XIXe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019
Plan de l'article
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1 Tristan Corbière, « Épitaphe », Les Amours jaunes, édi...
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2 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, Œuv...
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3 Sur ce point, voir Denis Saint-Amand et Daniel Grojnow...
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4 Théodore de Banville, Trente-six ballades joyeuses, Pa...
1Si Les Amours jaunes font date dans l’histoire de la poésie française, au moment de leur publication elles constituent pourtant un événement presque invisible. Éditées à 490 exemplaires in-18 par la maison Glady frères, plutôt spécialisée dans les écrits érotiques, elles appartiennent à un poète en quelque sorte « mal planté1 » dans le champ littéraire. Loin d’être cependant un cas isolé, elles consacrent un changement que Les Poètes maudits et À rebours célèbrent dix ans plus tard lorsque la décadence et le symbolisme prennent leur plein essor. L’année 1873 a été un tournant décisif, plus important peut-être que les ruptures et transitions, déclarées ou « étiquetées en hâte » par « la presse d’information2 », qui y font suite : Charles Cros et Le Coffret de Santal, Une saison en enfer de Rimbaud à peine lancé, Romances sans paroles dont Verlaine achève le manuscrit en prison. Elle clôt aussi l’aventure qui avait réuni plusieurs parnassiens dissidents autour de l’Album zutique, assurément très concerté mais impubliable en l’état, qui contenait de féroces dessins et d’obscènes parodies des productions postromantiques3. Ces œuvres à la fois originales et périphériques, restées inconnues ou mal diffusées, auxquelles il conviendrait d’ajouter les noms de Lautréamont et de Mallarmé, sont autant de preuves a posteriori que, loin d’être cette « mère mourante4 » comme s’en plaint alors Théodore de Banville dans ses Trente-six ballades joyeuses, l’expression littéraire subit une mutation capitale.
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5 Tristan Corbière, « À Marcelle. Le Poète et la Cigale ...
2Entre crise et renouveau, l’historicité du poème, et de ce qu’on croit connaître et reconnaître sous le terme plus général sinon générique de poésie, ne se limite pas toutefois aux difficultés économiques ou à la condition sociale de l’écrivain aux prises avec l’institution culturelle du temps. Certes, dès l’entame du texte, en liant « rimé » et « imprimÉ5 » – démarqué au plan métrique et visuel, – Corbière met l’accent sur les enjeux attachés à la conversion matérielle du livre. Les Amours jaunes restent un premier recueil et, pour l’essentiel, l’acte d’un auteur débutant et inconnu. Mais le phénomène en cause tient à une plus radicale mise à l’épreuve de la parole elle-même, qui la rend illisible aux catégories en vigueur jusque-là pour rendre compte des œuvres et de leur qualité artistique. C’est cette incertitude de la valeur que le poète dispose au premier plan, usant de l’ironique désignation « ça » à l’ouverture de la première section des Amours jaunes. Car le pronom neutre indéfini vaut (dans sa forme interrogative ou non) comme seule théorie possible de l’œuvre – notion qui apparaît du même coup suspecte : « C’est, ou ce n’est pas ça : rien ou quelque chose… » (p. 62) L’alternative ressortit à cette stratégie répandue chez Corbière qui consiste à manier les contraires à coups de paradoxes, d’antithèses ou d’oxymores, au point qu’elle rend réversibles les énoncés et en neutralise le sens. La cible en est d’abord l’interlocuteur, placé dans une situation d’inconfort, et contraint de décider ce que l’écrivain présente comme indécidable.
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6 « Le poète contumace », p. 122. Concernant la critique...
3La logique de l’échange, et avec elle l’opération commerciale qui gouverne la communication littéraire, s’en trouvent puissamment déjouées. Entre le bien physique destiné à la consommation et le bien symbolique irréductible à son statut marchand, il n’y a peut-être pas équivalence, celle qu’indique le montant sur exemplaire (7,50 francs). Il se pourrait malgré tout que le lecteur en ait pour ses frais. Car Les Amours jaunes ne sont pas une valeur sûre dans laquelle il convient d’investir sans prendre de risque à l’image du corpus classique ou même romantique, Lamartine en tête avec son « lacrymatoire d’abonnés » (p. 104) et ses « 1 fr. 25 c. le volume » (p. 196). Elles indexent au contraire une valeur labile, dont le cours semble trop accidentel ou aléatoire (cf. le motif des « raccrocs ») – une valeur que pour cette raison le ça désigne comme indicible. Entre « rien » et « quelque chose » se fait donc jour la possibilité du poème dont la valeur ne peut plus être tenue pour a priori sur la base d’unités typiques (l’emploi du vers et des rimes, l’inventaire lexical, certaines figures, etc.) mais a trait plutôt à ce « je-ne-sais-quoi » (p. 72) que l’écrivain possèderait en propre. Il ne s’agit pas de quelque forme inaccessible et mystérieuse, bien que dans une premier temps Corbière semble suggérer avec humour cette analyse, et s’interdise tout essai de définition. Ce je-ne-sais-quoi se distingue cependant du « n’importe quoi » que signent en peinture les Galimard, Ducornet ou autres « noms de fabrique » (p. 180), même s’il arrive que le public confonde les deux par rejet ou hostilité. Écrire n’importe quoi, c’est faire œuvre de diversité pour produire du neuf absolument. Il n’en résulte pas une identité nouvelle mais des emprunts déliés et hétérogènes – une variante de l’académisme. Écrire je ne sais quoi, c’est faire œuvre de singularité, de ce qui ne ressemble à rien là encore, mais change le « goût6 » public – les modes de sentir, de voir, de penser, – fût-ce comme ici au moyen du mauvais goût. Il en résulte une identité en devenir, qui provisoirement échappe aux schèmes habituels du jugement et ne peut être autrement qualifiée.
