XVIIe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Éric Leveau

Intertextualité et éthique de l’écriture dans Les Caractères de La Bruyère

1Il y a une part de frisson dans Les Caractères de La Bruyère, celui qu’on ressent à l’approche des limites, en l’occurrence celles d’une écriture que la poursuite déraisonnable du style peut faire basculer dans la caricature, la rendant dès lors sans objet. Et cet entêtement du style chez La Bruyère semble délibéré autant qu’incontrôlable, il y a chez lui une sorte de goût de canaille auquel il succombe avec une lucidité qui fascine et qui force l’admiration.

2Rarement en effet un texte aura-t-il montré partout autant qu’ici les signes de sa propre remise en question, et La Bruyère nous fournit d’emblée une clé de lecture des Caractères dès la première et la dernière remarque du chapitre des « Ouvrages de l’esprit » : « Tout est dit, et l’on vient trop tard […] » ; « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous, je le crois sur votre parole ; mais je l’ai dit comme mien1 […] ». Ce que ces remarques nous disent d’abord et le plus simplement du monde, c’est qu’elles ont été précédées par d’autres textes, textes plus beaux, meilleurs, peu importe dans la mesure où c’est cette intertextualité qui compte et qui encadre la totalité des « ouvrages de l’esprit ». Écrire pour La Bruyère, c’est donc d’abord entrer en une vaste chambre d’écho où diverses voix s’entrecroisent, celles d’Horace et Despréaux, mais aussi celles des deux interlocuteurs anonymes engagés en un dialogue qui signale l’importance cruciale de l’énonciation dans Les Caractères. Du « vous » à « moi », de « votre parole » au « je l’ai dit comme mien », la question de savoir qui parle est au cœur des Caractères, nous incitant à la subtilité autant qu’à la prudence2.

3Prenons ainsi le caractère magistral de Clitiphon (12 [VIII], « Des Biens de Fortune »), que La Bruyère insère en 1694 lors de la 8e édition pour mettre en scène une confrontation entre un homme d’affaires forcément pressé et le philosophe présenté en exemple attendu d’un rapport vertueux au monde et à la vérité. De fait, pour un lecteur qui connaît les éditions précédentes les prémisses mêmes de cette remarque sont susceptibles d’inviter à la complaisance interprétative et le fait que La Bruyère choisisse de revisiter cette thématique familière en période de maturité de l’œuvre doit nous alerter. Le financier Clitiphon trop affairé pour recevoir le locuteur constitue en effet une reprise et une extension, à six ans d’intervalle, de la remarque (11 [II]) précédente où nous trouvons la figure de N¨¨, « avec un portier rustre […], avec un vestibule et une antichambre […] » (p. 262). Comme en de nombreux endroits dans les Caractères, La Bruyère reprend le fil, passe par les mêmes chemins mais choisit d’autres bifurcations. À la différence de N¨¨, Clitiphon, lui, ne se donne pas même la peine de paraître et le locuteur, revenu plus tard à l’heure où on lui avait dit qu’il serait reçu, découvre que l’homme d’affaires a quitté son domicile. Après l’emboîtement des salles qui empêchent d’accéder aux lieux du pouvoir, voici cette fois une variante du thème des déplacements croisés et des rencontres impossibles, autre motif cher aux Caractères soucieux de montrer la perte de sens au cœur de la société de leur époque.

Enfermements

4C’est cette fois au « Discours sur Théophraste » que nous pouvons penser, et à la description du siècle de Louis XIV, caractérisé par la « vénalité des charges », « la splendeur des partisans », une « capitale d’un grand royaume où il n’y avait ni places publiques, ni bains ni fontaines », où « tout le cours de la vie s’y passait presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle d’un autre » et « où le peuple ne paraissait dans la ville que pour y passer avec précipitation, nul entretien, nulle familiarité » (p. 67).

5Dans ce jeu de réminiscences thématiques qui mettent en place le caractère de Clitiphon en quelque chose de familier et d’un peu attendu, la figure du locuteur-philosophe fonctionne en contre-exemple éclatant, car celui-ci se fait au contraire une joie d’être accessible à toutes les sollicitations, invitant même Clitiphon à venir le voir dans l’intimité de son cabinet de travail. L’un va donc chez l’autre, les pôles s’inversent et la binarité fonctionne à plein, au point qu’on pourrait presque dire qu’elle ronronne s’il n’y avait la présence d’un troisième élément, celui de l’espace public rappelé en conclusion de la remarque : « l’homme de lettres au contraire est trivial comme une borne au coin des places ; il est vu de tous, et à toute heure » (p. 264).

