Moyen Âge
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

François Suard

Aspremont, v. 1549-2333 : l’ambassade de Naimes auprès d’Agolant

  • 1 Le ms. BnF fr 25529 emploie majoritairement la forme « ...

  • 2 Richier a été formé par Naimes au métier de chevalier.

  • 3 On mesure dès ce moment les ressemblances et les différ...

1Arrivé à proximité de la montagne d’Aspremont1 (v. 1427), Charlemagne veut envoyer en avant un chevalier qui observera les troupes d’Agolant et portera un message à leur chef. La mission est périlleuse, car la montagne présente toutes sortes de dangers, outre celui de la rencontre avec l’ennemi. Ogier se propose aussitôt, mais il est récusé, ainsi que de nombreux autres candidats à cette ambassade : pas question de risquer la vie d’un chef important, un chevalier sans avoir fera l’affaire, qui sera récompensé s’il peut revenir. Richier, « nourri » de Naimes2, se présente et est agréé, en dépit des protestations de son maître3, qui le trouve trop jeune pour cette mission. Il entreprend l’ascension périlleuse, mais à peine a-t-il échappé à un torrent impétueux que son cheval est attaqué par un griffon qui s’empare de l’animal : réussissant à s’échapper, et abandonnant sur place un de ses éperons, l’infortuné n’a plus qu’à revenir piteusement au camp. Croyant que Richier n’a pas vraiment entrepris l’ascension de la montagne, Naimes lui adresse de vifs reproches, regrettant d’avoir été son éducateur (v. 1534) puis décide, malgré les craintes de Charles, de partir à son tour (l. 96).

2Commence alors une longue séquence de près de 800 vers, dont les aspects très variés offrent un vif intérêt et dépassent le cadre de la mission confiée par Charlemagne : elle présente donc une certaine autonomie par rapport au contexte. On étudiera les étapes successives de cette ambassade, dont le souvenir de celle de Ganelon auprès de Marsile dans la Chanson de Roland n’est pas absent, avant de conclure sur les enseignements qu’on peut tirer de cet épisode pour la conduite et le contenu de l’action dans Aspremont.

1. Une ascension périlleuse (v. 1549-1666).

  • 4 Voir Jacqueline Leclercq-Marx, « Drôles d’oiseaux : la ...

  • 5 Premier quart du XIIe s., édition-traduction de Ian Sho...

  • 6 Voir sur Google la traduction de ce texte de la fin du ...

3L’échec de Richier a déjà montré les périls encourus par qui se risque sur la montagne d’Aspremont (l. 95). Un torrent impétueux a séparé cavalier et monture, l’un s’accrochant à un rocher, l’autre étant sauvé par un buisson (v. 1507-1510). Mais la nature sauvage de la haute montagne n’est pas seule en cause : le merveilleux intervient avec l’apparition d’un oiseau monstrueux, un griffon, qui saisit le cheval de Richier par la tête, qu’il emportera seule dans son repaire pour en nourrir ses petits, le cou de l’animal s’étant rompu (v. 1516-1518). C’est la première fois, semble-t-il, que cet animal fantastique, issu du Physiologus4, qu’on rencontre dans le Voyage de Saint Brandan5 ou dans la Chanson du duc Ernst6, apparaît dans une chanson de geste ; on le retrouvera dans les continuations ou remaniements épiques des XIVe-XVe siècles, notamment ceux de Huon de Bordeaux. Ce sont donc ces éléments naturels et surnaturels que va devoir affronter Naimes : la chanson développe considérablement le récit de cette ascension par rapport à l’aventure de Richier, qui n’occupait qu’une seule laisse (95), et le conseiller de Charlemagne va triompher là où son « nourri » a échoué.

  • 7 Notons que l’évocation de la neige et du froid sur l’As...

4Le froid et la neige accueillent Naimes dès le début de son ascension7 :

Par le hauberc conmence a refroidier,
Jusqu’au talon n’i remest que moillier (v. 1554-1555). 

  • 8 Cet ongle serait conservé à Compiègne ; voir aussi v. 2...

