Moyen Âge
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Jean-Claude Vallecalle

Aspremont, ou la guerre sans fin

  • 1 Chateaubriand, Génie du Christianisme, éd. Maurice Reg...

  • 2 Aspremont, chanson de geste du xiie siècle, éd. Franço...

  • 3 Dominique Boutet, Formes littéraires et conscience his...

1Chateaubriand, pour qui « il n’y a, dans les temps modernes que deux beaux sujets de poème épique, les Croisades et la Découverte du Nouveau Monde », aurait sans doute trouvé quelque mérite à la chanson d’Aspremont. Cette chanson de geste, qui célèbre la lutte de la chrétienté contre la paienie, ne confirme-t-elle pas son idée « qu’on peut faire quelque chose d’excellent sur un sujet chrétien1 » ? En effet, quels que soient leur vaillance et leurs exploits, la grandeur de ses héros qui, en Italie du sud, affrontent et surmontent l’invasion sarrasine tient d’abord à leur engagement au service de Dieu. Le pape lui-même proclame que leur combat pour la défense de la chrétienté a la dignité d’une réponse au sacrifice du Christ : « Faisons por Lui ce qu’Il por nos fait a2 ». Et la croisade, « moyen de rapprocher les deux Cités augustiniennes3 », est perçue tout au long du récit comme la défense d’un ordre à la fois politique et transcendant. Le conflit des deux empires qui, l’un et l’autre, aspirent à l’universalité, offre ainsi une concrète dimension terrestre à l’affrontement surnaturel du bien et du mal.

  • 4 Voir François Suard, « Aspremont : l’épique, le tragiq...

  • 5 André de Mandach, Naissance et développement de la cha...

  • 6 Voir F. Suard, « Girart de Bourgogne dans la tradition...

  • 7 Voir Roelof van Waard, Études sur l’origine et la form...

  • 8 A. Corbellari, « Parcours du désir et de la cruauté da...

  • 9 Voir Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans la...

2Cependant, cette conception stylisée ne réduit pas l’action d’Aspremont à un fil conducteur unique4. Et cette « chanson de croisade par excellence5 » intègre des développements narratifs secondaires, qui débordent le cadre de la guerre sainte et illustrent la complexité d’un monde soumis à d’autres tensions. En particulier, l’inimitié entre Charlemagne et Girart de Fraite, qui met en cause l’autorité impériale et même pontificale (v. 1038-1043 et 11133-11136), et donc l’unité des serviteurs de Dieu, révèle une fragilité, et la présence redoutable du désordre au sein même du camp chrétien. Leur rivalité demeure certes latente – ou du moins discrète (v. 2853-2861) –, tant qu’il leur faut combattre le commun ennemi sarrasin, mais la guerre désastreuse, et annoncée très tôt (v. 1181-1184), qui doit les opposer aura bien lieu, plus tard et dans d’autres textes de la geste6. Car l’intégration cyclique du poème a pour effet d’en multiplier les perspectives narratives et de l’inscrire dans une représentation plus large de l’Histoire, qui en nuance la signification. Les brillantes enfances de Roland et de ses jeunes compagnons ne trouvent leur sens que dans l’implicite certitude des batailles futures et du drame de Roncevaux, si fréquemment évoqué en filigrane dans le poème7. L’optimisme et le triomphe de la croisade ne peuvent dissimuler une sorte d’insatisfaction ou d’inquiétude, et peut-être est-ce le sens du « surplus de désir » dont Alain Corbellari décèle divers signes dans le texte, « façon subtile d’insinuer que dans ce concert trop parfait donné à la gloire de l’empereur à la barbe fleurie, une certaine dimension de rêve […] doit nécessairement être sacrifiée8 ». Peut-être, en effet, est-ce bien un rêve que l’épopée carolingienne élabore, en même temps qu’elle le dissipe car elle exalte un modèle d’ordre qui implique la permanente nécessité de la guerre, et donc l’inévitable renaissance – ou plutôt ré-émergence9 – du mal, moteur même de l’Histoire.