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7 Sur l’économie théorique et diachronique de ce concept...
4Dans l’intervalle exigu et fragile qui sépare « rien » de « quelque chose », le poème ne s’invente pas sans défi pour Corbière, et représente au contraire un geste éthique, que souligne à proportion la revendication du « raté » (p. 74) et de la « rature » (p. 122). Non qu’une telle hantise, inséparable de l’hypothèse d’un échec, s’exerce uniquement à l’endroit du sujet. Ce qui rate est d’abord une certaine idée de la poésie que Corbière s’applique précisément à déprogrammer. L’interrogatoire liminaire, conduit depuis la préfecture de police, assimile le « honteux monstre de livre » (p. 303) à un délit interne à la langue et à la littérature qui appellerait en retour répression et correction. En ce sens, s’il advient que le poème accomplit « quelque chose » et non seulement « rien », c’est-à-dire au moins l’objet imprimé que l’on découvre, il inaugure simultanément une poésie-quelque-chose. C’est l’enjeu que concentre l’article partitif, de la question à sa réponse : « – Mais, est-ce du huron, du Gagne, ou du Musset ? / – C’est du… mais j’ai mis là mon humble nom d’auteur » (p. 62-63). Après Paulin Gagne, l’avocat des fous, et Musset en parangon d’un romantisme négligé et paresseux, la dérision tient à la langue inintelligible de l’indien. Cette parole inaudible et étrangère n’en désignerait pas moins une manière irréductiblement personnelle7, soit qu’elle ne peut se dire qu’à travers une tautologie (du Corbière), soit qu’elle ne peut pas se dire (C’est du…) dans la mesure où elle n’est pas encore familière au public, qui doit inversement apprendre à la connaître.
5On voit que la syntaxe de l’article noue ici étroitement l’individuation logique – la constitution de l’objet en œuvre (comme individu physique : « livre » et indexation catégorielle : « ça ») et l’individuation anthropologique dont le nom manquant est l’indice, celui de la signature même de l’inconnu dans le texte ou l’identité inclassable d’un sujet en passe d’exister. À ce stade, il importe de comprendre que si faire du Corbière revient à inventer une poésie-quelque-chose, ce « quelque chose » au même titre que « rien » ne renvoie pas à une positivité qu’il n’y aurait plus qu’à décrire et (re)classer après coup. Ce quelque chose est le terme à créer pour l’auteur, le terme à découvrir pour le lecteur. La manière de Corbière est une manière négative. Ainsi s’explique qu’elle instaure en priorité une poétique du « mal fait » (p. 241) et travaille par « défauts » (p. 73), « dégoûts » (p. 259) et autres « vers déchantés » (p. 160). Sa démarche est régulièrement polémique ; elle est surtout soustractive et se revendique finalement comme manière maigre. Au moins quatre modalités, continues les unes aux autres, se partagent cette poétique et permettent d’en rendre compte : la dévaluation, la diminution, la dérision et la défiguration.
Dévaluation : le ferreur de cigales
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8 Selon le mot fameux de Barbey d’Aurevilly qui parle d’...
6C’est aux deux seuils du livre, disposés en miroir « À Marcelle. Le Poète et la Cigale » – « À Marcelle. La Cigale et le Poète » que s’amorce d’emblée ce processus de dévaluation. Bien sûr, le diptyque s’emploie d’abord à encadrer le recueil, qui se présente moins au demeurant à la manière d’une collection disparate de vers, rassemblés au hasard de l’inspiration, des genres et des formes (sonnet, rondel, chanson, idylle, litanie, etc.) ou même d’un répertoire d’états émotionnels, que d’une composition dûment contrôlée. Car en dépit de la « sauce jaune » (p. 179) dont Corbière relève son « arlequin-ragoût » (p. 72), ou dans un registre plus musical ses « atroces accords » (p. 129), les divisions « Ça », « Les Amours jaunes », « Sérénade des sérénades », « Raccrocs », « Gens de mer » et « Rondels pour après » obéissent encore à une rhétorique du livre de poésie redevable pour partie de Baudelaire et de ses effets d’« architecture8 », le transfert du titre en tête d’une des sections rappelant le même procédé que dans Les Fleurs du Mal. Il reste que du début à la fin s’établit un parcours, qui articule le temps de l’écriture et le temps de la lecture. Celui qui est désigné « Un poète… » (p. 57) au rang de particulier quelconque y devient « Le poète… » (p. 303) : sans bénéficier d’un nom propre à la différence de la dédicataire féminine, la référence en est désormais partagée, puisqu’elle s’est construite au fil des pages. Or cette figure investit sur le mode de l’imitation et de la contrefaçon un morceau d’anthologie empruntée à La Fontaine, une pièce incontournable de la culture lettrée et scolaire : même nombre de vers, alternance polymétrique du 7-s et du 3-s à occurrence unique, échos parents des finales et passage des rimes suivies aux rimes croisées à partir de « prêteuse ». La dévaluation est évidemment solidaire de la dérision au sens où la manière négative est inséparable ici de l’acte d’écrire à la manière de.
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9 Jean de la Fontaine, Œuvres complètes, édition de Jean...