5Il lui faut ensuite traverser le torrent impétueux qui charrie des glaçons, mais, plus heureux que Richier, et grâce à la puissance de son cheval Morel, il parvient sur l’autre rive (l. 99). Il n’est pourtant pas au bout de ses peines, car il a pénétré dans un domaine peuplé d’animaux hostiles, et le poète quitte maintenant le réel pour aborder le domaine de l’imaginaire : à côté d’animaux dangereux mais observables, même si tous ne sont guère plausibles dans cette montagne glaciale (aigles, autours, scorpions, crocodiles, v. 1590-1591), on y rencontre des alérions et bien sûr le griffon, qui a flairé une nouvelle proie. Mais Naimes manifeste à nouveau sa supériorité en coupant les pattes du monstre, qui a commencé de soulever son destrier. Il rapportera un ongle immense de la bête comme preuve de sa victoire (v. 1601-16088). Il trouve ensuite sur les lieux du combat l’éperon que Richier avait perdu en courant pour échapper au griffon et se repent d’avoir adressé à son « nourri » des reproches injustifiés (v. 1609-1613) : ce retour en arrière est aussi pour le poète un moyen discret d’assurer la continuité de sa narration.

  • 9 Le jeune Roland fera, à la fin de la première partie de...

6La suite du séjour de Naimes sur la montagne constitue une micro-épopée héroï-comique (v. 1616-1666), dont Morel est aussi le héros9. Cavalier et monture ont trouvé refuge « entre .ii. roches » (v. 1636), et souffrent tous deux du froid. Naimes est glacé et claque des dents : « Et si n’ot dent dont ne feïst martel » (v. 1645), mais il plaint aussi le sort de son destrier, qui a froid lui aussi, et auquel il ne peut donner sa provende. Au matin, nouveau combat contre des animaux malfaisants, une ourse, puis des léopards et d’autres fauves ; plus heureux contre ces animaux que contre le froid, Naimes les met hors de combat et se dirige, le matin venu, vers la Calabre bordée par la mer. Il aperçoit alors les troupes d’Agolant, qui viennent de débarquer à Rise (Reggio) et commence sa descente vers la plaine.

  • 10 Voir « Aspremont », Romanische Forschungen 60, 1947, p...

7Cette première partie de la mission de Naimes constitue un épisode pittoresque, peu attendu dans le motif traditionnel de l’ambassade, qui transporte rapidement le messager auprès de celui à qui il doit s’adresser. Cette ascension périlleuse, cette rencontre avec des animaux féroces, cette familiarité à la fois émouvante et plaisante entre Naimes et sa monture présentent sous un jour imprévu le personnage du conseiller de Charles, auquel sa sagesse ne sert ici de rien, qui s’est même rendu injuste en adressant des reproches immérités à Richier, mais qui supporte vaillamment des éléments naturels hostiles et prouve sa vaillance en mettant à mal des animaux de cauchemar, avant de combattre tout à l’heure un adversaire bien humain. L’épisode conforte par ailleurs l’hypothèse de la composition de la chanson par un bon connaisseur de la région, travaillant peut-être à la cour de Messine, comme le pensait Philip-August Becker10.

2. Prolégomènes à l’ambassade : la rencontre de Gorhant et l’arrivée à Rise (v. 1667-1933).

8Avant de conter l’entrevue entre Naimes et le sarrasin Agolant, la chanson revient un moment en arrière : lorsque le chef sarrasin a débarqué à Rise, un espion est venu lui rendre compte de l’approche des chrétiens et a fait l’éloge de ceux-ci. Furieux, Agolant demande à ses vassaux que l’un d’entre eux aille estimer le nombre des adversaires. C’est Gorhant qui est retenu ; il se met en route et se dirige vers la montagne, ne pouvant manquer de rencontrer Naimes, qui est en train d’en descendre :

Aspremont puie qui si est dolerous,
Naymes avale le tertre perillos (v. 1785-1786).

9Il s’agit ici d’un procédé d’entrelacement dont le poète n’est pas avare : il vise à enrichir le temps du récit d’un épisode nouveau, mais qui s’est déroulé avant le moment où l’on est parvenu, et qui permet d’anticiper sur la scène qui va suivre, ici la rencontre de deux messagers appartenant à des camps opposés. Quelles sont les informations données par cette scène repoussée dans le temps ? D’abord l’arrogance d’Agolant, pour qui la victoire sur les chrétiens ne fait aucun doute

« Qar s’il estoient de fin acier trempé
N’avroient il en vers moi poesté » (v. 1704-1705),

10mais aussi les dissensions à l’intérieur du camp sarrasin lors de la désignation du messager (v. 1706-1753). Gorhant récuse Salatiel (v. 1716-1717), le roi de Béfanie exhorte Agolant à attaquer Charlemagne au plus vite, dans un combat sans nul doute victorieux qui lui assurera la possession de la France (v. 1719-1730), conseil qui fait rire Balant et provoque les soupçons du roi de Val Fleurie (v. 1732-1737).

  • 11 Il a pris la défense de Balant, accusé de trahison au ...

  • 12 Petite inconséquence ici de l’auteur de notre version ...

