours planétaire de Moravagine en passant par l’expédition de Dan Yack en antarctique), des déclarations du poète du Transsibérien et « du monde entier » qui affirmera à une journaliste : « j’ai le démon du voyage comme chacun à son démon. Simplement c’est chouette de s’en aller, de tout planter là et de boire les pays comme des cocktails4 ». Bourlinguer (1948) diffusera dans la langue française le mot éponyme et ses dérivés, qui figurent dans les textes antérieurs de l’écrivain5. Dans les années 1930, les liens de Cendrars avec le monde du journalisme se sont intensifiés. Ses derniers volumes publiés réunissent ce qu’il nomme des « histoires vraies », la plupart parues dans la presse. Ce genre de la nouvelle censément vécue, illustré par trois recueils, Histoires vraies (1937), La Vie dangereuse (1938) et D’Oultremer à Indigo (1940), accordent une large place aux voyages, à la mer, à des histoires de marins (« T.P.M.T.R. », « L’Amiral »), de croisière en Amazonie (« En Transatlantique dans La Forêt vierge ») ou de bourlingue sur des cargos (« Le Rayon vert »). Les « notes pour le lecteur inconnu » de L’Homme foudroyé y renvoient à plusieurs reprises.

3Dès son titre, l’image singulière et énigmatique du foudroiement suggère toutefois que cette dynamique a été stoppée, voir anéantie : peut-on être dans le même temps un homme « foudroyé » (terrassé ? arrêté dans son élan ?) et un voyageur, un bourlingueur ? Que subsiste-t-il de la mobilité des histoires vraies dans le nouvel opus de Cendrars, à l’écriture si baroque ?

  • 6 Nous résumons à gros traits l’analyse d’Yvette Bozon-S...

4Une lecture qui se focaliserait sur le pittoresque ou l’exotisme de L’Homme foudroyé, et plus largement de l’œuvre de Cendrars, serait évidemment réductrice. Le premier volume des « Mémoires » réclame du lecteur qu’il aille au-delà de la collection de souvenirs et de l’impression d’un pêle-mêle d’anecdotes jetées au fil de la plume. Le livre de 1945 place de fait en son cœur une « initiation à l’écriture », celle de l’homme foudroyé – Cendrars lui-même –, que sa survie engage à tourner le dos au monde et à la femme, et sublimer sa sexualité dans la création littéraire6.

5Pourtant, les repères auxquels Cendrars a habitué son lecteur sont présents, à commencer par le péritexte qui développe à l’envi l’isotopie du voyage : l’exergue emprunté au discours de la méthode de Descartes insiste sur le fait que le « livre du monde » procède du voyage où s’épanouit la diversité (d’humeurs et de conditions, des expériences) et où le sujet peut « s’éprouver soi-même dans la fortune ». La dédicace du « Vieux-Port » met l’accent sur « l’expédition dangereuse » réalisée par le docteur Fiolle qui a rendu visite à Cendrars à la Redonne, et l’« arrivée intempestive » de ce dernier chez son hôte en juin 1940. Des lieux variés sont mentionnés : le pays basque dans la dédicace de la première Rhapsodie Gitane (230), le Guatemala dans celle de la troisième (366), tandis que le poète, estimant qu’il a encore « la mer à boire » – ainsi qu’il le dit dans la dédicace de la deuxième Rhapsodie (288), se souvient de tortues de mer endormies se cognant contre la coque d’un vapeur (366).

  • 7 Nous renvoyons ici aux définitions du TLF.

6Si la bourlingue apparaît ainsi comme une composante de l’horizon d’attente du lecteur, peut-on dire pour autant que les « mobilités » sont un enjeu du texte de 1945 ? Le choix de ce terme, si connoté dans notre langue contemporaine, semble anachronique. Il doit être entendu en son sens premier de « capacité à se mouvoir » et « caractère de ce qui peut être déplacé ou de ce qui se déplace par rapport à un lieu, une position7 ». Il s’agit en effet d’examiner les allées et venues de Cendrars et de ses personnages, cette « dromomanie » singulière, pour reprendre un terme de la psychiatrie du début du XXe siècle, qui innerve la plupart des récits de L’Homme foudroyé. Elle doit être mise en lien avec des configurations idéologiques d’époque, tant il apparaît que l’éloge de la vitesse ou les considérations de l’auteur sur les mobilités sociales de la banlieue relèvent d’une vision du monde, notamment d’un virilisme, datée. On verra enfin que ce thème participe d’un imaginaire singulier et prégnant, centré sur les routes et les sentes, et que le texte construit la mobilité en écho à une immobilité ambivalente, à la fois subie et nécessaire à la création littéraire.

La dromomanie dans tous ses états

Moyens de transports

7Si le livre s’ouvre avec des récits de guerre relativement statiques rompant avec l’inspiration qui semblait jusqu’alors centrale chez Cendrars (1ère partie), quatre titres, « Le Vieux-Port » (titre de la 2e partie), « La Grand’route » (titre de la 3e partie, « 3e Rhapsodie), « Le chemin brûlé » (titre du chapitre XXV, « 4e Rhapsodie »), et celui, plus énigmatique de « Roue… roues » (titre du chapitre XXIV, « 3e Rhapsodie ») renouent avec l’inspiration centrale du poète du Transsibérien : le voyage et les déplacements. Des références précises aux moyens de transport les plus divers foisonnent : transport terrestre (automobiles, locomotives, bicyclette [313], chevaux [411], « voiture attelée » [473], « petite voiture à roues caoutchoutées » de Monsieur Jean [475]), aérien (« avion particulier « de Marc Klark, 473), sur l’eau (transatlantiques, vapeur, pirogue [468]) et même… dans l’eau (scaphandre) :

Quelle merveille que de marcher au fond de la rivière avec des chaussures de cent livres et de faire des enjambées comme avec des bottes de sept lieues !... (261)

8Certains saints « bénéficient » d’un déplacement particulièrement efficace : la « lévitation », tel « saint Joseph de Coupertine », un « as » (449), lequel annonce Le Lotissement du ciel, dont le saint patron des aviateurs sera le personnage central.

9Les trains sont l’objet d’une écriture poétique sensorielle, que Cendrars les entende depuis la banlieue de Paquita :

le cri des locomotives du Train Bleu ou de la Flèche d’Or qui filaient à toute vapeur parmi les signaux et les sémaphores, sursautant sur les aiguillages, se fracassant dans les tranchées maçonnées, s’engouffrant en coup de poing sous les ponts : « Révolution ! » (372)

10ou qu’il évoque une révolution mexicaine « baladant ses longs trains de troupes, les locomotives beuglantes, les wagons-lits pleins de généraux muets » (489). Les trains de L’Homme foudroyé parlent en effet une poésie sonore dans laquelle le lecteur retrouve le broun-roun-roun dégradé du Transsibérien de La Prose de 1913 :

Et « Ré-Ré-Ré !... » répétait le sifflet lointain des locomotives des grands express internationaux qui s’évanouissaient en coup de vent au fond de la nuit dans une grande traînée de roues : « volution-volution-volution... », et ce même mot était balbutié, était balbutié dans le tintamarre du cortège qui n’en finissait pas des poubelles automobiles qui remontaient de l’autre rive de la nuit apportant l’aube à Paris (373)

  • 8 À propos du reportage de Cendrars sur la Normandie, vo...

11Les navires ou paquebots, comme le légendaire Normandie (154) sur lequel l’écrivain a voyagé en 19358, ou d’autres, moins connus (et peut-être imaginaires) comme le D’Artagnan qui le conduit à Marseille (65), le Normannia, désigné comme un « cercueil flottant » (498) ou le Blue Star sur lequel il pense terminer Les Confessions de Dan Yack car ces « bateaux-frigos » sont « confortables et pas trop rapides » (180) constituent un autre ensemble significatif dans lequel la nomination du bateau accomplit une forme de personnification. Mais les voyages en bateaux ne sont pas l’objet de la narration de L’Homme foudroyé.

12C’est surtout l’automobile qui est au cœur du livre, de la Sunbeam, « qui développait près de 200 chevaux au frein » (171), à la « vieille Ford » qui permet à Cendrars de parcourir Brésil et Paraguay (409), en passant par sa célèbre Alfa Roméo dont la carrosserie a été dessinée par Braque (463) qui aurait été son moyen de locomotion entre le 3 septembre 1939 et le 14 juillet 1940 (463). Cendrars ne précise pas quel modèle de Sunbeam il utilisait – peut-être la Sunbeam 3 Litre, « une automobile sportive de luxe9 » fabriquée à partir de 1924, ou la Tiger de 1925 – mais cette marque anglaise s’est rendue célèbre pour battre plusieurs records de vitesse au moyen de moteurs d’avions. La Sunbeam 1000 HP, exemplaire prototypique, était ainsi propulsée par deux moteurs d’avion qui lui permirent de dépasser les 326 km à l’heure en 192710. Rien d’étonnant que les pêcheurs de la Redonne s’exclame en la voyant : « On dirait un avion » (171). Si les voitures que Cendrars conduit sont caractérisées par leur puissance et leur résistance, elles sont aussi parentes de l’air ou du feu, deux éléments centraux dans son univers littéraire. L’Alfa Romeo échappe ainsi, miraculeusement, à un incendie (463) aux accents bien symboliques si on le met en rapport avec la poétique de la pseudonymie développée dans le livre et dans l’ensemble de l’œuvre11.

13Enfin, deux habitations constituent aussi des moyens de transports : la roulotte des Gitanes déambule sur les routes de l’Allier ou du Loiret et la « caravane-misère », « une cinquantaine de vieux wagons de marchandise achetés à la réforme des chemins de fer » où sont logés des miséreux (263), semble en attente d’un improbable départ.

De l’aventure vécue à la contemplation

  • 12 Cendrars mêle, comme à son habitude, le factuel et le...

14Égrenant au fil du texte des souvenirs de voyage, le narrateur adopte bien sa posture habituelle de voyageur qui a vécu les aventures les plus extraordinaires, mais celles-ci ne sont pas directement racontées. Elles sont le plus souvent évoquées sur un mode allusif. Le père François en 1907 connait ainsi les « aventures » de Cendrars « en Sibérie et en Amérique » (264), tandis que le narrateur se demande si ce n’est pas « sa fugue en Chine, en Sibérie, en Russie12 — je n’avais pas 17 ans — qui [l’a] si profondément marqué ? » (458). La fréquentation du Criterion, un bar où se réunissent des diamantaires, suscite l’évocation d’un trafic de perles qu’il aurait passées

en fraude, vingt ans auparavant, sur les frontières d’Arménie, de Perse et de Boukhara, par la passe de Mevr et les steppes de Tartarie et de Mongolie, où comme une fumée jaune au flanc des collines chinoises on voit passer les troupeaux d’onagres qui galopent en toute liberté — et où je me sauvais des coupeurs de têtes lancés à ma poursuite (500).

