XVIe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019
Plan de l'article
1Pour un humaniste, il va de soi qu’un bon sujet tragique doit avoir quelque chose de scandaleux. Même s’il est un des premiers écrivains français à s’appuyer explicitement sur La Poétique d’Aristote, Jean de la Taille précise néanmoins une idée commune quand il définit l’argument type d’une tragédie :
1 Jean de la Taille, « De l’art de la Tragedie », dans Sa...
Son vray subject ne traicte que de piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans : et bref, que larmes et miseres extremes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturellement et par raison commune, comme d’un qui mourroit de sa propre mort, d’un qui seroit tué de son ennemy, ou d’un qui seroit condamné à mourir par les loix, et pour ses demerites : car tout cela n’esmouveroit pas aisément, et à peine m’arracheroit il une larme de l’œil, veu que la vraye et seule intention d’une tragedie est d’esmouvoir et de poindre merveilleusement les affections d’un chascun, car il faut que le subject en soit si pitoyable et poignant de soy, qu’estant mesmes en bref et nument dit, engendre en nous quelque passion1.
2Le malheur tragique doit être le fruit d’une causalité extraordinaire. Il doit frapper un prince qui ne semble pas avoir mérité traitement aussi sévère, et il doit l’écraser sous une catastrophe telle que le seul résumé suscite l’horreur. L’efficacité pathétique de la tragédie n’est pas seulement une exigence poétique : elle doit susciter une interrogation sur la justice d’un événement aussi cruel, ainsi que sur ces causes, puisque l’une comme les autres apparaissent obscures. Le propre de la tragédie est de confronter le spectateur à un désastre épouvantable, tout en refusant d’en dégager un sens ou d’indiquer un moyen d’en sortir, d’en rendre raison d’une manière qui suggérerait que la situation ne se reproduira plus. Toute la pédagogie tragique consiste même à rappeler qu’un malheur aussi épouvantable que celui qui frappe les personnages peut toujours advenir dans la réalité des spectateurs : rien n’est plus menacé qu’une situation heureuse, plus exposé à une contre-attaque du malheur. Hécube ne dit pas autre chose à l’ouverture de La Troade (v. 1-10), quand elle invite les spectateurs à considérer les ruines de Troie comme illustration exemplaire de l’instabilité générale des choses du monde. Cette lucidité est sans doute la condition d’une prudence censée éviter ou atténuer de tels revers ; mais elle implique aussi que la fatalité est toute puissante, et que toute la prudence du monde ne saurait garantir de ses caprices. La tragédie jette ainsi un doute sur le sens de l’Histoire, sur l’existence ou non d’une intention ou d’une justice à l’œuvre qui déterminerait le cours des événements.
3Pour examiner la question d’une intention à l’œuvre sous les événements – fatalité, Fortune ou Providence – dans les tragédies de Garnier, on peut partir d’une analyse du monologue que prononce l’ombre d’Égée à l’ouverture d’Hippolyte. Le spectre annonce les catastrophes à venir, et il résume ainsi l’argument de la tragédie, en distinguant deux puissances qui jouent leur jeu dans la mécanique fatale : le « destin » de Thésée et le « sort » d’Hippolyte. Ces deux notions réapparaissent plusieurs fois dans Hippolyte et La Troade et leurs diverses occurrences permettent, non seulement de clarifier leurs définitions respectives et leurs différences, mais aussi d’analyser la logique des arguments des deux pièces.
Destin et sort dans le monologue d’Égée
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2 On peut lire cet « argument des actes » dans R. Garnier...
4En 1579, dans la première édition d’Hippolyte, Garnier a placé en tête de sa tragédie un « argument des actes2 » qu’il remplacera dans les éditions ultérieures de la pièce par une présentation plus conventionnelle du « suget de cette tragedie » (p. 70-71). L’« argument » initial ne se contente pas de résumer largement l’histoire dont la tragédie représente le dénouement : ce sont les moments de cette histoire qu’il a choisi de représenter que Garnier détaille acte par acte et il révèle ainsi sa conception du spectacle tragique en mettant en évidence la manière dont il découpe et organise ces noyaux dramatiques fondamentaux. Il ne résume pas l’intrigue en déroulant la suite des actions qui s’y produisent mais il passe en revue les principaux actes de parole que les personnages accomplissent successivement au fil de la pièce :
3 Formules tirées de l’« argument des actes », ibid., p. ...
Hippolyte parle puis apres, qui raconte […]
Phedre se plaint de son tourment […]
Sa Nourrice s’efforce de lui arracher cette folle fantaisie de l’esprit : mais voyant qu’elle deliberoit mourir […], luy conseille […]
La Nourrice aborde Hippolyte, et tasche de le divertir de sa maniere de vivre […], et luy conseille […]
Hippolyte luy contredit, blasmant l’oysiveté3 […]
5Garnier résume les discours que tiennent les personnages et, conformément à une conception rhétorique de la tragédie, il envisage le jeu et la mise en scène comme le surplus spectaculaire que produit l’action oratoire, comme la plus-value du discours.
6Pour présenter le premier personnage qui apparaît dans la pièce, il écrit : « Au premier Acte est introduit en forme de prologue l’ombre d’Égée […]. Il predit les calamitez qui adviendront à son fils et à sa maison4 ». Au théâtre, le prologue ne désigne pas un texte que l’auteur écrit pour présenter son œuvre : c’est un rôle, c’est-à-dire à la fois un discours et l’acteur qui doit le prononcer devant les spectateurs pour gagner leur attention et leur présenter les lieux, les personnages et l’action de la pièce qui commence. J’ai souligné ailleurs que l’ombre d’Égée assurait pleinement la construction de l’espace fictif et l’identification des personnages5. Elle précise d’abord qu’Athènes constitue le cadre global de l’action, quand elle juge « l’horrible sejour » (v. 9) des Enfers plus « agreable » (v. 11) que celui de cette « ville Cecropienne » (v. 13) et on peut envisager – même si ce n’est pas nécessaire – qu’il désigne certains éléments du décor quand il apostrophe, à la deuxième personne du pluriel, ses « belles tours » (v. 13) ou « sa forteresse » (v. 16). Vers la fin de son monologue, Égée désigne certainement les lieux spécifiques – les emplacements de l’espace de jeu ou les praticables qui représentent pour toute la durée du spectacle un emplacement de l’espace fictif – où se trouvent respectivement Hippolyte et Phèdre, indiquant par avance aux spectateurs les issues par lesquelles ces personnages feront leur entrée. Quand il prononce le v. 123, « Or je te plain sur tout, ma chere nourriture », il montre le lieu d’Hippolyte et quand il prévoit que celui-ci mourra « par cette Phedre icy » (v. 129), le déictique indique qu’il désigne le lieu de Phèdre.