6Cette allusion aux places publiques nous ramène en effet à nouveau au Discours de Théophraste, dans lequel la caricature du Grand Siècle que nous venons d’évoquer trouve son pendant dans la description de l’Athènes de Théophraste, dont les habitants « passaient une partie de leur vie dans les places, dans les temples, aux amphithéâtres », en délibérations et discussions politiques ou philosophiques, tant « ces lieux étaient tout à la fois la scène des plaisirs et des affaires » (p. 70). La claire distribution des valeurs entre l’époque de La Bruyère et celle de Théophraste n’est donc pas reproduite à l’identique dans le caractère de Clitiphon : certes l’un s’enferme chez lui et refuse d’être vu tandis que l’autre se vante d’être à disposition de tous, mais force est de constater qu’il n’est point d’espace public dans cette remarque et qu’ici aussi on s’enferme d’un lieu à l’autre : le locuteur ne quitte sa chambre (« le besoin que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre ») que pour retourner très vite à son « cabinet », où il invitera Clitiphon qui s’était lui retiré « dans cet endroit le plus reculé de [son] appartement » (p. 262-263). Bien plus, si le locuteur a dû quitter son lit, il y retournera en conclusion de la remarque lors de l’évocation de la figure de l’homme de lettres, vu « en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade ». Ainsi la libre circulation des personnes et des propos si habilement évoquée par la référence à la trivialité toute socratique de l’homme de lettres n’est certainement pas ce que nous montre le caractère de Clitiphon, où nous ne trouvons du reste ni entretien ni conversation.

7En effet, alors que cette remarque 12 [VIII] prend pour point de départ une communication impossible puisque le locuteur n’aura pas pu poser sa question à Clitiphon, le texte tout entier n’est qu’une longue adresse très directe à ce dernier, jalonnée d’attaques du plus bel effet théâtral : « Je vais Clitiphon à votre porte… » (p. 262) ; « Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé… » (ibid.) ; « ô homme important et chargé d’affaires, qui a votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet » (p. 263). Nous ne nous attarderons pas sur la lourdeur de cette dernière phrase qui cherche à dissimuler, tout en la signalant, l’invraisemblance de cette hypothèse d’un déplacement de l’important financier chez le modeste philosophe. Le contraste avec ce qui précède est d’autant plus grand que la visite du locuteur à Clitiphon comporte deux temps du passé (« je n’avais qu’une chose… » ; « vous n’aviez qu’un mot… » (ibid.) qui donnent l’impression d’une chronologie ancrée dans un incident qui se serait réellement produit. Précisément, s’il y a eu événement, c’est celui de la parole refusée de Clitiphon (celle-ci n’aurait-elle exprimé qu’un lapidaire « oui, ou non ») auquel répond la parole fleuve du philosophe, mais dans un cas comme dans l’autre il n’y a aucune communication, et Clitiphon qui tantôt ne voulait rien dire ne pourra maintenant placer un mot, ce que le texte signale de manière appuyée :

[…] parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires est un ours qu’on ne saurait apprivoiser […] (ibid.)

8La première question (« que voulez-vous que je fasse pour vous ») aurait dû suffire, elle aurait dû permettre l’enclenchement d’un échange, mais tout à son intention de se montrer à l’entière disposition de son visiteur, le locuteur-philosophe annonce une interruption de son discours qui tarde pourtant à venir (« faut-il quitter mes livres », « quelle interruption heureuse ») et donne plutôt lieu à une mise en scène insistante du travail de l’écrivain (« mes livres, mes études, mon ouvrage »). Surtout, la référence à « cette ligne qui est commencée » provoque un ébranlement de la structure des niveaux d’énonciation en renvoyant à l’écriture de la remarque elle-même et au moment de sa lecture par le lecteur des Caractères.

9Dans le cadre de la scène entre Clitiphon et le locuteur-philosophe, on pourrait considérer que ce dernier cesse en effet d’écrire, puis de parler après l’exclamation finale « quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile », mais nous n’aurons pourtant pas le loisir d’entendre cette conversation entre les deux personnages et Clitiphon reste, à l’échelle de la remarque, définitivement muet. Si conversation il devait y avoir, celle-ci semble désormais inutile à l’économie de la remarque tout entière qui, loin de s’interrompre, continue bien au contraire sur sa lancée en passant cette fois à l’insulte et l’excès, comparant le financier à un ours dans son gîte, impossible à apprivoiser3. Changeant de niveau, le locuteur-philosophe quitte le contexte de la visite fantasmée de Clitiphon pour énoncer une conclusion sans appel sur la nature profonde des hommes d’argent, mais ce faisant il continue bel et bien d’écrire. S’il ne nous sera jamais possible d’entendre de la bouche même de Clitiphon quel est l’objet de sa démarche, c’est qu’en un certain sens la remarque n’a plus besoin de lui, pas plus que le financier n’avait plus haut besoin du locuteur. L’un comme l’autre, pourrait-on dire, se sont claqué la porte au nez.

