XVIe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Claudie Martin-Ulrich

Discours furieux, discours douloureux : le cas Phèdre dans l’Hippolyte de Garnier

La vraie et seule intention d’une tragédie est d’esmouvoir et de poindre merveilleusement les affections d’un chascun ; car il faut que le sujet en soit si pitoyable et poignant de soy, qu’estant mesmes en bref et nuement dit, engendre en nous quelque passion [...].

  • 1 Cet article a été publié dans le numéro de la revue Op....

  • 2 Quintilien, Institution oratoire, éd. J. Cousin, Paris,...

  • 3 Ibid., VI, 2-20 : « Haec pars circa iram, odium, metum,...

1Ces réflexions de Jean de La Taille ne servent pas seulement à rappeler à certains les souvenirs d’un récent programme d’agrégation. Elles tracent aussi le contour poétique dans lequel les pièces de Garnier s’inscrivent et présentent une constellation de faisceaux rhétoriques opérants pour l’analyse des pièces de ces deux dramaturges. La poétique de La Taille a déjà été suffisamment analysée dans un article comparant son Art de la Tragédie de 1572 à la doctrine classique1. Retenons de la citation les deux exigences qui seront nos fils d’Ariane, l’utilisation d’un style élevé et la volonté d’agir fortement sur les émotions du public : « esmouvoir », « pitoyable », « poignant », « engendre[r] quelque passion ». Cette double exigence définit le movere, cette émotion irrésistible qui s’empare de l’acteur et du public. Le lien entre tragédie et movere est établi par Quintilien dans un chapitre où il est question des sentiments. La comparaison entre tragédie et comédie sert alors de pierre de touche à son analyse2. Selon lui, la comédie a recours à l’èthos, à la douceur conciliare, c’est-à-dire à des passions plus douces que la tragédie qui recourt quant à elle à la véhémence du movere, ce pathétique qui bouleverse et renverse le public. C’est une différence de degré, d’intensité qui sépare les deux genres. Réservé à des passions violentes et de courte durée, « le pathos tourne presque tout entier autour de la colère, la haine, la crainte, l’envie, la pitié3 ».

  • 4 Voir les travaux des shakespeariens tels que Jean-Marie...

  • 5 Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque. Pour une dram...

  • 6 Voir F. Goyet, Le sublime du « lieu commun », opcit.,...

2Le movere dramatique de Garnier est très proche de cette conception latine et rhétorique du pathétique. Il s’agit d’un movere hérité de la tradition rhétorique latine et aussi de la grande tradition romaine représentée par Sénèque, dont les tragédies infusent toute la production tragique de la Renaissance4. Hippolyte doit beaucoup à la Phaedra du stoïcien. Dans leur douleur exhibée sur scène par la parole et par leur corps, par la violence furieuse qui les fait commettre volontairement l’irréparable, les personnages de Garnier sont des monstres sénéquiens. Dans sa lecture du tragique sénéquien, Florence Dupont met en relief un trio solidaire de concepts qui représentent trois étapes du développement tragique : nefas, dolor, furor5. Le nefas est le crime absolu, celui qui, perpétré contre la patrie, contre ses valeurs et contre l’ordre sacré du monde, est inexpiable, tout au moins dans le monde tragique. Il existe toute sorte de nefas, leur point commun est de s’attaquer aux fondements de la piété, de pervertir d’une manière ou d’une autre les rituels. En outre, il exclut de l’ordre humain celui qui l’a perpétré, le projette dans la catégorie des monstres et transforme son crime en mythe6.

3Le dolor est un état de malheur actif qui s’exprime par une souffrance physique et morale détruisant l’intégrité de la personne injuriée. La principale caractéristique du dolor c’est son incurabilité. Il est sans issu, sans compensation et enferme sa victime tragique dans un processus la conduisant au furor puis au nefas. Après la douleur et grâce à elle, vient la fureur, cet état de cécité mentale momentané et puissant, qui relève non pas de la passivité passionnelle, mais d’une présence à soi très sûre qui introduit un dynamisme dramatique. En un mot, le furor permet le passage à l’acte. Le dolor, le furor et le nefas s’appliquent sans difficulté au monde tragique de Garnier. Ils font saisir la dimension latine d’un théâtre où le dolor, conformément aux tragédies sénéquiennes, est un moteur tragique permettant l’éclosion d’un furor lui-même apte à provoquer le nefas.

4La pièce de Garnier présente un exemple éclairant du fonctionnement nodal entre furor, nefas et dolor au travers du personnage de la reine, tout à la fois victime et bourreau, douloureuse et tyrannique manipulatrice. Or à y regarder de plus près ses compagnons de scène ne se montrent pas totalement en reste. Le dolor qui affecte le corps de la femme amoureuse par exemple s’empare à sa manière aussi de la représentation des corps masculins, celui d’Hippolyte avant tout. Mais c’est en Phèdre que se concentre le tragique, en cette reine dont la douleur se veut pieuse mais qui est agie par une mauvaise fureur, dangereuse pour elle-même et partant pour l’État.

Regina dolens : la pieuse douleur de la reine

5Dans Hippolyte, le personnage de Phèdre est celui qui plus que tout autre offre un exemple éclatant de la monstruosité sénèquienne. Phèdre passe tour à tour de la douleur à l’emportement furieux pour se livrer à l’impiété suprême que constituent d’abord son amour pour Hippolyte, amour lui faisant enfreindre des lois de la piété filiale, puis surtout le faux témoignage auprès de son époux, cause de l’injustice dont son beau-fils sera victime. Les deux grandes valeurs fondatrices de la civilisation romaine que sont la justice et la piété dans toutes ses formes se voient anéanties et ruinées par la reine.

6Paradoxe propre à l’émergence de la pitié, pour être vraiment « pitoyable », pour être reçu et entendu comme tel par le spectateur, en un mot pour trouver sa pleine efficacité rhétorique, le dolor doit paraître pieux. Autrement dit, il doit être justifié par un discours. Si son expression affecte le corps, elle ne se limite jamais à lui seul. La scène tragique est le lieu du discours et en bonne rhétorique, qui dit discours dit persuasion. La forme privilégiée du dolor est le long monologue, notamment en début d’acte ou de scène. Mais des éléments du dolor émaillent avec plus ou moins d’intensité la plupart des tirades de la reine.

  • 7 Il s’agit aussi d’un discours de lamentation. Voir sur ...

  • 8 Cette situation initiale rappelle celle de Médée dans l...

  • 9 Voir Aristote, Rhétorique, éd. P. Chiron, Paris, GF Fla...

  • 10 Hippolyte (1573), La Troade (1579), éd. J.-D. Beaudin,...