7Au-delà de l’identification des lieux et des personnages, Égée assume aussi le rôle de présentation du sujet de la pièce qui incombe au prologue. L’« argument des actes » souligne qu’il annonce « les calamitez qui adviendront à son fils et à sa maison », résumant ainsi le sujet de la pièce. Cette formulation suggère que, contrairement à ce que le titre de la tragédie peut laisser attendre, c’est le malheur de Thésée, fils d’Égée, et non pas celui d’Hippolyte, qui constitue l’objet le plus englobant de la représentation. Comme Phèdre, Hippolyte appartient à la « maison » de Thésée, le roi son père, et c’est cette relation qui fait entrer leur malheur dans la sphère tragique. Ils sont placés l’un et l’autre sous la responsabilité suprême de Thésée si bien que la mort de l’un, l’amour adultère et incestueux puis le suicide de l’autre, sont des calamités qui le frappent indirectement, non dans sa personne mais à travers ses proches. Dans cette perspective, Hippolyte représente le malheur d’un roi, conformément à la définition du sujet tragique au xvie siècle, et le drame qui se joue entre Phèdre et Hippolyte prend sens par rapport au malheur fondamental de Thésée, conséquence de sa faute ou cause de sa ruine. L’argument de la tragédie se dédouble et peut être interprété de deux manières : ou bien il représente le malheur de Thésée qui tue son fils, ou bien, le malheur d’Hippolyte, tué à tort par son père. Deux passages qui se font écho, au début et à la fin du monologue d’Égée, confirme ce dédoublement. Avant de retracer l’histoire de Thésée, le spectre évoque le « mechef » (v. 16) qui menace Athènes en la personne de son roi, et s’exclame :
Mais quoy ? c’est le destin, c’est ce mechant destin
Que mesme Jupiter, tant il luy est mutin
Ne sçauroit maistriser.
(Hippolyte, v. 21-23, p. 74.)
8Puis, six vers avant la fin de son monologue, après avoir regretté la mort annoncée d’Hippolyte, il s’exclame de nouveau :
» Mais quoy ? le sort est tel. L’inexorable Sort
» Ne se peut esbranler d’aucun humain effort.
» Quand il est arresté mon enfant que l’on meure,
» On n’y peut reculer d’une minute d’heure.
(Ibid., v. 137-140, p. 78.)
9Le destin renvoie à la logique sous-jacente à l’histoire de Thésée, et le sort à celle d’Hippolyte. On sait que dans la conception humaniste des genres, la tragédie est le miroir des grands et la comédie, celui du peuple ; Garnier réintroduit cette partition hiérarchique au sein même de l’argument tragique, en distinguant la trajectoire fatale du roi et celle de sa maison.
Le destin dans Hippolyte
10Quand l’ombre d’Égée évoque le « mechant destin » – l’adjectif signifie : malheureux, misérable – elle évoque la force qui pousse Athènes et Thésée vers le malheur. Elle constate qu’un « mechef » menace aussi bien la ville (v. 16) que son roi (v. 61). Mais il ne suffit pas d’un malheur royal ou étatique pour constituer le destin, il faut qu’il soit prévisible, c’est-à-dire qu’on puisse le lire comme la conclusion différée d’un processus commencé auparavant. Si le spectre rappelle l’enlèvement des filles de Minos par Thésée, c’est pour évoquer la cause première de la catastrophe que représente la tragédie :
De là tout le malheur, de là tout le meschef,
Qui jà prest de cheoir penche dessur ton chef
Prend source, mon Thésée.
(Ibid., v. 61-63, p. 75.)
11Si la tragédie représente un « malheur », le destin apparaît quand on désigne le moment à partir « de là » où « tout le malheur […] prend source ». Entre cette origine et la conclusion funeste qu’elle appelle, qui constitue proprement l’objet de la représentation tragique, Égée reconnaît la dynamique qui mène de la faute au châtiment.
Thesee, helas Thesee, aujourd’hui le Soleil
Ne sçauroit voir malheur à ton malheur pareil : […]
Pluton gros de vengence, et de colere gros,
Te permet de revoir […]
Ta fatale maison : maison, où les Furies
Ont jusqu’à ton trespas fondé leurs seigneuries. […]
Le severe Minos, et le cruel Pluton,
Tous deux tes outragez, hucheront Alecton,
Megere, Tisiphone, execrables bourrelles,
Pour ribler , forcener, ravager en tes moüelles […]
(Ibid., v. 77-78, 93-96 et 109-112.)
12L’ombre apparaît au début d’une journée (« aujourd’hui ») qui verra s’accomplir le malheur de Thésée. Pour le punir d’avoir enlevé leurs filles ou femme, Minos et Pluton déchaîneront les Furies, exécutrices de la vengeance des dieux, dans son cœur et en sa « maison ». L’amour incestueux de Phèdre constitue précisément le moyen de cette vengeance, l’instrument qu’ont utilisé les Furies pour détruire Thésée en lui faisant détruire sa « maison ». Thésée lui-même reconnaît dans ses dernières paroles qu’il est seul responsable de la mort des siens, quand il regrette d’être revenu des Enfers et envisage d’y retourner :
Puys je vais redescendre, attrainant dans l’abysme
Ma femme et mon enfant, devalez par mon crime :
Je meine ma maison, que j’estois tout exprés
Venu precipiter pour trebucher aprés.
(Ibid., v. 2341-2344, p. 180.)
