Moyen Âge
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019
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1 Aspremont. Chanson de geste du XIIe siècle, présentatio...
Or vos dirai d’Yaumont et d’Agoulant,
Et d’Aspremont ou li estors fu grant,
Si com li rois i adouba Rollant
Et il li ceint a son costé le branc,
Ce dist la geste Durendart la trenchant,
C’est la premiere dont il onques fist sans,
Dom il ocist le fil roi Agoulant.
Or m’escoutez des ici en avant,
Car s’il vos plaist bone chançon vos chant.
(Aspremont, v. 12-201)
1Il en est ainsi dans la chanson de geste : le sort des personnages est scellé dès le prologue, si toutefois l’auteur veut bien leur faire l’honneur d’y faire apparaître leur nom et d’y évoquer leur destinée, eux qui appartiennent désormais, et définitivement, à l’Histoire – à une histoire lointaine mais prestigieuse, dont la chanson de geste célèbre la mémoire et affirme la vérité. Eaumont sera donc tué par Roland, et ce sera le premier fait d’armes du héros de Roncevaux, qui tuera par la suite bien d’autres Sarrasins. À ce maître guerrier qu’est le neveu de Charlemagne, il fallait un coup d’essai qui soit à la hauteur de son excellence, et c’est un guerrier d’exception qui en fait les frais, un homme de la naissance la plus haute aussi, mais qui avait le malheur d’être un infidèle, un païen, un Sarrasin, ce qui, en dépit de sa valeur, et même de sa grandeur, le disqualifie complètement, et justifie pleinement qu’on le tue, et tant qu’à faire d’une façon particulièrement violente. D’autres chansons prêteront au héros de Roncevaux d’autres premiers exploits de jeunesse : pour être passée, l’Histoire n’en est pas moins fluctuante, ou plutôt elle n’interdit pas la liberté d’invention.
2Le prologue, en l’annonçant, mais surtout en lui accordant un développement spécifique, laisse entendre que la mort d’Eaumont tué par Roland constituera, sinon le point d’orgue de la chanson, du moins un de ses temps forts, ce qui est indéniablement le cas : la mort du jeune roi sarrasin, à qui son père Agoulant a confié le commandement des troupes sarrasines envoyées pour affronter l’armée de Charlemagne au pied de la montagne d’Aspremont, clôt une longue séquence guerrière dont il est le principal acteur du côté sarrasin, l’attention qui lui est portée par le texte étant largement comparable à celle que ce dernier accorde à des personnages aussi illustres et récurrents que Girart, Ogier, Naimes ou Charlemagne dans le camp chrétien. Si les chansons de croisade n’hésitent pas à individualiser un certain nombre de protagonistes sarrasins, la pute gent paienime n’étant jamais réduite à une collectivité indistincte ou à une masse indifférenciée, il est rare que les textes épiques contemporains donnent à un personnage de païen un tel relief.
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2 François Suard définit le personnage d’Eaumont comme « ...
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3 Pour l’importance de la Chanson de Roland dans le proje...
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4 Aspremont, v. 5403-5411.
3Guerrier d’exception et conquérant intrépide, Eaumont apparaît en plus d’une occurrence comme un démarquage du héros de Roncevaux dont il présente la même démesure héroïque et dont il reproduit certains gestes immédiatement identifiables pour le public médiéval2, la Chanson de Roland constituant en effet, et de façon éclatante, l’hypo-texte principal de la première grande bataille livrée entre les Chrétiens et les Sarrasins au pied de la montagne d’Aspremont3. Une des grandes inventions de l’auteur d’Aspremont, c’est d’avoir transféré sur un personnage de païen les caractéristiques de la figure probablement la plus glorieuse du personnel épique franc, et d’avoir imaginé que ce personnage de païen serait tué par son modèle, en qui il reconnaît d’ailleurs – ironie tragique – un possible digne continuateur de lui-même s’il devait mourir4. Mais, même si elle est décisive pour l’issue du combat, l’intervention de Roland dans l’épisode de la mort d’Eaumont constitue surtout une habileté littéraire : l’essentiel se joue avant, dans le face à face armé et verbal entre Charlemagne et Eaumont, face à face dans lequel le jeune roi sarrasin apparaît comme le strict alter ego politique de Charlemagne dans le camp ennemi, en lieu et place d’Agoulant donc, ce qui fait du combat singulier entre les deux personnages un véritable combat des chefs.