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3Dans sa dimension spirituelle, la croisade est un élan vers Dieu et une promesse de salut. Le combat pour « crestïentez tenir et essaucier » (v. 8160) a la valeur rédemptrice d’un « pelerinage » : « bien vos est avenu » dit le pape aux barons, car ceux qui ont « an grant pechié geü » en seront « tuit quitement asolu » (v. 797 et 772-776). Mieux encore, celui qui

… le martire voldra por Deu soufrir,
Dex li a fait son paradis ouvrir (v. 3589-3590),

  • 10 La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, GF-Fla...

  • 11 Voir Paul Alphandéry et Alphonse Dupront, La Chrétien...

4et Girart lui-même adresse à ses vassaux un semblable discours (v. 4484-4487). C’est là le reflet épique, bien connu depuis la Chanson de Roland10, d’une position fort claire de l’Église11 :

  • 12 André Vauchez, La Spiritualité du Moyen Âge occidenta...

La conception de la croisade comme Opus Dei, en conférant à l’action guerrière un rôle actif dans la vie de l’Église, offrit à la chevalerie un moyen de participer directement aux grâces du salut, sans avoir à renoncer à son état et à ses valeurs propres12.

5Cependant à Aspremont certains guerriers en poussent à l’extrême la conséquence, en choisissant de mourir plutôt que d’accomplir une mission qui sauverait leur troupe, face à une armée jugée – à tort, mais ils l’ignorent – menaçante. Quand Salemon leur demande de partir chercher des renforts, quatre barons refusent successivement, en proclamant leur volonté d’accéder d’emblée au martyre :

  • 13 Aspremont, v. 3288-3289. Une attitude si extrême est ...

« Car mialz voil estre de Sarrazins ocis
Et m’ame soit ou seint Deu paradis13. »

6C’est préférer à la victoire collective de la chrétienté, objectif terrestre de la croisade, le salut éternel mais personnel obtenu par un sacrifice immédiat : au cœur de la guerre sainte surgit ainsi ce que l’on attendrait le moins, une forme d’individualisme. Pourtant, dans son excès fanatique, l’épisode se veut d’abord un exemple insurpassable d’abnégation, qui illustre avec éclat l’intensité d’un mouvement vers l’absolu. Et son ambiguïté est celle d’un modèle qui associe l’action humaine, à travers la temporalité et les péripéties d’ici-bas, à une aspiration radicale à sortir de l’Histoire.

7En effet, en même temps qu’elle inscrit la guerre dans une perspective spirituelle et prône une forme chevaleresque, et donc quelque peu paradoxale, de contemptus mundi, la geste exalte un ordre politique ancré dans les plus concrètes réalités terrestres. L’espoir de la rédemption n’exclut pas le goût des richesses profanes : après la première bataille contre Eaumont,

De grant avoir (i) orent no Fransois tant,
Tous lo linaiges iert riches demennant (v. 2663-2664),

  • 14 Voir Paul Bancourt, Les Musulmans dans les chansons d...

  • 15 La Chanson d’Aspremont, éd. Louis Brandin, Paris, Cha...

  • 16 Philipe Haugeard, Ruses médiévales de la générosité. ...

  • 17 Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur, ou le roi im...

  • 18 Voir M. Bonansea, op. cit., p. 305-337.

8et la version de Wollaton Hall ajoute une scène, stéréotypée14 mais fort significative, de destruction des idoles païennes, dont les guerriers chrétiens se partagent le métal précieux15. Cependant la largesse de l’empereur qui leur abandonne « l’avoirs » – « cuites le vous rent » leur dit-il (v. 2710) –, n’est pas seulement, comme il y insiste (v. 2708-2725), la juste récompense de leurs efforts et de leurs sacrifices, elle « remplit une fonction avant tout politique16 ». Au début du poème, l’ample discours de Naimes, « véritable miroir des princes17 », aussi bien que l’exhortation adressée au pape par l’archevêque Turpin (v. 70-96, 124-138), associent explicitement la générosité du seigneur ou de l’Église à la cohésion de la société féodale, et donc au fondement même du pouvoir. Charlemagne promet de distribuer les conquêtes à venir, « Mais itant faites que de moi les teigniez » dit-il à ses vassaux (v. 180). Le tableau de la cour impériale – tableau plutôt que scène –, figée dans une immobilité majestueuse et sereine, célèbre l’harmonie d’une communauté idéale : « Souz ciel n’a home qui vos ost corocier » dit Naimes à l’empereur (v. 52). Et cette image de puissance illustre le rêve d’un monde à la fois unique et unifié18.