7Les premiers mots que prononce Phèdre en entrant sur la scène constituent un troisième prologue7. Les deux premiers, celui d’Égée et celui d’Hippolyte, faisaient entrer le public dans un monde masculin (roman familial des héros, mythos du minotaure, thème de la chasse) et dans l’univers des pères (le petit-fils après son grand-père). C’est au tour des femmes, notamment au tour de la reine, d’invoquer sa patrie et son histoire par le biais de son passé. Au moment où elle prend la parole, Phèdre a déjà perdu sa dignitas. Elle se dit « bannie » de sa patrie d’origine et en outre victime de l’inconstance de son époux, délaissée. Le bilan des pertes est lourd, irrémédiable parce que de surcroît la perte est double : perte personnelle (c’est l’abandon conjugal) à laquelle s’ajoute une perte sociale (c’est le risque de perdre son rang ajouté à l’exil forcé en terre étrangère8). Or par la notion morale de dignité, on pénètre au cœur même de l’enjeu persuasif du discours, on accède au nerf tragique puisque la dignité d’un personnage royal ne touche rien moins que le salut de la cité. Pour être efficace et susciter des émotions, sa douleur doit être ou au moins paraître pieuse, ce qu’assure en partie la notion de dignitas bafouée. En effet, si la dignité du sujet royal est bafouée, alors l’indignation est possible, elle est même justifiée, attendue et souhaitable. La dignitas fait justement ressortir deux aspects complémentaires, représentant ce que, pour reprendre une taxinomie traditionnelle, on nomme le fond et la forme. Pour le fond, il s’agit de la pietas, dont la forme correspondante est l’indignatio. Ainsi on parvient à une équation à quatre termes : pius, pietas d’un côté, dignitas, indignatio de l’autre9. L’injure subie appelle réparation. La reine est victime d’une impiété de son époux dont les actes ont foulé au pied les règles et les lois civiles, et continuent de le faire. C’est pourquoi la colère et le désespoir sont présents dès qu’il s’agit de Thésée. Représenté comme un mari inconstant, ce dernier ne bafoue par seulement les lois humaines du mariage par son caractère d’« espoux desloyal », ses méfaits mettent en péril l’ordre de la cité, la patrie, le maintien de l’État en bon ordre, la paix sociale dont il est le garant puisqu’il plonge son épouse royale dans le dolor qui la pousse au suicide10.

Voila mon beau Thésée qui suivant sa coustume
D’estre instable en amours, d’un nouveau feu s’allume
Voilà qu’il m’abandonne, après que le cruel
M’a faict abandoner son sejour naturel.
(Hippolyte, acte II, v. 431-434, p. 90-91.)

  • 11 L’habitus au sens aristotélicien (Éthique à Nicomaque,...

  • 12 Hippolyte, opcit., v. 127-130, p. 78.

  • 13 Voir Rhétorique à Herennius, IV, 51, qui propose la de...

8La répétition de l’abandon, associée à l’évocation de la coutume, c’est-à-dire le caractère habituel du personnage, construit le portrait d’une épouse, sa sujette, qui accuse directement le monarque. Le crime initial est redoublé, dédoublé, forgé en habitus criminel11. Ainsi le discours de Phèdre rejoint-il celui de l’ombre d’Égée, prononcé en ouverture, sur la question du ravissement de la Minoïde12 vue comme la cause des malheurs présents et futurs qui s’abattent sur le royaume. Le discours de défense où la reine se présente sous les traits d’une regina dolens, est aussi un discours d’attaque, servi par le recours à l’indignatio13.

  • 14 Chez Sénèque en revanche, la vie quotidienne ordinaire...

  • 15 Hippolyte, opcit., v. 458, v. 455, v. 460. On peut f...

  • 16 Ibid., « mere des Cieux » au v. 381, puis « dolente me...

  • 17 Sénèque, Phaedra, v. 85.

  • 18 Hippolyte, opcit., v. 381-382, p. 88 : « O Roine de ...

  • 19 Voir ibid., spécialement les v. 435 et suivants.

9Une série de procédés relevant du dolor ont pour fonction de rendre l’accusation plausible. Le plaidoyer pro domo de la reine est soumis à la violence du dolor. Premier effet manifeste de son dolor, c’est l’isolement absolu qui est le sien. Le dolor aliène sa victime en la tenant à l’écart de la communauté et des échanges humains. Son exil social, alors qu’elle est au milieu de la cour, est marqué par la représentation de l’espace. Le lieu d’où elle parle n’a aucune représentation textuelle14. Seul son corps, représenté comme le centre capital de sa douleur, est évoqué dans la dernière partie du discours, avant et pendant la péroraison, avec les « poumons », l’« estomac », la « poitrine » et le « cœur15 ». La presque totalité des organes vitaux est assiégée par le mal qui ne fait aucune différence entre douleur physique et douleur psychique. L’absence d’interlocuteur de la reine dont le monologue et les questions oratoires demeurent sans réponse possible l’apparente aux figures masculines qui viennent de parler, figures elles aussi de la solitude. Hippolyte est un Solitaire, Égée une ombre. Le premier refuse tout contact véritable, tout engagement humain, toute vie sociale, le second appartient désormais au royaume des morts. Les seuls lieux physiques évoqués sont des îles, celle de Crète, le « naturel séjour » et celle, dangereuse, où Ariane a péri. Autrement dit, deux lieux morphologiquement et symboliquement similaires. L’un comme l’autre sont associés à la féminité, maternité et terre d’origine pour le premier16, altérité féminine pour le second, associé à sa sœur, cet autre elle-même dont la destinée funeste est comparable à la sienne et lui paraît presque enviable. La Crète bénéficie d’une représentation ambivalente, oscillant entre beauté presque sauvage et pouvoir économique, mais finalement positive. L’île natale possède tout ce qui manque à la reine : la conciliation de cette double nature, alliant nature et civilisation. Chez Sénèque, elle est avant tout dominatrix vasti freti (« dominatrice de la vaste mer17 ») alors que chez Garnier elle est surtout bénie des Dieux18, faisant la synthèse entre un espace sauvage (les rochers) et un espace civilisé, tourné vers l’extérieur et les échanges avec le monde, riche espace symbolisé par les « mille ports » et accessoirement par les « cent fameuses villes ». L’éloge de l’île renforce d’autant le malheur de celle qui l’a quittée. Ces éléments descriptifs sont en outre dotés d’une force argumentative dans la mesure où ils consolident la brève narration des faits rappelant, pour les besoins de ce prologue, le passé de la reine19. Le monde réel, l’espace qui l’entoure au moment où elle parle n’est que néant. Ses organes, son dolor sont devenus sa seule conscience au monde.

  • 20 Un relevé lexical fait apparaître l’importance des ter...

10Servi par la représentation de l’espace et de Thésée, le lexique de la douleur centralise les éléments d’une persona de regina dolens. Pour nous en tenir à cette première tirade, on relèvera une série de termes qui reviennent avec régularité dans l’ensemble de la pièce : « bannie », « désolée », « languissant de tristesse », « douleurs », « ennuis », « eternel emoy20 ». À cette série s’adjoint l’adresse à elle-même qui constitue un premier acmé pathétique car ces mentions ne seraient rien sans le moteur interne puissant qu’est l’appel à la pitié.