4Ce combat des chefs – il n’y en aura pas d’autres dans Aspremont – est l’épisode de combat le plus long décrit par le texte. Sa fonction conclusive, la dramatisation induite par l’importance politique et la valeur guerrière des deux protagonistes, expliquent largement cette attention particulière, mais il n’était pas obligatoire qu’il en fût ainsi. Le combat entre Charlemagne et Baligant dans la Chanson de Roland est par exemple nettement plus court, alors qu’il est bien plus décisif dans ses effets (il entraîne une victoire définitive contre l’ennemi5). De la rencontre entre Charlemagne et Eaumont dans Aspremont à la mort de ce dernier, le texte se déploie sur près de trois cents vers, parmi lesquels moins d’un tiers sont consacrés au combat lui-même et aux coups qui sont portés6. Les échanges verbaux occupent une place plus grande, sans se réduire aux défis, provocations ou appels à se rendre que le motif narratif du combat singulier appelle bien souvent.
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7 Nous ne proposons pas ici une « étude littéraire » de l...
5S’ils participent à la confrontation, ces échanges verbaux valent surtout pour ce qu’ils nous apprennent des ambitions et certitudes des protagonistes, et plus précisément sur l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, de leurs fonctions ou de leurs statuts. Nous voudrions ainsi montrer que l’actualisation du motif narratif du combat singulier, sous la forme du combat des chefs entre Charlemagne et Eaumont, donne l’occasion à l’auteur d’Aspremont de répéter, et donc de réaffirmer, les principaux éléments constitutifs de l’idéologie de la chanson dans son ensemble, dans une imbrication des plans territoriaux, politiques et religieux7.
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8 Voir J.-P. Martin, Les motifs dans les chansons de gest...
6Rien de plus fréquent que les combats singuliers dans la chanson de geste, comme dans le roman contemporain d’ailleurs, ces deux genres étant éminemment guerriers et chevaleresques. La stéréotypie – évidente – de ces combats singuliers, dans la littérature épique et romanesque, est d’abord la conséquence de la pratique guerrière, qui a ses règles, ses techniques ou ses nécessités ; cette stéréotypie relève de la mimesis, mais la mimesis ne peut pas rendre compte à elle-seule de cette même stéréotypie, notamment dans la chanson de geste, où elle est poétique, c’est-à-dire commandée par une esthétique. On retrouve toutes les caractéristiques du motif narratif du combat singulier décrit par Jean-Pierre Martin dans le duel entre Charlemagne et Eaumont : le combat commence à la lance, les combattants se montrant de force égale et se renversant l’un l’autre ; il se poursuit à l’épée, à terre, et se montre d’abord indécis ; ce combat est précédé ou interrompu par des échanges verbaux, où défi, provocation et appel à se rendre se succèdent, mais qui peuvent être aussi des propositions d’accord conditionnées (Jean-Pierre Martin parle d’« éléments mobiles ») ; un élément tiers – ici Roland – peut intervenir dans le combat, d’une façon qui en modifie le cours et/ou y met fin8.
7La stéréotypie n’exclut pas l’invention, elle en est même le cadre. La signification se dégage alors des inflexions données aux clichés constitutifs du motif, ou dans les choix faits par l’auteur d’en exploiter telle ou telle potentialité.
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9 La fonction guerrière attachée à la souveraineté s’actu...
8Alors que, dans la Chanson de Roland, le combat des chefs entre Charlemagne et Baligant a lieu dans la mêlée générale, l’auteur d’Aspremont a voulu que Charlemagne et Eaumont se rencontrent dans un espace isolé – l’isolement constituant un facteur de dramatisation, mais pas seulement : il renforce aussi un rapport d’identité entre les deux adversaires, moins réunis par les circonstances que par leur statut commun au moment de l’action, à savoir d’être l’un et l’autre des chefs de guerre9. Le motif narratif du combat singulier tend à instaurer d’abord une sorte d’égalité entre les combattants et à entretenir, pendant un temps plus ou moins long, l’illusion d’une indécision dans l’issue de la rencontre, ce qui ne manque pas d’arriver dans l’épisode que nous commentons, mais le texte s’emploie surtout à établir d’emblée entre les deux personnages un rapport d’identité qui a pour conséquence, comme nous le disions en introduction, de faire d’Eaumont le véritable alter ego de Charlemagne :
Li dui roi furent orgueilleus et puissant
Et bien hardi et molt antreprenant,
De grant richesce antrepris et menans.