Portrait du philosophe à son étude

10Cette hypothèse de lecture est d’autant plus indisposante que la mise en scène du locuteur-philosophe, tel qu’il se présente à nous lisant Platon, étudiant l’astronomie mais laissant toujours la porte de son cabinet ouverte, a souvent été invoquée comme un portrait de La Bruyère lui-même, prenant la pose du philosophe serein, « soucieux de régler son esprit et de devenir meilleur » (p. 263).

11Or dans le contexte d’un lectorat potentiellement marqué par la culture de la préciosité, en tout cas d’un certain idéal de galanterie, cette mise en scène spectaculaire du travail de l’homme de lettres devient à son tour suspecte. Si nous ne savons rien en effet de ce que fait Clitiphon (le locuteur ne peut que nous livrer une série de suppositions), nous en apprenons peut-être un peu trop avec ce portrait du locuteur-philosophe livre en main, calculant la trajectoire des planètes, et il est permis de penser ici à la caricature de la femme « savante » illustrée par le personnage de Damophile dans l'histoire de Sapho au livre X d’Artamène ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry. Dans cet épisode extraordinaire du roman, Sapho, dont tout le monde sait qu’elle désigne l’auteure du roman elle-même, rayonne en figure de poétesse hors pair et en exemple éclatant de conversation et de galanterie, mais elle doit endurer de se voir vulgairement copiée par une rivale ambitieuse. Damophile en effet, cherchant à dépasser en réputation Sapho :

fit tout ce que l’autre ne faisait pas. Premièrement, elle avait toujours cinq ou six maîtres, dont le moins savant lui enseignait, je pense, l’astrologie ; elle écrivait continuellement à des hommes qui faisaient profession de science ; elle ne pouvait se résoudre à parler à des gens qui ne sussent rien ; on voyait toujours sur sa table quinze ou vingt livres, dont elle tenait toujours quelqu’un quand on arrivait dans sa chambre et qu’elle y était seule4 […].

12Plus loin, nous aurons même la description d’un portrait dont Damophile a passé commande, exigeant du peintre qu’il y représente « une grande table où il y ait quantité de livres, des pinceaux, une lyre, des instruments de mathématique et mille autres sortes de choses qui puissent marquer son savoir » (op. cit. p. 522).

13Les rapprochements entre le monde de Sapho tel qu’il est imaginé par Madeleine de Scudéry et Les Caractères de La Bruyère sont plus nombreux qu’on ne le pense. Cités parmi les premiers destinataires que se donnent Les Caractères dans le Discours sur Théophraste on trouve ainsi « les femmes » et « les gens de la Cour », avides lecteurs des descriptions de leurs contemporains (p. 60), et ce sont bien eux qui risqueraient d’être déçus, en lisant Théophraste, de ne pas y trouver, comme dans Le Grand Cyrus, cette société polie transposée en Grèce et qui leur ressemble tant. De plus, même si plus de trente ans ont passé depuis la publication du Grand Cyrus, l’œuvre de Madeleine de Scudéry est absolument contemporaine de l’écriture des Caractères de La Bruyère du fait de la publication, à partir de 1680, des entretiens les plus célèbres des romans rassemblés d’abord en Conversations diverses (1680, 1684), qui deviennent Conversations morales à partir de 1686. Qui plus est, le personnage de Sapho, dans le très long épisode du livre X d’Artamène ou le Grand Cyrus, est bien plus que l’envers vertueux dont Damophile est la caricature.

14Sapho en effet, outre sa connaissance raffinée des nuances du sentiment amoureux et son extraordinaire talent pour la conversation, se révèle être une écrivaine très particulière dans la mesure où on ne la voit presque jamais lire ni surtout écrire. Bien que ses vers soient réclamés avec empressement dans toute la Grèce, « elle en faisait pourtant un si grand mystère, elle les donnait si difficilement et elle témoignait les estimer si peu que cela augmentait encore sa gloire. De plus, on ne savait quel temps elle prenait pour les faire car elle voyait ses amies très assidûment, et on ne la voyait presque jamais ni lire, ni écrire » (op. cit., p. 452). Il s’agit là bien plus que d’un écho de la posture de facilité et d’improvisation affectée par certains beaux esprits et dont Molière fera par exemple la caricature dans Les Précieuses ridicules, car Sapho énoncera d’autres réserves à l’égard du processus d’écriture et de publication. Ainsi son exil final au royaume des Sauromates, en lui permettant de laisser sa gloire littéraire derrière elle et de se concentrer désormais sur la perfection amoureuse et les grâces de son entretien qui font sa réputation, fait d’elle une auteure dont l’œuvre existera désormais à distance et loin d’elle.