O Phedre ! ô pauvre Phedre ! hé qu’à la mauvaise heure
Tu as abandonné ta natale demeure !
(Hippolyte., v. 415-416, p. 90.)

  • 21 Ce couple tragique actualise d’ailleurs sur un autre m...

  • 22 Hippolyte, opcit., p. 459-460 : « Hé bons Dieux ! qu...

11La miseratio est l’exact pendant de l’indignatio dans le monde tragique et plus généralement dans les discours appelant à la pitié21. Phèdre exprime ici l’injure qui a causé son malheur en se présentant comme la victime pathétique du destin. La généralisation inscrite dans l’expression « mauvaise heure » a pour effet de donner plus de poids à son histoire personnelle. Le pathos naît ici du fait que ses soupirs se heurtent au mur du tragique. Il ne reste à la regina dolens que la parole, tant son corps lui est une prison, transformé en machine à souffrir et à dire22. De fait, la péroraison révèle la cause du dolor : l’amour.

  • 23 Ibid., v. 4665-466 : « D’Hippolyte que j’aime, et non ...

  • 24 Ibid., v. 649-678. La diatribe contre les hommes comme...

12La déshumanisation du personnage sous l’emprise de la douleur est en cours pendant cette première tirade faisant passer la reine des regrets de l’exilée à la rage amoureuse23. Le dolor ne se tarit pas avec son expression. S’il constitue bien une première étape dans la métamorphose du personnage tragique en monstre mythologique, il continue à infuser son poison, comme le découvre notamment le discours de Phèdre où domine un ressentiment nourri de jalousie et de dépit qui s’étend, dans la dernière partie de la tirade, à l’ensemble de la gent masculine24. Le passage à la généralisation de l’accusation appartient au ton tragique. Il traduit ici l’exacerbation du dolor qui prépare subtilement l’entrée dans l’état d’aveuglement au monde qu’est le furor.

Le bruit et la fureur

13Fureur, crime et douleur forment une séquence solitaire tournant sans fin sur elle-même et précipitant sa victime dans une spirale vertigineuse. Une telle formule séquentielle explique le comportement du héros tragique oscillant entre des pôles opposés et paroxystiques tels qu’apathie et débordement d’énergie. En outre, l’état de furor qui est une exacerbation du deuil et du chagrin entrave momentanément la lucidité du héros et lui fait revêtir une nouvelle personnalité. Cette métamorphose est autant physique que psychique, comme dans le cas du dolor. C’est l’être tout entier qui est atteint par la crise. Le corps du furieux, à l’instar de son esprit, devient incandescent. C’est que ce dernier, perdu dans son furor, ne perd pas pour autant ni la faculté de raisonner, ni celle de persuader, tant s’en faut. L’état de furor fait parler. Il fait aussi agir le corps. Mais corps et esprit sont soumis à une force qui les déshumanise.

Le feu

  • 25 Voir F. Goyet, Le sublime du « lieu commun », opcit....

  • 26 Dans la pièce de Sénèque, Hippolyte interprète le disc...

14Le furor tragique, contrairement au bon furor qui s’empare de l’orateur au service de la cité, est par nature mauvais : autrement dit, il est au service du mal, en l’occurrence du nefas25. Le feu qui consume le furieux n’est pas celui de l’actio, ce feu qui chauffe tout d’abord l’orateur (ou l’acteur) pour ensuite se transporter dans le cœur du public et l’émouvoir à son tour. C’est pourquoi les mentions du feu dans les discours de Phèdre désignent son amour adultère, donc un feu impie26.

Il [l’amour] rage en ma mouëlle, et le cruel m’enflamme
Le cœur et les poumons d’une cuisante flamme.
Le brasier estincelle, et flamboye asprement,
Comme il fait quand il rampe en un vieil bastiment
Couvert de chaume sec, s’estant en choses seches
Elevé si puissant de petites flammeches.
(Hippolyte, v. 1399-1406.)

  • 27 La Rhétorique à Hérennius, IV, 68-69 précise la force ...

  • 28 Hippolyte, opcit., v. 1383.

  • 29 Voir F. Dupont, opcit., p. 166.

15Phèdre vient de se désigner, quelques vers plus hauts, comme la « marâtre » de son interlocuteur Hippolyte. Dans ce petit discours descriptif où, à la demande de ce dernier, elle lui découvre son cœur, la métaphore du feu est amplifiée pour mettre sous les yeux du public sa douleur furieuse et l’émouvoir27. Le feu de cette mauvaise fureur devrait idéalement se propager dans l’esprit d’Hippolyte et l’inciter à l’amour, à lui tenir des promesses impies28. On sait que ce déploiement d’énergie rhétorique échoue. Le furieux est éloquent, mais son discours se heurte à l’incompréhension de son destinataire : « C’est l’amour de Thésée qui vous tourmente ainsi », finit par comprendre la Nourrice. Pourtant Hippolyte se montre inconsciemment complice du crime adultère en incitant sa belle-mère à la confidence et surtout en passant, d’une réplique à l’autre, d’un statut à un autre, de celui de fils en l’appelant « ma mère », à celui d’époux29.

Mais tandis qu’il [Thésée] sera dans ses lieux solitaires,
Je prendray le soucy de vos enfans, mes freres,
Et vous honoreray, comme celle qui est
De mon pere l’espouse, et seule qui lui plaist.
Je vous tiendray sa place, et par notable preuve
Tascheray de monstrer que vous n’estes pas veufve
Je vous seray mary.
(Hippolyte, v. 1375-1383.)

  • 30 Phèdre n’est pas en reste qui imite Hippolyte dans la ...

16La confusion qui règne ici dans la représentation des rôles familiaux a de quoi réjouir les psychanalystes30. Cette confusion généralisée accuse l’amour adultère dans la mesure où il provoque le chaos au sein de la famille royale par la perte d’identité des héros, ou plutôt par une production effrénée de nouvelles identités, choisies par les protagonistes et toutes plus fictives et plus contraires à la piété les unes que les autres, puisque l’identité relève du jugement d’autrui et pas seulement de sa propre volonté. Autrement dit, il ne suffit pas de décréter sa nouvelle identité pour qu’elle soit reconnue et admise par la société. Le furor de Phèdre donne lieu, dans cette scène de rencontre, à la consommation de son crime qui se traduit ici par le discours amoureux échangé (bon gré mal gré) par les deux héros. Au moins en paroles, si ce n’est en désir conscient et en acte, Hippolyte se livre au nefas de l’amour adultère.

L’inconstance furieuse

  • 31 La grande tirade montrant les luttes entre fureur et r...

  • 32 Hamlet, I, 2, v. 68-71 (où la reine s’écrie : « […] ca...

  • 33 Hippolyte, opcit., v. 1053-1059.

  • 34 Ibid., v. 1107 et suivants qu’il faudrait citer in-ext...

