XVIIe siècle
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019
Discontinuité et progression : deux micro-lectures des Caractères ("De la Société et de la Conversation", 14-20, "De la Cour", 63-70)
1Les portraits de La Bruyère se prêtent aisément à l’explication de texte. En effet, ils forment des textes autonomes, d’une brièveté étoffée (qui correspond à la longueur requise des textes demandés par l’exercice universitaire d’une explication de texte) ; en outre, le genre du portrait propose une illustration accessible et concrète des principes plus abstraits et généraux, que le moraliste consigne et extrait de son observation de la société et des hommes. Centrés sur un personnage (ou deux plus rarement), représentant d’un type, les portraits offrent une description virtuose et vivante, une scène qui détaille les faits et gestes d’un caractère, et que le regard satirique réduit souvent à une mécanique animée par des passions vaines.
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1 J. de La Bruyère, Préface aux Caractères, éd. E. Bury, ...
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2 Nous renvoyons pour la définition et la description de ...
2Mais ces portraits ne sont pas majoritaires en nombre, et que faire alors des nombreuses autres remarques qui se suivent dans les chapitres, dans un ordre que le moraliste a changé au cours des neuf éditions de son œuvre ? Ces remarques se caractérisent par leur diversité de forme et de longueur, comme le mentionne en particulier la fin de la Préface aux Caractères : « on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent1 » ; elles composent une trame, unie par une orientation commune donnée par le titre du chapitre, mais tissée souplement par les motifs variés qui l’élaborent. C’est ainsi que ce discours discontinu2 laisse percevoir des séquences thématiques, qui associent définitions, maximes, réflexions, complétées par les portraits, individualisés ou généraux. Comment regarder et analyser ces séquences ? Quels sont les liens qui les relient, et de quelle nature sont-ils ? Comment la séquence s’est-elle construite ? Obéit-elle à une progression autre qu’une simple succession ? Les apports des différentes éditions, mentionnées entre parenthèses à côté du numéro des remarques, ou en début d’alinéas, nous livrent-ils une explication utile ?
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3 « De la Société et de la Conversation », p. 233-235. Ég...
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4 « De la Cour », p. 332-334. Également en annexe de cet ...
3Pour donner quelques réponses à ces questions, il nous a paru intéressant de prendre deux exemples de ces textes discontinus et de les analyser, tout d’abord les remarques 14 à 20 du chapitre « De la Société et de la Conversation3 », puis les remarques 63 à 70 du chapitre « De la Cour4 ». Les deux séquences s’intéressent à des réalités historiques du xviie siècle, d’une part à l’usage et aux règles de la conversation, tels qu’on pouvait les voir à l’œuvre dans les salons ou à la Cour ; d’autre part à un lieu social, politique et culturel, la Cour. Cependant, la première séquence a une approche plus taxinomique (mise en évidence de différents types de parleurs) et s’attache davantage à définir des principes (l’esprit de la conversation par exemple). La seconde séquence mêle à des constats ou des analyses plus de portraits ou d’images qui les animent. L’écriture est plus piquante, plus divertissante, comme le montrent la structure de l’énigme et l’anecdote-portrait de Xantippe. Ainsi, nous aurons un aperçu de la diversité de ces séquences et de leur mode de composition.
Les esprits de la conversation
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5 J. de La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduit...
4Nous commencerons par situer le premier extrait dans son chapitre et dans son contexte immédiat, en recherchant une identité de motif, de perspective, mais aussi de forme. Nous examinerons aussi sa généalogie, en nous interrogeant sur sa spécificité : quatre remarques écrites dès la première édition (1688), encadrées de remarques ajoutées à la 4e édition (1689). Les chiffres romains mis entre crochets à côté des numéros nous indiquent l’histoire de la composition : ce n’est pas le lieu d’effectuer une lecture fine et détaillée de cette généalogie que permet de retracer l’édition des Caractères préparée par M. Escola5 ; néanmoins, nous pouvons en souligner quelques traits. Les quatre remarques de la première édition étaient proches les unes des autres dès le début (5-6, 10-11), unies deux par deux : elles ont juste été décalées ensuite par l’ajout de remarques, en particulier des portraits soit collectifs (8 [IV]), soit individuels et nommés (12 [V] Théodecte, 13 [VII] Troïle), rendant plus concrets les principes énoncés plus loin en une brièveté abstraite. La remarque 19 apportée par la 4e édition et précédant la numéro 20 [I] approfondit le critère de l’esprit, qui détermine la capacité et l’efficacité de la parole. Dans ce cadre ainsi présenté, quel motif ou quelle perspective unissent la séquence ?