15Il est du reste tout à fait frappant de noter à quel point, parmi la série de contrastes qui opposent dans le Discours sur Théophraste le Paris du siècle de Louis à l’Athènes de Théophraste figure aussi la question des livres et de l’écrit. Car si l’auteur du Discours revendique l’importance pour les générations futures de la lecture de « nos mémoires, de nos poésies, de notre comique et de nos satires » (p. 68), Athènes est une ville sans livres, semblant représenter une sorte de logique extrême de l’esthétique galante : la disparition tout entière de l’écrit dans l’échange de la conversation5. Pour un lectorat galant, le locuteur-philosophe du caractère de Clitiphon est donc l’anti-Sapho par excellence : il dit qu’« il ne peut être important, et il ne veut point l’être » et pourtant il met en scène son savoir et sa sagesse, il revendique d’être « vu de tous » mais il est seul et surtout il parle seul.

Le locuteur-philosophe en stoïcien raté

16Si l’empressement du locuteur-philosophe à s’exhiber le livre et la plume à la main peut donc paraître suspect dans le contexte élargi de l’écriture féminine au xviie siècle, l’aplomb qu’il montre à se présenter en philosophe cherchant à « régler [son] esprit et devenir meilleur » (p. 263) est tout aussi choquant pour le lecteur qui aura en tête les recommandations du Manuel d’Épictète telles qu’on peut les lire dans une édition de 1641 de la traduction de Guillaume du Vair. Nous y trouvons en effet une scène familière :

46. S’il vous faut aller vers quelqu’un lequel ait beaucoup d’authorité, representez-vous, que vous ne le trouverez pas à la maison, qu'il sera retiré, que l’on vous fermera la porte au nez, ou qu’il ne fera pas semblant de vous voir : si apres cela vous y allez, endurez ce qui vous y arrivera, & ne dites plus à par vous, Cela ne valoit que j’en prisse la peine. Car cela sent son plebée, & son homme qui se laisse transporter aux choses externes6.

17La remarque 12 [VIII] du chapitre « Des biens de fortune » n’avait donc dès le départ pas lieu d’être, il n’y avait pour le locuteur aucune raison d’aller solliciter Clitiphon ni de s’offusquer ensuite de son refus, ni de faire conte de sa mésaventure, ni de se mettre ainsi en scène en posture de philosophe studieux. Ou plutôt, l’injonction qu’adresse Épictète à son lecteur de se représenter (selon les termes de Guillaume du Vair) le moment où il se trouvera devant la porte close du puissant a complètement été pervertie, puisque le lecteur-philosophe tourne cet exercice de visualisation anticipatrice de la déception à venir en mise en scène d’une vengeance. Si Clitiphon refuse de se laisser voir, le locuteur, lui, se fait une joie de le convoquer dans ce petit exercice d’indignation théâtralisée qui fait la délectation du lecteur. Ce faisant, si l’on se réfère à la recommandation du Manuel, nous comprenons que ce caractère de Clitiphon nous montre moins les travers attendus d’un financier que la faiblesse d’un « homme qui se laisse transporter aux choses externes » (ibid.). Et pour faire bonne mesure, le locuteur-philosophe ne se contente pas d’invectiver pour nous celui qui ne lui offre que porte close, mais en se mettant ainsi en scène dans son cabinet, il enfreint sans vergogne la recommandation de l’alinéa 63 du Manuel : « Les marques de celuy qui profite en la Philosophie, c’est qu’il ne blasme, ny ne louë personne, il ne se plaint de rien ; il ne parle point de soy, comme s’il estoit, ou qu’il sceust quelque chose » (op. cit. p. 301).

18Cette remarque 12 [VIII] du chapitre « Des biens de fortune », écrite délibérément donc en dépit des recommandations du Manuel d’Épictète, ne saurait pourtant surprendre si l’on se souvient de la longue critique, développée dans la remarque 3 [IV] du chapitre « De l’Homme », du stoïcisme comme « jeu d’esprit » qui revendique une définition du sage affranchi de toutes les passions humaines au point d’en apparaître comme un « fantôme de vertu », un « sage qui n’est pas, ou qui n’est qu’imaginaire ». À ces exemples de vertu impossible correspond par ailleurs le reproche aux stoïciens qu’ils « ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui ont trouvés [...] au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont tracé l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’ont exhorté à l’impossible » (p. 392).