13Quel « crime » se reproche Thésée ? À ce stade de la pièce, après la mort d’Hippolyte et le suicide de Phèdre, on pourrait envisager qu’il s’agit de la malédiction inconsidérée qu’il a lancée contre son fils (v. 1827-1847), et qui a précipité les morts des membres de sa maison. Toutefois, dès le début de la pièce, alors même que Thésée n’était pas encore revenu des Enfers, l’ombre d’Égée annonçait ces catastrophes comme les châtiments de fautes bien antérieures : Thésée a ravi les filles de Minos et assisté Pirithois dans sa tentative d’enlèvement de la femme de Pluton, dieu des Enfers, et le spectre promet le malheur au roi « pour avoir entrepris sur la couche d’autruy » (v. 90). À l’origine de ce méfait, Égée reconnaît même un sentiment de démesure : « L’humaine nature / Insatiable d’heur convoite outre mesure » sans « s’arreste[r] à mediocrité » (v. 55-57). À l’acte II, la nourrice concède à son tour que la « nature » de Thésée « est de pourchasser toujours quelque aventure » (v. 591-592) et souligne ainsi le désir insatiable du héros. Thésée n’a pas su se satisfaire du bonheur considérable d’avoir tué le Minotaure et d’avoir libéré Athènes du tribut qu’elle devait à la Crète : désireux d’un plaisir plus grand, il a ravi les filles de Minos et, sans doute poussé par un sentiment de puissance, il a transgressé le seuil tabou des Enfers et voulu ravir la femme d’un dieu. Il a ainsi lésé deux personnes, or
» Les Dieux aiment justice, et poursuivent à mort
» L’homme mechant, qui fait à un autre homme tort.
(Ibid., v. 73-74, p. 76.)
14La catastrophe finale de la tragédie peut être interprétée comme un acte de « justice » des dieux, qui adaptent le châtiment de Thésée à la manière dont il a fauté. Pour avoir attenté, ou voulu attenter, aux maisons de Minos et de Pluton, il détruira la sienne. Ravisseur de femmes, il causera la mort de son fils en croyant qu’« il [luy] avoit ravy sa femme, ses amours » (v. 1981). Le destin du roi se confond avec l’accomplissement différé d’une justice supérieure.
Le destin dans La Troade
15Dans La Troade, lorsqu’il veut savoir s’il doit ou non consentir au sacrifice de Polyxène, Agamemnon se tourne vers Calchas, « qui les destins cognoi[t] » (v. 1515) pour savoir « si le destin le veut » (v. 1510), et le devin répond que la mise à mort de la jeune fille est nécessaire pour que les Grecs puissent quitter le rivage de Troie et retrouver leurs familles. Le destin est donc une intentionnalité qui pèsent sur le déroulement des faits pour les orienter, que l’on peut connaître indépendamment d’eux, et qu’il faut accomplir sous peine de sanction. Il s’impose aux rois et gouverne le devenir des nations. Ces éléments correspondent à ceux qu’on a pu dégager d’Hippolyte, à ceci près qu’il n’est plus question ici de justice, ni de tension entre une faute et son châtiment. L’intention fatale ne semble plus tendue vers une fin, comme la punition de Thésée, mais elle veut contrôler le déroulement des faits. L’accent porte maintenant sur un enchaînement nécessaire des événements. C’est également ce que suggère le chœur de l’acte II, qui remonte à l’origine du malheur de Troie pour redescendre le cours des choses jusqu’à la ruine de la ville, qui est la fin, à la fois la conséquence et le but, de tout le processus. Il évoque en effet le moment où Pâris fabriquait un navire :
Dès lors, nostre mechant destin
Brassoit nos futures miseres,
Quand Paris bûchoit le sapin
Pour bastir des naves legeres. […]
Si ces naus n’eussent esté,
Paris n’eust la mer tentée :
Si la mer il n’eust tenté
Il n’eust Sparte visitée :
Si Sparte il n’eust visité
Il eust Helene evitée,
Peste de nostre Cité.
Ainsi par la faute d’un seul
Nous sommes en pleurs continues.
(La Troade, v. 1179-1182 et 1186-1192.)
16Le « mechant destin » – c’est la formule qu’employait déjà l’ombre d’Égé (v. 21) – tient à l’identification rétrospective d’un moment originaire (« dès lors ») à partir duquel s’enclenche le processus qui aboutira aux « futures miseres », qui constituent le présent du locuteur. Entre ces deux moments, les événement s’enchaînent inéluctablement : l’abatage de l’arbre permet la fabrication du navire, qui permet le voyage à Sparte et la rencontre d’Hélène, dont l’enlèvement sera cause de la guerre de Troie, au terme de laquelle la ville sera ruinée. Il n’y a pas grande logique dans cette concaténation qui tient de la chaîne marabout. On peut constater rétrospectivement qu’un événement a rendu le suivant possible, mais on peut douter de la possibilité à chaque étape de prévoir la suivante : le destin échappe à la logique humaine et il n’obéit pas à une exigence de justice comme dans Hippolyte. Le chœur suggère au contraire l’injustice d’une progression qui conduit de la « faute d’un seul » aux « pleurs continues » d’une collectivité. Le destin consiste en une archéologie du malheur public d’une communauté politique. Toutefois, le sens de l’Histoire n’apparaît que rétrospectivement et il se brouille dangereusement quand on envisage sa progression : s’il faut bien constater après coup que l’ordre des choses tendait vers la chute de Troie, la pièce ne permet pas de dire s’il est juste ou non que tous expient la faute d’un seul.