11Gorhant, sénéchal d’Agolant (v. 741), que nous avons déjà rencontré auparavant11, se présente alors et reçoit l’aval de son maître. C’est un chevalier plein d’allant et sûr de lui : somptueusement équipé, il est prêt à aller « veoir Charlemaigne et Rollant » (v. 1764)12. C’est l’ami de la reine, femme d’Agolant, qui l’incite à faire preuve de vaillance :

« S’onques m’amas, or m’en montre sanblant » (v. 1768).

  • 13 Éd. Cesare Segre, l. LXXVII.

12Il sait pratiquer les jeux et les exercices chevaleresques, est aimé des dames mais s’intéresse surtout à la reine (v. 1783-1784). Un tel portrait n’est pas sans rappeler celui de Margariz de Sibilie dans le Roland13.

13Le récit s’achemine vers une scène héroï-comique : on va assister à la rencontre de deux chevaliers antagonistes cheminant sans le savoir l’un vers l’autre, et cette confrontation qui va suivre comportera des aspects plaisants.

  • 14 Il s’amuse à proposer un échange entre le très beau ch...

14La rencontre commence par une dispute au sujet des chevaux. Naimes, avec ironie, suggère à Gorhant de poursuivre son ascension à pied, afin d’épargner son cheval ; il expose ensuite l’objet de sa mission. Gorhant réplique en exigeant que Naimes lui donne Morel et, comme Naimes ruse et tergiverse14 dans le souci d’accomplir sa mission – il ne donnera pas son cheval avant d’avoir rencontré Agoulant – il passe à l’attaque.

15Ce petit passage (l. 114-115) oriente dans un sens plaisant le motif du défi : Naimes n’attaque pas tout de suite le Sarrasin ; tout à sa mission, il éviterait volontiers un duel. Lorsqu’il s’y résout, répondant à l’assaut de Gorhant, il manifeste sa supériorité : son coup d’épée est si violent

Que li paiens a la teste estonnee,
Qu’il ne vit gote de demi lïuee. (v. 1849-1850)

16Mais Gorhant est un adversaire puissant et courageux ; de plus, il se souvient de son amie, et la lutte reprend, acharnée, jusqu’au moment où les deux combattants s’arrêtent, épuisés. Un dialogue s’engage, favorisé par le fait que Naimes sait bien que le meurtre de Gorhant risquerait de nuire à sa mission (v. 1858-1861), et ce dernier se laisse persuader de renoncer à la lutte, qui pourrait être reportée après l’ambassade.

17Ce petit passage a l’intérêt de manifester, au-delà d’une joute dont le chrétien ne peut que triompher et qui inspire à Gorhant de l’admiration (v. 1874-1875) – comme le spectacle de la cour de Charlemagne l’avait inspirée à Balant (l. 22-23) – l’habileté de Naimes, qui se montre digne de l’éloge que le poète a fait de lui au début de la chanson. Quant à Gorhant, c’est un adversaire redoutable mais loyal, comme le montre son attitude dans le quiproquo plaisant qui accompagne son arrivée au camp d’Agolant (v. 1902-1923). Gorhant est en effet reçu en héros, les Sarrasins et Agolant lui-même croyant que Naimes est son prisonnier ; Gorhant les détrompe sans hésiter, présentant son compagnon comme un messager et reconnaissant sa défaite :

« Tolir li voil son cheval auferrant,
Desfendu l’a molt tres hardiement » (v. 1918-1919).

3. L’ambassade (v. 1934-2133) : amis et ennemis.

  • 15 Éd. cit., l. XXXIV.

18Avant même que Naimes n’ait exposé l’objet de son ambassade, Agolant le menace de mort, et le chrétien tire l’épée, prêt à se défendre. Il reproche à Agolant son attitude et profère son message, d’où un vif échange avec le Sarrasin. Jusqu’ici, le souvenir des premiers moments de l’ambassade de Ganelon, qui est prêt lui aussi à vendre chèrement sa vie, est repérable15. Mais la différence est aussi très nette : Naimes ne s’est pas présenté comme le prince qu’il est, mais comme un pauvre soudoier qui recevra récompense après sa mission (v. 1938-1942). On retrouve ici la logique des réticences de Charles pour le choix d’un messager : un personnage de haut rang court un danger mortel, et c’est pour cette raison que Naimes ruse et dissimule son identité.

19La suite de l’ambassade fait se succéder les péripéties. Arrive Balant, qui reconnaît aussitôt Naimes et calme le jeu : il désarme celui qui l’avait reçu courtoisement lors de son ambassade auprès de Charlemagne, lui promettant assistance guerrière s’il en est besoin et lui passant au cou un manteau somptueux.