17La parole du furieux est dotée d’un statut particulier dans l’univers tragique : celui de faire progresser l’action et de témoigner des oscillations incessantes dont le héros est victime. Sous l’emprise de la métamorphose furieuse, son corps devient le lieu d’une lutte effrénée entre raison et fureur31. Le corps furieux est stigmatisé par un déséquilibre des humeurs produisant en chaîne des moments d’apathie radicale relayés et anéantis l’instant d’après par une énergie déroutante et une force spectaculaire. Dans l’un comme dans l’autre cas, le héros est dépossédé de son identité pour se muer en fantôme, devenant l’ombre de lui-même. C’est Hamlet dont la silhouette assombrie par la « couleur nocturne » cherche, errant, son père « dans la poussière32 ». Les didascalies internes, prononcées par la Nourrice, complètent ainsi le tableau d’une reine décomposée et spectrale, représentation amorcée par Phèdre elle-même dans son discours. Elle évoque son « visage bleme », sa « palle maigreur », ses « yeux larmoyants », les « soupirs de sa bouche », ses « sanglots33 ». Cet ensemble construit un autoportrait pathétique où dolor et furor sont mêlés. Mais c’est surtout à la Nourrice que revient le soin de tracer les contours d’une prosopographie saisissante de furieuse inconstance : apathique, faible et chancelante, les « bras imbeciles / [b]attant de tous costez, luy pendent inutiles34 » ou sous l’emprise de variations d’humeurs. L’efficacité de la représentation est alors accrue par la caution de ce personnage, témoin oculaire du mal.

  • 35 Hippolyte, opcit., v. 1073-1078, puis v. 1081-1085, ...

Voyez comme elle [la passion] boust en ceste pauvre Dame.
Comme ell’ luy a tiré la raison hors de l’ame.
Elle va forcenee, ores pour s’outrager,
Le feu luy sort des yeux, et bien qu’elle s’efforce
De cacher sa fureur, elle échappe de force. […]
Rien ne sçauroit lui plaire, elle s’assied dolente,
Puis elle se releve, ou se couche, inconstante.
Se pourmene ore viste, et ore lentement,
Tantos elle pallist, et tout soudainement
La couleur luy rehausse : elle tremble fievreuse, […]
Elle espere, elle craint, son esprit agité,
Comme la mer du vent, n’a plus rien d’arrestée. […]
Le jour, quand Phebus marche, elle voudroit la nuit.
Et la nuit, le Soleil luy tard qu’il ne luit35.

  • 36 Ibid., v. 1075 et suivants, voir la chaîne lexicale : ...

  • 37 Sénèque, opcit., v. 369-370.

18Invitation du public à regarder les désordres pathétiques de la fureur, le discours de la Nourrice insiste sur le caractère désocialisant de la fureur. Le furieux inconstant à sa propre fureur (« ore viste, et ore lentement », tantôt pâle, tantôt coloré) fait l’expérience d’une contradiction absolue qui gagne le corps et l’esprit. Corps et âme ne font qu’un pour soutenir les étapes successives36 d’une fureur caractérisée ici par la violence de l’insatisfaction radicale. Cette expérimentation de l’insatisfaction dérobe le sujet à lui-même, notamment en déréglant son rapport au temps. La temporalité furieuse entraîne sa victime dans un monde parallèle hors de l’écoulement ordinaire et naturel des heures et finit par instaurer un état où la reine est tout à la fois possédée (comme le soulignent les deux premiers vers de l’extrait) par le furor et dépossédée, agissant encore dans le monde humain mais déjà en marche vers un autre monde où ne règne et ne compte que le furor. Le phénomène de désocialisation inscrit dans le furor est encore plus présent dans le texte de Sénèque où l’on apprend que Phèdre se fait coiffer les cheveux pour les faire dénouer l’instant d’après37. Ici, la mention de la coiffure a disparu. Mais il n’en reste pas moins que le furor constitue un rempart infaillible contre le monde humain, ses valeurs et ses règles.

Furor contre consilium

  • 38 Voir les développements de Florence Dupont, opcit., ...

  • 39 Florence Dupont définit la parole du furieux comme une...

19L’imperméabilité du furieux au monde se traduit aussi dans des rapports verbaux avec les autres personnages. La Nourrice, équivalent du conseiller du prince, endosse le rôle d’opposant au désir du furieux dans les parties de scènes en duo où, incarnant le « sens commun », la Nourrice veut ramener sa maîtresse à la raison. Le dialogue donne alors lieu à un affrontement où les échanges stichomythiques fusent à un rythme sportif digne des plus grandes rencontres38. Parole de rupture39, la parole furieuse conserve cependant toutes les apparences d’un discours continu, construit, porté par une vision du monde et les certitudes que cette vision entraîne.

  • 40 À de brèves exceptions près, comme par exemple au mome...

20Mais ces brefs échanges démontrent que la parole du furieux, pas plus que son corps, n’est en contact direct ou réel avec son interlocuteur. Sa fermeture à l’autre est quasi constante40. Aucune persuasion de part et d’autre n’est possible. On assiste à un statu quo diplomatique. De fait, l’éloquence persuasive du conseiller ne parvient pas à atteindre le furieux, lequel est enfermé dans sa vérité et sa violence.

  • 41 Ibid., v. 515-518. La Nourrice capitule devant la rési...

Phèdre. L’amour ne se doit pas borner au mariage
Nourrice
. Ce ne seroit sans luy qu’une brutale rage
Phèdre
. Nature ne nous fait esclave d’un espoux
Nourrice
. Non, mais les saintes loix, qui sont faites pour nous41.

À la Nourrice revient la tâche de défendre les valeurs de la cité qui fondent la piété romaine, à Phèdre celle de les détruire, notamment en les remettant en cause et en les accusant. La Nourrice fait entendre la Loi et ses règles à une reine en perte de repères éthiques. Son discours est ici soutenu par des préceptes moraux reposant sur la défense du mariage comme fondement social et régulateur des instincts naturels.

  • 42 Notamment ibid., v. 534-535 : « Que dites-vous, Madame...

  • 43 Ibid., v. 691 et suivants.

21Mais les valeurs incarnées par la Nourrice, comme l’amour conjugal, l’honnêteté42 ou la bonne réputation43, qu’elles soient ou non soutenues par des lieux communs, ne sont jamais reconnues par le furieux. Ce dernier défend une conception du monde où les êtres et les valeurs sont disposés selon une ordonnance dictée par sa nouvelle identité. Partant, il se montre insensible à toute forme de persuasion. Ainsi, les lieux communs, lancés comme des armes rhétoriques puissantes, normalement aptes à concentrer une charge persuasive essentielle, restent sans effet sur lui. Ses réponses les anéantissent ici, en recourant aux arguments d’une nature antérieure à l’institution des lois et des règles de la vie sociale. C’est pourquoi, dans la tirade qui suit directement l’assertion de la Nourrice concernant les « saintes loix », Phèdre développe son accusation contre la gent masculine dont les lois et les pratiques s’opposent aux lois de la « Nature ».