  • 13 « En ce temps-là, j’étais en mon adolescence / J’avai...

15Une nouvelle fois, il est question d’aventures adolescentes. La narration se situant en 1923, l’épisode renvoie à l’année 1903, donc aux 16 ans de l’écrivain, cet âge mythique inscrit dans le deuxième vers de La Prose du transsibérien (1913)13. Le voyage passé revêt l’allure d’un roman d’aventures échevelées lu dans les feuilletons du début du siècle ou écrit par un Gustave Le Rouge. L’imaginaire de la grande prose de 1913 n’est pas loin. Le voyage est d’abord livresque, traversé de motifs imaginaires (les coupeurs de tête) et d’images de mouvements entraînantes (franchissement de frontières, galopade d’animaux sauvages).

  • 14 On songe aux considérations sur la manière dont il fa...

16Cendrars se dote ainsi d’un long passé de voyageur et d’aventurier, sans qu’il prenne la peine d’en développer les épisodes. Qu’il ait l’impression d’apporter la « liberté » et « l’air du large » dans les rédactions des journaux de 1923 est parfaitement cohérent avec cette posture (289). Il se décrit comme un homme en perpétuelle partance, jamais installé, en transit en France : s’il va voir Lerouge, c’est « [e]ntre deux voyages » (251). S’il décrit des habitudes ou un quotidien, ce sont ceux d’un voyageur en pays lointain, telle la manie qui consiste à examiner les photographies exposées dans les vitrines de photographes (466). Ses souvenirs renvoient à des impressions et des senteurs lointaines (le « bol de lait créole » au Brésil, 55). Le texte fourmille d’anecdotes de voyage14, notamment en Amérique du Sud, qui constitue un chronotope essentiel de la dernière Rhapsodie.

17Pourtant ce livre n’est en rien un ensemble de souvenirs pittoresques glanés durant des voyages en pays lointains. À l’inverse des romans et des histoires vraies, L’Homme foudroyé privilégie des lieux situés en France – Marseille, la banlieue parisienne, l’île de France –, donc favorise une évocation du proche au détriment de contrées éloignées. Quant au voyage proprement dit, il est fait ou à faire, davantage qu’il est narré.

18De fait, dans « Le Vieux-Port », voyages et déplacements sont surtout liés à l’observation de paysages. Les bateaux qui passent au large et les trains qui transitent sur le viaduc de La Redonne suscitent une puissante fascination chez le locataire de l’Escarayol qui s’apparente davantage à un villégiateur qu’à un aventurier. Observant les allées et venues des bateaux depuis sa terrasse, muni de sa longue vue, Cendrars voyage en effet par procuration ; il se montre incapable de détacher son regard du trafic dans une calanque (133). L’image saisissante d’un piano à queue qui voyage à dos d’homme dans les Andes boliviennes constitue une déambulation onirique et picturale dont Cendrars est spectateur davantage qu’acteur, même s’il a pu l’observer au cours d’une chevauchée en Bolivie.

Je me souviens que chevauchant dans la Cordillère des Andes à la recherche des ruines d’un temple (ou d’une forteresse ?) inca, dans l’ouest de la Bolivie, dans une région où les montagnes sont les plus désolées, les plus plissées, les plus pelées et le pays le plus arriéré, et le plus désertique du globe, je vis durant une semaine un piano à queue évoluer sur le terrain, franchir les crêtes, descendre les pentes souvent à pic, tantôt devant, tantôt derrière mes trois mulets, à ma droite, à ma gauche, sans que jamais dans ces éboulis de trois mille ou ces tas de cailloux de deux mille mètres, pressant ma mule ou la retenant je ne pus rejoindre ce piano déambulatoire qui m’intriguait furieusement ni faire étape avec lui […] (411).

  • 15 Un même type de toile peinte a été utilisée lors de l...

19Une autre façon de voyager mentalement réside enfin dans l’illusion théâtrale procurée par les toiles peintes déroulant un paysage en arrière-plan de la scène. Celles du théâtre du Grêlé (346) font « défil[er] en sens inverse les arbres, d’une route nationale, des poteaux télégraphiques et des bornes kilométriques15 » (346).

Départs et arrivées

  • 16 Signalons qu’à l’inverse de Marseille, Lisbonne est d...

  • 17 Claude Leroy, La Main de Cendrars, Villeneuve d'Ascq,...

20Les déplacements entament chapitres et séquences, hormis dans la première partie qui occupe, sous cet aspect, une place à part. Dans « Secrets de Marseille » et ce, dès la deuxième ligne, Cendrars « débarqu[e] » dans la ville « descendant d’un paquebot » ; la ville est alors présentée dans son rapport avec la dissimulation (65-67), avant que le texte ne revienne au « paquebot » initial, qui de nouveau « accost[e] » dans la ville présentée comme celle « de l’arrivée » (68). L’arrivée est ainsi narrée deux fois16, une proposition courte, « J’arrivais d’Égypte et du Haut-Soudan » (68), cassant le rythme des considérations sur Marseille, à la syntaxe plus ample, et engrenant l’action proprement dite autour du Je constitué comme personnage principal. Quelques cinquante-neuf pages plus loin, le début de « La Redonne » narre une deuxième arrivée de Cendrars, « quelques années plus tard » (115), cette fois-ci par la route. Le récit accompagne l’écrivain « dépass[ant] le calvaire à la sortie du village [le Tremblay sur Mauldre, vers Versailles, aujourd'hui dans les Yvelines] » et attaquant une « côte du Temps Perdu » (115) au nom proustien évocateur. Il y a bien « redonne » au sens où le poète revient sur les lieux, avec une précision dans l’itinéraire qui ne manque pas de retenir l’attention : « nous allons toujours légèrement appuyer à droite » (115-116), ce qui le fait arriver « à droite de Marseille » (116). Une ville ne connaissant pas de latéralisation, cette mention semble curieuse. C’est en effet l’homme de la main gauche – pour reprendre la formule de Claude Leroy17 – qui revient allègrement dans le Sud, en pleine possession de ses moyens physiques et mentaux.

21Les Rhapsodies mettent en scène, elles aussi, des arrivées marquantes. La première commence in medias res sur une arrivée qui enclenche l’action narrative : celle de Cendrars accompagné de Fernand Léger aux puces du Kremlin-Bicêtre de Cendrars (231). La seconde s’ouvre sur l’arrivée de Cendrars au Petit parisien (289). La troisième le révèle déjà « installé » chez Paquita (368), l’arrivée à la Cornue étant narrée ultérieurement. Quant à la quatrième, elle démarre sur les chapeaux de roues, avec un départ – non une arrivée – depuis le Tremblay.

22Dans deuxième Rhapsodie, une étrange arrivée propulse Cendrars, en 1917, dans cette curieuse « Suisse en miniature » (309), vers Méréville, où il renaîtra à l’écriture. La métaphore de l’océan suggère que toute arrivée, même à travers un champ de blé, relève chez lui de l’imaginaire du débarquement en bateau :

... C’était en plein midi par un brûlant jour d’été. Je marchais à travers champs dans un océan de blés dont les ondes se mouvaient jusqu’à l’horizon et se refermaient sur mes pas avec un bruit d’eau. Pas un arbre, pas un clocher ne venait interrompre cette somptueuse monotonie profonde comme celle du ciel où j’avançais, en m’enfonçant dans les épis, et j’allais, et j’allais quand, tout à coup, le pied me fit défaut, et je roulai au fond d’une faille qui s’amorçait dans les blés, descendait, s’élargissait, se creusait, s’ouvrait, découvrant une Suisse en miniature au-dessous du niveau de la plaine de l’Orléanais, tout un menu relief accidenté, […] (309)

23D’autres motifs surgissent dans ce passage si riche. L’arrivée se fait par hasard, « l’allant », soit la force qui propulse dans une direction, domine, avant que le narrateur ne « roule » dans cette « Suisse » située « au-dessous du niveau de la plaine de l’Orléanais ». Que dans cette « faille » matricielle et féminine Cendrars retrouve le pays originel dont il est si rarement question dans l’œuvre fait sens. Cette arrivée est aussi une régression vers l’origine, c'est-à-dire le monde féminin située « au-dessous » du niveau de la plaine, dans un espace à la fois dissimulé et servant de soubassement.

  • 18 Sur le « congé » de Cendrars à la poésie et aux poète...

24Si L’Homme foudroyé est travaillé par une mythologie de l’arrivée ou du débarquement, il est plus sûrement encore tissé du motif du départ, qui se mêle à celui de la disparition, du « congé » donné au monde18. Les dernières séquences du « Vieux-Port » sont ainsi marquées par des références au départ, imminent, au Brésil :

Tout me pressait. Tout me poussait. Ayant mis cette affaire brésilienne en marche, il était temps de m’exécuter. Je devais partir. La date de mon départ était fixée. J’avais retenu ma place à bord d’un Blue Star. J’embarquais à Boulogne dans la deuxième quinzaine de mai. Je n’avais plus qu’un mois à passer à La Redonne. (179)

25Ce thème du congé, voire de la disparition, est inauguré par Sawo, l’ami gitan rencontré à la guerre. C’est lui qui montre à Cendrars la voie à suivre en disparaissant « une belle nuit, rentrant à Paris par le train, sans un mot d’explication, sans un mot d’adieu » :

je ne tardai pas à suivre son exemple, en ce sens que je partis un beau jour droit devant moi à travers champs, l’attrait de ma gitana ne pouvant me retenir plus longtemps […] (308)

26Dans la troisième Rhapsodie, Cendrars est enfermé dans la Cornue, enserré dans la double ceinture de la banlieue, à l’intérieur d’un lieu clos étouffant. Cafardeux, il rêve alors de départ :

... Et quand je songeais aux villages des singes dans la forêt vierge, pleins d’éclats de rire et de joie de vivre, cela me foutait le cafard et j’avais envie de partir, de repartir... (428)

27Cette envie se constitue en motif récurrent de la séquence, en lien avec les « romanichels » installés non loin de l’enceinte du château de Paquita :

Ces nomades...
Eux aussi me fichaient le cafard. J’avais envie de reprendre la route, la grand’route... (429)

28Les raisons invoquées au départ sont multiples. Dans un cas, il s’agit de partir pour retrouver la femme aimée :

[…] en 1929, à la suite du krach de New York, les financiers se jetant du haut des gratte-ciel dans la rue, Daïdamia avait dû retourner dans son pays perdu et j’avais envie d’aller lui rendre visite, la surprendre dans son exil, lui apporter une bouffée d’air de Paris. (432-433)

29mais le désir amoureux semble moins fort que le besoin de solitude que seul comble le voyage :

Partir. Prendre la route. Rouler à tombeau ouvert sur la grand’route, de Paris au cœur de la solitude, de l’autre côté du monde, au volant de mon engin, le pied sur l’accélérateur, rouler sur mes quatre roues à 160 à l’heure, foncer droit devant moi, de borne kilométrique en borne kilométrique. (433. Je souligne)

30Les « estradas de rodagem » du Brésil nourrissent ce désir de solitude : « on peut […] rouler des jours et des jours sans […] rencontrer âme qui vive et sans même faire lever un oiseau tellement la chaleur est accablante » (450) ; « on peut s’y abandonner au démon de la solitude dans les solitudes effarantes des campos », précise Cendrars (450), un démon qui en rappelle un autre, le « démon de l’écriture, le pire de tous » (471).