17En tout cas, d’Hippolyte à La Troade, le destin présente ce trait commun de tenir à la relation d’un événement à l’autre – d’un début à une fin, ou d’un fait à l’autre – et d’être d’ordre narratif. Il suppose la référence à une origine antérieure à l’action représentée et ne peut s’inscrire sur l’espace de jeu que dans des moments « épiques », pour reprendre cet adjectif brechtien : il faut que les personnages brisent l’illusion mimétique d’assister à une action qui se déroule au présent et qu’ils entreprennent des récits ou des analyses de la situation destinés principalement aux spectateurs, car il est peu vraisemblable qu’ils s’arrêtent pour considérer le sens de l’Histoire quand ils sont plongés dans les circonstances tragiques qui constituent la matière de la pièce. Le destin se manifeste donc dans les marges de l’espace-temps fictif représenté. Dans Hippolyte, le discours « en forme de prologue » d’Égée est doublement marginal par sa position liminaire et par la nature spectrale du locuteur. Les chœurs, intermèdes intégrés à la fiction, sont aussi un cadre propice à l’évocation du destin. Leur fonction est généralement de clarifier le processus qui appelait la situation présente comme sa conséquence logique. Dans La Troade, ils remontent d’acte en acte vers une origine toujours plus reculée de l’effondrement de la ville : Le cheval de Troie à la fin de l’acte I, Sparte et l’enlèvement d’Hélène par Pâris à la fin de l’acte II, l’invention de la navigation à la fin de l’acte III, l’envol au ciel de la foi fuyant la terre et la laissant en proie à la trahison à la fin de l’acte IV. Cette remontée progressive vers une origine du malheur présent suggère la difficulté d’identifier le moment où le destin se met en branle : la reconnaissance du destin est toujours conjecturale, résultat de spéculations et tributaire des circonstances de sa reconstruction.
Le sort dans Hippolyte
18Dans l’acte IV de La Troade, quand il vient annoncer aux Troyennes la mort de Polyxène, Talthybie évoque le sort comme un niveau particulier du gouvernement du monde et le distingue implicitement du destin :
Ô grand Dieu Jupiter ! les affaires mondains
Gouvernes-tu, par tes puissantes mains,
Ou s’ils vont compassez d’un ordre de nature,
Ou si l’instable sort les pousse à l’avanture ?
(La Troade, v. 2037-2040, p. 477.)
19Ces vers distinguent trois forces qui régissent le monde : le destin ou la providence, qui correspond à un gouvernement des dieux, les lois de la nature ou le sort. Si une puissance intelligente ou régulière régit les deux premières, rien ne semble régir le sort, qui pousse les « affaires mondains » sans orientation ni projet déterminés. C’est une force aveugle qui développe les orientations inscrites en germe dans les diverses situations. Puisqu’elle ne tend vers aucun but, les événements qu’elle commande peuvent être discordants ou contradictoires. En conséquence, si, dans La Troade, le destin est dit « ferme » (v. 907), le sort est « muable » (v. 11), « volage » (v. 734), « variable (v. 1021), « instable » (v. 2040) et marqué par « l’inconstance » (v. 2105). Dans Hippolyte, l’ombre d’Égée le dit néanmoins « inexorable » (v. 137) car, même sans visée, il n’en constitue pas moins une force qui s’impose à la volonté humaine, souvent pour la contrer : il « ne se peut esbranler d’aucun humain effort » (v. 138), dit encore Égée, suggérant toutefois que les dieux ou les créatures supérieures aux hommes peuvent le contrôler. S’adressant à Hippolyte, le spectre prévoit sa mort « si quelque bon demon aujourd’huy ne te guide » (v. 128). Les démons sont des esprits intermédiaires entre les hommes et les dieux, et ils peuvent être attachés à une personne à la manière d’un esprit familier, d’un génie personnel. Grâce à une aide surnaturelle, une personne pourrait donc se soustraire au sort, qui désigne en somme la pression que le cours des choses fait subir à la volonté, aux projets ou aux désirs d’un individu.
20L’ombre d’Égée présente Hippolyte comme une victime du sort et de fait, rien dans la pièce ne vient suggérer que les dieux ou le destin auraient projeté cet accident, qui est une conséquence de la colère de Thésée, de son emportement irraisonné qui lui fait croire immédiatement l’accusation de Phèdre, et lancer sans jugement la malédiction fatale. C’est le sujet du chœur qui sépare les actes IV et V :
» L’ire desloge la raison
» De nostre cerveau sa maison.
(Hippolyte, v. 1947-1948, p. 163.)
21Il ajoute que rien
» N’est tant à craindre qu’un colere […]
» Qui de tant de braves Citez
» A les murs par terre jettez,
» Et tant faict de Palais destruire.
(Ibid., v. 1958 et 1962-1964, p. 163)
22La colère détruit les maisons, que ce soit celle de notre cerveau, les palais royaux ou la famille de Thésée (« je meine ma maison » déclare-t-il, v. 2343, en évoquant sa descente aux Enfers). Le chœur évoque d’abord Neptune, mais pour lui reprocher d’avoir accompli le vœu de Thésée alors que, sondant les reins et les cœurs des humains comme tous les dieux, il n’était pas lié par sa promesse dans la mesure où une promesse « contre droit » (v. 1924) n’engage pas. S’il est mis en cause, c’est seulement pour le rôle instrumental qu’il a joué dans la mort d’Hippolyte. Sitôt qu’il voit le messager, et avant même que celui-ci parle, Thésée comprend qu’Hippolyte est mort et déclare sans ambages : « Je voy bien que ma voix a eu de l’efficace » (v. 1968). Neptune n’intervient que pour rendre raison de l’efficace de la voix paternelle, mais c’est bien Thésée dans l’égarement de la colère qui en est la cause. « J’ay meurtry mon enfant », constate-t-il après la catastrophe (v. 2321) et s’il évoque plus loin « [m]on fils meurtry par nous d’une faute commune » (v. 2374), en impliquant Neptune dans sa faute, c’est pour appeler un lion qui le dévorerait, lui-seul, comme seul responsable de ce qu’il appelle encore « mon crime » (v. 2382) deux vers avant la fin de la pièce. Du sort d’Hippolyte, Thésée est seul coupable.