5Le chapitre « De la Société et de la Conversation » passe en revue les différentes attitudes en société et les types de locuteurs, déterminés par leurs caractères mis ainsi en valeur, mais formule en outre, comme dans les traités de civilité et de conversation de l’époque, les principes et règles qui devraient régir la conversation. Les remarques 14 et 15 appartiennent à la première sorte ; le présentatif « il y a » complété par une proposition relative déterminante distingue des catégories de parleurs : « Il y a des gens qui… / il y en a d’autres qui… » (15). La 14 nous installe dans une situation de communication, identifiée et décrite à l’aide d’un déictique (« cet inconnu ») et des lieux ou occasions (« dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle »). En revanche, les remarques suivantes 16 à 19 relèvent de la seconde manière ; plus prescriptives, elles énumèrent des constats : « C’est une grande misère que de… » (18), « Dire d’une chose… demande » (19), ou des règles de la conversation (16 : « L’esprit de la conversation consiste… » ; 17 : « Il faut… »). Le moraliste est attaché à la diversité des approches, tout en respectant son intention première : observer les hommes pour discerner des types et les classer si possible, et pour définir des manières de se comporter propres à conserver le lien social, à sauvegarder la communication.
6Dans cette séquence, la parole est examinée selon plusieurs critères, en fonction de sa quantité : abondante (14, 20), ou rare (18, 19 ou 20) ; par rapport à soi (14, 15, 16) ou à son interlocuteur (16, 18). Plus profondément, c’est l’esprit du locuteur qui détermine son rapport à la parole : son importance (évaluation quantitative : « pas assez d’esprit » (18)) et sa nature (bon sens, imagination, jugement qui en découle…) dessinent un profil de parleur, que la vanité vient encore moduler, en une proportion que le moraliste estime souvent inverse à l’esprit. Le défaut d’esprit entraîne une médiocrité du discours, dans sa forme et son contenu (19), et une faiblesse de jugement que l’amour-propre, souvent aveugle, ne veut pas reconnaître comme une invitation au silence, ou du moins à la brièveté.
7C’est ainsi que « cet inconnu », fier de sa situation sociale et de ses origines, les dévoile dans une confidence bavarde et assurée : « vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien… ». Et la syntaxe mime par son énumération paratactique sa vanité prolixe (14). D’autres « ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec [eux] l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit » (15). Pour ces « gens », c’est l’« attention » qu’ils portent à leur discours comme à un miroir d’eux-mêmes, qui révèle leur amour-propre : ils se complaisent dans chacun de leurs mots, et se piquent de justesse par des efforts laborieux incessants, qui confinent à l’artifice et à la raideur. Le manque de naturel s’exprime dans la remarque par la pesanteur de la syntaxe : répétitions de prépositions en cascade (« de tout le travail de leur esprit »), rythme binaire récurrent et parallélismes (« pétris de phrases et de petits tours d’expression », « dans leur geste et dans tout leur maintien »…) que le jeu des sonorités accentue (allitérations en [p] et en dentales [t],[d] dans le premier exemple) ; négations et indéfinis (« rien ne leur échappe, rien ne coule de source… ») auxquels s’ajoute la clausule en un couple d’adverbes « proprement et ennuyeusement » pris dans une gradation syllabique (3/5). On comprend alors l’ouverture de la remarque 18 qui conclut par sa brièveté ces portraits collectifs : « C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire ». Pris entre deux négations (« pas assez d’esprit… ni assez de jugement »), le locuteur prouve son « impertinence », et pèche par excès de parole jusqu’à commettre un blasphème, ou une infraction à la civilité, en recourant par zèle à « de longs et de fastidieux serments » (19). La parole se détache de la valeur défaillante, et croit devoir surenchérir pour retrouver du crédit ; pire, elle en vient même à dévaluer celle de l’honnête homme, qui « mérite d’être cru », mais ne l’est pas toujours. Le piège se referme alors sur l’interlocuteur, contraint de subir les sottises, ou les lourdeurs des discours dont il est le destinataire.