7Il importe cependant de rappeler que « La cigale et la fourmi » ouvre Les Fables après l’adresse à « Monseigneur le Dauphin ». Ce n’est pas à un puissant ou « illustre rejeton d’un prince9 » que s’en remet Corbière mais à sa « blonde voisine », sa Muse étant dépourvue de « marraine » (p. 57). L’antéposition de l’adjectif épithète favorise le cliché, n’ayant pas de vocation descriptive. Selon un échange couramment adopté chez les auteurs classiques, la voisine ne prête pas quelque grain en vue de subsister jusqu’à la saison nouvelle, mais plutôt son « petit nom pour rimer ». En retour, le poète lui fait don de l’ouvrage. Au reste, que Marcelle dissimule ou non un référent biographique n’a guère de pertinence. Le personnage conserve un statut fictif, il n’a surtout ni aura ni noblesse. Or la marraine qui préside au baptême de l’œuvre en assurerait également le patronage, elle aurait même ici la capacité de promouvoir et imposer le nouvel artiste au sein du milieu. À défaut de capital économique, c’est donc un capital symbolique, « intérêt et principal », que Corbière transpose et espère retirer sans y croire, démontant ainsi comiquement les mécanismes sociaux du champ culturel. Et de même que le prêt auquel consent aisément la dédicataire est gratuit, n’entraînant pas à conséquence, le remboursement risque d’être éternellement différé : « – Oh ! je vous paîrai, Marcelle, / Avant l’août, foi d’animal ! » Il tient dans une énonciation qui se voudrait performative, le serment qui scelle l’alliance relevant plutôt de l’antiphrase.
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10 Jean de La Fontaine, op. cit., p. 75.
8Au demeurant, le contrat repose sur une logique de l’amoindrissement, déjà sensible dans le modèle pastiché. Dans son éloge à Monseigneur le Dauphin, après avoir évoqué les hauts « faits » des aïeux et « les vertus » des rois, l’auteur des Fables entend se servir d’animaux pour « instruire les hommes », se traçant une voie moyenne par « légères peintures » et « moindres aventures10 » à l’intérieur d’une typologie des styles. À la fin des Amours jaunes, la Muse d’abord dépourvue est « presque bue » et roule plus « en bas » encore : elle tombe de sa « nue » de « carton » au milieu des « lambeaux » de « papier » et « d’oripeaux » (p. 303). Le décor postiche ne fait plus illusion tandis que la mythologie de la tradition achève d’être désacralisée. Dans ce cadre, il est un fait troublant, c’est l’absence de mention littérale concernant la fourmi. On est tenté d’y voir la prêteuse qui en imite rigoureusement les réponses : « Rimez en mon nom… Qu’il vous plaise ! / Et moi j’en serai fort aise. » (p. 57) Néanmoins, par sa tonalité aigre, elle trahit aussi certains accents de la cigale. Quant au poète, il est invité à chanter alors qu’il n’a pour l’essentiel que « déchanté » (p. 303), mais à la différence de la dédicataire qui n’a rien échangé que son nom, il est aussi celui qui thésaurise par ses textes. De ces ambiguïtés il ressort par ailleurs que l’animal imprévoyant de la tradition est aussi défini dans la langue du temps comme la chanteuse des rues et des carrefours. Ce point mérite attention, ne serait-ce que par la place qu’occupent dans le recueil les genres mineurs de la culture populaire. Entre « Do, l’enfant do… » et « Chanson en si », les indications de timbre, « Sur l’air bas-breton de Ann hini goz » (« Cris d’aveugle », p. 231), « Vendu sur l’air de : Adieu, mon beau Navire !... » (« À mon côtre Le Négrier », p. 285) et les citations (Au clair de la lune, Le loup, le renard et le lièvre…), la poésie se mêle aux complaintes, enfantines et autres cantiques. Ces genres correspondent en outre à l’idée de l’« écrivain public banal » (p. 303). Lue en mauvaise part, comme le fait la voisine, il s’agit ici du pire défaut qui condamne à l’absence d’avenir et de postérité. Mais dans la première section Corbière révoque aussitôt en doute la notion d’« unique » (p. 73) et d’originalité après laquelle courent les écrivains du temps, s’y essayant par une débauche de procédés. Lue en bonne part, c’est là au contraire une garantie offerte à l’art : l’écrivain public banal est celui qui se dessaisit de sa singularité pour instaurer du commun ou, si l’on veut, qui se montre capable de créer du singulier commun.
9En vérité, ces deux aspects sont solidaires : dévaluer est nécessaire chez Corbière pour mieux réévaluer, et en premier lieu les catégories par lesquelles se pense l’activité poétique. Si la cigale est le point de jonction paradoxal de l’individuel et du collectif, il est impossible de ne pas relever qu’elle est aussi un animal de terroir, associé au Sud. À ce titre, elle a pu servir au milieu des années soixante-dix d’emblème au mouvement du Félibrige, notamment aux hommes de lettres du Midi expatriés dans la capitale. Or Corbière n’est ni un félibre ni un cigalier. En « bâtard de Créole et Breton », son imaginaire s’accorde moins de surcroît avec la « fourmilière » (p. 64) parisienne qu’avec les gens de mer. Il tient même à distance l’Italie et autres « cosas de España » (p. 205), mensongèrement enchantées par Byron et Germaine de Staël jusqu’à Gautier. Pour qui est accusé de banalité, de n’avoir pu « si bien dire » (p. 303) l’amour par exemple, et finalement de ne pas avoir su s’abstenir, la cigale se révèle un tout autre symbole. Assurément Corbière aurait pu « ne pas l’écrire » (id.) mais, dans le sentiment de vanité qu’on lui oppose, ce qui compte à ses yeux est justement de mal (l’)écrire. C’est pourquoi le poète peut par surenchère se réclamer « méchant ferreur de cigales » (p. 300) dans la partie « Rondels pour après ». Il n’échappe pas au lecteur que la locution, synonyme de « perdre son temps » ou de « faire un travail inutile » (en usage par exemple dans les milieux ouvriers) vise ici le métier d’écrivain. Corbière retourne à son profit les lieux communs qui s’y attachent. Surtout, l’expression apparaît dans « Mirliton » qui, sans hasard, met en scène l’insecte bruissant de « ses petites cymbales » et la « Muse camarde » alliant l’absurde burlesque de la vie à la « bouche noire » (id.), tentative de conjuration du destin que matérialise le texte suivant : « Petit mort pour rire ».