  • 19 La Chanson de Roland, éd. cit., v. 1015.

  • 20 Voir Gerard J. Brault, « Le portrait des Sarrasins da...

  • 21 Aspremont, v. 101 et 146 : « Car amprés Deu a il sor ...

  • 22 D. Boutet, Charlemagne et Arthur, op. cit., p. 208.

9Un monde unique, car la vocation même de la chrétienté militante est d’en réduire la structure bipartite : fondamentalement, comme le proclame un vers célèbre de la Chanson de Roland, « Paien unt tort e chrestiens unt dreit19 ». Et même si, en une sorte d’image projective20, c’est à Agolant qu’est attribuée une volonté de conquête universelle, l’effort de la croisade ne peut avoir d’autre sens et d’autre visée que d’effacer l’altérité de cette communauté illégitime et mauvaise que constitue la paienie. Mais cela implique aussi un monde unifié car la chrétienté elle-même ne saurait être divisée, non plus que l’autorité de celui « Qui amprés Deu a de toz la valor », comme le dit et le répète Naimes21. « L’idéologie de la Chanson d’Aspremont, note Dominique Boutet, est foncièrement favorable à la royauté, […] comme si, en ce xiie siècle finissant, la seule doctrine capable de résoudre les tensions de façon cohérente était celle qui fait du roi la référence unique. » Et même si cette conception « combine » des éléments divers, « idéologie féodale […], théocratie royale […], modèle courtois22 », c’est la situation de croisade qui lui donne ici toute sa force et, à la fois, en dessine la limite. À cause d’elle, et malgré leur inimitié, Girart accorde à Charles la primauté, mais une primauté temporaire comme il tient à le spécifier :

« Et vos soiez meshui nostre avoez,
Tant que aions cest besoing trespassez. » (v. 3496-3497)

  • 23 F. Suard, « Girart de Bourgogne dans la tradition épi...

10À la fin du poème, le retour du « rebelle […] à ses errements précédents23 » confirmera simplement que seule la guerre sainte, participation terrestre au projet providentiel, pouvait pendant un moment donner consistance au rêve d’un empire chrétien uni et pacifié.

  • 24 G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, vol....

11L’ordre politique et religieux dont Naimes célébrait le modèle, au début du récit, dévoile en effet sa fragilité aussitôt que s’engage l’action. Car Aspremont, comme nombre de chansons de geste, se nourrit d’une double et paradoxale aspiration : d’une part le souhait, ou le mirage, d’un monde harmonieux, calme et exempt de tensions, en quelque sorte à l’abri des soubresauts de l’Histoire ; d’autre part l’irrésistible tentation belliqueuse qui relance constamment le tumulte des affrontements humains. Celle-ci, sans doute, est inévitable car, comme le disait Hegel, « la situation qui convient le mieux à la poésie épique est caractérisée par les conflits de l’état de guerre24 ». Aussi l’image d’une cour paisible et d’un empereur incontesté, qui ouvre le poème, n’est-elle guère qu’une passagère illusion, bientôt dissipée non seulement par l’invasion païenne, mais aussi par la querelle des chefs et même par l’indiscipline, certes bénéfique, de Roland et de ses jeunes amis. En fait, déjà avant l’arrivée de l’ambassadeur païen, les barons percevaient, non sans quelque impatience, l’incomplétude de l’empire et la nécessité de la croisade (v. 174-176). Surtout, il ne suffit pas que celle-ci triomphe pour que s’établisse la sérénité d’un ordre stable et définitif. Aussitôt les Sarrasins vaincus, Charles juge nécessaire d’engager – ou de rallumer – contre Girart un autre conflit, à l’intérieur même de la société chrétienne :

E l’empereres a .I. petit pensé ;
.I. poi sorrist et a le chief crollé :
« Se je puis vivre longuement par aé,
De l’un de nos avrai l’orgueil osté. » (v. 11151-11154)

  • 25 Voir Philippe Ménard, « Tenir le chief enclin, crosle...

  • 26 La Chanson de Roland, éd. cit., v. 3999-4001.