31Le motif de la création se tisse donc d’emblée au déplacement dans l’espace. Les personnages évoqués en font foi.

Navigateurs, Gitans et création littéraire

  • 19 Terme appartenant au lexique du commerce maritime et ...

32Parmi ceux-ci, le lecteur est frappé par la proportion de navigateurs. Comme René Rouveret, « un ancien matelot » (55) avec lequel Cendrars navigue, Édouard Peisson, à qui il s’adresse dans sa lettre liminaire, est un homme de la mer, en l’occurrence un ancien capitaine de la marine marchande. André Gaillard, rencontré à Trébizonde, occupe de son côté la fonction de « subrécargue19 » d’un navire, et il est désigné comme un « négociant-navigateur » (176) . Ces trois personnes ont partie liée avec le livre, Rouveret comme « illustrateur » du Vieux-Port dans l’édition de luxe publiée par Jean Vigneau (qui paraît en 1946), Gaillard comme animateur des Cahiers du Sud et comme poète, Peisson comme auteur de nombreux récits maritimes dont À destination d’Anvers (1943), copieusement cité par Cendrars (57-58).

  • 20 D’où sans doute sa place dans le livre.

33Tous trois sont présentés comme des « amis » : Cendrars demande ainsi à Peisson, d’être le « parrain » de sa « production future » (13). Qu’il formule une telle demande doit être mise en lien avec le symbolisme du nom de l’ami écrivain où se nouent les motifs poétiques et symboliques qui traversent le texte : s’apparentant à un pseudonyme20, « Peisson » évoque phoniquement et graphiquement le poisson, animal vivant dans la mer et motif christique traditionnel en lien avec le thème de la résurrection si cher à Cendrars.

34Quant à Gaillard, de dix ans plus jeune que Cendrars (1898-1929), il est présenté avec bienveillance et amusement, comme celui qui a écrit plusieurs lignes qui devaient être insérées dans le manuscrit du Plan de l’Aiguille, rédigé à la Redonne au printemps 1927 (175), Cendrars parlant même à ce sujet d’une « idylle entre poètes » (175).

  • 21 Né en 1901, le peintre Gabriel Laurin vivait à Aix-en...

35Enfin, un quatrième navigateur, Mick, personnage fictif dont le « pilotis » est le peintre Gabriel Laurin21, s’inscrit dans ce paradigme des marins créateurs : il a fait le tour du monde (160) avant de s’installer à la Redonne. Amputé du bras droit comme Cendrars, il est l’auteur de toiles peintes, dont les sujets, à la Douanier Rousseau, ne sont pas sans évoquer des thèmes que Cendrars affectionne :

Il y avait là un trois-mâts, avec un pavillon noir à la corne, et, parmi les cocotiers, des femmes de couleur et des hommes armés, probablement des pirates faisant la nouba avec des indiennes (147)

36À travers ces personnages d’artistes-navigateurs, Cendrars s’attache à nouer la création artistique et le voyage – notamment sur mer. Des images poétiques associent d’ailleurs ces personnages (ou certains lieux) à la navigation ou au transport ferroviaire. La femme à Mick est comparée à un « mousse » astiquant « l’habitacle de son commandant » (154) ; et le rez-de-chaussée de La Cornue est décrit comme « long et étroit comme un wagon-lit » (391).

  • 22 Yvette Bozon-Scalzitti, op. cit., note 175 p. 331, me...

37Centraux dans le récit, les Gitanes sont dépeints comme des nomades et des vagabonds qui ne peuvent tenir en place : « partir [est] le verbe des vagabonds » dit le narrateur à propos de la Mère, qui a fui avec son premier mari (317). Et les pérégrinations de cette dernière sont, elles aussi, associées à un livre, la Bible, et à des images, des « estampes classiques » (316), ce qui montre que tout voyage est aussi et peut-être surtout livresque, comme le sont les sources de Cendrars, qu’il ne tire pas de son expérience propre, mais qu’il a emprunté à des livres identifiés par Yvette Bozon-Scalzitti et repris par l’ethnologue Patrick Williams22.

38Quant à Sawo, l’ami « gitane », déserteur de la Grande guerre, il constitue à la fois une figure de dromomane et, pour sa faconde, un homme du verbe, notamment dans le dernier chapitre où il retrace au discours direct l’histoire des démêlés entre les deux tribus gitanes. Voyage et parole sont réunis chez lui, comme ils le sont dans la vie de Lerouge, autre figure de créateur, très intéressé (comme Cendrars) par la « gent vagabonde » (242), ne serait-ce que parce que sa propre femme, Marthe, et, elle aussi, une Gitana. Cette dernière se mettra d’ailleurs « en ménage » avec une « fille de la batellerie » (256), Antoinette, enfant du scaphandrier Gustave.

39À cette galerie il conviendrait d’ajouter Paquita, certes une sédentaire, mais une femme venue d’Amérique du Sud, et ayant donc connu l’exil. Sa collection de poupées en fait une créatrice dont la puissance d’invention diffracte, elle aussi, l’image de l’auteur dans son texte.

40Moyens de transport, allusion à des aventures adolescentes en pays lointains, arrivées et surtout départs inscrivent les mobilités au cœur de L’Homme foudroyé dont elles structurent l’écriture. La proportion significative de personnages qui ont partie liée à la fois avec la dromomanie et avec la création artistique affirme la possibilité d’être à la fois un voyageur et un poète.

Configurations idéologiques : mobilités individuelles et sociales

Mobilités individuelles

41La mobilité cendrarsienne engage un rapport particulier à la virilité, et un discours sur celle-ci.

Aventure

  • 23 Sylvain Venayre, « Les valeurs viriles du voyage », H...

42Cendrars a choisi de longue date de placer son œuvre sous le signe des trains et des bateaux. Or depuis le XIXe siècle, les gares et les ports, les transports maritimes et ferroviaires, sont des mondes d’hommes investis par des pratiques et des imaginaires masculins23.

  • 24 André Malraux, « Le mythe de l’aventurier » in Le Dém...

  • 25 Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieu...

  • 26 Sylvain Venayre, « La virilité ambigüe de l’aventurie...

  • 27 Michèle Touret, Blaise Cendrars. Le Désir du roman (1...

43La figure du reporter auquel il prête sa plume dans les années 1930 réactive celle de l’aventurier dont le mythe, décrit par Malraux24, tresse les motifs de l’éloignement loin de l’Europe (soit un ailleurs où la nature et le climat sont hostiles, et les animaux dangereux), une certaine conception de l’aventure comme poésie ou comme « modalité esthétique de l’existence25 » (Jankélévitch) et affirme « l’individualisme absolu de la dissidence » (Sylvain Venayre26). Si la figure de l’aventurier persiste surtout en arrière-plan de L’Homme foudroyé, roman déceptif pour celui qui souhaiterait y lire les aventures d’un bourlingueur, l’individualisme reste bien au cœur de la « vision du monde » de Cendrars, ainsi que l’a mise en lumière Michèle Touret pour les romans des années 192027.

Corps en mouvement

44Cet individualisme se marie à une exaltation du corps en mouvement. Celui de Cendrars est constamment mis en scène, bondissant et sautant pour ne pas perdre de temps, notamment lors des scènes d’arrivées :

Le paquebot à peine accosté, j’avais sauté à quai, puis bondi dans un taxi pour me faire conduire dans un café du Vieux-Port […] (68).

[…] nous étions à peine sautés du tram […] que […] de coups de sifflets retentirent (231).

45La tonicité du corps est un des attributs de la virilité. Être un homme revient aussi à savoir faire bouger son corps, faire preuve de vitalité, être sportif. Ce corps en mouvement et donnant son plein dans une intensité de tous les instants s’observe dans la danse « à corps perdu » (« avec la Tite, avec la Berthe ») ou la nage (« je courus faire une pleine eau » « je m’ébattais dans cette conque parfaite qu’est la Redonne » 119).

  • 28 « ayant glissé mon bras gauche sous le bras de la Tit...

  • 29 Nous renvoyons aux analyses d’Yvette Bozon-Scalzitti,...

46La main coupée n’entrave pas la virilité explicite28 même si la mutilation a pu être vécue dans le secret et écrite comme une féminisation29. Le texte peut se lire à plusieurs niveaux, et le premier d’entre eux affirme la puissance virile d’un corps déployé dans l’espace. Cendrars se déplace en effet avec agilité et rapidité, maîtrisant son corps, comme le montrent les verbes de mouvement utilisés pour décrire sa « folle descente » des hauteurs de l’Escarayol jusqu’à La Redonne :

Je bouclais la lourde et les fenêtres du rez-de-chaussée. Je me laissais couler par un raccourci, cascadais dans les rochers, sautais d’un bloc à l’autre dans une carrière abandonnée qui ressemblait à un escalier de géants, longeais sur un petit parcours la voie ferrée, puis, à l’entrée du grand viaduc de La Redonne, je dégringolais le haut talus de la Compagnie, entraînant les éclats de caillasse dans ma glissade et m’écorchant aux fils de fer et aux piquants des jeunes plants des acacias et aux tranchants des agaves. En moins d’une demi-heure j’étais arrivé et à table […] (127).

  • 30 C'est-à-dire qui élève des bestiaux dans des herbages.

47Les jeux d’eau et les randonnées associent l’homme et le chien dans le même dynamisme joyeux : « je la flanquais à l’eau [Volga], et j’y sautais moi-même, la tête la première » (132) « Nous vagabondions par monts et par vaux, toujours au bord de mer pour jouir du soleil et du ciel » (132). Une virilité conquérante s’exprime aussi dans la rapidité d’exécution des actions et l’impatience devant la placidité d’autrui : Cendrars plaque ainsi ce « gros lambin » de Léger (232) « au pas d’herbager30 normand » (241), annonçant dans le taxi qui l’emporte : « Au Criterion […] Je suis pressé ». Cette exaltation de la virilité et de l’énergie individuelle laisse entrevoir une influence nietzschéenne, peut-être même une référence implicite à la « grande santé » cher à l’auteur du Gai savoir.