23Même l’amour monstrueux de Phèdre pour Hippolyte n’a pas été suscité par les dieux : Thésée en porte aussi la responsabilité et il est frappant qu’après la mort de son fils, il ne rejette pas sur sa femme la responsabilité du drame. Il présente même Phèdre comme une autre victime de sa colère irréfléchie quand il déplore d’entraîner aux Enfers « [s]a femme et [s]on enfant, devalez par [s]on crime » (v. 2342). S’il déplore d’avoir tué Hippolyte « pour n’avoir pleu, trop chaste, à ma mechante femme » (v. 2322), le rôle de Phèdre n’est que celui d’un complément circonstanciel de cause : il fallait bien un prétexte pour qu’éclate la fureur aveugle de Thésée, et Phèdre n’a été que le déclencheur de la colère du roi. Dès sa première apparition, à l’ouverture de l’acte II, celle-ci souligne d’ailleurs la responsabilité de Thésée : elle regrette d’abord la Crête, l’île où Thésée l’a enlevée, puis elle se plaint de l’infidélité de son époux, avant même d’en venir à l’amour furieux qu’elle éprouve pour Hippolyte. La transition est très marquée. Après avoir évoqué Thésée et Pirithois aux Enfers, elle poursuit :
Mais soyent tant qu’ils voudront aux infernaux palus,
Ce n’est pas la douleur qui me gesne le plus :
Un plus aspre tourment rampe dans mes moüelles.
(Ibid., v. 445-447, p. 91.)
24À l’évidence, Garnier ne cherche pas la vraisemblance psychologique dans cette réplique, sans quoi Phèdre devrait se plaindre d’abord, voire exclusivement, de sa passion immaîtrisable pour Hippolyte, dont elle « enrage follement » (v. 466) ; mais cette première réplique constitue moins une manifestation de l’état d’esprit de la reine qu’une analyse généalogique de son amour monstrueux, cherchant à en dégager les causes. Si elle évoque d’abord Thésée, c’est qu’il en est l’origine. Ce serait réduire la tragédie au drame bourgeois que d’expliquer l’amour de Phèdre pour Hippolyte par le dépit de la femme délaissée qui se lance dans une passion adultère : Garnier suggère plutôt que ce désir déréglé procède d’une forme de mimétisme, d’autant plus puissant que Thésée est roi et qu’il se doit d’être exemplaire, puisqu’il est exposé aux regards de tous. La nourrice révèle la logique du comportement de Phèdre quand elle réfute ses excuses :
» Le mal qu’un autre fait, n’est pas cause vallable
» De nous faire à l’envy commettre un mal semblable.
» Le vice ne doit pas les hommes inciter
» De le prendre à patron, à fin de l’imiter.
(Ibid., v. 599-602, p. 100)
25Que ce comportement soit moralement fondé ou non, c’est par mimétisme qu’elle cède à son amour : Thésée renonce à maîtriser son désir insatiable et, comme il est son époux et son roi, il l’autorise à faire de même. L’adultère et l’inceste de Phèdre sont la conséquence de son manque d’exemplarité. Le piège du destin est donc parfaitement monté : c’est la nature insatiable de Thésée qui le pousse à la faute, c’est cette même nature qui libère la passion coupable de Phèdre, origine de la diffamation d’Hippolyte et c’est toujours cette nature qui explique son emportement irraisonné. Bref, la démesure de Thésée a provoqué sa faute et elle a fait naître un dispositif qui rendait inéluctable la mort de son fils. Le destin de Thésée détermine le sort d’Hippolyte.
26Cet engrenage du sort sur le destin résulte de la dynamique interne des passions et de leurs interactions. Les chœurs sont d’ailleurs révélateurs : chacun d’eux évoque un mode de vie ou une puissance morale qui gouverne un comportement et, lus les uns à la suite des autres, ils dessinent une trajectoire de décadence qui conduit à la catastrophe. À la fin de l’acte I, le chœur vante les plaisirs de la chasse et le bonheur de la vie des chasseurs, qui apparaît comme un âge d’or, loin de la corruption et des passions :
Heureuse nostre dure vie,
Que la faim avare de l’or,
La haine, ny l’amour encor
N’ont à leurs poisons asservie.
(Ibid., v. 309-312, p. 86.)
27À ce stade, « L’amour qui espoinçonne / Toute creature à s’aimer » (v. 333-334) affecte seulement les cerfs au moment du rut tandis que le chasseur apparaît comme celui qui dompte cette bestialité. Par la suite, le chœur dénonce, entre les actes II et III, les méfaits de l’amour, et, entre les actes III et IV, le renversement en haine de l’amour dédaigné, avant de conclure sur la condamnation de la colère. D’un état qui ignore l’amour à l’amour, puis à la haine et au dépit et enfin à la colère, l’enchaînement est manifeste et permet de suivre l’éclatement de l’âge d’or initial sous la poussée des passions. Simultanément, la succession des thèmes suit le déplacement du centre de gravité de la représentation : d’Hippolyte à Phèdre puis à Thésée. Ces enchaînements révèlent à la fois la mécanique presque inéluctable du sort qui conduit à la mort d’Hippolyte et fait apparaître la responsabilité de Thésée, qui est le bout de la chaîne comme l’objectif vers lequel elle était tendue. Or, dans l’avancée de ce processus funeste, les dieux n’ont aucune responsabilité : chacun des chœurs invoque une divinité tutélaire – Diane pour la chasse ; Vénus pour l’amour ; Pallas, déesse de la sagesse, contre le dépit et la jalousie ; Neptune pour la colère – mais elle préside ou s’oppose seulement à l’état que décrit le chœur et n’intervient pas dans la dynamique qui conduit d’un état à l’autre. Cette avancée répond à la logique interne de la passion. C’est d’ailleurs ce que rétorque la Nourrice à Phèdre qui prétend que ce sont les dieux qui ont fait naître son amour pour Hippolyte afin de causer son malheur :
» Ce n’est pas un hasard, s’il vient un infortune
» De nostre seule faute, et non de la fortune :
» Alors est-ce hasard, s’il nous eschet d’avoir
» Quelque accident mauvais, que n’ayons peu prevoir.
(Ibid., v. 495-498, p. 93.)
28Le sort, cet enchaînement des événements qui conduit à la mort d’Hippolyte, n’a rien de surnaturel, puisqu’il obéit à des principes psychologiques strictement humains et parfaitement réguliers.