12Un étrange sourire accompagne ici un mouvement de la tête en quelque sorte codifié et traditionnellement lié au déplaisir et à la colère25, comme si, loin de ressentir la même lassitude qu’à la fin de la Chanson de Roland26, l’empereur éprouvait une farouche délectation à l’idée des batailles à venir. Or de manière comparable, au début d’Aspremont, après le topique éclat de fureur suscité par l’ultimatum de Balan (v. 354-363), « Li empereres an a grant joie eü » (v. 764). Si la guerre féodale lui inspire, tout autant que la croisade, cette curieuse association de joie et d’agressivité, n’est-ce pas qu’il les envisage dans une semblable perspective ? L’une et l’autre, à ses yeux, servent un même projet, visent à instaurer par la force un seul ordre politique, à éliminer toute forme d’altérité, aussi bien la différence de ceux qui ne sont pas chrétiens, que la dissidence chez ceux qui le sont.

  • 27 M. Bonansea, « Ambiguïtés de la guerre épique », La F...

13Mais un tel modèle ne saurait s’établir sans résistance lorsque s’estompe la visée spirituelle propre à la guerre sainte. Girart, une fois acquise la victoire chrétienne, refuse fermement de sacrifier son indépendance à quelque ordre collectif que ce soit, lui qui, de l’aveu même de Turpin, est fils de roi, « estreiz trestoz d’empereors », sans autre seigneur que Dieu (v. 937-940). Si, après avoir d’abord exclu de défendre la chrétienté pour ne pas servir l’empire, il a pu se résoudre à collaborer un temps avec Charles, c’était uniquement « por amor Dé » (v. 11144). Son « système de valeurs », comme le montre Marion Bonansea, « ne s’oppose […] pas directement à une perspective spirituelle mais il achoppe à un ordre politique27 ». C’est pourquoi les deux principaux fils narratifs du poème, les deux conflits qui en structurent l’action sont, en définitive, étroitement liés, et sans doute rendus l’un et l’autre – l’un à l’autre – nécessaires. Car, dans la conception du monde illustrée par Aspremont, la guerre ne peut que se perpétuer : l’établissement ici-bas d’un ordre idéal n’est-il pas un objectif jamais pleinement accessible, dont la quête se heurte nécessairement à la temporalité terrestre ?

  • 28 Voir A. Adler, Epische Spekulanten. Versuch einer syn...

  • 29 Micheline de Combarieu du Grès, L’Idéal humain et l’e...

14La geste épique s’inscrit en effet dans une Histoire générale de l’humanité, tout entière orientée vers l’accomplissement du dessein providentiel : chaque poème, chaque épisode est un moment de cette lutte permanente pour faire triompher la cause de Dieu, qui ne trouvera un terme qu’avec la parousie. L’univers où se développe la destinée des héros constitue, en quelque sorte, un espace-temps commun, qu’Alfred Adler, faisant volontairement abstraction des spécificités chronologiques, avait pu choisir d’envisager comme un contexte synchronique global28. Cet ensemble de récits constitue une histoire constamment inachevée, où « les victoires, toujours chèrement acquises, ne deviennent jamais un succès définitif. On remporte des batailles, on en perd également, mais jamais on ne gagne la guerre29 ».

15C’est pourquoi la fin d’Aspremont n’est pas la fin de l’action. Après la défaite et la mort d’Agolant, la conversion et le mariage de la reine païenne, l’établissement de nouvelles solidarités féodales, le trouvère peut bien dire « D’or an avant l’estoire fineront » (v. 11170), la clôture n’est qu’apparente, et tout le poème laisse deviner d’autres affrontements à venir, dans d’autres récits. Les démêlés que l’on pressent entre Charlemagne et Girart illustreront la difficulté de surmonter les divisions internes de la chrétienté. Et la carrière héroïque promise à Roland annonce la nécessité de reprendre sans cesse le combat contre le mal.

  • 30 Voir J. Flori, La Guerre sainte, op. cit., p. 339-343...

  • 31 E. Dehoux, op. cit., p. 63.

  • 32 W. Calin, art. cit., p. 344.