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11 Selon l’hypothèse émise par Ida Levi, « New Lights on...
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12 Armelle Hérisson, « Les mirlitons de Corbière », Cahi...
10Le mirliton est le nom d’un genre personnel et Corbière l’aurait peut-être choisi pour titre d’un futur deuxième recueil11. Du moins conjoint-il par ce biais les sonorités nasillardes de la flûte à peau d’oignon au crin-crin assourdissant de la cigale. Il consacre surtout un paradigme de contre-valeurs ou « paradigme littéraire polémique12 », perceptible dans le dernier tiers du XIXe siècle d’Aristide Bruant à Alfred Jarry en passant par Mallarmé.
Diminution : le mineur de la pensée
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13 « Le poète contumace », Les Amours jaunes, op. cit., ...
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14 Laurence Tibi, La Lyre désenchantée. L’instrument de ...
11En accord avec le mal fait et le mal écrire, le mauvais poème de cet « à-peu-près d’artiste13 » rencontre également le mauvais goût. Quoi qu’il en soit, il forme la base d’une axiologie singulière qui contrarie les règles et les hiérarchies, et hypothèque même les normes artistiques. Ainsi s’explique que la flûte populaire prenne rang parmi d’autres instruments tels que le plectre, la castagnette, la vielle, le tambour, la guitare (souvent qualifiée à la rime de barbare) et l’orgue de Barbarie – « tout ce qui racle, crisse, grince, rabote l’oreille14 », de même que la cigale est vite remplacée au terme d’un sonnet inversé par le chant du crapaud. Ce travail de dévaluation a néanmoins un coût. Il s’accomplit par la diminution.
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15 La Fontaine, op. cit., p. 75.
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16 Des vers « sans armatures, ni volutes, qui se désagré...
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17 Pour cette mise au point théorique, Benoît de Cornuli...
12La première zone d’incidence en est l’instrument poétique par excellence : « Pas le plus petit morceau / De vers… ou de vermisseau » (p. 57). Autre calque de La Fontaine (« Pas un seul petit morceau / De mouche ou de vermisseau15. ». Selon l’équivoque contenue par la mesure heptasyllabique, entre la pâture nécessaire à la survie et l’unité métrique, il apparaît que le petit vers est le mauvais vers ou vers de mirliton pour Corbière. Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur le sens de cette déclaration. Il est certain que le poète rame peut-être davantage « en vers… et contre tout » quand il lui faut donner « de grands coups d’aviron de douze pieds » (p. 160). Mais Corbière est loin de renoncer aux mesures composées dans son ouvrage. Une impropriété en entraînant d’autres pour les besoins de la polysémie, le pied s’étant substitué à la prosodie de la syllabe, le poète se déclare plus volontiers « pédicure » ou même « essayeur » (p. 66) que versificateur, cherchant sa taille idéale quitte à déformer, serrer ou élargir le moule préfabriqué. Et c’est évidemment à « pieds légers » (p. 242) qu’il entend défier la finitude et passer les limites du temps. Il est certain enfin qu’à suivre le calembour le petit vers manque de consistance et accouche d’une poésie invertébrée. Un vice de structure que semble avoir bien perçu Jules Laforgue16. Il n’est pas sans lien avec le statut de vers simple, dont la caractéristique principale repose sur le nombre total de voyelles masculines et l’équivalence possible de ce nombre avec les autres vers. Au contraire de « la césure du vers long » (p. 171), à laquelle renvoie « Litanie du sommeil », rendue nécessaire parce que le nombre dépasse la limite de perception des 8 syllabes : le principe d’équivalence ne repose plus strictement alors sur le rapport de vers à vers (7-s, 7-s, 4-s, 4-s) mais sur le rapport entre les sous-mesures internes (6-6-s, 6-6-s, 4-6-s, 4-6-s, etc17.) En vérité, l’enjeu n’est ni dimensionnel ni compositionnel. La diminution à laquelle œuvre le petit vers relève plutôt du primat de la discontinuité.
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18 Jean-Marie Gleize, « Le lyrisme à la question. Trista...
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19 Sur cette notion longuement développée dans le chapit...
13La deuxième zone d’incidence se rapporte en effet à une poétique du « morceau » (p. 57) dont le petit vers comme prototype n’est qu’une des réalisations possibles. Suggéré déjà par les « oripeaux » et autres « lambeaux » en clausule du recueil, ce mode de dire trouve à s’énoncer dans les déchirures et les « petits morceaux blancs » (p. 126) de la lettre qui s’envolent à la manière de goélands dans « Le poète contumace ». On y verra peut-être une énième scène d’écriture ou une nouvelle figuration de soi qui jalonnent tellement l’histoire de la poésie moderne depuis le xixe siècle. Autour de la discontinuité, une propriété du texte se démarque cependant, soumise à de multiples variations dans l’ordre de la graphie, du rythme ou de la syntaxe, il s’agit de la « diction du souffle court, du souffle coupé18 » qui a pu être classée selon les cas en termes de syncope, anacoluthe, ellipse ou asyndète, etc. : « Métier ! Métier de mourir… / Assez, j’ai fini mon étude. / Métier : se rimer finir !... » (« Un jeune qui s’en va », p. 106) ou « Sables de vieux os – Le flot râle / Des glas : crevant bruit sur bruit… / – Palud pâle, où la lune avale / De gros vers, pour passer la nuit. » (« Paysage mauvais », p. 211). Du moins est-ce à ce niveau que se mesure chez Corbière le rejet violent de toute « note expansive » (p. 185), un « goût anti-poitrinaire » (p. 105) qui a en ligne de mire le lyrisme. Non que Les Amours jaunes s’interdisent l’emphase et l’amplification, d’usage souvent ponctuel et ironique (voir par exemple les premières strophes « Sur la côte d’Armor… », p. 119), mais la dominante est à ce qu’on s’est proposé ailleurs d’appeler le déphrasé19 : un vice de phrase, à la fois ce qui la travestit (par défauts syntaxiques, rhétoriques, mélodiques) et ce qui en tient lieu (une unité vicaire, donc) ; une phrase qui manque, ensemble organisé plutôt par cellules discontinues ou phrasillons qui majorent dans l’ordre visuel et rythmique le rôle de la ponctuation, spécialement le tiret (simple et double, dialogique et non-dialogique) ou le deux-points, dans l’ordre syntaxique celui de l’oralité qui va de l’interjection aux parlures (empruntées notamment au milieu des matelots).