29Le processus tragique dans Hippolyte résulte donc d’une articulation étroite du destin et du sort, le second réalisant le premier. Thésée est seul responsable du sort funeste d’Hippolyte, et c’est dans cette responsabilité même que le destin s’accomplit : qui suit ses passions dans leur élan prédateur doit les suivre dans leur élan destructeur. Mais l’essentiel reste qu’en définitive, c’est Thésée qui décide le sort d’Hippolyte. À la rigueur, le destin aurait pu se satisfaire d’un départ sans retour du fils loin de son père, qui aurait constitué une cause d’explosion de la maison royale aussi efficace que sa mort. C’est la logique passionnée de son caractère qui porte Thésée à maudire son fils. Le destin crée le dispositif qui doit causer la chute du personnage, mais c’est le jeu des passions humaines qui détermine la manière précise dont se produira l’effet fatalement programmé. L’idéologie de la pièce repose en grande partie sur cette partition du processus fatal. En rapportant à Thésée la responsabilité de la mort d’Hippolyte, Garnier esquisse une définition politique du sort : c’est l’incidence d’une situation créée par le prince et par l’évolution de celle-ci sur le cours de l’existence des sujets. Les dieux et le destin gouvernent le devenir du roi et de l’État, cette évolution fatale oriente le sort des citoyens. En hiérarchisant ainsi ces deux puissances qui gouvernent le cours des vies humaines, Garnier réaffirme, sur le mode négatif, son idéologique monarchique. En 1567, il a publié un Hymne de la monarchie, dans lequel il soutient que la domination d’un seul est l’unique mode d’organisation qui permet d’unifier une collectivité et d’y introduire la paix et la civilisation là où régnait auparavant division et sauvagerie : on ne saurait jouir de la liberté « qu’alors qu’un Prince humain nous tient en son pouvoir6 ». Cette conviction est une réponse à la première guerre de religion et à l’expérience de la division, car Garnier célèbre encore la monarchie comme la « Reine qui consomme / Les tumultes civils qui bourrellent les hommes7 ». Il faut un roi fort pour contenir la lutte des factions et, dans cet espoir, Garnier accepte même le risque de voir cette monarchie dégénérer en tyrannie, estimant que tout gouvernement peut se corrompre en régime autoritaire et qu’il y a plus de gain à attendre que tort à craindre en confiant les pleins pouvoirs à une seule personne. Le fond de la position de Garnier réside dans l’intuition d’une dépendance de la chose publique à l’égard du souverain, sur lequel elle se modèle : s’il est unique, elle sera unifiée. En liant le sort d’Hippolyte au destin de Thésée, Garnier transporte vers la maison du roi cette intuition qu’il a d’abord développée dans le domaine politique, et il réaffirme, même si c’est ici pour le pire, que le devenir des sujets dépend du monarque. Cette conception politique du sort a une contrepartie métaphysique : elle permet de rendre raison du sort funeste d’Hippolyte sans en imputer la responsabilité aux dieux. Le scandale de la mort de l’innocent s’en trouve atténué car il rentre dans le plan d’une justice divine, et il n’est pas gratuit, dans la mesure où il permet l’expiation du roi, et même son rachat. L’inflexion pénitentielle que Garnier donne à la fin de sa pièce est d’autant plus significative qu’on ne la trouve ni chez Euripide, ni chez Sénèque : Thésée envisage un instant le suicide, puis le repousse, pour continuer à vivre une vie de pénitent, solitaire dans un milieu sauvage (v. 2345-2362). La mort d’Hippolyte arrache le roi au cycle de la faute et ouvre le temps de l’expiation et du remords, qui correspond à une acceptation de l’ordre divin. Il y a en somme quelque chose de christique dans ce sacrifice de l’innocent qui opère le rachat du roi pécheur.
Le sort dans La Troade
30Dans La Troade, à la différence d’Hippolyte, destin et sort ne sont pas deux processus distincts qui engrènent logiquement l’un sur l’autre, mais le sort désigne le contrecoup d’un événement fatal sur les personnes qui sont concernées par lui sans en être acteurs. Le sort est en quelque sorte l’onde de choc du destin, ses répercutions individuelles. Un même événement peut ainsi être rapporté au destin ou au sort selon la personne qui en parle. Le chœur qui déplore Hector dans le cours de l’acte I de La Troade analyse la mort de ce héros par rapport au destin de Troie :
Tu estois le seul suppport
Le mur, le rampart, le fort
De notre destinee :
Nostre esperance mourut
Par le dard qui te ferut
Troye en fut ruinee.
Elle arresta les destins
Pendant que tu la soustins.
(La Troade, v. 219-226, p. 393.)
31Le destin vouait Troie à sa perte et Hector a pu un temps suspendre ce dynamisme : la mort d’Hector apparaît comme une nécessité dans l’application du plan fatal. Toutefois, au début de l’acte II, Andromaque attribue la responsabilité de sa mort au sort :
Alors je perdy tout, et me veis arracher
Par le sort impiteux, ce que j’avois de cher.
(Ibid., v. 571-572, p. 410.)
32Si la mort d’Hector relève du destin, c’est dans la mesure où elle intéresse le devenir de la cité, à laquelle le destin s’attache en priorité ; mais si elle relève du sort, c’est dans la mesure où elle affecte Andromaque qui, pour être de maison royale, n’a pas en charge le commandement de la cité. En outre, dans les vers précédents, Andromaque distinguait son malheur personnel du malheur collectif déploré par le chœur :
Troye depuis n’aguere est destruite pour vous,
Mais pour moy dés le temps que mourut mon espoux. […]
Alors, ô pauvre ! alors, Troye me fut destruite. […]
Je souffris tous les maux qu’on endure en sa vie,
Et le sac d’Ilion qui me rend asservie,
A mes externes maux ne m’a rien ajouté
Que la seule douleur de ma captivité.
(Ibid., v. 563-564, 570 et 573-576.)
33La mort d’Hector a fait éprouver à Andromaque une perte aussi forte et une douleur aussi intense que la ruine de Troie les fait éprouver aux Troyennes : la chute de la ville ne constitue pour elle que les « externes maux » qui amplifient sans vraiment l’augmenter le malheur intérieur qu’elle a commencé à ressentir auparavant.