48Quand Cendrars affirme qu’il a « horreur des compétitions » (449), il suggère qu’il a atteint la sagesse des « gens vites » (449). Pourtant de nombreux indices révèlent l’importance pour lui d’être le premier. Il peut prendre possession des lieux, comme le ferait un explorateur devançant un concurrent. L’arrivée sur un territoire devient alors occupation des lieux au sens d’appropriation. « Marseille appartient à celui qui vient du large » déclare-t-il (65), alors qu’il vient précisément de « débarquer, descendant d’un paquebot » (65). Dans une « clairière de la forêt vierge », il arrive ainsi « bon premier » (410) au-delà d’une route… qui n’est pas encore terminée :

En effet, une route était jalonnée quelque part, du côté de Santa-Rita, à 300 kilomètres de là, et seule ma vieille Ford, qui en avait vu bien d’autres durant mes vagabondages au Brésil, avait pu franchir les embûches et les mauvais pas de la piste qui m’avait mené bon premier dans cette clairière (410)

49Parvenu aux confins du monde civilisé représenté par la route, l’écrivain s’apparente alors à un explorateur chargé d’élucider les taches blanches des cartes géographiques.

  • 31 Par exemple, il « entraîn[e] Léger sur la sente qui c...

  • 32 André Gaillard meurt le 16 décembre 1929 à l’âge de t...

50L’écrivain par ailleurs se met en scène comme celui qui conduit le mouvement, et sait où il va31, tandis que ses acolytes ne peuvent pas toujours le suivre. « Le Vieux-Port » fabrique ainsi un système d’opposition entre l’agilité du randonneur dans la montagne provençale et la maladresse de ses invités, à l’origine de chutes graves comme celle, bien réelle, d’André Gaillard, « le dimanche d’après Pâques 1927 » (187) et dont celui-ci ne se remettra jamais tout à fait32. Cette chute, mise sur le compte du suicide, revêt une valeur symbolique dans l’économie de l’œuvre : Gaillard, le séducteur, n’a pas su/voulu s’éloigner des femmes, et s’en est trouvé puni.

Immobilisme féminin

  • 33 Voir la chronologie des Œuvres autobiographiques comp...

51Dans cette appétence virile pour l’aventure et l’action, dans cette volonté d’aller toujours plus loin, toujours plus vite, d’arriver le premier – et d’être le seul, Cendrars rencontre des obstacles, incarnés par les femmes. Diane de la Panne est ainsi à deux reprises clouée à un endroit avec ses bagages, « au centre de l’Afrique » où Cendrars la rencontre « en tête à tête » avec sa « montagne de bagages » (86), puis à Marseille. Alors que les exploratrices et les voyageuses sont parvenues peu à peu à s’imposer dans le monde du voyage, alors qu’Élisabeth Prévost, l’amie de Cendrars qui servit de modèle au personnage de « Diane de la Panne » et qui se reconnut en lui, avait traversé toute l’Afrique, seule au volant d’une vieille Ford à l’âge de 23 ans33, Cendrars construit un personnage dont la principale caractéristique est de parvenir ou chercher à entraver le mouvement viril :

avant de l’avoir rencontrée, nous brûlions les étapes, marchant bon train (87)

52Sans compter que « Diane » est ridicule, empêtrée qu’elle est dans ses multiples bagages…

  • 34 Yvette Bozon-Scalzitti, op. cit., p. 147.

  • 35 Ibid., p. 148.

53L’Homme foudroyé n’a de cesse, en effet, de dénoncer le « pouvoir maléfique de la femme », qui est « une force paralysante34 » et cette configuration mouvement/immobilité intègre une représentation des « valeurs maudites de la féminité », soit « la clôture, le repli sur soi, l’immobilité, la fixation au passé, la lassitude vitale, le masochisme, la nuit, la mort » ainsi que l’analyse Yvette Bozon-Scalzitti35. Les hommes qui n’ont pas su mettre à distance les femmes, tels André Gaillard ou Mick dans « Le Vieux-Port », en périssent.

  • 36 Une première ébauche de ce personnage, avec le même p...

54Contrairement à eux, Cendrars vit en solitaire et fait preuve de « froideur » avec les femmes, sauf dans un cas : Mme de Pathmos36 parvient à retarder son départ au Brésil, sans toutefois lui faire manquer le bateau qu’il doit prendre à Boulogne. « La femme en noir », arrive à la Redonne dans une Rolls-Royce, qui vient « obstru[er] l’étranglement du chemin de La Redonne à son débouché sur la G. C. 30 », et « s’insinuer entre mon élan de départ et mon lointain but d’arrivée, agir comme frein prémonitoire et m’obliger à stopper […] » (189). Ce personnage apparaît plus comme un agent retardateur que comme une force « paralysante ». La séquence consacrée à ce personnage a été introduite par un vers issu des Feuilles de route et qui sonne comme une des devises personnelles de Cendrars : « Quand on aime il faut partir » (179). La femme qui attache en un lieu n’est en effet ni compatible avec la mobilité du voyageur, ni avec la création littéraire qui exige la solitude. L’homme doit être seul pour s’accomplir.

55Les femmes sont ainsi partie prenante de l’immobilité. La curieuse « négresse » qui attend son homme sur son canapé rouge (411), entourée d’enfants, illustre bien la passivité féminine, et sa subordination à l’homme. Même la Mère gitane, qui a « fui » son premier mari et vit dans sa roulotte, par excellence un outil de mobilité, n’est pas associée au mouvement : Cendrars souligne qu’elle dirige tout, « sauf les pérégrinations » (323).

56Dans le passage le plus violemment misogyne de L’Homme foudroyé, Cendrars compare les femmes à des « chiennes », vouées à l’attente et la procréation.

Que font-elles sur terre ? Elles attendent. Elles attendent quoi ? Elles ne savent pas, qu’on les choisisse, qu’on les prenne. Elles chient des gosses. Et quoi encore ? Elles saignent... Ce sont des chiennes. Pas une qui ne le soit pas. (485)

57Quand bien même Cendrars a fait montre de sa complicité avec une femelle canidé dans « Le Vieux-Port », le terme de « chienne » revêt ici des connotations sexistes particulièrement choquantes pour un lecteur, et a fortiori une lectrice, de 2019. Assignées au bas corporel, aux excréments et au sang, les femmes sont condamnées à l’immobilité et à l’expectative sans avoir la possibilité d’être motrices d’une action.

58Simone de Beauvoir, quelques années après la parution de L’Homme foudroyé, souscrira à ce constat de la passivité féminine dressé par Cendrars, mais elle replacera cette question dans un contexte culturel et sociologique/philosophique dans lequel la femme est assignée à ne jamais être que l’Autre d’un sujet masculin, empêchée par son éducation à devenir un sujet autonome et agissant. Elle dénoncera cet état de fait culturel, alors que Cendrars essentialise « la » femme dans un système polarisé qui oppose les sexes, le « deuxième » suscitant chez lui dégout et répulsion. Ces affects trouvent d’autres modalités d’expression dans le livre, dont ils nourrissent en profondeur la structure symbolique : les motifs de l’obstacle, de l’attente et de l’immobilité n’en sont que des épiphénomènes, qui témoignent que le virilisme de Cendrars est clairement un anti-féminisme.

Automobile et vitesse

59L’éloge vibrant de l’automobile du « Chemin brûlé » (quatrième Rhapsodie) apparaît en lien direct avec la virilité et revêt de nombreuses significations sexuelles, que Cendrars signale tout en prenant soin de s’en distinguer pour son propre compte.

  • 37 « Il [le père François] finira par l’épouser [Antoine...

60Malgré son âge avancé et son alcoolisme, le père François, amoureux de la vitesse automobile, est ainsi une intéressante figure de masculinité. Il se met à siffler des airs de « contredanses » et valse avec Antoinette (260) comme Cendrars avec la Tite et la Berthe. D’ailleurs les scaphandriers invitent ce dernier à se méfier de lui37, car il est un homme qui a de « bonnes fortunes avec les bourgeoises » (261). Or celui qui utilise son fouet pour se tirer d’affaire contre les bandits (261) et l’exerce dans une joute virile contre Lerouge est possesseur d’une de ce ces « sacrées mécaniques […] si rare à l’époque [en 1907] », une automobile décrite comme une « rossinante trépidante » (267), allusion au cheval maigre et efflanqué de don Quichotte (le père François avait été cocher avant d’être « roulier » en automobile). Ce personnage apparaît comme une autre figure du dromomane, et rien d’étonnant qu’il préfère pour aller à Saint Ouen « le grand tour » à la ligne directe (268) et qu’il soit, tout comme Cendrars lui-même, incapable de fixité :

Depuis qu’il était veuf, qu’il avait pris sa retraite, qu’il avait vendu son écurie pour acheter son singulier coucou le père François avait cent et une bonnes raisons pour continuer à parcourir la route, la première étant qu’il ne pouvait rester en place et la dernière, que depuis qu’il n’était plus roulier, il s’était fait tôlier, et tôlier dans la zone de Saint-Ouen ! (263 – Je souligne).

61Mobilité, automobile et virilité coïncident une nouvelle fois, l’automobile étant le lieu où « plus d’une belle marinière “l’a” perdu » (257).

62La vitesse se constitue dès « Le Vieux-Port » comme un des motifs récurrents de L’Homme foudroyé. Quand il roule, Cendrars « fonce à toute allure » (116), « roule à tombeau ouvert » (117) ou arrive en trombe dans un « nuage de poussière » (409) :

Je me souviens que le canapé rouge était installé au bord de la piste, dans un tournant, et que je m’arrêtai pile tellement cette rencontre était inattendue. Le bruit de mes engrenages n’était pas encore apaisé ni le nuage de poussière que ma vieille Ford avait soulevé, retombé, que je vis la femme qui me tenait en joue abaisser son arme (409)

  • 38 Un autre accident est lié à un déplacement, en chemin...

63La vitesse produit des accidents graves, symbole de cette vie dangereuse dont Cendrars a fait l’« éloge ». Pourtant, les deux accidents38 automobiles narrés revêtent un côté comique, voire farcesque, qui en désamorce le tragique : Da Silva, s’est « fracass[é] le crâne contre le toit “tout acier” de sa conduite intérieur » en passant à cent à l’heure sur un petit pont en dos d’âne (452) et Cendrars a percuté un camion-citerne de vidange – « 10 tonnes de merde » répandues sur la chaussée (452)… La vitesse est certes dangereuse, mais pas au point que ses effets en soient déplorés. Le texte célèbre au contraire les vertus de la vitesse, qui rappelle l’exaltation automobile du Futurisme, dont le Cendrars de 1945 se rapproche aussi par la glorification du mouvement et de l’énergie virils :

  • 39 Marinetti, Manifeste du futurisme, publié dans Le Fig...

Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace39.

  • 40 Cendrars utilise ce terme dans Blaise Cendrars vous p...

64De son côté, le père François aime la vitesse (269), mais il est loin de l’attitude belliqueuse suggérée par l’automobile de course de Marinetti « cour[ant] sur de la mitraille » et c’est de manière beaucoup plus bonhomme qu’il appuie « sur le champignon » de son « teuf-teuf40 ».

Et le père François d’appuyer sur le champignon. Antoinette était aux anges. C’était alors une nouveauté, on filait comme le vent sur la grand’route. (269)

  • 41 Cendrars cite alors une de ses devises favorites, lue...