19La question de l’efficacité des images dans les Caractères de La Bruyère est fort complexe et nous ne voulons que relever ici le fait que l’approche opposée à celle des stoïciens, cette utilisation des « images affreuses ou ridicules », débouche finalement sur le même échec si l’on en croit la remarque 66 [IV] du chapitre « Des jugements », où Socrate propose des « portraits » à ses contemporains que ceux-ci trouvent bien « bizarres », n’y voyant que des « chimères » sans les reconnaître pour ce qu’il sont, c’est à dire leurs propres travers, et il faut l’intervention du locuteur pour remettre les choses à leur place : « ils se trompaient, c’étaient des monstres, c’étaient des vices, mais peints au naturel ; on croyait les voir, ils faisaient peur […]. » (p. 477)

20En d’autres termes, les portraits socratiques sont tout aussi « imaginaires » que l’idéal stoïcien du sage dans la mesure où ni les uns ni les autres ne semblent être de ce monde. La seule solution serait peut-être dès lors pour le philosophe ou le moraliste d’abandonner toute préoccupation pour les extrêmes de la vertu et du vice, si l’on en croit du moins la conclusion du chapitre « Des jugements » telle qu’elle se présente dans la 4e édition. En l’état, celle-ci se révèle en effet n’être ni plus ni moins qu’une première version du caractère de Clitiphon, et même, bien que plusieurs années séparent les deux textes, elle semble nous montrer de manière assez extraordinaire ce que Clitiphon aurait pu penser s’il avait réellement rendu visite au locuteur-moraliste :

67¶ [IV] Celui qui est riche par son savoir-faire, connaît un Philosophe, ses préceptes, sa morale et sa conduite, et n’imaginant pas dans tous les hommes une autre fin de toutes leurs actions, que celle qu’il s’est proposée lui-même toute sa vie, dit en son cœur ; je le plains, je le tiens échoué ce rigide censeur, il s’égare et il est hors de route, ce n’est pas ainsi que l’on prend le vent, et que l’on arrive aux délicieux ports de la fortune : et selon ses principes il raisonne juste.
[IV] Je pardonne, dit Antisthène, à ceux que j’ai loués dans mon ouvrage, s’ils m’oublient ; qu’ai-je fait pour eux ? ils étaient louables. Je le pardonnerais moins à tous ceux dont j’ai attaqué les vices sans toucher à leurs personnes s’ils me devaient un aussi grand bien que celui d’être corrigés ; mais comme c’est un événement qu’on ne voit point, il suit de là que ni les uns ni les autres ne sont tenus de me faire du bien. (p. 477-478)

21L’onomastique est ici importante dans la mesure où elle évoque la figure d’Antisthène, le disciple de Socrate considéré comme le fondateur de l’école cynique et maître de Diogène, dont les idées sont commentées et reprises par Épictète lui-même. Le sage ici cultive l’indifférence recommandée par le Manuel, renonçant à tout espoir d’avoir pu influencer ses contemporains, acceptant même l’oubli. Cette sérénité pourtant ne durera pas, nous le savions déjà d’après le caractère de Clitiphon de la 8e édition, mais il est frappant de voir comment à partir de la 5e édition se met en place une attitude proprement schizophrénique de la part du moraliste. En effet, au moment même où la remarque 67 [IV] voit l’addition d’un dernier alinéa dans lequel le locuteur, après l’oubli auquel il a consenti, évoque maintenant avec indifférence les attaques qui pourraient être formulées contre ses écrits, celle-ci perd sa position de conclusion du chapitre, et le nom d’Antisthène se verra finalement remplacé par celui d’Antistius pour réapparaître dans l’extraordinaire remarque 21 [V] du même chapitre : « Qu’on ne me parle jamais d’encre, de papier, de plume, de style, d’imprimeur, d’imprimerie7 […] » (p. 460).