  • 44 Signalés par les guillemets, ils sont syntaxiquement t...

22Les sentences, ces conseils dont la dimension est politique, ponctuent le discours des deux adversaires44. Elles ont une portée argumentative majeure servant à amplifier le propos qu’il s’agisse d’accuser ou de défendre un point de vue. Leur présence signale aussi l’autorité de l’orateur qui les prononce, rappelant ici que la position de conseiller accorde au personnage de la Nourrice un statut politique et civil qui lui permet de s’exprimer à une hauteur comparable à celle des princes et des grands. Mais dans ces « scènes » et surtout dans les moments d’échanges stichomythiques, les sentences lancées par le conseiller sont contrecarrées par d’autres sentences, celles du furieux, montrant de cette façon l’habileté rhétorique du furieux et sa maîtrise du verbe, au moins dans les échanges canoniques d’affrontement. Rejetant ainsi les sentences de sa Nourrice, la reine furieuse exprime son furor, état d’impiété politique qui conduit au chaos, à la parole unique et totalitaire, celle qui n’est que discours du mal (que dolor et furor en soient le sujet ou la forme). Le prince qui ne peut plus être conseillé et qui se gouverne seul est vu implicitement comme un danger vertigineux pour le royaume. Dans le cas de la reine, les conséquences sont comparables, son nefas qui répète certes toute une série de crimes perpétrés avant elle (son enlèvement, le passé de sa mère) engendre la destruction de la famille royale et annonce la fin d’un règne.

23La preuve manifeste de la tyrannie inscrite dans le furor tient tout d’abord à l’état de corruption des mœurs qu’elle instaure. Après avoir tenu le discours de la loi, de l’éthique et de la conservation de l’union conjugale et civile, la Nourrice entre dans le nefas. Cette première corruption est obtenue grâce à la fidélité à toute épreuve de la Nourrice. Cette fidélité provient de son amour pour la reine, attachement qui lui fait prononcer des paroles à l’encontre de sa morale, au moment où elle apprend que Phèdre veut mourir.

Hé ! que voulez-vous faire ? et pourquoy mourez-vous ?
Rompez plutost la foy promise à vostre espous.
Et plutost mesprisez le bruit du populaire,
Mesprisez-le, mon cœur, plustost que vous mal faire.
(
Hippolyte, v. 865-868.)

  • 45 Ibid., v.  871.

  • 46 Ibid., v. 1321 et v. 1331-1332 : « Maintefois d’un gra...

24La répétition de l’adverbe « plutost » est le signal de sa résistance, mais d’une résistance vaincue dans le regret. Confrontée au désir de mort de sa maîtresse, et contrainte de renoncer aux principes éthiques qu’elle défendait jusqu’alors, la Nourrice se laisse gagner par le furor parce qu’elle éprouve de la pitié pour sa maîtresse. Le furor seul dirige dès lors ses actions. « Il nous fait aborder cet homme solitaire45 ». Elle engage la reine à avouer son amour pour Hippolyte, lorsque cette dernière hésite. Le discours de la Nourrice prend le prétexte de la force des circonstances (« Ce n’est ores qu’il faut succomber à la honte »), pour ensuite s’appuyer sur une sentence finale46. Cette formule est censée arracher les derniers scrupules de son interlocutrice déjà sous l’emprise de la vision éblouie de l’être aimé (« Nourrice, le voy-cy »). En réalité, elle arrache surtout ceux de la mauvaise conseillère qui ne s’adresse ici en définitive qu’à elle-même.

  • 47 C’est la Nourrice qui parle la première après Hippolyt...

25La fidélité inconditionnelle de la vieille femme est néanmoins disqualifiée par la progression tragique de la pièce. La Nourrice se met au service du mal, choisissant la mauvaise voie politique, celle qui consiste à privilégier les personnes au détriment des valeurs fondatrices qui soudent la communauté. De complice, le conseiller devient ensuite l’instigateur du mensonge criminel et le metteur en scène des preuves tangibles qui accusent Hippolyte47. Cette faculté de reconstruire une vérité à partir d’éléments donnés épars relève de la prudence politique propre au conseiller du prince, faculté proche de la vision rhétorique qui permet à l’avocat de prélever de la réalité les éléments qui sauront accuser et défendre. « Accusons-le luy-mesme », déclare la Nourrice, femme d’expérience.

  • 48 Jusqu’à ce changement de cap, la Nourrice défendait l’...

26En outre, ce retournement d’attitude de la fidèle servante, servante de sa maîtresse seule et non plus de l’État48, qui se retourne presque contre lui, montre l’efficacité du discours furieux qui s’appuie en dernière instance ici sur la force indomptable de l’amour. L’autre preuve de la tyrannie manipulatrice et machiavélique du furor, c’est la fausse mise en scène de soi en tant que regina dolorosa. Si l’attitude furieuse de Phèdre à l’acte IV n’est pas feinte, son furor est trompeur en ce qu’il manipule l’opinion du roi.

  • 49 Ibid., v. 1663.

  • 50 De même au vers 1711 qui nous apprend les pleurs de la...

  • 51 Ibid., v. 1659-1660.

27La reine feint en jouant la comédie du malheur, du dolor, en se prétendant violée par Hippolyte. Thésée évoque la « chaude fureur49 » de son épouse et les didascalies internes de la première tirade du dialogue entre époux signalent au spectateur l’attitude outrée dans la douleur de Phèdre50. Elle provoque la surprise de son époux (« Quoy ? ma chere compagne, est-ce ainsi qu’il vous faut / Recevoir vostre espoux51 ? ») dont les cinq questions en six vers traduisent un étonnement proche de la stupéfaction. La réponse de la reine n’amoindrit pas son saisissement.

Magnanime Thésée, je vous prie à mains jointes
Par cet acier luisant pitoyable à mes plaintes,
Par le sceptre Royal de vostre empire craint,
Par vos enfants aimez le doux soing qui m’estraint,
Par vostre heureux retour de la palle demeure,
Et par ma cendre aussi, permettez que je meure.
(Hippolyte, v. 1665-1670.)

  • 52 La représentation du corps douloureux rejoint le code ...

  • 53 Hippolyte, opcit., v. 1725 puis v. 1727.

28Les arguments derrière lesquels la reine se retranche se présentent sous la forme d’une série provoquant l’effet pathétique d’une litanie propre à brouiller l’esprit du roi. Reposant sur des devoirs différents, accumulés sans véritable valeur explicative (la royauté, les enfants cités pour la seconde fois dans le texte et la circonstance présente du retour inattendu), ils sont encadrés par le désir de mort et une mise en scène de soi en reine suppliante. Les « mains jointes » associées à la rime « plaintes » préparent l’image énergique de la cendre au dernier vers52. Dans tout ce dialogue, la reine choisit de ne révéler que progressivement la cause de sa détresse. Elle laisse au roi le soin de deviner la nature du nefas dont elle se dit victime, par son attitude corporelle autant que par ses paroles53. Discours voilé et corps dolent contribuent à créer la vision du malheur, d’un crime apte à persuader Thésée d’agir pour venger son épouse. C’est précisément la parfaite cohérence entre le corps et les mots prononcés qui révèle l’habileté de Phèdre.