65Le discours auctorial figurant dans « Le chemin brûlé » (Quatrième Rhapsodie) s’emploie à dépasser les clichés qui sont habituellement liés à la vitesse. Celle-ci ne doit pas être recherchée pour elle-même, mais pour ce qu’elle permet d’atteindre ou ce qu’elle produit lorsqu’elle est « pure » (446). Cendrars tient à distinguer son propre usage de la vitesse de celui des bourgeois qui « usent de la motorisation pour satisfaire leurs besoins sexuels » (447-448), bien qu’il connaisse et admette « la sensation physique que les organes de la machine sont une prolongation, un perfectionnement des sens » (447). Contrairement à cet usage trivial, la vitesse cendrarsienne permet d’atteindre le dépouillement (446), la « sagesse » (449), et surtout la « contemplation » (446). Les représentations ordinaires (virilistes) attachées à la vitesse sont ainsi déplacées vers les domaines de la création (le dépouillement en est une condition), de la poésie (Cendrars cite la « Chanson Dada » de Tristan Tzara, 449), et de la pensée, à laquelle la vitesse est comparée, la « poussée lente de la pensée » pouvant aboutir à une illumination poétique et existentielle41 (446).

  • 42 Cendrars utilise le « nom donné aux premières voies d...

  • 43 Cendrars fait allusion à une des cités-jardins érigée...

66Cette vitesse ne peut être expérimentée que par l’individu, comme en témoigne le cauchemar, insolite, d’une autostrade42 où sur un coup de sifflet un employé mettrait en branle des automobiles qui partiraient toutes en même temps sur un « chemin de caoutchouc » (448). Car Cendrars craint par-dessus tout l’uniformisation et tout ce qui embrigaderait et limiterait la liberté individuelle. Ce cauchemar est d’ailleurs à mettre en parallèle avec la description de la « cité-modèle réservée aux cheminots » (423) érigée par la Compagnie du Nord en banlieue (423-428) dont l’écrivain sur un ton moqueur met en cause la volonté technocratique de régenter la vie de ces « gens de chez nous » que sont les cheminots et leur famille (425)43.

67La vitesse ne saurait en effet subir quelque enrégimentement ou quelque contrôle que ce soit. Elle est une affaire d’homme, plus exactement d’un homme seul au volant, et constitue une voie d’accès à une dimension quasi-mystique.

Mobilité sociale : la banlieue

68L’opposition social/individuel structure l’univers idéologique de l’écrivain tout autant que la polarité des sexes. Une inquiétude face à la « mobilité sociale » s’exprime dans la troisième Rhapsodie dans plusieurs passages consacrés à la banlieue. Cette dernière est un territoire à arpenter pour celui qui loge dans le château de Paquita et qui se transforme en explorateur du proche après avoir parcouru les pays lointains. Elle est présentée comme un lieu où se nouent les tensions et le malheur générés par l’arrivée massive de nouveaux habitants. Territoire marquée par l’invasion, la submersion ou la ruée, la banlieue a « évolué en mal » depuis Première Guerre mondiale (403) : « envahie par les sidis », puis « submerg[ée] » par des émigrants « de la vieille Europe » (404), notamment tous ceux qui ont été refoulés par les États-Unis (404), elle est devenue le site d’installation d’une foule de Parisiens transplantés après leur « exode » (407). Un « déménagement de citadins aux portes de Paris » (408) révèle toujours une grande misère que déplore Cendrars – la vie de Mme Caroline la couturière illustre la déchéance qui menace ces nouveaux habitants – et signifie aussi l’épuisement de la « race blanche » (409) :

Durant les dix, douze années que j’ai hanté la Cornue pas un jour ne s’est passé sans que j’aille rôder à pied, à cheval, en voiture entre la Petite et la Grande Ceinture, c’est-à-dire que je me suis fait des amis dans cette sinistre banlieue et que j’ai assisté à bien des agonies, désespérantes parce qu’on ne peut pas intervenir et que chaque tragédie individuelle est régie par la fatalité ; mais de 1924 à 1936 pas une année ne s’est écoulée sans que j’aille passer un, trois, neuf mois en Amérique, surtout en Amérique du Sud (quand d’autres allaient à Moscou), tellement j’étais fatigué de la vieille Europe et désespérais de son destin, et de la race blanche (les autres croyaient à l’avènement du socialisme parce qu’ils sont de formation universitaire, moi pas. Je ne prévoyais que l’antique tuerie... la guerre sophistiquée par la science). (408-409)

69Cendrars oppose ici la banlieue parisienne à l’agonie et l’Amérique du Sud, source de régénérescence individuelle et d’espoir social.

70Au sein de l’évocation de la petite et la grande ceinture de Paris s’invitent des propos qui font écho à bien des inquiétudes contemporaines, même s’il serait anachronique de les comparer. Cendrars apparaît comme nostalgique d’une époque révolue, celle d’avant la guerre, où la banlieue était entièrement rurale – il y élevait des abeilles –, peuplée de « vrais » Français – comme le « père François » dont le prénom porte les couleurs du pays. Désormais, des « sidis » devenus gangsters et une pléiade d’autres groupes nationaux ont transformé les lieux, spéculant sur les lotissements :

des Polonais, des Ukrainiens, des Juifs de Galicie, des heimatlos, des Russes blancs, des farouches Estoniens, des cosaques du Don ou du Kouban, des Grecs, des Macédoniens, des Bulgares, une nuée d’italiens, d’Espagnols et de Levantins (404)

71mais aussi, plus mystérieux au plan référentiel :

des tchinques, des pollaks, des boulgres, des babis, des cassanes (406)

  • 44 Le Bulgare alcoolique qui voyage sur la barque de Pap...

  • 45 Marie-Paule Berranger in Blaise Cendrars-Jacques-Henr...

  • 46 Ces termes, qui ne figurent ni dans le TLF, ni dans l...

  • 47 Cendrars, Bourlinguer, op. cit., p. 212. C’est pourta...

72Si les « Pollaks » apparaissent comme des émigrés géographiquement identifiables, les autres le sont beaucoup moins : les « tchinques » est un terme régional par lequel les Suisses désignent les saisonniers italiens ; les « boulgres », orthographe ancienne de « bougres » laisse entendre son origine dans le bas latin Bulgarus44. Cendrars utilise dans une lettre à Jacques-Henry Lévesque le terme « babbi » qui « en provençal désigne les crapauds et les italiens45 ». Cette énumération de termes rares46 ou régionaux connote l’obscurité de l’extraction de ces nouveaux arrivants. Terme fréquent chez Cendrars, le boulgre/bougre n’oublie pas son sens sexuel étymologique de sodomite : le matelot Bulgare de « Gênes » est un ivrogne, dont le « fond de culotte » déchiré laisse entrevoir « se balanç[ant] » son « membre en forme de battant de cloche47 » et dont le corps mou et laiteux laisse transparaître une accointance avec le corps d’une femme. Par leur multiplicité et leur action délétère, à la fois dans le domaine du lotissement, qui transforme irrémédiablement la banlieue, et dans un secteur plus obscur et implicite (ces boulgres ne font-ils pas craindre une insupportable féminisation ?), ces émigrants – des voyageurs eux aussi – constituent un danger et une menace.

  • 48 Comme l’observait Michèle Touret, Blaise Cendrars. Le...

73Si les motifs de la vitesse et du mouvement participent d’un paradigme viriliste culturellement daté, et si la description de la banlieue parisienne laissent entrevoir la crainte réactionnaire d’un affaiblissement de la race blanche minée par l’invasion d’étrangers, L’Homme foudroyé ne saurait se réduire à des configurations idéologiques, d’ailleurs marquées par leur grand disparate48. L’imaginaire de la mobilité alimente le propos fondamental de L’Homme foudroyé : une réflexion sur la création littéraire.

Imaginaire de la mobilité et de l’immobilité

Imaginaire de la route

74L’imaginaire de la route croise en effet chez Cendrars le voyage et les livres et fait des routes et des sentes, notamment de la Nationale 10 décrite dans « Le chemin brûlé », des éléments symboliques.

Automobile, livres et poésie

  • 49 Voir Claude Leroy, « Manuel de la bibliographie des l...

75L’automobile entretient ainsi des liens particuliers avec les livres et la poésie. Trois livres – écrits par Casanova, George Borrow et t’Serstevens – sont donnés en modèles potentiels d’une œuvre qui serait consacrée à l’automobile, œuvre qui, selon Cendrars, fait défaut dans la littérature (441). Comme si tout périple devait aboutir à un texte, c’est d’ailleurs un livre qu’il projette d’écrire sur son équipée automobile pendant la drôle de guerre 101 000 kilomètres pour rien (101) – projet qui subsistera, comme tant d’autres49, dans la simple annonce d’un titre. C’est aussi un livre, acheté au Brésil, qu’il fourre « dans les soufflets de sa carrosserie » (468), après y avoir déjà glissé trois volumes portatifs « constitués en arrachant une page par-ci, une page par-là dans tel ou tel volume à cause de l’intérêt de la chose dite ou la précision de l’écriture » (445). Enfin, il dit avoir l’habitude de s’entretenir mentalement de poésie avec son ami Jacques-Henri Lévesque « en accélérant, en accélérant » (460). Des liens privilégiés sont donc établi entre automobile et livre, automobile et poésie. Le voyage en automobile semble n’avoir de sens que s’il aboutit à l’écriture d’un livre.

76Quant aux routes parcourues et décrites, elles désignent toujours autre chose qu’elles-mêmes, s’inscrivant dans cette écriture à plusieurs fonds propre à Cendrars.

Sentes, sinuosités ≠ ligne droite – Nationale 10

  • 50 Françoise Héritier, Masculin/féminin, t. 1, La Pensée...

77Alors que la poésie exige la « ligne droite » d’une route permettant l’accélération continue (460), deux des chronotopes de L’Homme foudroyé sont marqués par les zigzags et les sentes : le secteur « devant Roye » pendant la guerre (15) et la banlieue lors du séjour chez Paquita. On retrouve dans cette opposition la représentation duale du monde mise en valeur par Françoise Héritier, la ligne droite exprimant la rationalité et la rectitude masculines alors que la courbe (ici le zigzag), voire l’exubérance, appartient au côté féminin50.

78Pendant la guerre, le chemin emprunté par les légionnaires pour gagner un lieu de débauche, bientôt transformé en « chaudron de l’enfer » par les combats (22) est un « boyau » nommé « le boyau des Zigzags » (24), qui mène à « une faille transversale ou ravine » (20). Cendrars y sera paralysé par la peur de mourir. Cette vocation paralysante des sinuosités, de nouveau associées au danger, se retrouve à l’intérieur des côtes brésiliennes, où des « bouffées d’un parfum extatique et paralysant […] vous donnent le vertige et vous font tourner le cœur quand on voyage, le soir, sur les sentiers qui zigzaguent au pied des mornes » (55-56).