20Naimes peut maintenant s’exprimer en messager de l’empereur et non en guerrier prêt à combattre. Il reproche à Agolant son appétit de conquête, voué à la catastrophe, et demande, si le Sarrasin maintient ses prétentions, qu’un jour soit fixé pour une bataille générale ; il écarte hautement la demande de soumission de Charles à Agolant et de conversion à l’islam. On notera que les quatre laisses 124, 125, 126 et 127 renouent en partie avec le système des laisses parallèles, avec un vers d’intonation presque identique pour les trois premières :

Naymes estut devant roi Agoulant (v. 1976)
Devant le roi an estant Naymes fu (v. 1987)
Devant le roi fu Naymes an estant (v. 2005)

21De même une formule proche initie les adresses de Naimes à Agolant, soit à l’intérieur de la laisse :

« Riches rois, sire, avez moi antendu ? » (v. 1997, l. 125)
«  Entendez-moi, riche roi Agoulant » (v.  2007, l. 128)

22soit à l’initiale:

« Agoulant sire, dist Naymes de Baivier » (v. 2019).

23Nous retrouvons dans ces procédés le recours à la répétition lyrique qui donne à ce passage, qui précède la confrontation entre deux univers inconciliables, toute sa majesté ; cette tonalité est relativement rare dans la chanson comme dans la séquence étudiée.

  • 16 Cet espion est nommé Saladin dans L3 (éd. De Mandach, ...

  • 17 Peut-être le poète veut-il aussi rappeler que, malgré ...

24Mais une péripétie nouvelle intervient, avec l’intervention de Sorbrin (v. 2037), qu’Agolant a fait appeler ; il s’agit sans doute du même personnage que l’espion qui a décidé le chef sarrasin à envoyer Gorhant en mission auprès des chrétiens (l. 10716). Interrogé par Agolant sur Charlemagne, Sorbrin énumère les princes français ; il réserve un sort particulier à Girard de Fraite, dont il exalte la puissance tout en soulignant son hostilité à l’empereur. On peut se demander quel est le sens d’une telle évocation, qui n’apprend rien au lecteur : peut-être le Sarrasin veut-il évoquer une faille importante dans le dispositif des chrétiens, de façon à rassurer son seigneur sur ses chances de résister à ses adversaires17. La suite de son propos vise en tout cas à affaiblir les forces de Charlemagne : il déclare reconnaître Naimes de Bavière dans le messager et conseille à Agolant de le faire périr, car sa mort serait une perte considérable pour les chrétiens, alors que sa vie est un danger pour les Sarrasins :

« Ne porriez plus les François esmaier.
Et s’il s’an va, molt vos puet corocier . » (v. 2077-2078).

25Voici donc un coup de théâtre, créateur de suspens : Naimes est plus que jamais en danger au camp d’Agolant. Mais, nouvelle péripétie, Balant, qui est présent, oblige discrètement mais fermement Sorbrin à se taire et prend la défense du messager, en rappelant l’accueil généreux qui lui a été réservé par les Français et en menaçant Agolant d’abandonner son service s’il n’adopte pas la même attitude que Charlemagne. De son côté Naimes, tout en maintenant sa fausse identité

« Je n’ai de terre se molt petitet non » (v. 2106)

26réitère sa demande d’un jour fixé pour la bataille, tout en mettant le Sarrasin en garde contre le grand danger qu’il court en s’attaquant aux chrétiens :

« De cele gent q’avez or an baillie,
Poi s’an ira la ou el fu norrie » (v. 2123-2124).

27Agolant accepte et le jour de la rencontre est fixé au lendemain de la Toussaint.

4. Une reine amoureuse, un adversaire généreux (v. 2134-2288).

  • 18 Le ms. 25529 ne lui donne pas de nom ; certains mss et...

28La mission de Naimes est terminée, et l’épisode pourrait prendre fin ici ; il se prolonge pourtant sur plus de cent vers et développe deux aspects de nature différente. Le premier met en scène une reine amoureuse. Ayant entendu parler du messager, la femme d’Agolant18 le fait mander sous sa tente alors qu’il s’apprête à partir et est séduite par sa beauté, même si ce n’est pas celle d’un tout jeune homme !

Jent ot le cors et bel et acesmé,
Camoisié fu dou hauberc c’ot porté,
Et le chief ot .i. petit fenestré. (v. 2162-2164)

29Elle lui demande s’il est marié et, sur sa réponse négative, lui passe au doigt un anneau magique qui le protégera de tous les dangers. C’est bien un gage d’amour qu’elle lui donne, comme le montre la fin de son propos :

« Se vostre corps a bien le mien amé,
Tote ma vie m’en avrai an chierté » (v. 2191-2192),

  • 19 Le désir de la reine est exprimé de façon beaucoup plu...