Tant come lune et solauz va cerchant
Ne troveroiz .ii. homes si puissant.
Li uns fu rois par devers Ocidant,
Li autres rois par devers Orïant ;
En ces .ii. rois ot .i. orgueil si grant
Que toz li pires ne prise l’autre .i. gant. (v. 5240-5248)
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10 L’orgueil n’est pas ici surestimation de soi, mais con...
9Ces vers qui prolongent l’évocation des premiers assauts – marqués par l’égalité et la réciprocité des coups – entre les deux hommes (v. 5225-5239), mettent en exergue une ressemblance morale, sociale et politique (orgueil10, puissance et royauté) qui font de Charlemagne et d’Eaumont des doubles l’un de l’autre, leur seule différence résidant dans l’espace sur lequel s’exerce leur souveraineté, espaces qui apparaissent tout autant contigus que symétriques (effet du parallélisme des vers 5245 et 5246). Eaumont n’est pourtant que le fils de son père, que le texte rejette momentanément dans l’ombre, pour répondre à un besoin finalement plus idéologique que simplement dramatique : faire du combat singulier entre Charlemagne et Eaumont un combat des chefs qui, au-delà des individus mis en scène, symbolise un conflit de souveraineté entre deux mondes.
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11 Le texte dit d’Eaumont qu’il est resté près de huit jo...
10Un long dialogue précède toutefois la mise en œuvre du combat singulier. Charlemagne surprend Eaumont en train de se désaltérer à une fontaine. Un intertexte épique – le héros assoiffé11 – permet ainsi à l’auteur d’en introduire un autre, romanesque cette fois-ci, qui est celui du chevalier défenseur d’une fontaine, dont l’exemple le plus fameux nous est donné par Chrétien de Troyes dans le Chevalier au lion. C’est en vertu de cette défense – et d’elle seule – que Charlemagne défie son adversaire, dont il connaît pourtant parfaitement l’identité (ce qui, rappelons-le, n’est pas le cas d’Eaumont) :
« Or pren tes armes et remonte ou destrier,
Que la fonteine te voil je chalongier,
Car ele est moie, si la voil deresnier.
Mar en beüstes, vos le comperroiz chier. » (v. 5168-5170, L. 277)
11Le vocabulaire utilisé par Charlemagne – les verbes chalongier et deresnier – est juridique avant d’être guerrier : le geste d’Eaumont d’avoir bu à la fontaine est interprété comme un geste et une tentative d’appropriation, Charlemagne entendant dès lors défendre son droit par les armes. Sans doute convient-il de comprendre les paroles prêtées à Charlemagne comme une forme de provocation, la revendication de propriété justifiant un combat singulier dans un cadre où il n’a bien évidemment aucun besoin d’être justifié judiciairement.
12Le texte met en scène un personnage qui procède par allusion – une allusion transparente pour le public de l’œuvre, mais insuffisante pour permettre à son interlocuteur d’identifier son adversaire. Perdue quelque part dans le sud de l’Italie, au pied de la montagne d’Aspremont, la fontaine est propriété de Charlemagne en tant qu’il exerce sa souveraineté sur le territoire où elle se trouve. La fontaine renvoie par métonymie à l’empire sur lequel règne Charlemagne, elle en devient même en contexte une métaphore, puisque c’est bel et bien son empire qu’on lui dispute et qu’il défend, sûr d’un droit qui est moins de propriété que de souveraineté comme Charlemagne le précise lui-même en réponse à la question topique posée sur son identité (v. 5192) : Com as tu non, dist Yaumonz, chevalier ? Charlemagne, après s’être nommé, se définit en effet immédiatement par sa charge ou sa fonction, qui est d’exercer la souveraineté – exprimée par les verbes baillier et justissier – sur un territoire et des nations qu’il définit à travers une longue énumération :
Li rois respont : « Je nel te quier noier,
Por .i. paien nen serai mençongier.
Je ai non Charle, si ai France a baillier,
Si sont o moi Alemant et Baivier,
Et li Normant et Flamainc et Pohier,
Et Loheranc, Mansel et Berruier ;
Desi a Rome ai tot a justissier.