16C’est ce qui rend fort riche de sens l’intervention, sur le champ de bataille, de saint Georges et des autres guerriers célestes. Comme à Antioche, selon certains récits de la première croisade30, ils apportent à l’armée chrétienne un secours qui confirme évidemment la justification religieuse de la guerre sainte, en même temps que leur caractère et leur ethos de chevaliers légitiment cette prééminence des combattants sur les clercs que célébrait, dès ses premiers propos, l’archevêque Turpin (v. 105-127). Saint Georges à qui est accordé « le premier cop dou champ » et qui transmet ce privilège à Roland, saint Maurice « qui ert confanoniers » (v. 8133-8134, et 8205), dévoilent un monde surnaturel qui ressemble à la société aristocratique. Et, inversant le mouvement de ces barons que l’on voyait trop impatients d’accéder au martyre, ils coulent en quelque sorte la transcendance dans l’Histoire. Cependant l’aide surnaturelle ainsi apportée à l’armée chrétienne prend une signification particulière car saint Georges marque, à l’égard de Roland, une prédilection qui doit moins aux souvenirs de la première croisade qu’à la perspective de Roncevaux. Non seulement elle encourage une « dévotion […] plus personnelle31 », mais le patronage de l’envoyé céleste établit entre eux un jeu de reflets qui a la fonction d’une prédestination. Le jeune guerrier, qui fait de « Saint Georges ! » son cri de guerre (v. 8156-8157), reçoit d’emblée un statut héroïque. Et, implicitement promis à un glorieux martyre, il deviendra, à l’instar du saint mais dans le monde terrestre, le parangon de la lutte au service de Dieu. Aspremont, disait William Calin, « est une méditation continue sur le Roland32 ». Mais, en raison même de l’indéfinie permanence du schéma spirituel et guerrier qu’elle implique, cette méditation est aussi une méditation sur l’Histoire.

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  • 33 Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. Annette Brass...

  • 34 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil...

  • 35 D. Boutet, Formes littéraires et conscience historiqu...

17Les chansons de geste revendiquent souvent de façon fort explicite une vérité qui leur est propre, et que Jean Bodel, par exemple, oppose à la vanité ou même à la sagesse des matières arthurienne ou antique33. Et, comme nombre de trouvères, le poète d’Aspremont invoque brièvement l’autorité de « la geste » et le modèle d’une « haute estoire » (v. 16, 3974). Mais plus qu’à ces références vagues et stéréotypées, la vérité qu’il confère à son récit tient à la conception même du sujet, qui déborde les limites d’une œuvre close, fût-elle cyclique. La destinée des héros s’inscrit dans le mouvement perpétuel d’une Histoire toujours vivante, dont le poème propose une représentation stylisée en associant, selon les mots de P. Zumthor, « une adhésion à un passé fictif » et « l’intensité d’un présent désidéral34 ». Et la permanente nécessité de la guerre, le rêve à jamais inaccompli d’un ordre politique d’unicité et d’unité, trouvent leur justification ambiguë dans le projet providentiel et dans « la conviction que la marche de l’Histoire conduit à la réalisation de la Cité de Dieu35 ». Mais n’est-ce pas, en définitive, que pour le poète et son public comme, sans doute, pour les clercs de leur temps, tout cela n’est pas seulement littérature ?

Notes

1 Chateaubriand, Génie du Christianisme, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, 1978, II, 1, ch. 2, p. 629 et 631.

2 Aspremont, chanson de geste du xiie siècle, éd. François Suard, Paris, Champion Classiques, 2008, v. 7230. [Ci-après : Aspremont]

3 Dominique Boutet, Formes littéraires et conscience historique aux origines de la littérature française (1100-1250), Paris, PUF, 1999, p. 34.

4 Voir François Suard, « Aspremont : l’épique, le tragique, l’aventureux », Les Chansons de geste. Actes du XVIe Congrès International de la Société Rencesvals, dir. C. Alvar et J. Paredes, Grenade, Editorial Universidad de Granada, 2005, p. 615-634.

5 André de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, III, Chanson d’Aspremont, Genève, Droz, 1975, p. 2.

6 Voir F. Suard, « Girart de Bourgogne dans la tradition épique », L’Épopée médiévale et la Bourgogne, dir. M. Ott, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2006, p. 125-139.

7 Voir Roelof van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, Groningen, Wolter, 1937, notamment p. 140-143 ; William Calin, « Problèmes littéraires soulevés par les chansons de geste : l’exemple d’Aspremont », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, 1987, t. 1, p. 340-347 ; F. Suard, « Le Roland comme modèle épique », Olifant, 25. Special Issue : Epic Studies. Acts of the 17th International Congress of the Société Rencesvals, 2006 (2008), p. 412-415.