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20 Gérard Dessons, La Voix juste. Essai sur le bref, Par...
14La troisième zone d’incidence en découle qui se traduit par une mise en crise du sujet, « trop Soi pour se pouvoir souffrir », « l’esprit à sec » comme « fini » (p. 74), au point que celui-ci devient « mineur de la pensée » (p. 163). Il faut comprendre que la diminution formelle est avant tout une diminution éthique. Sans doute le déphrasé négocie-t-il les tensions entre le « heurté » (p. 61) et le « flué » (p. 61) que Corbière impute aux romantiques et à leurs innombrables victimes (voir « Un pauvre garçon », p. 116). Mais s’il en tire des vers « du nez » (p. 154), c’est-à-dire des vers « à travers » ou « à l’envers » (p. 72), et tend de la sorte vers la défiguration, c’est pour apprendre à chanter « juste faux » (p. 73). À briser l’alternative, « juste ou faux » (p. 63), jusqu’à rendre réversibles les termes, « Faux du Vrai ! Vrai du Faux ! » (p. 176), l’auteur y trouve finalement sa mesure personnelle. Le vers apparu faux, non pas tant en raison d’un mécompte syllabique que du déphrasé, ne désigne pas une limite ou une incapacité du dire, mais atteint une qualité similaire à la consonance – une sorte d’exactitude sans la pureté ni l’harmonie qu’on attribue par habitude à la voix juste. Tout à coup audible, et positivement audible à cause de sa négativité même, le faux est un point utopique de la parole ou « point de poéticité20 » qui transforme à son tour le moi en lieu de dissonance. Or ce moi, incertain, difforme ou « haïssable » selon la formule pascalienne est, au cœur des contrepoints ou de « l’écho vide » qu’il émet, en quête de lui-même : « je suis ce que je me fais » (p. 207). Il s’écrit « dans l’ombre » ou dans « la boue » (p. 110), souvent « sous [s]oi » (p. 167) en contant « fleurettes » (p. 164) ou « male-fleurettes » (p. 302), achevant par sa « voix pire » (p. 131) les modèles dont il se défait simultanément.
Dérision : la stratégie du coucou
15En « étranger » (p. 123) et solitaire, en paria « libre » (p. 206), le sujet n’est jamais ici, au lieu où il pourrait enraciner sa parole, mais absent, dans un ailleurs excentré : « contumace partout » (p. 258). Bien qu’il se reconnaisse plus spontanément dans le « ramas de vermine sans nom », soldats, catholiques, Bretons restés « simples, à leur manière » (p. 237), contre les Français et autres Parisiens, entre « terre ou mer » (p. 206) il ne tranche pas vraiment. Le poète se définit plutôt en « modeste amphibie » (p. 279). C’est pourquoi il imagine son berceau « flottant » et errant, à l’image de l’alcyon couvant « ses œufs sur la houle » (p. 241). Sans attache ni territoire, cette naissance, qui lui sert de mythologie personnelle, comporte cependant un envers : celui du « maigre coucou » (p. 206), qui peuple les nids et vit aux dépens des autres. La stratégie d’occupation de l’oiseau grimpeur traduit le phénomène paradoxal de l’innutrition chez Corbière. La manière négative doit son existence et son développement à l’imprégnation, voire à la saturation de référents culturels qu’elle s’ingénie à dérégler. Au cri de l’animal répondent les vers « déchantés » (p. 160) dont la logique privative s’exerce en premier lieu au cœur des pastiches et des parodies. Le travail de l’imitation et de la contrefaçon est sans nul doute l’instrument idéal pour éreinter les « Neuf et les autres Muses… » (p. 136). Mais il attache l’acte poétique à l’usurpation, à la copie, à l’usure. Celui qui prétend n’avoir « jamais pillé » (p. 61) accumule à l’infini les dettes. Il fait d’abord œuvre de citation, écrivant c’est-à-dire récrivant sur tous les tons les grands maîtres de la littérature. Ce faisant, il ne sépare plus l’idée de manière singulière de ce régime du détournement et du travestissement. Car s’il se plaît à emprunter la voix des autres en les faisant dérailler, c’est à travers elles qu’il se signale et se dissimule en même temps. Il advient ainsi sur le mode de l’esquive et de l’éclipse pour mieux mettre à nu les présupposés, les procédés et les critères qui donnent force aux goûts du temps.
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21 Ce point est mis en lumière et détaillé par Hugues La...