22Dans cette remarque 21 [V], à la retenue de celui qui s’appelle désormais Antistius dans la remarque 67 [IV], résigné à l’oubli et devenu indifférent à la critique de son œuvre, s’opposent une grandiloquence et un sentiment d’outrage qui nous sont familiers. Refusant de travailler à « traite[r] de toutes les vertus et de tous le vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n’ait point de fin […] et nul cours » (p. 460) et renonçant à toute ambition de vouloir corriger les hommes, Antisthène n’affiche plus d’autre ambition que d’écrire « par jeu, par oisiveté, et comme Tityre siffle ou joue de la flûte », ne consentant à publier que par « la violence de ceux qui me prennent à la gorge, et me disent, vous écrirez », annonçant finalement le titre de son « nouveau livre, Du Beau, Du Bon, Du Vrai. Des Idées. Du Premier Principe, par Antisthène vendeur de marée. » (p. 461-462)

23Ainsi les jeux d’intertextualité, d’Épictète à La Bruyère mais aussi d’une édition à l’autre des Caractères, permettent de retracer un argument précis qui concerne l’utilisation des images à des fins de correction morale et pose en dernier lieu la question d’une écriture dénuée de toute intention morale et presque ramenée à une simple pratique de désœuvrement. S’il est vrai en effet qu’aux fantômes d’une vertu stoïcienne excessive (3 [IV] « De l’homme ») correspondent les chimères incompréhensibles des peintures proposées par Socrate (66 [IV] « Des jugements »), et que la logique propre aux comportements de chacun fait que le financier s’avère incapable de comprendre le philosophe, tandis que ce dernier se retire dans une indifférence toute stoïcienne à l’égard du succès de son entreprise (67 [IV-V]), le nouveau caractère d’Antisthène, mais surtout celui de Clitiphon n’en apparaissent que plus extraordinaires dans la mesure où la figure du locuteur s’y présente en complète contradiction avec tout cet argumentaire. La boucle est bouclée en quelque sorte, et l’idéal stoïcien de l’écrivain auquel le locuteur des Caractères s’était essayé dans la conclusion du chapitre « Des jugements » de la 4e édition se voit emporté, bafoué même dans le caractère de Clitiphon, au moment même où La Bruyère s’éloigne de son livre.

Trouble de la littérature

24Comprendre le projet de La Bruyère est impossible si l’on n’a pas en tête les analyses qu’Isaac Casaubon a développées à l’occasion de son édition des Caractères de Théophraste, publiée à Lyon en 15928. Les implications du travail de Casaubon dépassent en effet de très loin le domaine de la simple philologie, et il paraît absolument invraisemblable que La Bruyère ne s’y soit référé qu’en simple soutien de sa propre traduction de Théophraste en français. Casaubon en effet, au-delà de l’établissement et de l’analyse érudite des différentes œuvres qu’il a choisi d’éditer au cours de sa carrière, développe, de préfaces en « prolégomènes » et autres commentaires, une véritable pensée sur la littérature conçue comme toute forme d’écriture qui s’écarte de la simplicité « philosophique ». Cette distinction fondamentale entre écriture philosophique ou « simple » et écriture non-philosophique ou « non simple » apparaît dans les Prolégomènes à l’édition de Théophraste, qui revisitent les grandes distinctions de la Poétique d’Aristote pour opposer la philosophie aux genres de la poésie et de l’histoire. À l’inverse, l’édition que Casaubon procurera des œuvres de Perse en 1604, accompagnée d’un traité sur la satire, s’interrogera sur une écriture poétique qui tende cette fois vers la philosophie. Un peu plus tard, le commentaire de Casaubon à son édition de Polybe (1609) viendra compléter et enrichir cette réflexion entamée avec Théophraste sur les modes de fonctionnement les plus subtils de ces types d’écriture9.

25Or ce qui frappe le plus dans cet effort de la part de Casaubon, c’est son incontestable mauvaise foi, son obstination à vouloir justifier coûte que coûte l’écriture du ridicule et l’usage moral d’une description des vices. Plusieurs érudits ont-ils émis des doutes sur le fait que Théophraste soit l’auteur de ces Caractères jugés peu sérieux ? Qu’importe, Casaubon arrimera toute une partie de son argumentaire à la lettre-préface attribuée à Théophraste pourtant déjà considérée à l’époque comme douteuse, dans laquelle le successeur d’Aristote indique avoir décrit les vices de ses contemporains mais aussi leurs vertus10. Parmi de nombreuses manœuvres du même genre, notons simplement le recours dans les Prolegomena à un adverbe grec (aplôs) pour désigner la simplicité de l’écriture philosophique, qui permet à Casaubon, passant ainsi du latin au grec, d’entretenir le plus grand flou sur le sens exact de ce terme dont il refuse de donner l’antonyme, préférant la très lourde expression de « non-simple ». Il suffit pourtant de se reporter au Thesaurus Linguæ Græcæ d’Henri Estienne (au demeurant beau-père de Casaubon) pour découvrir que parmi différents sens possibles de ce terme figure l’idée d’absence de malice (simpliciter, candide, sine fuco), qu’Estienne associe à l’idée de bonne intention (simpliciter et amice). Ce faisant, Estienne cite un passage du discours Sur la couronne où Démosthène et Eschine s’accusent mutuellement de manipuler le sens des mots et de parler en sophiste11. Notons par ailleurs qu’Érasme, dans le contexte immédiat de l’extrait de la Lettre à Martin Dorp que La Bruyère choisira de mettre en épigraphe de ses Caractères, cite les écrits de Démosthène contre Eschine comme exemple de forme d’écriture où l’auteur donne libre cours à ses passions, faisant passer à la postérité les désordres de son âme12.