79La zone et la banlieue sont, elles aussi, parcourus de « sentes » qu’il faut connaître pour s’orienter, comme celle « qui zigzaguait entre les cagnas » et que Cendrars emprunte pour faire découvrir à Léger les « Petits Charlots » – endossant une nouvelle fois son rôle de guide et d’« affranchi ». Chez les Gitans, opposés en deux tribus et deux bistrots, les « sentes enchevêtrées » (295) apparaissent même comme un « écheveau embrouillé » (296) où il est difficile de s’orienter si on n’est pas initié.

  • 51 Nous renvoyons à l’analyse de « Gênes » (Bourlinguer)...

80Ces lieux secrets et dangereux se présentent comme des territoires où il est possible de se perdre et la dimension satanique de tout enchevêtrement s’accentuera ultérieurement dans l’œuvre51.

  • 52 Voir aussi « d’un bout à l’autre » (439).

81À l’inverse de ces sentes zigzaguantes, la « N 10 » envisagée de « bout en bout52 » (444) a pour caractéristique de présenter un commencement (Paris, ou Le Tremblay sur Mauldre) et de mener quelque part : en Amérique latine, plus exactement au Paraguay après la traversée d’une partie du Brésil.

82La N 10 de Cendrars n’a qu’un rapport lointain avec son homologue référentielle ; elle franchit l’Atlantique et relie directement la France et le Brésil. Ce lien entre les deux continents est établi par des parallèles mentaux : sur les « routes en terre battue et non macadamisées » de la « section oultratlantique de la N 10 », et après avoir dégusté un tatou, Cendrars pense ainsi à la « première section » de cette nationale, « celle de Paris à Rambouillet, où tant de jeunes gens et de jeunes femmes, […] se sont tués en automobile pour avoir trop bien déjeuné » (451).

83En même temps, de par son appellation (« nationale ») et son origine (Paris), la N 10 s’impose comme le constituant organique d’une nation française martyrisée pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le révèle la métaphore de la veine d’où « s’écoul[e], venant de Paris », du « sang artériel » au moment de l’exode (462), cette hémorragie provoquant quelques jours plus tard, les 13 et 17 juin 1940, chez Cendrars l’impression de « d’asphyxie, de mort de la France » – rappelons que les Allemands sont entrés dans Paris le 14 juin 1940 (462).

  • 53 Ce terme est emprunté à l’alphabet aztèque de Paquita...

84La N 10 structure aussi thématiquement le long chapitre XXV (« Le chemin brûlé ») symbolisant la distance que le poète prend d’avec « Paris et son “intelligentzia” » (444 et 446). Le chapitre en mentionne certaines « étapes », correspondant à des lieux (453-454) qui ont compté pour Cendrars et sont parfois cités de façon elliptique – le poète s’adressant comme à son habitude à plusieurs types de lecteurs, ses proches et la masse des lecteurs « inconnus ». Enfin, cette route, travaillée par des significations multiples, et sous son avatar de « chemin brûlé », devient le « cadre53 » de Manolo Secca, « un saint » (454) et un artiste qui a conçu des statues de bois « disposés en cercle autour de la pompe à essence » (456). Installé à la « frontière du monde possible, une zone désertique que [Cendrars a] mis quinze jours à franchir en auto » (456), Manolo Secca est une figure de créateur-amputé dans lequel l’écrivain projette ses obsessions et sa « passion » de l’écriture. Amputé de la jambe gauche à la suite de la guerre contre les États-Unis (455), M. Secca a en effet sculpté « les douze stations de la Croix » (456), et il l’a fait en représentant « 308 personnages grandeur nature dans des petites automobiles » (456).

85Preuve en est que l’automobile est bien davantage qu’un moyen de transport dans L’Homme foudroyé : elle peut être le « cadre » dans lequel tout artiste digne de ce nom doit pouvoir placer les hommes dont il parle.

Brésil, terre nouvelle : origine et terre d’avenir

86Le fantasmatique « chemin brûlé » fait donc passer sans transition de la France à l’Amérique du Sud, le Brésil et le Paraguay, la cathédrale de Chartres préfigurant la forêt vierge (453) dont elle est « la première évocation ».

  • 54 C’est le non-respect de ce code qui a provoqué le cho...

87Le lieu qui est atteint dans la dernière Rhapsodie revêt d’autres significations. Il symbolise un espace où la liberté est encore totale, car, contrairement à la vieille Europe, des règles contraignantes n’y ont pas encore été imposées par des technocrates. Les routes brésiliennes « en terre battue et non macadamisées » (450) se situent ainsi aux antipodes des routes européennes, dont Cendrars redoute l’uniformisation et dont la circulation est soumise au code de la route qu’il refuse de respecter54.

  • 55 Blaise Cendrars, Moravagine [1926], Denoël, Édition c...

88Cette appétence pour l’Ouest est ancienne dans l’œuvre de Cendrars. L’orientation de ce déplacement était déjà identifiable dans Moravagine (1926) dont les protagonistes gagnent l’Amérique du Sud, remontent l’Orénoque et découvrent les « Indiens bleus ». Dans le chapitre de ce roman intitulé « Le principe de l’utilité », Cendrars célèbre en effet la « marche actuelle de la civilisation », qui orientée vers l’Ouest et le Nouveau monde, est en même temps « un retour aux origines55 ».

89Partir pour le Brésil ou le Paraguay signifie donc à la fois la quête d’un avenir et le retour vers un passé primitif, vers une terre vierge où la stupide politique n’a pas encore standardisé et nivelé la vie. Pourtant Cendrars n’y reste pas : c’est justement « au retour » (463), dans un mouvement pendulaire, qu’il se heurte au « diable » en la personne d’un Marco « multiplié à quatre exemplaires » (464) au moment d’une « panne » (464).

Pannes et immobilités forcées

  • 56 Qu’il s’agisse de la panne d’écriture à la Redonne ou...

  • 57 Pour reprendre le terme qu’utilise la Mère gitane, pr...

90Si la panne apparait comme un des thèmes fondamentaux du livre, au sens propre comme au figuré56, les déplacements de Cendrars s’inscrivent dans une tension entre mobilité et immobilité. L’arrivée en trombe à la Redonne précède l’amarrage soigneux de la Sunbeam, afin qu’elle ne « capote » pas dans le vide poussée par un « mauvais-plaisant » (134). Lors de ce séjour, Cendrars est tenté par une immobilité contemplative, qui n’est pas définitive, et lui procure une extraordinaire joie de vivre depuis le « palais aérien57 » que constitue sa villa de location située sur les hauteurs de la Redonne. Et ces moments de contemplation s’accordent avec des randonnées multiples, durant lesquelles Cendrars monte et descend sportivement de l’Escarayol à la Redonne comme on l’a dit.

91Lors du séjour à la Cornue, en banlieue parisienne, l’immobilité n’est pas exactement une « panne », mais elle revêt un caractère clairement mortifère. Cendrars s’y voit, nocturnement, momifié en Lazare (374). Le « mouvement armillaire » (461) qu’il croit percevoir autour de lui, cette « Révolution », qu’il faut entendre comme un mouvement cyclique plus que comme une transformation brutale ou un bouleversement politique, contribue à son enfermement et sa désespérance. Le mouvement est alors retour du même : goutte d’eau que le narrateur entend tomber « avec un bel entêtement » (374), mouvement de la terre qui « tourne » et de la « toupie » (377). Cette circularité est induite par l’image de « la petite, la grande Ceinture » comparées, nouveau symbole christique comme Lazare annonçant la résurrection, à une « couronne d’épines à double tortil posée sur la grâce émaciée de Paris » (375). À cette situation nocturne angoissante s’oppose le « baguenaudage » diurne et apaisé du marcheur en banlieue :

[…] au petit jour je filais, autant pour ne rencontrer personne de la maison ou du château que pour aller me perdre en banlieue, flâner, baguenauder, rêvasser et composer des poèmes en marchant […] (402)

92Cette circularité est une composante de la « roue », titre du chapitre, mais se lit aussi dans les retours : Cendrars revient régulièrement passer quelques jours à la Cornue (484), alors qu’il a quitté la Redonne sans esprit de retour.

93La panne de Cendrars dans la 4e Rhapsodie éveille plusieurs échos internes à l’œuvre. Elle n’a rien à voir avec un problème mécanique, tient-il à préciser ; il est arrêté en effet par une rivière, attendant le bon vouloir du passeur. Les eaux de la rivière paraguayenne « dégag[ent] d’épaisses vapeurs jaunâtres » (464) dans une chaleur suffocante. Ce motif fait écho à deux autres « pannes », situées elle aussi au bord de l’eau, celle de Diane de La Panne, rencontrée « en panne au bord du marigot » (95) en Afrique et à la frontière entre le Brésil et le Paraguay, le blocage de Cendrars dans les marais où s’achève la N 10 (439), où il se fait dévorer par des « maringouins » (439). Dans les trois cas, l’eau (maléfique et principe féminin) entrave l’avancée du narrateur. Le passage de l’autre côté du fleuve ou des marais prend sens si l’on admet, avec Yvette Bozon-Scalzitti, que L’Homme foudroyé narre l’histoire d’une initiation (celle de Cendrars) à l’écriture : la rivière symboliserait alors le fleuve des morts et la mort au-delà de laquelle l’initié doit revivre comme autre, rejouant l’initiation alchimique, voire maçonnique, de la Cornue (exigeant elle aussi l’immobilité). Dans le cas des marais paraguayens, Cendrars doit renoncer à la « pampa […] qui datait des premiers âges » (440), un lieu idyllique qu’il observe « vibrant d’amour ». S’il doit rebrousser chemin, il admet que son entreprise était, par nature, vouée à l’échec : « je savais que la route n’y aboutissait pas [à Asuncion del Paraguay] » (440). Le principal était en effet de « pousser le plus loin possible » (440).

Création et ascension

94Écrire c’est « abdiquer » (312), a souvent affirmé Cendrars, abdiquer face à la vie, aux voyages, à l’action, à ce pôle incarné par le mouvement, l’automobile ou la mer.

Je ne trempe pas ma plume dans un encrier, mais dans la vie. Écrire, ce n’est pas vivre. C’est peut-être se survivre. Mais rien n’est moins garanti. En tout cas, dans la vie courante et neuf fois sur dix, écrire... c’est peut-être abdiquer. J’ai dit. (312)

  • 58 Voir les analyses de Claude Leroy, La Main de Cendrar...

  • 59 Observation à nuancer toutefois. C’est sur un bateau ...

95Si Cendrars voit l’écriture comme féminine c’est non seulement parce qu’il a subi une mutilation-castration dont il renaît en écrivain de la main gauche, après un recentrement-régression qui l’a obligé à « migrer » vers ce pôle marqué par la terre et la féminité satanique58, mais peut-être aussi parce qu’elle est une activité qui exige l’immobilité59. Et l’immobilité, on l’a vu, se situe pour lui du côté des femmes, de ces femmes qui ne savent qu’attendre.