16Il reste un trait physique à expliquer, qui tient à première vue du cliché, celui de la maigreur. L’inutile redondance s’accorde en vérité avec la représentation d’un poète « sec » et « pâle » (p. 120). Elle voisine avec la « face creuse » (p. 230) de la misère, moins celle de la bohème que des pauvres authentiques. Du moins se marie-t-elle aisément avec des personnages tels que le « rachitique » au « moignon désossé » (p. 226) ou le « chien-loup maraudeur » (p. 137). La manière négative est une manière maigre, qualification souvent péjorative dans les théories classiques qui l’opposaient à la grande manière ou à la manière ample. Sans doute cette maigreur est-elle d’abord inséparable d’une condition sociale, selon une dichotomie installée à la même époque dans Le Ventre de Paris chez Zola. Elle procède entre autres du « circuit alimentaire21 » de l’œuvre, une oralité dévoratrice qui va de « Déjeuner de nature » à la scène de la cuisine dans « Le bossu Bitor ». Le coucou qui déchante ne se sent pas d’affinités avec les gras ou les « ventres mûrs » (p. 302) des Bourgeois-Cucurbitacés. Tandis que le corps exubérant exhibe l’aisance et constitue un signe distinctif de classe, il en vient logiquement à caractériser la réussite de l’artiste « coté fort cher » : celui qui, plein d’enthousiasme et de « rêve » en ses jours de bohème, termine à la fois « célèbre » et « inconnu » : son « cœur » – siège de la sensibilité – « a pris du ventre » et dit désormais « bonjour en prose » (p. 117). Sa santé devient synonyme de surpoids et d’excroissance. L’organe romantique consacre une littérature non seulement rentable mais indéfiniment reproductible. La grande manière ou la manière ample avec son « flot hexamètre » (p. 196) est le « grenier poétique » (p. 83) ou grenier d’abondance national, la réserve inépuisable pour laquelle on « paye pour fluer, vers à vers » (p. 197).
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22 Voir Alain Vaillant, Baudelaire, poète comique, Press...
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23 Le plangor désigne littéralement les coups que l’on s...
17On comprend ainsi que le coucou en tire profit, et fasse d’abord son nid chez Lamartine, « harpiste » (p. 197) suprême ou « pleureuse en lévite » (p. 104) et Hugo, « gardenational épique » (p. 105), même s’il n’épargne pas davantage Baudelaire (« Bonne fortune et fortune », « La pipe au poète ») et s’attaque même à de plus récents modèles à l’image de Coppée (« Frère et sœur jumeaux »). Dans chaque cas, la « fausse note rauque et criarde » (p. 178) déjoue les modèles par le « rire du public » (p. 257) en rivalisant avec lui de complicité. Mais on ne badine jamais que sur les valeurs auxquelles on croit le plus fermement. Du rire jaune au « rire terreux » (p. 301), la manière négative met en œuvre une continuation par réduction. En d’autres termes, elle retraite ses modèles en les mettant à la diète, elle les force à maigrir. L’angle d’attaque en est avant tout l’expression du moi, « baudruche qui crève », et plus rigoureusement le mythe de l’intériorité qui la fonde : « sans ouvrir le bonhomme, et se chercher dedans » (p. 163). Au lieu de cet être mystérieux et profond, sorte de force opaque et invisible qu’il reviendrait au poète de sonder au moyen d’une rhétorique de l’épanchement, coordonnant ethos et pathos, sentiments et sensations aux marqueurs les plus expressifs, Corbière s’adresse au « bonhomme » ordinaire ou homme du commun, et en premier lieu le matelot, ce « bonhomme de mer » (p. 241) dont le croquis grossier admet chez lui disgrâces et irrégularités, entre le graphisme enfantin et les gravures de Callot qui avaient inspiré avant lui Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit. Le retrait de l’émotion n’est pas une conquête neuve en poésie depuis les essais collectifs du Parnasse contemporain ; pas plus que l’alliance systématique entre le lyrique et le comique ne l’est après Baudelaire22. En l’occurrence, la « petite Muse » qui « chique » (p. 280), déjà ivre de « rogomme » (p. 241), inspiratrice « stérile » (p. 163), « hystérique » (p. 160) ou « malade » (p. 181), tour à tour « pucelle » (p. 64), « blonde ou grise » (p. 81), celle-là rime d’emblée avec « m’amuse » (p. 61 ; voir aussi p. 202) comme elle consonne ailleurs avec « buses » (p. 120), les sots esprits qu’on trouve en chaque pays. Les Amours jaunes s’acharnent avec férocité contre les débordements élégiaques, et cette attitude théâtrale en particulier qui consiste non seulement à « soupirer » mais surtout à « plangorer » (p. 162) – une déclamation démonstrative de la douleur23. Au même titre que la pose malheureuse, elles démystifient donc les passions qui unissent ou divisent les sexes. Loin du rossignol, ou de « l’alouette » de Roméo et Juliette, Corbière vante le « chant du dindon » (p. 94) et ses cocufiages en série, digne complément au volucraire. De même, l’amour et ses rengaines se dégradent assez fréquemment en duels sadomasochistes. Les duplicités du « féminin singulier » (p. 78) se concluent sans « pleurs » : le cœur s’y trouve « gravé » à « coups de stylets » ou de « canifs » (p. 89), suivant un brutal corps-à-corps qui active des fantasmes de possession physique. Entre le stilum et le poinçon qui sert à graver, la manière négative se définit techniquement comme « manière noire » (id.). Ce que Corbière appelle « Fleur d’art », ou Nouvelle Fleur du Mal, met au premier plan l’entaille et la blessure, combinant pour finir la dérision et la défiguration.