8 A. Corbellari, « Parcours du désir et de la cruauté dans la Chanson d’Aspremont », L’Épopée romane. Actes du xve Congrès international Rencesvals, Université de Poitiers, CESCM, 2002, t. i, p. 472-473.

9 Voir Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose, Paris, Champion, 2016, p. 150-188.

10 La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, GF-Flammarion, 1993, v. 1127-1135.

11 Voir Paul Alphandéry et Alphonse Dupront, La Chrétienté et l’idée de croisade, Paris, Albin Michel, t. 1, 1954, p. 16-18 ; Jean Flori, La Guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, 2001, p. 334 sq. ; Steven Runciman, Histoire des croisades. 1095-1188, Paris, Tallandier (Texto), 2013, t. 1, p. 88-94.

12 André Vauchez, La Spiritualité du Moyen Âge occidental, viiie-xiie siècles, Paris, PUF, 1975, p. 73.

13 Aspremont, v. 3288-3289. Une attitude si extrême est sans doute propre à l’épopée, et n’apparaîtra guère, plus tard, dans le roman en prose (cf. François Suard, Guillaume d’Orange. Étude du roman en prose, Paris, Champion, 1979, p. 412).

14 Voir Paul Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1982, t. 1, p. 408.

15 La Chanson d’Aspremont, éd. Louis Brandin, Paris, Champion, 1970, v. 3443-3466. Il s’agit du passage correspondant à la laisse 166 de l’édition publiée par F. Suard.

16 Philipe Haugeard, Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2013, p. 221.

17 Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur, ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, p. 206.

18 Voir M. Bonansea, op. cit., p. 305-337.

19 La Chanson de Roland, éd. cit., v. 1015.

20 Voir Gerard J. Brault, « Le portrait des Sarrasins dans les chansons de geste, image projective ? », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, op. cit., t. 1, p. 301-311.

21 Aspremont, v. 101 et 146 : « Car amprés Deu a il sor toz pooir ».

22 D. Boutet, Charlemagne et Arthur, op. cit., p. 208.

23 F. Suard, « Girart de Bourgogne dans la tradition épique », art. cit., p. 135.

24 G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, vol. 4, Paris, Flammarion, 1979, p. 117.

25 Voir Philippe Ménard, « Tenir le chief enclin, crosler le chief, tenir la main a la maisselle : trois attitudes de l’ennui dans les chansons de geste », Actes du ive congrès de la Société Rencesvals, Heidelberg, Winter, 1969, p. 145-155.

26 La Chanson de Roland, éd. cit., v. 3999-4001.

27 M. Bonansea, « Ambiguïtés de la guerre épique », La Faute dans l’épopée médiévale. Ambiguïté du jugement, dir. B. Ribémont, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 237.

28 Voir A. Adler, Epische Spekulanten. Versuch einer synchronen Geschichte des altfranzösischen Epos, Munich, Fink, 1975.

29 Micheline de Combarieu du Grès, L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste, des origines à 1250, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1979, t. I, p. 52.

30 Voir J. Flori, La Guerre sainte, op. cit., p. 339-343 ; Esther Dehoux, Saints guerriers. Georges, Guillaume, Maurice et Michel dans la France médiévale (xie-xiiie siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 32-34, qui rappelle que ce thème bien connu a une source biblique et se retrouve en d’autres circonstances légendaires. Une semblable intervention est aussi attribuée à saint Jacques, en Espagne, à la bataille de Clavijo (cf. Adeline Rucquoi, « Clavijo : Saint Jacques matamore ? », Compostelle. Cahiers d’Études, de Recherches et d’Histoire compostellanes, 10, 2007, p. 48-58).

31 E. Dehoux, op. cit., p. 63.

32 W. Calin, art. cit., p. 344.

33 Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. Annette Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 6-11.

34 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 29.

35 D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique, op. cit., p. 33.

Pour citer cet article

Jean-Claude Vallecalle, «Aspremont, ou la guerre sans fin», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 16/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=512.

Quelques mots à propos de :  Jean-Claude Vallecalle

Jean-Claude Vallecalle, professeur émérite à l’Université de Lyon II (CIHAM-UMR 5648), est spécialiste de l’épopée française et franco-italienne. Il est notamment l’auteur de Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale, Paris, Champion, 2006.

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