Venu la sui contre toi chalongier. » (v. 5193-5200, L. 277)
13La connaissance de son adversaire emplit d’aise Eaumont qui croit pouvoir compenser les pertes de la journée dans une victoire contre Charlemagne, qu’il défie à son tour :
« Or te desfi sans nule demoreigne,
Si te chaloing et Calabre et Romaigne,
Et Loheraigne et Baviere, Alemaigne,
France, Bergoigne, Normandie et Breteigne,
Poitou, Gascoigne jusqu’as marches d’Espaigne. » (v. 5208-5412, L. 278)
14L’esthétique de la répétition, « caractéristique majeure du genre de la chanson de geste12 », produit ici un effet de symétrie qui renforce la tension du face à face entre deux hommes entrés dans une dispute et revendication territoriale exprimée par le seul verbe chalongier – verbe qui exprime d’un côté la défense d’une souveraineté établie, celle de Charlemagne, et, de l’autre côté, la prétention à la conquête, celle d’Eaumont, qui se rêve en maître du monde, et dont le projet de domination universelle est empêché par l’empereur franc13. La réponse d’Eaumont dessine le portrait d’un homme nullement impressionné par l’énumération des nations soumises à l’autorité de Charlemagne, ni par l’étendue géographique de son empire, qu’il précise en réalité, et qu’il accroît même en ajoutant aux éléments de reprise des possessions de Charlemagne non mentionnées par ce dernier.
15En réaction à cette prétention, Charlemagne ironise, puis, avant que le combat ne commence enfin (v. 5225, Lors s’antreviennent anbedui li vasal…), il apostrophe une dernière fois Eaumont :
« Vasauz, dist Charles, l’empereres roial,
De Damedeu le Pere esperital
Et de mon cors te chaloing le terral.
Nou doi tenir de nul home terral,
Ne mes de Deu, le roi celestïal. » (v. 5218-5222, L. 279)
16Tout se passe comme si – c’est un produit de la fiction – Charlemagne éprouvait le besoin d’apporter à son adversaire une information supplémentaire ou une ultime précision, qu’il aurait jugée nécessaire, voire capitale. Elle l’est en effet, car c’est elle qui distingue résolument les deux rois et empêche que l’on ait affaire complètement à des doubles. C’est au nom de Dieu en effet que Charlemagne dispute (le verbe chalongier, une nouvelle fois) le territoire sur lequel il règne, en ajoutant, ce qui n’est pas nouveau dans sa bouche, qu’il ne peut tenir d’un homme (nul home terral) ce qu’il tient de Dieu.
17Les propos de Charlemagne ne sont pas appelés par le contexte immédiat : ils ne répondent à rien qu’ait pu dire Eaumont précédemment et l’on pourrait après tout penser qu’ils auraient été mieux placés dans la laisse suivante, en réponse aux questions posées par Eaumont en plein milieu du combat :
« Ies tu mes hom ou an as tu talant ?
Rendras tu France, que t’en est il sanblant ?
Ne cresras tu an mon deu Tervagant ? » (v. 5250-5252, L. 280)
18Le problème de la place est cependant secondaire. Retenons plutôt l’idée que l’auteur a fait le choix de réactualiser dans le combat final entre les deux hommes les termes du conflit déclenché par les Sarrasins, explicités par Balant dans le cadre de son ambassade : la revendication territoriale est une déclaration de guerre qui s’accompagne d’une possibilité de reddition et de conversion de Charlemagne, en échange de quoi ce dernier reste à la tête de son empire, mais en tant que vassal d’Agoulant – auquel se trouve ici substitué Eaumont – de qui Charlemagne tiendra alors sa terre.
19L’acceptation de ce compromis est inconcevable pour Charlemagne, qu’on a déjà entendu demander à Balant de dire à son roi qu’il ne dépendrait jamais d’un seigneur :
« Tant com Dex gart mon cors et ma vigor,
N’avrai je ja nul naturel seignor. » (v. 362-363)
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14 La chanson d’Aspremont, éd. Louis Brandin, Paris, Cham...
20Le manuscrit de Wollaton Hall propose de son côté nul terrïen signor (« aucun seigneur terrestre14 »), ce qui est plus éclairant sur l’état d’esprit du personnage de Charlemagne et sa pensée politique, comme on le voit encore dans une adresse à Dieu alors qu’il se prépare à rejoindre l’avant-garde envoyée au pied d’Aspremont :
« Hé Dex ! dist Charles, nos vos an mercion.