8Cette « souffrance » de la réception (15) se résume d’un mot, à la fois constat et jugement sans appel : « C’est une grande misère ». Car le sentiment de l’interlocuteur, traduit ici par un substantif radical, aux lointains échos pascaliens, mesure l’effet produit par le discours, en l’occurrence son caractère insupportable. L’on sent dans les remarques la présence du moraliste, qui a expérimenté et observé ces situations et ces parleurs ; il apparaît sous différentes formes : le pronom indéfini « on » (15, 19), le pronom personnel « nous » (17), et même « vous » (16), qui peut être pourtant aussi le véritable destinataire du moraliste (14, 16). Cette deuxième personne du pluriel est un moyen d’impliquer le lecteur, de le mettre en situation à son tour et à même de mieux éprouver ce que décrit le texte. Dans la remarque 16, le futur de l’indicatif facilite la projection du cas en scène : « vous saurez son nom, sa demeure […] ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse ». Le « vous » est représenté en destinataire de la logorrhée de l’inconnu, avide de se raconter ; il est aussi prévenu contre l’importun pour ne pas en être dupe.
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6 Fr. de La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Max...
9Cela en dit long d’ailleurs sur l’homme en général car l’inconnu rencontré par hasard ressemble curieusement au portrait collectif peint par la remarque 16 : « Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ». Les maximes de La Rochefoucauld sur l’amour propre ne sont pas loin : on sait que « [l]’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs6 ». Rien d’étonnant à ce que les bavards, les impertinents soient nombreux : ils trouvent trop de satisfaction à se répandre en paroles. Et c’est précisément ce constat assez sombre qui explique que l’« esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement » (16). Cette même règle qui s’accommode de l’amour-propre humain révèle aussi pourquoi il est si difficile de la respecter et explique que les infractions à son principe sont si nombreuses : spontanément, l’homme en société aime briller, montrer son esprit ; dans ces conditions, c’est faire preuve d’abnégation de soi que de faire le plaisir d’autrui. L’« esprit de la conversation » consiste donc à faire le contraire de la tendance naturelle ; c’est pourquoi la syntaxe de sa définition utilise un rythme binaire, qui dans un premier temps met de côté la proposition rejetée (négation, comparaison d’infériorité), puis dans le second temps expose ce qui est retenu (assertion positive) : « L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres […]. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits et même réjouis, qu’à être goûtés… » (Nous soulignons).
10Le fil thématique de la séquence est donc tenu : l’exploration des situations de conversation et le recensement des différents types d’esprit fondent la cellule de la première édition, mais les ajouts des éditions ultérieures animent le classement par l’insertion de scènes ou approfondissent un constat plus général.
Coulisses et scènes de cour
11Un second exemple, emprunté cette fois au chapitre « De la Cour », reprend cette tendance à l’animation par les remarques concrètes, mais en l’accentuant et en l’enrichissant d’images. Cette fois, l’observation est celle d’un lieu social, la cour de Louis xiv. La perspective a une dimension et un ancrage historiques, plus nets que dans la séquence précédente qui envisageait aussi un classement des caractères humains. Dans les remarques 63 à 70, il s’agit davantage d’observations et d’analyses, qui ne débouchent pas sur des principes ou des règles. Le moraliste décrit en effet la vie des courtisans, en apparence emportés par le mouvement des divertissements, mais en réalité tendus par les efforts de l’ambition sociale : c’est le motif du caché qui organise la première moitié de la séquence, les remarques 63 à 65. La remarque 63 est un aperçu daté et nommé (le xviie de Molière), donné dès la première édition. Les éditions IV et V apportent dans chacune des remarques 64 et 65 une représentation imagée de la Cour : le jeu d’échecs et la montre.