96À l’Escarayol, l’immobilité contemplative de Cendrars n’est pourtant pas favorable à l’introspection et au recentrement, donc à l’écriture : elle provoque la dispersion du moi dans la vision de l’agitation maritime (121). C’est ainsi que Cendrars constate que muni de sa longue vue, il est « perdu » (152), car il a fait fi de la règle qui veut qu’on tourne le dos au monde pour écrire (121).

97L’écrivain se veut un homme un mouvement, qui ne sait pas forcément si la route l’emportera jusqu’à sa destination, mais qui est en marche. Les images de mobilité revêtent alors un sens allégorique, dont l’interprétation n’est pas toujours aisée, car elles mêlent des pôles contradictoires (l’ascension et la chute, 345) et parce que Cendrars cultive un hermétisme concerté, affirmant en avoir « déjà trop dit » (346).

98La voie choisie – par le corps en mouvement, par l’écriture – éloigne des autres, des « amis » : « personne ne pouvait me suivre… » (181) et rien d’étonnant qu’à La Redonne, « nombreuses furent les chutes et les entorses dans les sentiers de chèvre et les mauvais pas » (182). Le poète doit en effet « tourner le dos » (181) et se rendre seul, dans un lieu où il sera bientôt enfermé, une « prison volontaire » qu’il aura construite de ses mains, ainsi que le lui prédit la Mère (328 et 332).

99Le motif ascensionnel est alors un mouvement intérieur, quasi mystique (« Je sais que je porte ma création, et je plane » 345), que Cendrars décrit au moyen d’images découlant implicitement du vol-à-voile : « planer c’est décrire un cercle en spirale et la spirale est la figure d’une chute ». Effectivement, pour monter en l’air, un planeur (ou un parapente aujourd'hui) décrit une spirale descendante à l’intérieur d’une colonne d’air ascensionnelle, d’où la justesse – technique – de la notation : un planeur s’élève en tombant, motif paradoxal qui renvoie dans le même temps à la spiritualité liée à la création et à la descente (en soi) que tout travail d’écriture suppose.

100La fin du passage est plus difficile à interpréter, bien qu’on puisse y lire une allusion à la chute d’un Icare :

Or, on tombe de quelque part vers quelque part. On n’est donc pas seul. C’est le coup de foudre. Je te retrouverai dans l’abîme de la lumière. Mais n’anticipons pas. La Bible, ce livre des livres, est à récrire. « Au commencement l’Esprit planait sur les eaux... » Non, au commencement était le Sexe. Le sexe n’est pas un attribut. Et, à la fin, il y aura encore le Sexe... Mais j’en ai déjà trop dit. Amen. (345-346)

  • 60 « mon amour était tel, Raymone, que je craignais de t...

101Ce passage introduit en effet un autre paramètre : la relation amoureuse, foudroyante en même temps que sublimée, qui relie deux êtres, l’énonciateur et Raymone à laquelle il s’adresse – par le biais de la deuxième personne : « je te retrouverai », comme il le fera cent pages plus loin60. Cette relation procède du Sexe – qui, essentialisé par la majuscule, se trouve « au commencement », au commencement de la vie comme au commencement de l’amour entre les êtres, mais elle le dépasse pour atteindre un oxymorique « abîme de la lumière », qui mêle bas et haut, telle l’ascension qui est, dans le même temps, une « chute ».

  • 61 Cendrars affirme n’être jamais retourné à la Redonne ...

102Créer, c’est donc dans un premier temps tourner le dos et partir sans esprit de retour61, et dans un deuxième temps s’élever dans la joie solaire et solitaire de l’invention, jusqu’à en être foudroyé.

Conclusion

103Il faut convenir que les « mobilités » ne revêtent pas le même enjeu dans L’Homme foudroyé que dans les « histoires vraies » ou dans Bourlinguer. La dromomanie est attachée à plusieurs personnages centraux (Sawo, les Gitans, les créateurs en lien avec la mer), tandis qu’arrivées et départ, souvent à l’entame des chapitres, offrent au texte une tonicité entraînante. Pourtant l’œuvre de 1945 se révèle décevante pour un lecteur en attente de récits de grands voyages. Le voyage est moins narré frontalement qu’évoqué comme un arrière-plan imprécis : il est déjà fait ou sur le point de l’être.

104Ce motif permet d’interroger la vision du monde de Cendrars, telle qu’elle se dégage d’une célébration des valeurs viriles et conquérantes du mouvement, face auxquelles se dresse un immobilisme féminin délétère. La mise en scène d’un corps tonique entre pour une grande part dans la représentation de cette virilité éclatante. Les modalités de représentation de l’homme en mouvement s’accordent d’ailleurs à d’autres pratiques ou professions de foi viriles (dans L’Homme foudroyé comme ailleurs), telles le goût de Cendrars pour les armes à feu, l’alcool, la vitesse, ou sa détestation du ménage, tâche féminine s’il en est. Quant à la peinture des mouvements de population que l’écrivain déplore en banlieue, ils traduisent une vision du monde réactionnaire, marquée par la crainte d’une transformation insupportable des lieux (menacés par l’excès de lotissements) ou la menace d’une atteinte plus sourde à ce qui constitue la « race » blanche.

105Enfin, il s’avère que la route et l’automobile entretiennent un lien puissant avec la création, que la ligne droite et la vitesse pure s’opposent au danger des sinuosités, tandis que la panne et l’arrêt du mouvement qu’elle suscite déploient leurs séductions mortifères et/ou sataniques. L’ascension et l’élément aérien, associés au foudroiement créateur, apparaissent alors comme un ultime mouvement, symbolique, plaçant la création littéraire dans des hauteurs sublimes.

106Le motif à l’étude révèle ainsi sa grande richesse, déployant pour le lecteur attaché à en dérouler les sens, une multitude de significations, jusqu’au vertige. La poésie des sentes et des chemins en zigzags est à l’image d’un texte, labyrinthique, dans lequel, le lecteur rencontre de sérieux problèmes d’orientation. L’Homme foudroyé exige du lecteur, une initiation, un « affranchissement », afin de s’orienter dans ce dédale.

Notes

1 Blaise Cendrars, « La Femme aimée », La Vie dangereuse, Édition complète des œuvres de Blaise Cendrars, Denoël,1962, tome VIII, p. 579.

2 Selon le mot de Pierre-Olivier Walzer, « Blaise Cendrars, un étranger parmi les Suisses de l’étranger », Intervalles, Revue culturelle du Jura bernois et de Bienne, n° 18, juin 1987, p. 68.

3  Nicolas Bouvier, « Immobile à grands pas. Éloge de la folie et de quelques Suisses vagabonds », in La Suisse ouverte : Nicolas Bouvier, Pécs-Vienne, « Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale », 1994, p. 75. Le terme de Claustrophobia Alpina figure aussi dans Histoire d’une image, qui réunit des textes parus dans la revue genevoise Le Temps stratégique entre 1992-1997 (Nicolas Bouvier, Œuvres, Gallimard, « Quarto », p. 1155) et dans « Routes et déroutes » (Ibid., p. 1322). Voir l’article d’Anne-Marie Jaton traitant de trois écrivains suisses voyageurs : « La “claustrophobie alpine” et la littérature de voyage (Charles-Albert Cingria, Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier) », Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2001, n° 53, p. 143-157.

4 « Avec Blaise Cendrars, vagabond en sursis », Entretien avec Claudine Chonez, Entretiens et propos rapportés, in Œuvres autobiographiques complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 901.

5 Par exemple dans, la phrase-incipit du « Rayon vert » : « Depuis vingt et un jours déjà que j’étais à bord de ce cargo qui bourlinguait au large des côtes d’Afrique avant de piquer vers l’Amérique du Sud, j’avais mes habitudes à bord, des habitudes de phoque » (La Vie dangereuse (1940), Denoël, Édition complète des œuvres de Blaise Cendrars, tome IV, 1962, p. 473.

6 Nous résumons à gros traits l’analyse d’Yvette Bozon-Scalzitti dans son livre fondateur, Blaise Cendrars ou la passion de l’écriture, Lausanne, L'Âge d'homme, 1977, coll. « Lettera », 372 p.

7 Nous renvoyons ici aux définitions du TLF.

8 À propos du reportage de Cendrars sur la Normandie, voir Francine Dugast-Portes, « Colette et Blaise vont en bateau… », in Cendrars au pays de Jean Galmot : Roman et reportage, sous la dir. de M. Touret, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, Disponible sur Internet : DOI : 10.4000/books.pur.33558.

9 « Sunbeam 3 Litre », Wikipédia, l'encyclopédie libre,

10 « Sunbeam 1000 HP », https://fr.wikipedia.org/wiki/Sunbeam_1000_hp, page consultée le 25 septembre 2019.

11 David Martens, L’Invention de Blaise Cendrars, une poétique de la pseudonymie, Champion, coll. « Cahiers Blaise Cendrars », n° 10, 2010.

12 Cendrars mêle, comme à son habitude, le factuel et le vérifiable (la Russie ou le voyage à New York depuis Libawa [400]), à l’invérifiable (la Sibérie) et au fictionnel (la Chine, l’Amérique avant 1907).

13 « En ce temps-là, j’étais en mon adolescence / J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance / J’étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance ».

14 On songe aux considérations sur la manière dont il faut chasser le tatou (450).

15 Un même type de toile peinte a été utilisée lors de l’animation proposée aux visiteurs de l’Exposition Universelle de Paris par le Pavillon de l’Asie russe (1900) et qui leur donnait l’illusion de voyager en Transsibérien : les visiteurs s’asseyaient dans les wagons, mis en branle pour donner l’illusion du mouvement, tandis qu’une toile se déroulait en arrière-plan donnant celle que le train avançait. Selon Christine Le Quellec-Cottier, le jeune Freddy Sauser aurait peut-être voyagé là pour la seule et unique fois de sa vie en Transsibérien. (Blaise Cendrars, un homme en partance, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010).

16 Signalons qu’à l’inverse de Marseille, Lisbonne est dépeinte comme la ville des « adieux » (454), allusion indécodable par le lecteur à la séparation d’avec Raymone partie en tournée avec Jouvet en Amérique latine pendant l’Occupation.

17 Claude Leroy, La Main de Cendrars, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, 360 p.

18 Sur le « congé » de Cendrars à la poésie et aux poètes, se coulant dans le moule du genre médiéval éponyme, nous renvoyons aux analyses de Claude Leroy, La Main de Cendrars, op. cit., p. 22-25.

19 Terme appartenant au lexique du commerce maritime et désignant une « personne choisie par un armateur ou un affréteur et embarquée sur un navire pour assurer la gestion de la cargaison, sa vente et le réapprovisionnement du navire pour le retour ». Le TLF qui donne cette définition la fait suivre du passage de L’Homme foudroyé où le terme apparaît : « J'avais rencontré André Gaillard pour la première fois à Trébizonde, où il faisait escale en qualité de subrécargue, je crois à bord d'un vapeur de la Cie Paquet ».