34Cette analyse permet de retrouver la distinction du destin et du sort, alors même qu’elle n’est pas exprimée, dans un passage du discours d’Hécube qui ouvre la tragédie. Après avoir décrit la ruine de Troie, la reine se reprend :
Pense à ta propre perte, à ta propre tristesse.
Troye est un dueil publique où chacun a sa part,
Mais pleure ton Priam, reverable vieillard.
(Ibid., v. 70-72, p. 387-388.)
35Ce glissement du « dueil publique » vers la « propre tristesse » de la reine, correspond à la distinction du destin et du sort telle que nous venons de l’analyser. On peut ainsi reconnaître que ce couple de notion organise la première réplique d’Hécube comme elle organisait celle de l’ombre d’Égée. Dans Hippolyte comme dans La Troade, la tragédie commence avec une présentation du destin de la cité qui détermine le cadre général de l’action puis, dans un même discours, par une présentation du sort qui frappe le personnage principal, et qui constitue proprement le sujet de la tragédie. Cette coïncidence entre le sujet tragique et le sort des personnages est soulignée par la situation des troyennes au début de La Troade : elles attendent de savoir de quel chef grec elles seront esclaves, c’est-à-dire, selon une expression récurrente, qu’on jette le sort sur elle :
Encor n’est-ce tout, on va jettant le sort
Sur chacune de nous qui sommes sur ce port.
(Ibid., v. 107-108, p. 389.)
Ils vont jetter le sort sur les Troïques Dames.
(Ibid., v. 289, p. 396.)
Le sort n’est pas jetté.
(Ibid., v. 309, p. 397.)
Serois-je mise au sort ?
(Ibid., v. 311, p. 398.)
36On peut ainsi saisir la construction singulière de La Troade, pièce à laquelle on a parfois reproché son manque d’unité : elle décline les sorts de différents personnages, les diffractions individuelles d’un même malheur commun. À la différence d’Hippolyte, il n’y a pas d’articulation logique du sort sur le destin, et de plus, nous l’avons vu, le destin n’obéit pas une logique claire, mais seulement à un enchaînement des faits.
37Si le sort correspond aux effets destructeurs démultipliés de l’événement fatal que constitue la chute de Troie, rien ne semble pouvoir arrêter l’onde de choc. Aucune fin ne permet de globaliser le sens du processus et de dégager l’intention qui orientait le cours des événements. Le sort des Troyennes résulte de la peur des Grecs de voir Troie se relever et de leur désir d’éteindre tout possible foyer d’où la guerre pourrait repartir. La fin de la pièce montre, avec le supplice de Polymestor, qu’ils ont échoué et que le projectile destructeur lancé par le destin contre Troie rebondira dans les foyers des vainqueurs. Garnier esquisse bien la possibilité de lire une finalité fatale dans cet enchaînement aveugle de désastres, mais fort conjecturale. Dans la dédicace à l’archevêque de Bourges, Renaud de Beaune, il souligne que
les passions de tels sujets nous sont ja si ordinaires, que les exemples anciens nous devront doresnavant servir de consolation en nos particuliers et domestiques encombres : voyant nos ancestres Troyens avoir, par l’ire du grand Dieu, ou par l’inevitable malignité d’une secrette influence des astres, souffert jadis toutes extremes calamitez : et que toutefois du reste de si miserables et dernieres ruines s’est peu bastir, après le decez de l’orgueilleux Empire Romain, ceste tres-florissante Monarchie.
(La Troade, p. 378.)
38Garnier s’appuie ici sur la légende des origines troyennes des Français. Les causes de la chute de Troie sont obscures – colère de Dieu ou influence pernicieuse des astres – mais elle a rendu possible, bien des siècles plus tard, la monarchie française. Les Français de 1579, époque où les guerres de religion ravagent le royaume, peuvent donc reconnaître leur catastrophe dans celle de leurs ancêtres et espérer qu’elle annonce une nouvelle efflorescence monarchique heureuse et puissante, dans un futur indéterminé (en oubliant bien sûr que le désastre présent constitue la conclusion catastrophique de la période florissante de la monarchie française, et promet l’effondrement à la nouvelle monarchie qui doit venir). Dans La Troade, le destin n’est plus cause et justification du sort : il peut à la rigueur offrir une consolation, avec l’espoir d’un retour de faveur quand se sera épuisée la série des drames qui répercute dans le sort des témoins la catastrophe fatale.
L’esclandre tragique
39Malgré les différences profondes qui distinguent les deux pièces, Hippolyte et La Troade présentent du moins cette ressemblance que l’une et l’autre prennent comme objet de représentation le sort des victimes collatérales de l’événement fatal – ce sont elles que désigne le titre –, et qu’elles interrogent la possibilité de l’articuler au destin du roi et de la cité. Et cette articulation apparaît pour le moins difficile. Le sort prend exemplairement la forme de l’enfant innocent victime des passions de ses aînés : c’est Hippolyte qui subit la colère d’Énée, Astyanax, Polyxène et Polydore qui subissent la peur des Grecs, leur piété meurtrière ou la cupidité de leur protecteur. Moins encore que les Troyennes ils n’ont pu mériter ce sort, qui apparaît proprement scandaleux. Étymologiquement, scandalum désigne une pierre d’achoppement et, au sens propre comme au sens figuré, une chose qui peut faire tomber, provoquer la chute. En latin chrétien, le mot en est venu à désigner un fait qui peut induire à pécher. Le sujet tragique relève bien du scandale : il présente des rois sur le point d’effectuer une chute irrémédiable et il confronte le spectateur aux drames les plus noirs, aux situations les plus terribles, tout en refusant d’en dégager un sens évident ou d’indiquer un moyen d’en sortir, d’en rendre raison d’une manière qui suggérerait que la situation ne se reproduira plus. À terme, il peut même en venir à mettre en doute l’existence d’une providence ou d’un sens de l’histoire.