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7 Les remarques 69 et 70 sont proches l’une de l’autre dè...
12La préoccupation de l’ascension, déjà abordée dans la remarque 64 (« un jeu sérieux, mélancolique, qui applique »), donne lieu à un nouveau motif, celui de l’attachement obsessionnel qui aliène les courtisans et les prive de repos, nouvelle forme d’« esclavage ». La première édition propose dans la remarque 66 une réflexion sur la vanité de l’inquiétude de cour, attribuée à un personnage N** qui s’empresse de l’oublier une fois happé par la prospérité ; elle est complétée par une remarque plus brève, la 67, explicitant le lien qui asservit le courtisan à la Cour, à laquelle font écho deux autres maximes, 69 et 707. La 4e édition insère alors parmi ce trio un portrait, celui de Xantippe dont le désir d’ascension est si profond qu’il apparaît en rêve. Dès la 4e édition, la séquence est ordonnée – seule la remarque 65 sera rajoutée. On voit donc se former une progression d’un thème à l’autre, relié par le travail souterrain du désir, l’ambition, qui domine le courtisan tout entier. Ce sont ces chemins en réseau et en filigrane qu’il faut repérer et suivre, au-delà de la diversité formelle des remarques et sans pour autant la gommer. On y découvre la méthode du moraliste, celle de la construction du sens au cœur de la discontinuité (par touches, par approfondissement de son objet), et celle de la lecture qu’elle induit, mais aussi ses partis-pris esthétiques, le goût pour la (re)présentation, la variété qui séduit, divertit, tantôt prescrit, tantôt illustre.
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8 « De la Cour », 62, p. 331.
13Parcourons plus en détail la séquence. La remarque 63, brève, fait suite par contraste à deux longs portraits ajoutés aux 7e et 8e éditions : celui de Théodote et celui, collectif, d’« un homme qui s’est depuis quelque temps livré à la Cour, et qui secrètement veut sa fortune8 ». En actes, le désir secret d’ascension, le mystère et le rôle joué pour arriver à ses fins sont déjà mis en place. Forte de ces apports, la remarque 63 commence alors comme une énigme, ce jeu de la conversation mondaine qui éveille la curiosité et qui, par sa quête de la solution, la structure. L’écriture moraliste y a recours souvent et la prise pour les effets de surprise et de dévoilement qu’elle contient : ici, le constat (« Il y a ») s’associe à la désignation d’un lieu que l’on pourrait croire lointain (« un pays ») et à la caractérisation binaire, périphrase bien cadencée, la proposition relative « où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels ». Le couple traditionnel de l’apparence et de la réalité est soutenu par le jeu de trois antithèses, démasquant le brouillage des signes et inversant systématiquement leur polarité.
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9 Le lexique des divertissements et de l’inquiétude repre...
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10 Le « theatrum mundi » est un des topoï de l’écriture m...