26De manière plus vertigineuse encore, Casaubon réfléchissant à propos de la satire à la nature des genres de la grammaire, de la rhétorique et de la poésie, convoque à nouveau le grec pour désigner cette fois tout discours dirigé vers l’extérieur (prophorikos logos). L’expression, qu’il attribue à Simplicius, figure en effet dans le commentaire que ce dernier consacre au Manuel d’Epictète. Analysant l’injonction stoïcienne de modérer ses propos, et notant que beaucoup de gens ferment les yeux quand ils parlent, Simplicius en vient à décrire l’acte de parler comme un risque de distraction tout aussi redoutable que celui qu’exercent les sens sur l’âme.

27Il semble donc incontestable que de Casaubon à La Bruyère se développe une réflexion sur le sens le plus profond de ce que parler veut dire, mais aussi sur la façon mystérieuse dont les textes exercent leur pouvoir et peut-être même sur la nature dangereuse de l’écriture. À cet égard, la question morale et le projet de vouloir corriger les hommes et changer leurs mœurs semblent presque secondaires au vu de la réflexion que mène La Bruyère au fil des éditions de ses Caractères. La question de l’image, la nature complexe et presque douteuse de l’intention de peindre pour corriger se révèlent être les éléments d’une structure bien plus vaste et révolutionnaire qui semble bel et bien correspondre à « une certaine expérience de la littérature » telle que Roland Barthes l’évoque dans ses Essais critiques13. Peut-être, si l’on en croit Épictète et Simplicius, s’agissait-il depuis le départ de ne chercher qu’à « penser et à parler juste » (2 [I], « Des ouvrages de l’esprit », p. 124), si tant est qu’en effet « rarement se presente-il [sic] occasion que nous devions parler […] mais principalement ne devons-nous parler des hommes, les loüer, les blasmer, ou en faire comparaison14 ».

28Pourtant, ce que Les Caractères nous montrent partout, à l’instar du locuteur-philosophe dans le caractère de Clitiphon, c’est la volonté farouche de passer outre et de s’engager les yeux grands ouverts dans l’écriture telle qu’elle est possible aux hommes. On ne saurait de ce point de vue sous-estimer l’importance de la note consacrée à Moïse dans la remarque 14 [I] « Des ouvrages de l’esprit » où le locuteur se justifie d’avoir inclus celui-ci dans une liste d’auteurs profanes15, en une concession qui rappelle la distance qui sépare un Platon ou un Virgile ou un La Bruyère des textes inspirés par le divin. L’entreprise des Caractères pourrait être ainsi comprise pour sa plus grande part comme une reprise complexe de la tentative de Montaigne de se dépeindre en homme imparfait mais dont le livre, in fine, révèle une « maîtresse forme » au risque que celle-ci fonctionne aussi comme un enfermement.

29Pour Antisthène comme pour Clitiphon en effet, le plus grand problème est bien celui du temps, et celui d’une écriture qui se superpose finalement à la vie et, virant au soliloque, semble emporter le locuteur dans une sorte de pratique indéfinie dont il veut finalement se libérer. Ainsi dans la remarque 12 [VIII] du chapitre « Des biens de fortune » où le philosophe au travail se voit devenir l’homme de lettres qu’on peut voir à table, nu ou malade, l’injonction faite à Clitiphon de venir interrompre le locuteur et de faire qu’il cesse d’écrire nous frappe de plein fouet, comme si le quatrième mur tombait brusquement et que nous nous trouvions en face d’un La Bruyère exaspéré. C’est en cela, pour reprendre à nouveau les formulations de Roland Barthes, que La Bruyère peut « nous toucher16 », et que ces jeux vertigineux d’intertextualité dont nous avons décrits quelques aspects prennent toute leur dimension, celle de cet « indirect » décrit par Barthes, « qui a une valeur cathartique, car il préserve l’écrivain de la mauvaise foi dans la littérature17 ».