29Le furor est une force efficace dans le mal. Par sa présence active dans l’économie tragique, le dramaturge tient un discours non sur le tragique ou le destin d’individus, mais bien sur le politique, sur la cité, le désordre et la paix. Le discours furieux est totalement disqualifié dans la mesure où son efficacité rhétorique est celle des tyrans, qu’il s’agisse de rois ou de reines, dont le propre et dont l’effet est de séparer, d’introduire le chaos et la mort.

  • 54 La Taille, opcit., p. 3-4.

  • 55 Voir une citation de Bochetel dans l’article de Laura ...

30On pourrait, pour finir, revenir sur un passage de L’Art de la tragédie de Jean de la Taille, situé avant la citation liminaire. La tragédie, écrit-il, « ne traite que de piteuses ruines de grands Seigneurs, que des inconstances de Fortune, que banissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans, et bref, larmes et miseres extremes54 ». C’est souligner la dimension civile et politique de toute tragédie, même d’une pièce comme Hippolyte, réputée pour laisser de côté le politique. Des accidents de la fortune, le discours tragique ne retient que ceux dont les effets bouleversent à jamais les royaumes après avoir renversé le cœur des Grands. Au travers du dolor et du furor, Hippolyte nous parle incontestablement de la tyrannie et de la vie de ces Grands qui ne se soucient, semble-t-il, plus ou pas assez de leur cité. Dolor et furor expriment leur incapacité ontologique à se gouverner, et partant à gouverner qui que ce soit, ou quoi que ce soit. Politique, le discours tragique a des allures d’institution du prince55. La scène tragique est le lieu des tyrans en voie de radicale déshumanisation, précipités hors des chemins de leurs devoirs. C’est pourquoi les deux figures qui incarnent la vitalité d’une dynastie, le fils et l’épouse, sont les premières victimes de la Fortune. Phèdre, qui dans son dévoiement incestueux pervertit sa fonction de reine en ne préservant plus ni la paix ni le lien entre les diverses parties du corps politique – le peuple et le prince – renoue au contraire avec la parole furieuse et mythique. Figure de l’exilée, devenue un continent hors d’atteinte, elle est symptomatiquement éprise d’un Barbare, insensible aux douceurs de l’échange entre les humains ou du dialogue, qu’il soit amoureux ou, plus généralement, social ou civil. Hippolyte, l’homme des bois, qui tient un discours aux accents anti-auliques, est une caricature du sage stoïcien. Personnage dévoyé lui aussi et à sa manière, il tient, malgré sa jeunesse, les propos d’un vieux sage, d’un Ancien, drapé dans un orgueil stoïcien qui n’est en réalité que mépris du monde et de toute forme de société. Le tragique sénéquien rejoint ainsi les interrogations de toute la Renaissance sur le chaos et le mal.

Notes

1 Cet article a été publié dans le numéro de la revue Op. Cit., n°15, novembre 2000, p. 53-62. En voici une version révisée essentiellement du point de vue bibliographique. Voir Françoise Charpentier, « L’Art de la tragédie de Jean de La Taille et la doctrine classique », Études sur Étienne Dolet, le théâtre au xvie siècle, Le Forez, Le Lyonnais et l’histoire du livre, Mélanges offerts à la mémoire de Claude Longeon, G.-A. Pérouse (dir.), Genève, Droz,1993, p. 151-160 repris dans Par ta colère nous sommes consummés, Jean de La Taille, auteur tragique, M.-M. Fragonard (dir.), Orléans, Paradigme, 1998, p. 47-57. Jean de La Taille a été au programme du concours en 1999.

2 Quintilien, Institution oratoire, éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1977, VI, 2-20, p. 28-29 : « [...] pour marquer au plus près leur différence [entre pathos et ethos] je dirai que l’éthos s’assimile plutôt à la comédie et le pathos à la tragédie. » (« [...] ut proxime utriusque differentiam signem, illud comoedia, hoc tragediae magis simile. »).

3 Ibid., VI, 2-20 : « Haec pars circa iram, odium, metum, invidiam, miserationem fere tota versatur ». Voir l’analyse de Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », l’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 265-266.

4 Voir les travaux des shakespeariens tels que Jean-Marie Maguin, « Sources historiques et origines mythiques de l’horreur et de la cruauté dans le théâtre de la Renaissance anglaise », Théâtre de la cruauté et théâtre de l’espoir, I. Mamczarz (dir.), Paris, Klincksieck, 1996, p. 13-31 (voir notamment les p. 25-26). Pour le domaine français, M. Gorrichon, « L’influence de Sénèque sur une tragédie de Jean de La Taille, Saül furieux », Présence de Sénèque, R. Chevallier et R. Poignault (dir.), Paris, Jean Touzot, 1991, p. 155-170 ; Frank Lestringant, « Sénèque, La Bible et les malheurs fondamentaux de Saül à La Famine », Par ta colère nous sommes consummés, op. cit., p. 175-190 ; et Florence de Caigny, Sénèque le Tragique en France (xvie-xviie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2010.

5 Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, coll. « L’Antiquité au présent », 1995.

6 Voir F. Goyet, Le sublime du « lieu commun », opcit., p. 280 et suivantes pour une analyse de Médée, et F. Dupont, opcit., p. 57-63.

7 Il s’agit aussi d’un discours de lamentation. Voir sur ce point Vincent Dupuis, Le tragique et le féminin. Essai sur la poétique française de la tragédie (1553-1653), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 103 et p. 107-108 en particulier et sur la lamentation, je me permets de renvoyer à mon article, « La lamentatio : un discours sans art ? Une enquête d’Érasme à Gérard Vossius », Représentations de la souffrance, B. Petey-Girard et P. Severac (dir.), Paris, Garnier, 2019, p. 61-74.

8 Cette situation initiale rappelle celle de Médée dans la pièce éponyme de Sénèque.

9 Voir Aristote, Rhétorique, éd. P. Chiron, Paris, GF Flammarion, 2007, II, 9-I, [1386 b 9] p. 314, qui souligne la parenté entre pitié et indignation. « D’un côté ce qui s’oppose le plus au fait d’avoir pitié (to eleein) est ce que l’on appelle [10] indignation (to nemesan). Car le fait d’éprouver de la souffrance face à des échecs immérités est l’opposé, d’une certaine manière, du fait d’en éprouver devant des succès immérités, et cela émane du même caractère. » Voir aussi Éthique à Nicomaque, 1108 b 1.

10 Hippolyte (1573), La Troade (1579), éd. J.-D. Beaudin, Paris, Classiques Garnier, 2019. Dans Hippolyte, les v. 407-414 décrivent la volonté de mourir de Phèdre.