14Le moraliste explicite alors dans une question rhétorique directe ce que couvrent les émotions génériques, les joies et les chagrins : « Qui croirait que… ? ». Par rapport à un simple constat, l’interrogation a l’avantage de restituer un point de vue d’observateur extérieur, se fiant naïvement à un système de signes univoque et immédiat : selon lui, le divertissement réjouit, le rire, les applaudissements sont signes de joie ; la lecture des signes repose sur une adhésion au monde, sur une continuité de la valeur au signe, un « croire ». Or dans le « pays » en réalité tout proche, désigné comme Paris et la Cour, le système est perturbé : du signe au sens, la circulation n’est plus fluide, elle s’inverse même puisque l’isotopie énumérée des divertissements laisse place au défilé des « inquiétudes9 » nombreuses (« tant de », adverbes d’intensité, pluriel abondant). Le verbe « couvrir » dit bien implicitement le geste de dévoilement effectué par le moraliste, expert en discernement : il met au jour la distinction entre la surface et la profondeur, l’épaisseur du caché. Et le nom propre de Molière, désignant déjà la ville de Paris, a également comme fonction symbolique de nous introduire dans la comédie de la Cour : les divertissements de cour, en particulier, sont des occasions de représentation sociale, où l’on a une chance d’être vus, distingués et d’avancer sur le chemin de la fortune ; les joies apparentes qu’ils font naître dissimulent les coulisses de la scène10 où déambulent les courtisans, travaillés souterrainement et en profondeur par leurs ambitions et leurs passions. La tâche du moraliste est bien de dénoncer les illusions trompeuses, et pour ce faire, de redonner du (bon) sens à la société qu’il décrit : l’ordre syntaxique y contribue, en distinguant les différentes strates du réel (relations d’attribut, emploi de la conjonction de coordination adversative), en les détaillant (énumérations), en instaurant un ordre par un rythme binaire récurrent. Et la question rhétorique, restée en suspens, s’insinue dans l’esprit du lecteur, censé apporter la réponse.
15C’est le « sérieux » du tourment habitant les courtisans qui ménage la transition avec la remarque 64 et nomme le « pays » de la précédente : « La vie de la Cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique ». La métaphore du jeu, filée tout au long de la remarque, prolonge la liste des divertissements mentionnés, le sème de la représentation et du rôle théâtral, et s’enrichit d’un sens supplémentaire : la vie de cour est apparentée à un jeu de société et de stratégie, en l’occurrence les échecs (le lexique s’y rattache : « pièces », « on est échec, quelquefois mat », « pions », « on va à dame, et l’on gagne la partie »). Comme le joueur, le courtisan met au point une tactique pour avancer à la Cour : c’est ce sens qui prévaut (laissant de côté pour l’instant l’hypocrisie du courtisan, qui fait pourtant partie de ses armes). En trois caractérisations, deux adjectifs et une brève relative, l’esprit de ce jeu est donné : sous le sceau de la mélancolie, il absorbe l’être tout entier (« qui applique »), régit sa vie. La forme verbale impersonnelle « il faut » dit son pouvoir contraignant. De là naît l’organisation de la vie en vue de la victoire sur l’« adversaire », vraie machine de guerre : « arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice [...] ». L’issue est variable, échec ou victoire, ou même aléatoire ; elle dépend de différents critères : la qualité de la stratégie (et les efforts fournis, la détermination, le sens de l’à-propos, ses calculs), la bonne ou mauvaise fortune, ou la « folie » (dans les éditions IV-VI), c’est-à-dire la témérité sans limite, l’extravagance qui ose tout. L’engagement et les compétences ne font pas tout : la vie de cour est à sa manière un pari, auquel le moraliste laisse le lecteur réfléchir.
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11 Le lien entre le comparant et le comparé est renforcé ...
16C’est le cheminement du courtisan (ou son « chemin »), joint à son travail en coulisses, qui conduit à la remarque 65. Le moraliste procède masqué, en présentant d’abord une image seule : « Les roues, les ressorts, les mouvements sont cachés ». Un mécanisme apparaît d’abord, avec ses composants présentés dans une gradation rythmique (2/3/4), identifié ensuite comme « une montre » : le « caché » est donc montré avant ce qui « paraît » (son nom) ou ce qui permet la reconnaissance, son aiguille. C’est une variante du motif initial, le caché (remarque 63), toujours marquée par la progression ou le « dessein », cyclique cette fois : « qui insensiblement s’avance et achève son tour ». A lieu une pause, que matérialise le point-virgule. C’est alors que surgit la raison de la première description : la montre est désignée comme l’image d’un comparé, « le courtisan », et révèle ainsi son statut de comparant. On retrouve le procédé de l’énigme qui dissémine un indice (le caché précisément) et ne donne sa solution qu’en un second temps : « image du courtisan d’autant plus parfaite, qu’après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d’où il est parti ». Cette révélation s’accompagne d’un commentaire, jugement de l’écrivain sur le choix de sa comparaison (« d’autant plus parfaite qu’»). Le motif de la comparaison est explicité enfin, appliquant le chemin de l’aiguille au courtisan : l’isotopie du mouvement (« fait assez de chemin », « revient », « même point d’où il est parti ») répète sa première occurrence (« s’avance et achève son tour »), second tour de cadran (avec effet d’insistance) enrichi de la comparaison11. L’image de la montre-objet, incluant le jeu de mots avec le sens de « représentation », systématise et radicalise d’ailleurs celle du jeu d’échecs, puisqu’elle ne retient que la défaite : l’adverbe « souvent » nuance certes le résultat, mais le moraliste ne s’arrête pas à la réussite.