Notes

1 La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Le Livre de Poche classique, 1995, remarque 1 [I] p. 124 et remarque 69 [I] p. 155. Toutes les citations du texte de La Bruyère étant tirées de cette édition, nous n’indiquerons que les numéros de pages dans les références qui suivront. Par ailleurs, compte-tenu de l’importance de l’évolution du texte des Caractères d’une édition à l’autre, nous préciserons systématiquement en caractères romains l’édition à laquelle chaque remarque a été ajoutée.

2 L’édition d’Emmanuel Bury rétablit la fluidité de la ponctuation d’origine du texte, qui signale ici en conclusion du premier chapitre l’importance des effets polyphoniques pour l’émergence d’une parole personnelle dans Les Caractères.

3 L’édition des Caractères procurée par M. Escola rappelle ce sens possible du terme de « loge », (Paris, Champion, 1999, p. 275).

4 Madeleine de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, éd. Cl. Bourqui, Paris, Garnier-Flammarion, 2005, p. 463. Le roman est publié de 1649 à 1653.

5 Autre allusion possible au Grand Cyrus : parmi les types de conversations qui se tiennent sur les places ou sous les portiques de cette Athènes idéale, entre la délibération des affaires publiques et l’enseignement et la discussion philosophiques, le peuple « s’entretenait avec les étrangers » (p. 70), détail qu’on peut rapprocher de l’événement déterminant de la dernière partie de l’épisode de Sapho : l’arrivée à Mytilène d’un Scythe venu du pays des Sauromates, permettant ainsi l’utopie finale du texte.

6 Les œuvres de messire Guillaume Du Vair, (…) reveues par l’autheur avant sa mort et augmentées de plusieurs pièces non encore imprimées, Paris 1641, p. 298.

7 Les modifications éditoriales sont complexes ici : dans la 5e édition, la remarque 21 [V] vient s’insérer après la remarque 67 [IV] et le locuteur ne se nomme pas encore Antisthène, mais Démocrite – la substitution aura lieu lors de la 6e édition, au moment où la remarque se voit déplacée en amont juste après la remarque 66 [IV] sur les chimères de Socrate et où le nom de Démosthène est remplacé par Antisthène dans la remarque 21 [V].

8 Casaubon publiera en 1699 une édition augmentée de cinq nouveaux caractères récemment découverts, puis une troisième, sans grands changements, en 1612. Voir l’étude d’É. Bury, « La Bruyère et la tradition des “Caractères », Littératures classiques, janvier 1991, p. 6-19, d’une importance séminale par l’ampleur des enjeux qu’elle aborde.

9 Pour une vue d’ensemble du travail de Casaubon, voir H. Parenty, Isaac Casaubon Helléniste, des studia humanitatis à la philologie, Genève, Droz, 2009.

10 Pour un compte-rendu détaillé de cette question, nous renvoyons à notre thèse de doctorat, Le moraliste au miroir : Les Caractères de La Bruyère entre poétique de la morale et immoralité de la poétique, Paris, 2007, non publiée. Notre article, « La réception d’Érasme dans les Caractères de La Bruyère » (Romanic Review 104.3-4, mai-novembre 2013, p. 293-312) reprend certains de ces éléments appliqués à la question de l’importance de différents textes des vertus qui fonctionnent comme autant de doubles invisibles des Caractères.

11 La figure de Dion Chrysostome, sophiste devenu philosophe et par conséquent miroir de la démarche de Théophraste, est très présente dans la réflexion de Casaubon, en particulier à travers l’œuvre de Synésios de Cyrène.

12 Voir notre article précédemment cité.

13 R. Barthes, « La Bruyère », Essais critiques, repris dans Œuvres complètes, éd. É. Marty, t. 2, Paris, Seuil, 2002, p. 486.

14 Épictète, Manuel, éd. cit., p. 297.

15 « Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit » (p. 127).

16 R. Barthes, op. cit., p. 486.

17 Ibid., p. 487.

Pour citer cet article

Éric Leveau, «Intertextualité et éthique de l’écriture dans Les Caractères de La Bruyère», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 04/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=530.

Quelques mots à propos de :  Éric Leveau

Éric Leveau a soutenu sa thèse de doctorat (Le moraliste au miroir : Les Caractères de La Bruyère entre poétique de la morale et immoralité de la poétique) à l’université de Paris IV - Sorbonne en 2007. Il enseigne la littérature et la langue française à l’université de Sarah Lawrence College, New York, depuis 2008.

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