Défiguration : la balafre du matelot
18On pourrait croire que le sujet contumace de Corbière, à la fois elliptique et décentré, trouve sa meilleure expression dans le pronom personnel je qui lui permet de s’approprier successivement les voix et les identités d’une diversité de locuteurs et de personnages, accentuant par ce biais le dialogisme et la polyphonie du recueil. En fait, et sans rien devoir au hasard, il s’accomplit véritablement dans le neutre ça qui lui sert à dire sans la nommer sa manière. De la rapsode foraine : « Ça chante comme ça respire, / […] Ça peut parler aussi, sans doute. / Ça peut penser comme ça voit » (p. 229) au bossu : « Et ça fut jeté sur le quai » (p. 257) et au renégat : « Ça mange de l’humain, de l’or, de l’excrément, / Du plomb, de l’ambroisie… ou rien – ce que ça sent. – » (p. 258). Ce sujet-là n’éprouve plus les lois de la conscience et de l’autonomie, il ne se possède pas. Il est moins acteur qu’agi, étant traversé par des sensations et des habitudes, étant gouverné par des facultés ou des actes. Il se situe aux limites de l’humain et de l’animal, du normal et du pathologique, du rationnel et du monstrueux, du social et du pulsionnel. Entre le misérable et le criminel, ces variantes anthropomorphisées du coucou et du crapaud font le portrait du bonhomme dans lequel se reconnaît Corbière. Le ça leste ainsi le je d’une dimension collective, le peuple des déracinés et des marginaux y figurant très exactement le statut liminaire, frontalier de sa poésie.
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24 On consultera ici Bertrand Degott, « La récriture dan...
19Ce sont les gens de mer, « ramassis de scorbut » et « bris de naufrage » (p. 245), capables d’affronter la mort et l’inconnu loin des terres, qui chargent d’un sens épique cette communauté d’infréquentables, de gueux et de hors-la-loi. Si l’auteur exalte cette « Race à part » (p. 242) ou race maudite, c’est en suivant toutefois une conception paradoxalement déshéroïsée. La manière maigre tente de débarrasser l’aventure des océans de ses légendes pour en faire une matière sans sublime : « – Héros ? – Ils riraient bien !... – Non, merci : matelots ! » (p. 245). D’où les corrections ironiques à l’égard de la poésie des « terriens » (p. 294), et spécialement de Victor Hugo24, dans l’exactitude même des mots et des choses : « Un grain… est-ce la mort, ça ? La basse voilure / Battant à travers l’eau ! – Ça se dit encombrer… » (p. 293). C’est peut-être moins d’une visée réaliste que se réclame Corbière que d’une fidélité aux pratiques de « gens à rudes nœuds », une culture ordinaire qu’ « on ne […] connaît pas », occultée par des représentations idéalistes ou caricaturée par des schèmes de perception à la fois sociaux et artistiques : les « marins de quinquets à l’Opéra… comique » (p. 242) dont l’altérité sinon l’étrangeté est soudain réduite à des stéréotypes communicables et assimilables par le public bourgeois. En regard de quoi, sous l’innommable de la manière qui étend et convertit le je en ça ou singulier commun, Corbière ne se contente pas de proposer une version personnelle, mais réinscrit aussi son entreprise dans la continuité de l’auteur du Négrier, Édouard Corbière père, pour mieux marquer sa spécificité en passant à l’occasion du roman à la poésie… Il n’empêche que les types déclinés par Les Amours jaunes, des « cent vingt corsairiens, gens de corde et de sac » (p. 260) au mousse, au même titre que le capitaine, le douanier, le naufrageur, les épouses ou les prostituées, sans exclure les lieux et objets-personnages (le bordel, le phare, le brick ou le cotre), sont symboliquement précédés par « Le bossu Bitor » ou « Le Renégat ».
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25 L’expression est de Jean-Pierre Bertrand dans Tristan...
20Tous sont « cassés, défigurés, dépaysés, perclus » (p. 245), ils n’ont pas de visage mais une gueule, « une face-à-coups-de-hache » (p. 243) selon le principe poétique de l’entaille repéré plus haut. Parmi eux, le renégat aura cependant changé de nom « comme chemise » (p. 258) et effacé le stigmate honteux sur l’épaule (« Travaux forcés ») pour troquer son identité et échapper aux surveillances de la police. Un tel procédé n’est pas sans lien avec le nom que le poète se refuse à avouer ou à prononcer lors de son interrogatoire par les autorités de la préfecture : « C’est du… » (p. 63). Comme pour le bossu Bitor qui descend du Quasimodo de Notre-Dame de Paris et du Gilliatt des Travailleurs de la mer, la rime « ça » :: « forçat » (p. 259) nous reconduit à part égale aux Misérables et à Jean Valjean (devenu successivement M. Madeleine, M. Fauchelevent, M. Leblanc, M. Fabre au cours du roman). Au reste, pour dominantes qu’elles soient, les sources hugoliennes se conjuguent non moins explicitement à une citation de « L’Albatros » : « À terre – oiseaux palmés – ils sont gauches et veules. / Ils sont mal culottés comme leurs brûle-gueule. » (p. 242). Sans doute de telles figures en viennent-elles à incarner très concrètement le paradigme de la malfaçon promu par l’auteur : distorsion, gaucherie, hybridité, déformation, etc. Mais c’est comme si Corbière en oubliait la nature duelle de l’homme qu’avait postulée le romantique, ne retenant pour ce qui le concerne que le bas, le grotesque, le carnavalesque, et les mille formes d’« une poétique du laid25 ». Car ce qui importe à l’auteur des Amours jaunes, sans qu’il (se) dissimule à cet égard les différences qui le séparent des marins, c’est que dans leur « langue hâlée » ils soient « de mauvais goût » (p. 243). C’est à ce titre qu’il peut les déclarer « poème vivant » (p. 244). Non par analogie avec le genre lyrique ni par hyperbole dans le genre épique, mais bien parce qu’ils font du Corbière, sa manière même.