40Dans le lexique de Garnier, c’est le mot « esclandre » qui synthétise cette problématique. D’après les glossaires que Jean-Dominique Beaudin place à la fin de ses éditions de chacune des deux pièces qui nous occupent, il apparaît sept fois dans La Troade et seulement une fois dans Hippolyte, et il signifie : malheur. C’est un sens minimal, qu’on peut enrichir par la prise en compte de l’étymologie. Esclandre dérive de scandalum, et il partage donc une partie de son sens avec scandale. Un « esclandre », c’est d’abord un malheur qui fait tomber, qui provoque la chute de celui qu’il frappe, et peut-être aussi l’indignation du spectateur, porté à douter de la justice d’un tel effondrement. Si on considère les occurrences du terme dans La Troade, il est manifeste que Garnier se souvient du sens étymologique puisqu’il souligne que les esclandres proviennent d’en-haut, du ciel ou du destin, et qu’ils tombent sur une personne ou une chose. Le chœur évoque ainsi « les esclandres durs / De la tempeste fatale / Qui accravante les murs » de Troie (v. 1228-1230). Le verbe « accravanter » signifie renverser, jeter à bas si bien que les « esclandres » s’inscrivent dans une trajectoire descendante, envoyés par le ciel et le destin (« la tempeste fatale) vers Troie, pour la ruiner. De même, Hécube assure : « quel quel soit cet esclandre, […] il vient sur moy descendre » (v. 1821-1822), et, plus loin, elle demande : « qui veit oncq tant de maux espandus, / Et tant d’esclandres durs sur un chef descendus » (v. 2621-2622). Par deux fois, les esclandres descendent sur une personne ou « un chef ». Si les « maux » évoquent le malheur d’une manière qu’on peut dire objective, et en extension (« espandus »), les « esclandres » l’envisagent dans son incidence particulière sur une personne. C’est dire que l’esclandre survient au point d’articulation du destin et du sort, de l’intention qui règle le devenir des rois et des malheurs particuliers qui en retombent sur les personnes, concernées par mais pas actrices dans le désastre fatal. Une remarque de Pyrrhe confirme ce partage, au moment où il s’empare de Polyxène pour la mener au sacrifice, condition du retour des Grecs chez eux : il dit à Hécube être touché de ses plaintes mais ne pas pouvoir y répondre, car il se soucie du « salut commun de la Grèce » (v. 1604) et pour convaincre la mère de la victime, il lui dit : « vous sentez vostre esclandre, et les Grecques le leur » (v. 1608). Pourquoi évoquer seulement les femmes grecques (le nom est au féminin) alors que si les soldats ne pouvaient rentrer chez eux, leur malheur serait au moins aussi grave que celui qui affecterait leurs femmes solitaires ? C’est certainement pour garantir la symétrie avec Hécube, qui essaie de convaincre, mais c’est peut-être aussi parce que les « esclandres », comme le sort, désignent plutôt les malheurs des personnes indirectement impliquées dans une catastrophe fatale.
41Dans Hippolyte, le mot ne connaît qu’une occurrence, qui porte une nuance différente de celles de La Troade. Juste avant de descendre aux Enfers, la nourrice, déplorant la mort d’Hippolyte, se dit « authrice malheureuse d’un esclandre si grand » (v. 1886) pour Phèdre. Le mot semble indiquer ici une chute, non pas dans l’ordre de la grandeur politique, mais dans celui de l’honneur. La mort d’Hippolyte entache la réputation de Phèdre qui l’a injustement diffamé et qui en est la cause ; elle ternit sa gloire ou elle la lui fait perdre. Esclandre est ici synonyme de scandale, d’événement qui suscite l’indignation des témoins et compromet celui qu’il touche. Il est toujours question de perte de la grandeur, mais il s’agit ici de la grandeur symbolique ou du prestige que procure l’estime des observateurs. À cette différence près, le mot porte les mêmes significations que dans La Troade : il renvoie à la catastrophe qui constitue l’argument tragique, considérée sous un angle déterminé. On peut donc dire que la tragédie selon Garnier prend pour sujet un esclandre, le malheur scandaleux qui frappe des personnes particulières en contrecoup d’une catastrophe fatale, et qu’elle interroge la possibilité d’en rendre raison, de le réintégrer dans le plan d’une justice fatale, comme dans Hippolyte, ou de maintenir béant l’écart entre l’intention du destin et les dégâts collatéraux qui affectent tous ceux qui se trouvent autour, comme dans La Troade.
Notes
1 Jean de la Taille, « De l’art de la Tragedie », dans Saül le furieux, La Famine ou les Gabéonites, éd. E. Forsyth, Paris, STFM, 1968, p. 3-4.
2 On peut lire cet « argument des actes » dans R. Garnier, Hippolyte (1573), La Troade (1579), éd. J.-D. Beaudin, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 183-184. Pour le texte de ces deux tragédies, nous renverrons à cette édition de référence en indiquant seulement le titre de la pièce, les vers et les pages concernées.
3 Formules tirées de l’« argument des actes », ibid., p. 183-184.
4 Ibid.
5 Pour une analyse plus précise du monologue « en forme de prologue » d’Égée, voir mon article « L’écriture dramatique dans Hippolyte », Styles, genres, auteurs n° 19, 2019 (à paraître en novembre).
6 Garnier, Hymne de la Monarchie, v. 294, dans Les Juifves, Bradamante, Poésies diverses, éd. R. Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1949, p. 225.
7 Ibid., v. 495-496, p. 231.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Emmanuel Buron
Emmanuel Buron est professeur de littérature du XVIe siècle à l’université Rennes 2. L’œuvre d’Étienne Jodelle constitue son objet d’étude fondamental et il prépare un ouvrage sur La Poétique tragique d’Étienne Jodelle ainsi qu’un recueil de quatre tragédies humanistes (dont Cleopatre captive et La Troade), à paraître chez GF-Flammarion en 2020 (en collaboration avec Julien Gœury). Il est également auteur de nombreux travaux sur la poésie du XVIe siècle et sur la tragédie humaniste. Il a notamment dirigé les Lectures de Robert Garnier. Hippolyte, Les Juifves (Presses universitaires de Rennes, 2000). Il évoque encore Hippolyte dans : « La notion de personnage. L’ouverture spectrale comme dispositif métathéâtral » in Magda Campanini (dir.), Dramaturgies vagabondes, migrations romanesques. Croisements entre théâtre et roman (Paris, Champion, 2018).