30et la dame pleure lorsque Naimes prend congé19. La réaction de celui-ci peut paraître énigmatique :

« Dame, dist il, tant m’avez honoré,
De vos respondre me faites esgaré » (v. 2194-2195),

  • 20 La reine sera donnée pour épouse à Florent, beau-frère...

31mais l’affirmation d’un tel embarras ressemble fort à une dérobade : Naimes se dispense ainsi de répondre à l’aveu amoureux de la reine et demande immédiatement son congé ; on peut donc considérer qu’il est resté insensible à ces déclarations. Lorsque plus tard il retrouvera à Rise la reine amenée auprès de Charles par Girard, il se contentera de rappeler qu’il n’a pas oublié le don de l’anneau (v. 1088820).

  • 21 Éd. cit., l. L.

32On voit ici comment le poète, se souvenant toujours de l’ambassade de Ganelon auprès de Marsile, où Bramimonde promet au Français d’envoyer des joyaux à son épouse21, développe et transforme cette partie de l’épisode. Il montre que le charme du héros chrétien est irrésistible auprès de la reine païenne, mais que ce héros ne se détourne pas de sa mission : il n’est pas question dans Aspremont de faire de Naimes un héros amoureux, qui pourrait prétendre épouser la belle sarrasine une fois la victoire remportée. On pourrait s’étonner qu’il accepte néanmoins l’anneau qu’elle lui donne : toutefois il ne s’agit pas ici de bijoux de grande valeur, mais d’un moyen d’accomplir ses missions avec plus de sécurité.

  • 22 L’éloge du cheval est repris v. 2284-2286. Le rappel d...

33Reste à prendre congé de Balant, et la scène est autrement plus développée que pour la séparation d’avec la reine (v. 2197-2244). Se situant toujours par rapport à l’ambassade de Ganelon, le poète montre que Naimes n’a garde d’accepter pour lui ou pour les siens, contrairement au traître, les cadeaux – pièces d’armement, vaisselle précieuse, destriers – que Balant, par amitié, veut lui offrir (v. 2197-2211). Il accepte en revanche le don d’un cheval magnifique destiné à Charlemagne, cheval dont la description occupe une laisse entière (l. 138, v. 2213-222922) et reçoit la promesse faite par Balant de se convertir. Pas plus que Naimes toutefois, Balant n’est traître à sa cause : il n’abandonnera pas son seigneur dans la confrontation armée qui va suivre (v. 2235-2237, 2279-2283), même s’il ne doute pas de la tournure que prendront les événements :

« Mais je voi bien conment li plaiz penra » (v. 2283) ;

34il prévoit en effet la défaite sarrasine, qui lui permettra de se convertir.

35La scène se termine par une halte dans la tour qui se trouve sur un contrefort de la montagne d’Aspremont ; elle a été fortifiée par Eaumont qui est pour l’instant parti piller la contrée (l. 143-144) et marque la frontière avec la zone occupée par les Sarrasins. Le choix de cet endroit n’est pas laissé au hasard, car Naimes verra dans cette tour le lieu par lequel il faut passer – qu’il faut donc conquérir – pour aller combattre Agolant

36Enfin, au moment où les deux chevaliers se séparent, Naimes fait don à Balant d’une croix, scellant ainsi son amitié avec lui et manifestant la certitude de le voir un jour rejoindre les chrétiens (v. 2265-2275).

5. Une ambassade aux multiples aspects.

37Cette longue séquence est riche d’informations et peut être lue de différentes manières.

385. 1. Elle présente vis-à-vis du contexte une relative autonomie, même si elle répond parfaitement à son objectif premier : permettre à un chevalier chrétien d’aller trouver, au-delà de la montagne d’Aspremont, les Sarrasins et de sonder leurs intentions en leur portant un message. Naimes est arrivé au camp d’Agolant, lui a délivré le message dont il est porteur et un jour a été fixé pour la bataille entre les deux camps ennemis. Mais plusieurs éléments supplémentaires sont également intervenus : un récit d’ascension périlleuse, un dialogue et une joute avec Gorhant, messager d’Agolant, le secours apporté par Balant au cours de l’ambassade, une tentative de séduction de la part de la reine et la conclusion d’une amitié solide entre Naimes et Balant.