11 L’habitus au sens aristotélicien (Éthique à Nicomaque, II, 1-4), traduit le grec hexis. Il est rendu en français par « habitude » ou « disposition ». L’habitus, qui n’a pas la passivité de l’habitude, est le fruit de la volonté et de la répétition, concertée et consciente, d’actes menant en principe à la vertu, mais pas nécessairement. Sur ce concept je me permets de renvoyer à mon ouvrage, La persona de la princesse au xvie siècle : personnage historique, personnage littéraire, Paris, Honoré Champion, 2004.

12 Hippolyte, opcit., v. 127-130, p. 78.

13 Voir Rhétorique à Herennius, IV, 51, qui propose la descriptio (traduit par « exposé ») comme procédé de l’indignation. « On appelle exposé la figure qui consiste à présenter avec clarté, netteté et vigueur les conséquences d’un fait. » (« Descriptio nominatur quae rerum consequentium continet perspicuuam et dilucidam cum gravitate expositionem […] »). Pour une définition de l’indignatio, voir Cicéron, De Inventione, I, 100, LIII : « Un développement excite l’indignation quand il aboutit à faire naître une vive hostilité contre une personne ou une grande aversion envers une chose » (« Indignatio est oratio per quam conficitur ut in aliquem hominem magnum odium aut in rem gravis offensio concitetur. », éd. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994 p. 134-135). Cicéron propose comme procédés l’amplification et ses lieux spécifiques développés dans les paragraphes qui suivent.

14 Chez Sénèque en revanche, la vie quotidienne ordinaire et sociale de la reine fait l’objet de quelques vers (v. 103-109).

15 Hippolyte, opcit., v. 458, v. 455, v. 460. On peut faire commencer la péroraison au v. 459.

16 Ibid., « mere des Cieux » au v. 381, puis « dolente mere » : deux mentions de la mère contre une seule au père de Phèdre, v. 435, « Après qu’il [Thésée] m’a ravie aux yeux de mon bon pere ».

17 Sénèque, Phaedra, v. 85.

18 Hippolyte, opcit., v. 381-382, p. 88 : « O Roine de la mer, Crete mere des Cieux / Qui a reçu naissant le grand moteur des cieux ».

19 Voir ibid., spécialement les v. 435 et suivants.

20 Un relevé lexical fait apparaître l’importance des termes relevant de la douleur physique et psychique. Plus de soixante mots ou expression de douleur sont prononcés par Phèdre auxquels il convient de rajouter ceux prononcés par les autres personnages évoquant Phèdre. La Nourrice et Thésée prononcent un nombre équivalent de termes appartenant à ce lexique (une trentaine), dans les discours d’Hippolyte, on n’en relève qu’une dizaine (« lamenter » au v. 239, « chagriner » et « tourmenter » au v. 230, « larmoyable encombre » au v. 154, « fureur » au v. 1663, « gesne le cœur » au v. 1207, « ennuy » au v. 1376, « tourment » au v. 219 auquel il faut ajouter le vers 227 presque tout entier : « Immobile, insensible, elourdé […] ».

21 Ce couple tragique actualise d’ailleurs sur un autre mode celui qui unit furor et dolor. Dans les tirades soumises au dolor, se développent des éléments propres à stimuler la pitié. Le dolor qui est vécu comme une injustice commise contre le héros suscite en lui une indignation et un désir de réparation (au moins dans un premier temps, avant que celui-ci ne soit sous l’emprise du furor qui lui fait quitter définitivement les règles humaines et les valeurs de la société en lui permettant de commettre l’acte irrémédiable). Pour la miseratio, voir Aristote, Rhétorique, VIII, 1, opcit., p. 309-313. Pour une analyse rhétorique sur la pitié voir Francis Goyet, « Les “lieux” de la pitié dans Athalie », Styles, genres, auteurs, Paris IV, n° 3, 2003, p. 91-13, repris et augmenté dans Le Regard rhétorique, Paris, Garnier, 2017, p. 71-108. Voir aussi Louise Frappier, « Le spectacle des passions sur la scène humaniste : fonction et statut de la lamentation dans les tragédies profanes de Robert Garnier », M.-F. Wagner, L. Frappier et C. Latraverse (dir.), Les jeux de l’échange : entrées solennelles et divertissements du xvie au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 319-341.

22 Hippolyte, opcit., p. 459-460 : « Hé bons Dieux ! que feray-je ? auray-je toujours pleine / La poitrine et le cœur d’une si dure peine ? », ou encore, un siècle plus tard, chez La Fontaine, le discours d’une autre reine, la Lionne : « Moi me taire ! moi, malheureuse ? » (Fables, X, 12, v. 18).

23 Ibid., v. 4665-466 : « D’Hippolyte que j’aime, et non pas seulement / Que j’aime, mais de qui j’enrage follement ».

24 Ibid., v. 649-678. La diatribe contre les hommes commence au vers 667. Voir l’interprétation de la Nourrice à la suite de la tirade de Phèdre, v. 679 : « Ostez de vostre esprit ceste rage jalouse ». (Je souligne.)

25 Voir F. Goyet, Le sublime du « lieu commun », opcit., p. 248-285.

26 Dans la pièce de Sénèque, Hippolyte interprète le discours de Phèdre décrivant le feu qui la ronge comme un discours furieux. Voir Phaedra, opcit., v. 645 : « C’est sans doute ton chaste amour pour Thésée qui te jette dans ce délire ? » (« Amore nempe Thesei casto furis ? »).

27 La Rhétorique à Hérennius, IV, 68-69 précise la force de la descriptio, terme qui traduit le latin demonstratio, dont le sens se rapproche de la descriptio, mais aussi de l’energeia, de l’evidentia et de la representatio sub oculos subjectio.

28 Hippolyte, opcit., v. 1383.

29 Voir F. Dupont, opcit., p. 166.

30 Phèdre n’est pas en reste qui imite Hippolyte dans la confusion des rôles. Voir aussi, ibid., v. 1348-1350 : « Laissez ce nom de mere, Hippolyte, je suis / Vostre sœur, et encore, humble, je me contente / De n’avoir desormais que le nom de servante ». Ce rôle de servante qu’elle propose de jouer annule son premier rôle puisque dans la description du service à son amant, il n’est nullement question des enfants. En outre, son statut de servante l’autorise étrangement à faire d’Hippoyte un roi, ce qui ferait d’elle une reine servante. Voir v. 1359-1351 : « Prenez ce sceptre en main, mettez-vous sur le front / Le royal diademe, ainsi que les Rois font : / Tenez je vous donne […] » (Je souligne). Enfin, elle s’institue en « dolente veufve » nécessitant les soins d’Hippolyte.

31 La grande tirade montrant les luttes entre fureur et raison se situe ibid., aux vers 727-757, où Phèdre décrit lucidement son état (voir les termes : « rage, raison, combat, adversaires, puissances contraires, fureur violente, raison salutaire, tyrannise).