Tolir nos volent ce que de vos tenon,
Mais par mon chief nos si lor chalongeron
Que je veu Deu et son Saintisme Non,
Ja an ma terre n’avra roi se moi non. » (v. 3339-3343)
21Le texte construit l’image d’un Charlemagne pénétré de l’idée qu’il tient son pouvoir de Dieu, ce qui rend impossible toute soumission à qui que ce soit ou à quoi que ce soit de nature humaine ou terrestre ; le vaste territoire que Dieu a donné à « justicier » à Charlemagne ne saurait avoir d’autre souverain que celui que Dieu a désigné pour cette fonction ou cette charge ; c’est la volonté de Dieu qui anime le personnage, dont la grandeur personnelle est constitutive de la puissance divine. Pour le dire autrement, l’ordre que Dieu a établi, un homme ne saurait prétendre lui en substituer un autre, pas plus Eaumont qu’Agoulant, ou même tous les Sarrasins réunis.
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15 D. Boutet, Charlemagne et Arthur, op. cit., p. 111.
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16 Le texte met en scène un autre personnage qui a la pré...
22En proposant l’hommage vassalique à Charlemagne, Eaumont ne se situe pas au même niveau de raisonnement que son adversaire, et manifeste ainsi une incompréhension profonde de ce qui commande sa pensée politique et son action militaire. L’épisode illustre de façon exemplaire l’opposition – mise au jour par Dominique Boutet – dans la chanson de geste (comme genre) entre le système féodo-vassalique et le système théocentrique, opposition qu’il a repérée ailleurs dans Aspremont, et qui peut être source de tension, voire de conflit, entre le roi et ses vassaux15. En proposant à Charlemagne de devenir son vassal, Eaumont propose un compromis de type féodo-vassalique là où le système théocentrique veut une relation directe et exclusive entre Dieu, qui confère le pouvoir, et le souverain, en l’occurrence Charlemagne, qui reçoit ce même pouvoir. Dans le système féodo-vassalique, on tient d’un homme, dans le théocentrisme, on tient de Dieu – ce qui est le cas de Charlemagne16, qui le rappelle à l’envi dans Aspremont, et qui en informe in fine Eaumont au beau milieu du combat qui les oppose, ce qui rend illusoire toute proposition de conciliation.
23In fine. Le long dialogue qui sert de prologue au combat singulier entre Charlemagne et Eaumont ordonne en effet, selon une progression manifestement voulue, des éléments déjà formulés et disséminés auparavant dans un texte où il revient à Charlemagne de définir lui-même l’idéologie territoriale, politique et religieuse qui justifie ces décisions, ces gestes et son comportement. Les emplois successifs du verbe chalongier dans la bouche de Charlemagne établissent de fait un mouvement ascendant qui s’achève sur la clé de voûte de l’idéologie royale ou impériale qui habite le personnage : l’affirmation d’une propriété ou d’une possession personnelle (la fontaine, métonymie de l’empire) prépare la révélation de l’identité et de la souveraineté du personnage, mais cette souveraineté pouvant passer pour une institution humaine (comme le système féodo-vassalique), Charlemagne lève le doute en rappelant que la terre et le pouvoir lui viennent de Dieu, ce qui fait qu’on ne saurait les lui disputer. Nulle démesure donc dans le personnage de Charlemagne, chez qui le sentiment de la grandeur n’est pas dissocié de la conscience qu’elle est relative à la volonté et à la puissance de Dieu.
24C’est ce qui fait que le texte, contrairement à l’impression qu’il peut produire par certains de ses aspects, n’oppose pas des doubles en réalité. Une petite comparaison avec un épisode antérieur pourra le montrer.
25Interrogé sur son identité par des Francs impressionnés par sa force et sa vaillance, Eaumont répond de la façon suivante :
« Rois suis d’Aufrique, outre la mer corrant ;
Yaumont ai non et mes peres Agoulant.
Moie est Aufrique, Femenie la grant,
Et Babiloine trestote amontant ;
Et Alixandre est a moi apendant,
Inde Major est a moi apertenant.
Rois suis et sires jusq’a l’Arbre qui fent.
Si com la mer le voit avironnant,
Tote est a moi par devers Orïant ;
Se puis conquerre par devers Ocidant,
Lors iert a moi toz li monz apendant,
Mais Charlemagne auques le me desfent. » (v. 4729-4740, les italiques sont de notre fait)
26Ces quelques vers brossent le portrait d’un homme dont le projet est à la mesure de la démesure du moi, dans l’ivresse de la puissance et dans l’exaltation héroïque de la conquête, en l’absence cependant de toute légitimité divine. Eaumont mourra à Aspremont comme Roland à Roncevaux, mais dans l’erreur d’une croyance fausse et illusoire, ce qui le condamne complètement.