39On a donc affaire à un récit qui juxtapose des séquences de tonalité diverse et multiplie les péripéties, sans perdre de vue la finalité de l’action entreprise. L’ascension de Naimes est un récit d’aventures comportant des éléments fantastiques, mais il débouche sur une conclusion d’ordre stratégique : impossible de rejoindre l’ennemi en passant par la montagne, mais bien par la tour dans laquelle Naimes s’est arrêté un moment avec Balant. C’est la conclusion que le héros tire à son retour de mission devant Charlemagne :

« Par Aspremont ne porrons nos monter,
Mes par la tor q’Agoulanz fist fermer » (v. 2318-2319).

40Dès la fin de son ascension, Naimes pensait du reste que l’armée chrétienne ne pouvait gravir Aspremont (v. 1584-1586).

41La rencontre avec Gorhant est de nature à assurer la continuité du récit et participe de la démarche cataleptique fréquente dans la chanson : pendant que tel événement est en cours, un autre a déjà commencé et la narration revient en arrière. Mais cette séquence met par ailleurs en évidence la vaillance de Naimes et son sens tactique : il serait dangereux pour l’accomplissement de sa mission de tuer un Sarrasin avant d’avoir rencontré le chef ennemi.

42L’entrevue avec Agolant, cœur de la séquence, donne lieu à péripéties : dénonciation faite par Sorbrin, secours apporté par Balant ; la profération du message n’est donc pas l’élément unique du passage. La démarche amoureuse de la reine, qui n’ajoute rien à l’ambassade, introduit, en le modifiant, un motif classique des épopées de seconde génération, celui de la Sarrasine amoureuse : elle souligne à la fois la fragilité du camp sarrasin et la loyauté de Naimes. Enfin l’attitude de Balant marque un progrès par rapport à son comportement lors de son ambassade auprès de Charlemagne : la conversion paraissait alors désirable mais impossible :

S’a vilenie ne li fust atorné,
Il s’atornast a la crestïenté (v. 507-508) ;

43La décision est maintenant prise, mais sa réalisation reste soumise aux circonstances (victoire ou défaite des Sarrasins) et à la fidélité de Balant à son engagement vassalique.

44On peut considérer que ce type d’organisation du récit est une des caractéristiques de la chanson d’Aspremont : à plusieurs reprises par la suite, nous nous trouverons en face de séquences jouissant d’une relative autonomie, même si elles se situent dans la continuité logique du récit : les exploits de Girard, le duel qui termine la première partie de la chanson, sont de ce type, servant généralement à mettre en relief un personnage déterminé. Mais l’ambassade de Naimes reste un cas spécifique par son étendue et par la variété des morceaux qui la composent.

455. 2. Le récit progresse, on l’a vu, par juxtaposition de passages, qui ne sont pas tous en eux-mêmes nécessités par l’objectif principal. Le motif de l’ambassade proprement dit, qui décrit une situation périlleuse dans laquelle un messager risque sa vie, est honoré, mais modifié dans son contenu et surtout dans son contexte. Agolant veut en effet faire périr Naimes, comme du reste Charlemagne a voulu frapper Balant (v. 354-355) lors de l’ambassade de celui-ci, mais un assistant s’interpose, là Naimes (v. 356-357), ici Balant (v. 2083 sqq.). Mais l’intervention de Balant apparaît comme une péripétie qui annule l’effet d’une autre péripétie, la dénonciation de Sorbrin.

46Une telle accumulation fait de la rencontre de Naimes avec Agolant le noyau d’un récit d’aventures dont la tonalité générale est moins épique qu’héroï-comique et qui comporte des aspects purement romanesques. L’humour n’est pas absent de la description de Naimes, blotti avec son cheval entre deux rochers et claquant des dents. On le trouve également dans le dialogue entre Naimes et Gorhant qui précède leur combat, dans le quiproquo survenu lorsque les Sarrasins pensent que Gorhant amène Naimes prisonnier, dans la ruse du messager prétendant n’être qu’un pauvre chevalier, ou encore dans les menaces adressées à voix basse à Sorbrin par Balant (v. 2079-2086) : il s’agit à certains moments de véritables scènes comiques. Quant au romanesque, il est sensible dans l’ascension aventureuse de l’Aspremont et dans la déclaration amoureuse de la reine sarrasine

47Il y a donc une sorte de profusion dans l’écriture de la chanson, mais elle utilise aussi des procédés qui la rendent cohérente tout en en modifiant progressivement les données. Naimes trouve dans la montagne l’éperon perdu par Richier, et son jugement antérieur sur son « nourri » est complètement transformé. Les parallélismes, qui permettent d’affirmer un rapport entre deux scènes distantes l’une de l’autre, interviennent dans ces modifications : le face-à-face de Naimes et d’Agolant à Rise est parallèle à celui de Charlemagne et de Balant à Aix, les retrouvailles de Naimes et de Balant renvoient à leur première rencontre et mettent en évidence les transformations affectant les deux scènes.