21Poète et matelots ont ça en commun qu’on ne les connaît pas en effet : « L’Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’Art. » (p. 63). En retour, si la poésie de Corbière donne à connaître les gens de mer, c’est toutefois à la condition de sa manière, comme cette manière ne se donne à connaître qu’à la condition du petit peuple qui sillonne les océans. C’est là sans doute la raison pour laquelle la vraie signature de l’œuvre ne se localise pas dans le nom propre, en tête du recueil, mais dans les coups de stylets qui s’y pratiquent. Le marin en porte les traces sur lui pour le restant de ses jours, ils forment l’abrégé de sa vie : « – Une balafre – Ah, c’est signé !... C’est quelque chose ! » (p. 245). Comme la bosse qui excite maints moqueries et quolibets, l’incision brutale du visage et du corps devient finalement un motif de gloire. La balafre fait de la poésie quelque chose, non plus cette réalité labile et incertaine dont débattait la section inaugurale du volume, mais ce qui fait la différence : une valeur en train de s’inventer – un événement visible, susceptible de s’imprimer durablement dans l’esprit des lecteurs. Ce qu’on pourrait appeler la grandeur du négatif ou la grandeur dans la maigreur.
Notes
1 Tristan Corbière, « Épitaphe », Les Amours jaunes, édition de Jean-Pierre Bertrand, Paris, GF, 2018, p. 74. Toutes les références entre parenthèses renverront à cette édition.
2 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, Œuvres complètes, t. II, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 210.
3 Sur ce point, voir Denis Saint-Amand et Daniel Grojnowski (éd.), Album zutique – Dixains réalistes, Paris, GF, 2016.
4 Théodore de Banville, Trente-six ballades joyeuses, Paris, édition princeps, Alphonse Lemerre, 1873, p. 25.
5 Tristan Corbière, « À Marcelle. Le Poète et la Cigale », op. cit., p. 58.
6 « Le poète contumace », p. 122. Concernant la critique du goût, on peut consulter Arnaud Bernadet, « Corbière, poète mal foutu », Cahiers Tristan Corbière, nº1, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 61-93.
7 Sur l’économie théorique et diachronique de ce concept, on se reportera à Gérard Dessons, L’Art et la manière – Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004 et Arnaud Bernadet, Gérard Dessons (dir.), Une histoire de la manière, La Licorne, nº102, Presses universitaires de Rennes, 2013.
8 Selon le mot fameux de Barbey d’Aurevilly qui parle d’une « architecture secrète » à propos des Fleurs du Mal et y valorise « l’ordre » comme « la plus forte unité » dans un article du Pays en juillet 1857. Cité dans Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 798.
9 Jean de la Fontaine, Œuvres complètes, édition de Jean Marmier, Paris, Seuil, coll. « L’Intégrale », 1965, p. 75.
10 Jean de La Fontaine, op. cit., p. 75.
11 Selon l’hypothèse émise par Ida Levi, « New Lights on Tristan Corbière », French Studies, n°5, 1951, p. 233-244.
12 Armelle Hérisson, « Les mirlitons de Corbière », Cahiers Tristan Corbière, nº1, op. cit., p. 42.
13 « Le poète contumace », Les Amours jaunes, op. cit., p. 120.
14 Laurence Tibi, La Lyre désenchantée. L’instrument de musique et la voix humaine dans la littérature du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 444.
15 La Fontaine, op. cit., p. 75.
16 Des vers « sans armatures, ni volutes, qui se désagrégeraient sans le coup de fouet incessant de l’expression mordante et la poigne d’ensemble. » dans Œuvres complètes. Œuvres et fragments posthumes, t. III, édition de Jean-Louis Debauve et al., Lausanne, L’Âge d’homme, 2000, p. 184.
17 Pour cette mise au point théorique, Benoît de Cornulier, Art poëtique. Notions de métrique, Presses universitaires de Lyon, coll. « IUFM », 1995, et aussi son article : « Corbière et la poésie comptable », Cahiers Tristan Corbière, nº1, op. cit., p. 233-270.
18 Jean-Marie Gleize, « Le lyrisme à la question. Tristan Corbière », Poésie et figuration, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1983, p. 112.
19 Sur cette notion longuement développée dans le chapitre « À coups rythmés. Le déphrasé de Tristan Corbière », je renvoie à mon essai La Phrase continuée. Variations sur un trope théorique, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 141-190.
20 Gérard Dessons, La Voix juste. Essai sur le bref, Paris, Manucius, 2015, p. 125.
21 Ce point est mis en lumière et détaillé par Hugues Laroche, Tristan Corbière ou les voix de la corbière, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « L’Imaginaire du texte », 1997, p. 60 et passim.
22 Voir Alain Vaillant, Baudelaire, poète comique, Presses universitaires de Rennes, 2007.
23 Le plangor désigne littéralement les coups que l’on se donne dans la douleur, des lamentations bruyantes, voire des gémissements.
24 On consultera ici Bertrand Degott, « La récriture dans “La fin” », Cahiers Tristan Corbière, nº1, op. cit., p. 195-209 et la manière dont « Oceano Nox » de Victor Hugo se trouve en particulier revisité.
25 L’expression est de Jean-Pierre Bertrand dans Tristan Corbière, op. cit., p. 26.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Arnaud Bernadet
Arnaud Bernadet est Associate Professor au département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill. Ses travaux portent sur la théorie du langage et la théorie de la littérature, spécialement sur la poésie et le théâtre français du xixe au xxie siècle. Dernière publication : La phrase continuée. Variations sur un trope théorique, Paris, Classiques Garnier, 2019.