20 D’où sans doute sa place dans le livre.

21 Né en 1901, le peintre Gabriel Laurin vivait à Aix-en-Provence au moment de la rédaction de L’Homme foudroyé. Il avait perdu sa main droite, comme Cendrars, à l’âge de 16 ans, lors d’une explosion dans un atelier de construction navale. Ami du musicien Darius Milhaud, du couturier Paul Poiret, de Francis Picabia et de Max Jacob, il devait se lier d’amitié avec Cendrars quand celui-ci s’installa dans le Sud. Résistant de la première heure lors de la Seconde guerre mondiale (il cachait chez lui des aviateurs anglais et canadiens), il entra dans la clandestinité, alors qu’il avait eu la possibilité de rejoindre sa femme aux États-Unis en 1941. Il est question de Laurin dans la périphrase « le fils d’une servante » (399) et de ses hauts faits d’armes, dans la note 1 des pages 399-400 évoquant la Libération d’Aix-Marseille. Voir [Monique Chanler Laurin], « Biographie de Gabriel Laurin », http://www.gabriellaurin.com/Biographie.htm, page consultée le 30 septembre 2019.

22 Yvette Bozon-Scalzitti, op. cit., note 175 p. 331, met en évidence la source livresque « la plus probable » de la documentation de Cendrars sur les Gitans : le livre de Martin Bloch, Mœurs et coutumes des Tziganes (1936). Patrick Williams de son côté étudie en détail « “Les nomades de la porte” : Gitans dans les “Rhapsodies gitanes” » in Cendrars et “L'Homme foudroyé” publié sous la dir. de Claude Leroy, Nanterre, Université de Paris X, 1989, Cahiers de sémiotique textuelle n° 15, p. 65-85.

23 Sylvain Venayre, « Les valeurs viriles du voyage », Histoire de la virilité, tome 2. Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, sous la dir. d’Alain Corbin, Seuil, coll. « Points », 2011.

24 André Malraux, « Le mythe de l’aventurier » in Le Démon de l’absolu, Œuvres complètes, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 819-840. Cité par Sylvain Venayre dans « La virilité ambigüe de l’aventurier » in Histoire de la virilité, tome 3, sous la direction de Jean-Jacques Courtine, Seuil, coll. « Points », 2011, p. 340, voir son développement p. 336-344.

25 Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, Paris, Aubier, 1963, p. 30. Cité par Sylvain Venayre, ibid., p. 342.

26 Sylvain Venayre, « La virilité ambigüe de l’aventurier », art. cit., p. 343.

27 Michèle Touret, Blaise Cendrars. Le Désir du roman (1920-1930), Paris, Champion, 1999, p. 87-128.

28 « ayant glissé mon bras gauche sous le bras de la Tite et appuyant mon bras coupé sur l’épaule de la Berthe, heureux entre ces deux femmes, grasses et rieuses »

29 Nous renvoyons aux analyses d’Yvette Bozon-Scalzitti, Blaise Cendrars ou la passion de l’écriture, op. cit., passim.

30 C'est-à-dire qui élève des bestiaux dans des herbages.

31 Par exemple, il « entraîn[e] Léger sur la sente qui contourne le cimetière de Gentilly » (239). Je souligne.

32 André Gaillard meurt le 16 décembre 1929 à l’âge de trente-cinq ans.

33 Voir la chronologie des Œuvres autobiographiques complètes, t. I, sous la dir. de C. Leroy et la collab. de M. Touret, Bibliothèque de la Pléiade, 2013, p. LXXXI.

34 Yvette Bozon-Scalzitti, op. cit., p. 147.

35 Ibid., p. 148.

36 Une première ébauche de ce personnage, avec le même patronyme, se trouve dans « L’Amiral », histoire vraie recueillie dans D’Oultremer à Indigo (Denoël, Éditions des œuvres complètes de Cendrars, 1965, t. VIII). « Mme de Pathmos que tout le monde croyait être mon flirt » (p. 102) y est évoquée p. 88, 94, 100 et 108.

37 « Il [le père François] finira par l’épouser [Antoinette] ! » (261).

38 Un autre accident est lié à un déplacement, en chemin de fer et non en automobile : y périt un gangster, Carbone, « affreusement mutilé par une barre de fer qui lui avait broyé les deux jambes » (note 4, p. 75), ce qui n’est pas sans évoquer les « foudroiements » produits par la guerre.

39 Marinetti, Manifeste du futurisme, publié dans Le Figaro du 20 février 1909. D’autres injonctions du manifeste du Futurisme, telles « l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité » ou l’exaltation du « mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing » entrent en résonnance avec la vision du monde de Cendrars.

40 Cendrars utilise ce terme dans Blaise Cendrars vous parle [1952], Denoël, Édition complète des œuvres de Blaise Cendrars, t. VIII, 1965, p. 661.

41 Cendrars cite alors une de ses devises favorites, lue chez Schopenhauer, et issue d’une de ces illuminations : « Le monde est ma représentation » (446).

42 Cendrars utilise le « nom donné aux premières voies de circulation automobile à deux chaussées séparées » (TLF) et non le moderne autoroute.

43 Cendrars fait allusion à une des cités-jardins érigées par l’ingénieur Raoul Dutry dans le Nord de la France en 1920, dont celle de la ville de Tergnier, dans l’Aisne (cf. « ce lotissement était édifié aux confins de l’Île-de-France » - 425). L’« architecte-urbaniste », non nommé, est donné comme responsable de ce qu’il tient pour une gabegie (prétention, architecture extravagante, cité construite sur des marais, etc.).

44 Le Bulgare alcoolique qui voyage sur la barque de Papadakis dans « Gênes » est fréquemment désigné comme « le bougre » (Bourlinguer, 1948, Denoël, coll. « Folio », p. 211-224).

45 Marie-Paule Berranger in Blaise Cendrars-Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922-1959, « Et maintenant veillez au grain ! », texte établi, annoté et présenté par Marie-Paule Berranger, Carouge-Genève, Zoé, coll. « Cendrars en toutes lettres », 2017, p. 233, note 1.

46 Ces termes, qui ne figurent ni dans le TLF, ni dans le Dictionnaire de l’argot de J.-P. Colin et de J.-P Mével (Larousse, 1994), ne sont pas non plus explicités dans les notes des Œuvres autobiographiques complètes (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »).

47 Cendrars, Bourlinguer, op. cit., p. 212. C’est pourtant avec Papadakis, et non avec le Bulgare, que couche le joli mousse.

48 Comme l’observait Michèle Touret, Blaise Cendrars. Le Désir du roman (1920-1930), op. cit., 1999, p. 106. Voir aussi p. 127.

49 Voir Claude Leroy, « Manuel de la bibliographie des livres jamais publiés ni même écrits par Cendrars », Europe, juin 1976, p. 163-168.

50 Françoise Héritier, Masculin/féminin, t. 1, La Pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, citée par Sylvain Venayre, « Les valeurs viriles du voyage », p. 314.

51 Nous renvoyons à l’analyse de « Gênes » (Bourlinguer) par Yvette Bozon-Scalzitti, op. cit. p. 198.

52 Voir aussi « d’un bout à l’autre » (439).

53 Ce terme est emprunté à l’alphabet aztèque de Paquita, qui exige qu’un personnage soit posé « à l’intérieur » d’un « cadre » (384), méthode que Cendrars utilise pour « cadrer » Paquita elle-même (491).

54 C’est le non-respect de ce code qui a provoqué le choc avec le camion empli de « merde » dont nous avons parlé (451).

55 Blaise Cendrars, Moravagine [1926], Denoël, Édition complète des œuvres de Blaise Cendrars, tome II, 1962, t. 2, p. 348. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, lecture fondatrice pour Cendrars, Gobineau avance que « les civilisations de l’Antiquité n’ont jamais cessé de s’avancer vers l’Ouest » et que « [l]’ouest fut toujours le centre du monde. Voir Yvette Bozon-Scalzitti, Cendrars ou la passion de l’écriture, op. cit., note 86, p. 321.

56 Qu’il s’agisse de la panne d’écriture à la Redonne ou de celle auquel la rédaction du livre vient mettre fin.

57 Pour reprendre le terme qu’utilise la Mère gitane, prédisant l’avenir de Cendrars (344, voir aussi 332).

58 Voir les analyses de Claude Leroy, La Main de Cendrars, op. cit., mais aussi celles de Christine Le Quellec-Cottier analysant la narration de sa « plus belle nuit d’écriture », en 1917, dans Le Sans-nom : « Dans l’Apocalypse de Saint Jean que Cendrars connaissait bien, l’association [entre le côté gauche, le Diable et l’Enfer] est doublée d’une autre correspondance qui ajoute à la droite le relais de la mer et à la gauche celui de la terre. La terre nourricière étant aussi la mère de tous les hommes, la gauche est dès lors la représentation de la féminité, confortant ainsi un système de représentation autoritaire plaçant ce côté sous le signe du diable, de la guerre et de la femme. Et c’est bien cette symbolique que l’auteur de J’ai saigné, en 1938, utilise pour se comparer mutilé à une nouvelle accouchée avec son poupon ensanglanté [métaphore que Cendrars utilise pour parler de son bras amputé]. La mise en scène révèle le refus de ce “déséquilibre corporel” qui l’éloigne de son avenir, sa droite, en le plongeant au cœur de lui-même, dans une expérience de réintégration qu’il n’a pas commanditée. » (Blaise Cendrars, un homme en partance, op. cit., p. 47)

59 Observation à nuancer toutefois. C’est sur un bateau en partance pour le Brésil que l’auteur termine Les Confessions de Dan Yack (180).

60 « mon amour était tel, Raymone, que je craignais de tomber foudroyé » (446).

61 Cendrars affirme n’être jamais retourné à la Redonne (183).

Pour citer cet article

Corinne Grenouillet, «Les mobilités de L’Homme foudroyé », Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 06/11/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=475.

Quelques mots à propos de :  Corinne Grenouillet

Rattachée au Centre d’Études sur les représentations : Idées, Esthétique, Littérature (CERIEL) de l’Équipe d’Accueil 1337 (Configurations littéraires), membre de l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Aragon et Elsa Triolet (ERITA), Corinne Grenouillet est professeure de littérature française des XXe et XXIe siècles à l’Université de Strasbourg. Elle a publié Lecteurs et lectures des Communistes d’Aragon (2000), Usines en textes, écritures au travail : témoigner du travail au tournant du XXIe siècle (Classiques Garnier, 2015) et dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Mémoires de l’événement, Constructions littéraires des faits historiques (XIXe-XXIe siècles), avec Anthony Mangeon (Presses Universitaires de Strasbourg, à paraître le 12 décembre 2020). Sur Blaise Cendrars, elle a publié « Blaise Cendrars, amour du peuple, refus du politique », un article (2010) en ligne à l’adresse suivante : https://books.openedition.org/pus/2610.

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