32 Hamlet, I, 2, v. 68-71 (où la reine s’écrie : « […] cast thy nighted colour off / […] Do not for ever with thy vailed lids / Seek for thy noble father in the dust. » Le nouveau roi ne manque pas de qualifier son attitude d’impie. Ibid., v. 92-97, il est question de « deuil obstiné » [« obstinate condolement »], de l’« impie entêté » [« impious stubbornness »] qu’est Hamlet (éd. F. Maguin, Paris, GF, 1995, p. 72-75).

33 Hippolyte, opcit., v. 1053-1059.

34 Ibid., v. 1107 et suivants qu’il faudrait citer in-extenso. Fureur et mélancolie sont liées car la mélancolie est vue comme le résultat d’une grande colère. Le mélancolique lui aussi subit les effets d’une inconstance humorale qui le précipite tantôt dans un excès d’activité tantôt dans une dépression physique et psychique. Sur les rapports entre mélancolie et fureur, voir Jacquie Pigeaud, La maladie de l’âme, étude sur la relation de l’âme et du corps dans la littérature médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 259 et suivantes, où l’auteur analyse un extrait du livre III des Tusculanes, qui met en rapport ces deux notions. Voir aussi le fameux Problème XXX, attribué à Aristote, incriminant la bile noire dans la folie furieuse et l’étude de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, (traduit de l’allemand), Paris, Gallimard, 1989. Voir aussi Robert Burton, Anatomie de la Mélancolie [1621], éd. G. Venet, Paris, folio classique, 2005.

35 Hippolyte, opcit., v. 1073-1078, puis v. 1081-1085, v. 1087-1088 et v. 1095-1096. Le texte latin est plus synthétique et plus conceptuel encore. Phaedra, opcit., v. 363-375 dont voici la traduction : « […] elle est consumée par une muette ardeur, et quoique cachée en son for intérieur, sa secrète folie [« furor »] : ses yeux lancent du feu et ses paupières lasses évitent la lumière : rien ne plaît longtemps à cette âme inquiète, et son inconstante douleur agite son corps de mouvements opposés. Tantôt elle s’affaisse comme mourante, ses genoux se dérobent sous elle et elle laisse tomber sa tête sur son cou qui fléchit ; tantôt elle veut se livrer au repos et, oubliant le sommeil, elle passe la nuit à se plaindre ; elle ordonne qu’on la lève et puis de nouveau qu’on la recouche. […] toujours mécontente d’elle-même elle change à chaque instant d’aspect [« semper impatiens sui mutatur habitus »]. Le terme habitus désigne plus que l’aspect physique, l’état coutumier de la personne, ses manières d’être, sa conception du monde. Chez Garnier, tous les signes cliniques stéréotypés de la mélancolie sont présents (pâleur, maigreur, apathie entre autres).

36 Ibid., v. 1075 et suivants, voir la chaîne lexicale : « forcenee », « dolente », « inconstante », « fievreuse ».

37 Sénèque, opcit., v. 369-370.

38 Voir les développements de Florence Dupont, opcit., p. 140-149 et de Francis Goyet, opcit., p. 282-283.

39 Florence Dupont définit la parole du furieux comme une parole de rupture, de refus, « une parole qui a du mal à s’établir » (ibid., p. 140).

40 À de brèves exceptions près, comme par exemple au moment où la Nourrice retrouve pour une courte durée son rôle de conseiller et demande à la reine de cesser ses plaintes et de prier « la vierge forestière » (Hippolyte, opcit., v. 1129-1130).

41 Ibid., v. 515-518. La Nourrice capitule devant la résistance d’Hippolyte, v. 1291-1292 : « Il n’y as plus d’espoir, autant voudroit prescher / Le sourd entendement d’un caverneux rocher ». Ces vers pourraient aussi s’appliquer à Phèdre, ce qui laisse entendre qu’Hippolyte, acharné à défendre des valeurs anti-sociales, tient aussi des propos qui ont une légère dimension furieuse.

42 Notamment ibid., v. 534-535 : « Que dites-vous, Madame, est-ce une chose honneste / D’ainsi vous abjecter aux façons d’une beste ? »

43 Ibid., v. 691 et suivants.

44 Signalés par les guillemets, ils sont syntaxiquement très repérables (présent gnomique, forme assertive, brièveté).

45 Ibid., v.  871.

46 Ibid., v. 1321 et v. 1331-1332 : « Maintefois d’un grand mal il s’est fait un grand bien / Le temps corrige tout, quand on le conduit bien ».

47 C’est la Nourrice qui parle la première après Hippolyte, lorsqu’il s’enfuit. La rapidité de sa décision montre son expérience : « Nostre faute est cogneuë : et bien et bien, mon ame, / Il faut le prevenir, et luy donner le blâme […] » (ibid., v. 1493-1494).

48 Jusqu’à ce changement de cap, la Nourrice défendait l’intérêt collectif de la Cité.

49 Ibid., v. 1663.

50 De même au vers 1711 qui nous apprend les pleurs de la reine.

51 Ibid., v. 1659-1660.

52 La représentation du corps douloureux rejoint le code en vigueur à la Renaissance. Voir Olivier Millet, « La représentation du corps souffrant dans la tragédie humaniste et baroque (1550-1630) », Par ta colère nous sommes consummés, op. cit., p. 87-100.

53 Hippolyte, opcit., v. 1725 puis v. 1727.

54 La Taille, opcit., p. 3-4.

55 Voir une citation de Bochetel dans l’article de Laura Kreyder, « Sur la dramaturgie de La Taille : L’Art de la Tragédie », dans Y. Bellenger (dir.), Le Théâtre biblique de Jean de La Taille, études sur Saül furieux, De l’art de la tragédie, La Famine ou les Gabéonites, Paris, Honoré Champion, Unichamps, 1998, p. 125-151, cité p. 135 : « L’instruction d’un bon prince […] se peut tirer des tragedies : car a ces fins ont elles este premierement inventées, pour remonstrer aux roys et grands seigneurs l’incertitude et lubrique instabilité des choses temporelles : afin qu’ils n’ayent confiance qu’en la seule vertu. Ce qu’ils peuvent veoir et entendre par les grans inconvéniens, misères et calamitez qui autrefois sont advenues à ceulx qui ont este en fortune semblable ».

Pour citer cet article

Claudie Martin-Ulrich, «Discours furieux, discours douloureux : le cas Phèdre dans l’Hippolyte de Garnier», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 13/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=528.

Quelques mots à propos de :  Claudie Martin-Ulrich

Claudie Martin-Ulrich est maître de conférences à l'université de Pau et des Pays de l'Adour où elle est responsable de l'agrégation des lettres et membre du comité de lecture de la revue Op. Cit. Membre de l’équipe IRCL (UMR 5186), elle travaille sur les liens entre émotions et littérature et sur la rhétorique appliquée aux textes de la Renaissance. Ses derniers travaux portent sur la consolation, son histoire, son discours et ses pratiques, sujet à propos duquel elle dirige aussi un groupe de recherches pluridisciplinaires.

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