48On notera, en ce qui concerne la construction du récit, le fait de ne procurer qu’après coup certaines informations : Balant donne à Naimes pour Charlemagne un très précieux cheval blanc, mais le texte ne fait pas mention de ce don lorsque Naimes rend compte de sa mission (v. 2311-2316) : il n’est question que de l’ongle du griffon ; de même nous n’apprendrons qu’au moment de sa mort que Gorhant est le fils de Balant (v. 5060). De telles indications figurent-elles à leur place logique dans le manuscrit copié par le scribe ? Nous pensons plutôt que le poète ne donne certaines indications que lorsqu’elles lui semblent indispensables : justifier l’attitude reconnaissante de Naimes à l’égard de Balant lorsqu’il le fait prisonnier (v. 5101-5116), expliquer la douleur de Balant lorsqu’il voit mourir Gorhant (v. 5059-5062).

495. 3. Ces séquences successives permettent de construire des personnages ou de leur donner plus de complexité. Devenu un héros aventureux, mais aussi un personnage capable de susciter l’amour, sachant manier l’ironie et la ruse aussi bien que les armes, Naimes devient, grâce à cet épisode, un personnage aux talents variés dont on comprend que la chanson veuille le célébrer (v. 3). On n’oubliera pas non plus le rôle de catéchète qu’il avait déjà joué avec Balant à Aix la Chapelle (l. 27-28) et qu’il retrouve, de manière plus brève, en commentant le don d’une croix qu’il fait à Balant (v. 2265-2277).

50Agolant confirme le caractère arrogant et démesuré que son message, porté par Balant, avait déjà révélé (l. 14), mais ses interventions sont au total assez brèves : il n’est certainement pas la figure principale de l’épisode. Gorhant, personnage déjà connu sous un jour favorable pour avoir défendu autrefois Balant, sert de faire-valoir à Naimes et se montre peu capable de retenir l’amour de la reine ; mais il est loyal lorsqu’il introduit Naimes auprès d’Agolant et confirme donc ce que nous savons de lui.

51Plus fouillé, le personnage de Balant confirme les qualités dont il a fait preuve dans l’entrevue d’Aix la Chapelle, mais son rôle est plus important : il sauve la vie de Naimes, témoignant ainsi sa reconnaissance pour la protection que le chrétien lui avait accordée en pareille circonstance et s’engage de manière définitive sur le chemin de la conversion. Il forme avec le conseiller de Charles un couple amical que la suite de la chanson ne fera que resserrer.

52Reste le personnage de la reine, femme au cœur innombrable, dont l’apparition sert ici à mettre en lumière la beauté de Naimes, mais aussi sa fidélité à sa mission, sans oublier la faille que la duplicité de la dame manifeste dans le camp sarrasin. La reine disparaît ensuite du récit jusqu’à la victoire des chrétiens sur Agolant et leur arrivée à Rise où, enfermée avec d’autres femmes nobles dans une tour par crainte de l’amustant qui voulait les faire périr, elle requerra l’assistance de Claires puis de Girard (l. 505 et suivantes) et épousera le beau-frère de celui-ci, Florent.

  • 23 Il connaît notamment des récits sur Girard de Vienne o...

535. 4. Impossible enfin de lire le récit de l’ambassade de Naimes sans y retrouver des échos de la Chanson de Roland. Comme nous l’avons vu, ils manifestent, en même temps que le souci de s’inscrire dans une tradition que le poète connaît bien, la volonté de prendre ses distances avec un modèle révéré. Cette séquence, comme bien d’autres passages de la chanson, illustre donc de manière éclatante la liberté et l’originalité du poète, dont la culture épique est vaste23. Bien différente des premiers textes épiques, où le lyrisme est sensible, Aspremont est à coup sûr une chanson de geste (un récit d’exploits), mais aussi une œuvre alerte et bigarrée, aux perspectives variées.

Notes

1 Le ms. BnF fr 25529 emploie majoritairement la forme « Agoulant ». D’accord avec la tradition manuscrite et avec les œuvres apparentées, nous écrivons « Agolant ».

2 Richier a été formé par Naimes au métier de chevalier.

3 On mesure dès ce moment les ressemblances et les différences de ce passage avec la scène de la désignation d’un ambassadeur auprès de Marsile dans la Chanson de Roland (l. XVII-XXVI). Ganelon est un personnage de premier plan, et non un « pauvre chevalier » ; sa désignation est cause du drame de Roncevaux, alors que celle de Richier n’entraîne aucune conséquence dans la marche générale de l’action.