Notes
1 Aspremont. Chanson de geste du XIIe siècle, présentation, édition et traduction par François Suard d’après le manuscrit 25529 de la BNF, Paris, Honoré Champion, 2008. C’est notre édition de référence.
2 François Suard définit le personnage d’Eaumont comme « une sorte de double inversé de Roland » dans la chanson associée à son nom : voir « Aspremont : l’épique, le tragique, l’aventureux », Les chansons de geste. Actes du 16e Congrès International de la Société Rencesvals, Granada, Universidad da Granada, 2005, p. 615-631 (p. 615 pour la citation).
3 Pour l’importance de la Chanson de Roland dans le projet littéraire mis en œuvre par la composition d’Aspremont, voir W. Calin, « Problèmes littéraires soulevés par les chansons de geste : l’exemple d’Aspremont », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, 1987, t. i, p. 333-350.
4 Aspremont, v. 5403-5411.
5 La Chanson de Roland, éd. C. Segre, Genève, Droz, v. 3560-3624.
6 Aspremont, v. 5159-5436.
7 Nous ne proposons pas ici une « étude littéraire » de l’épisode de la mort d’Eaumont ; nous concentrons notre attention sur une de ses particularités notables.
8 Voir J.-P. Martin, Les motifs dans les chansons de geste. Définition et utilisation (Discours de l’épopée médiévale 1), Paris, Champion, 2017, p. 75-84.
9 La fonction guerrière attachée à la souveraineté s’actualise dans le statut de dux bellorum, et particulièrement dans l’engagement personnel dans la bataille : voir D. Boutet, Charlemagne et Arthur, ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, p. 102 et suivantes.
10 L’orgueil n’est pas ici surestimation de soi, mais conscience affirmée de la valeur personnelle, guerrière, sociale et politique : c’est un ressort psychologique et moral de la force et de la puissance, il fait agir les deux personnages conformément à ce qu’exige leur condition de guerrier et de roi. L’orgueil, dans le contexte de l’épisode, est une qualité partagée par les deux hommes.
11 Le texte dit d’Eaumont qu’il est resté près de huit jours sans boire ni manger, trop occupé à se battre pour se sustenter. Dans sa fuite, il tombe sur une fontaine, où il étanche sa soif et où il est rattrapé par Charlemagne qui le poursuit. Cette soif, Roland à Roncevaux (dans le manuscrit de Châteauroux) et plus encore Vivien à Larchamp (La Chanson de Guillaume, texte établi, traduit et annoté par F. Suard, Paris, Librairie Générale Française, 2008, v. 838-866) la connaissent sous une forme atroce, alors qu’ils sont épuisés, à l’agonie, et qu’ils jettent leurs dernières forces dans le combat (absente du manuscrit d’Oxford, la soif de Roland mourant est signalée à deux reprises dans le manuscrit de Châteauroux, et rappelée par la suite ; voir La Chanson de Roland. Le manuscrit de Châteauroux, édition, traduction et notes de J. Subrenat, Paris, Champion, 2016, v. 3856-3862, v. 3889-3895, v. 7076 et v. 8115-8116).
12 D. Boutet, La chanson de geste. Forme et signification d’une écriture épique du Moyen Âge, Paris, PUF, 1993, p. 138.
13 Aspremont, v. 4729-4740.
14 La chanson d’Aspremont, éd. Louis Brandin, Paris, Champion, 2e éd. revue, 1923-24, v. 379.
15 D. Boutet, Charlemagne et Arthur, op. cit., p. 111.
16 Le texte met en scène un autre personnage qui a la prétention de tenir de Dieu, Girart de Fraite, ce qui éclaire son refus de se considérer comme le vassal de Charlemagne (voir Aspremont, v. 1051-1056). Cette prétention fait difficulté et mérite d’être interrogée, mais dans le cadre d’une étude des relations entre ces deux éminentes figures et de leurs enjeux pour ce qui est du rapport entre féodalité et souveraineté.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Philippe Haugeard
Philippe Haugeard est Professeur de Langue et Littérature françaises du Moyen Âge à l’Université d’Orléans (Laboratoire POLEN-EA 4710). Ses recherches portent sur la littérature narrative des XIIe et XIIIe siècles, en particulier sur les relations familiales et féodales, abordées dans une perspective anthropologique. Il est l’auteur de nombreux travaux parmi lesquels les ouvrages Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 2013 et Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban. Une genèse sociale des relations familiales, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2002.