4 Voir Jacqueline Leclercq-Marx, « Drôles d’oiseaux : la caladre, le phénix, la sirène, le griffon et la serre dans le Physiologus, les bestiaires et les encyclopédies du XIIIe siècle », dans Déduits d’oiseaux au Moyen Âge, sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne, Presses de l’Université de Provence, 2009, p. 163-178. En ligne : https://books.openedition.org/pup/4281 (page consultée le 7 novembre 2019).

5 Premier quart du XIIe s., édition-traduction de Ian Short, Union générale d’éditions, 10/18, Bibliothèque médiévale, 1984, visible sur Google, avec des illustrations de Dominique Tixhon.

6 Voir sur Google la traduction de ce texte de la fin du XIIe siècle par Jean Carles et Claude Lecouteux. En ligne : https://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/cetm/ernst/ernst.htm (page consultée le 7 novembre 2019).

7 Notons que l’évocation de la neige et du froid sur l’Aspromonte ne relève pas de la fiction : le sommet le plus élevé est le Montalto, qui culmine à 1956 m. d’altitude, et il existe aujourd’hui une station de ski à Gambarie, dont le domaine se situe entre 1350 et 1700 m.

8 Cet ongle serait conservé à Compiègne ; voir aussi v. 2314-2316.

9 Le jeune Roland fera, à la fin de la première partie de la chanson, le meilleur usage de ce destrier remarquable (v. 5117-5122).

10 Voir « Aspremont », Romanische Forschungen 60, 1947, p. 27-67, repris dans Zur romanischen Literaturgeschichte, München, 1967, p. 356-387.

11 Il a pris la défense de Balant, accusé de trahison au retour de son ambassade (l. 42).

12 Petite inconséquence ici de l’auteur de notre version : il connaît la Chanson de Roland et le lien étroit qui unit le héros et son oncle, mais oublie que Roland, à ce moment du récit, ne peut encore être nommé par les Sarrasins, puisqu’il n’est pas encore entré en scène.

13 Éd. Cesare Segre, l. LXXVII.

14 Il s’amuse à proposer un échange entre le très beau cheval blanc de Gorhant (voir les v. 1818-1822) et son propre cheval, dont le nom (Morel) dit bien la robe noire.

15 Éd. cit., l. XXXIV.

16 Cet espion est nommé Saladin dans L3 (éd. De Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, t. iv, « Chanson d’Aspremont », Genève, Droz, 1980, v. 2677), mais ce ms. ne comporte pas d’intervention d’espion au cours de l’ambassade de Naimes. Sorbrin a déjà été nommé dans notre version de la chanson lorsque Balant met en question la réussite de l’entreprise d’Agolant, prédite par ce personnage : « Mar acointa rois Agoulanz Sorbrins / Qui de ceste uevre li a esté devin / Qu’il viaut que cist soient a lui anclin » (v. 402-404).

17 Peut-être le poète veut-il aussi rappeler que, malgré son départ pour la croisade, Girard reste un adversaire potentiel pour Charlemagne.

18 Le ms. 25529 ne lui donne pas de nom ; certains mss et la prose de David Aubert la nomment Anfelise.

19 Le désir de la reine est exprimé de façon beaucoup plus crue dans le ms. W, édité par Louis Brandin (La Chanson d’Aspremont, CFMA 1970 [1923]), v. 2635-2642 : la dame mettrait volontiers Naimes dans son lit.

20 La reine sera donnée pour épouse à Florent, beau-frère de Girard, après s’être convertie.

21 Éd. cit., l. L.

22 L’éloge du cheval est repris v. 2284-2286. Le rappel de ce don sera fait lors de l’adoubement de Charlemagne (v. 3531-3532) puis au moment de la capture de Balant par Naimes : « A Charlemaigne donas le cheval blanc » (v. 5109).

23 Il connaît notamment des récits sur Girard de Vienne ou de Fraite et sur Ogier le Danois.

Pour citer cet article

François Suard, «Aspremont, v. 1549-2333 : l’ambassade de Naimes auprès d’Agolant», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 16/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=511.

Quelques mots à propos de :  François Suard

François Suard, professeur émérite à l’Université de Nanterre, est spécialiste de la chanson de geste française. Il est l’éditeur de l’œuvre au programme. Éditeur et traducteur de plusieurs autres chansons de geste, il a en outre publié le Guide de la Chanson de geste et de sa postérité littéraire, Paris, Champion, 2011.

Partager cet article