17La solution de l’énigme coïncide avec la fin de la remarque, mais aussi avec la chute du personnage : elle est une pointe malicieuse, et implacable comme un tour d’aiguille. Adoptant un rythme binaire (protase pour l’ascension, et apodose pour la descente), la phrase se déploie dans une économie de moyens ; il suffit de répéter le chemin objectif de l’aiguille pour sous-entendre la vanité de toute la mécanique de cour : les efforts du courtisan, la flatterie, les parades, les ruses, la quête de faveurs, leur obtention parfois, et puis le retour au point de départ, ou parfois la disgrâce. La référence à la montre réifie rétroactivement la carrière du courtisan. La brièveté de la forme accuse le caractère sec et circulaire de la vie du courtisan ; l’écriture incisive et bien huilée souligne la mécanique de cour.
18Dans ce contexte, alors qu’on connaît déjà la dureté de la vie de cour, le discours de la remarque 66 ne nous étonne guère : tenu à la première personne du singulier, il est un discours direct libre, sans guillemets ni verbe déclaratif introducteur. Qui parle ? Est-ce le moraliste à qui il arrive de dire « je » dans ses interventions, ou un personnage ? On se doute vite qu’il s’agit de la seconde solution car si les paroles de sagesse peuvent faire illusion un instant, « le tourment que je me donne » et « ceux que je contemplais si avidement, et de qui j’espérais toute ma grandeur » ressemblent à une réflexion de courtisan. Mais ce n’est qu’à la dernière phrase et dernière ligne du texte qu’on apprend son statut : il s’agit des pensées du personnage désigné N** (« N** a pensé cela dans sa disgrâce »).
19Quel effet ce discours produit-il avant la révélation finale ? On apprend d’abord que N** entame la dernière partie de sa vie : « Les deux tiers de ma vie sont écoulés ». Et son âge semble lui conférer une sagesse : « pourquoi tant m’inquiéter sur ce qui m’en reste ? ». Une sérénité paraît le gagner, et son discours, sorte de mémo parodique de l’ataraxie antique, met à distance sa vie de courtisan, caractérisée par l’ambition : il s’agi(ssai)t d’acquérir « la plus brillante fortune », « toute ma grandeur » ou « le meilleur de tous les biens ». Pour atteindre cet objectif, tous les moyens étaient bons, désignés par un lexique de souffrances : « tourment », « petitesses », « humiliations », « hontes ». Désormais, le locuteur paraît refuser ces sacrifices (« ne méritent point »), ce que traduisent les occurrences de la négation jointes à un rythme ternaire résolu (substantif suivi d’une proposition relative). C’est un sage qui renonce à sa quête effrénée de la réussite, qui apprend à se satisfaire de ce qu’il a. Et cette assurance l’incite à envisager l’avenir, au futur et à l’aune de la finitude humaine : « trente années détruiront ces colosses de puissance […] nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose […] ». À quoi bon tant d’efforts, alors que tout sera réduit à néant, les grands comme les petits. La mort certaine le venge de la grandeur perdue ou jamais acquise : il grandit les puissants pour mieux les abattre en pensée, accentue l’écart qu’il a avec eux (« moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement »). La réflexion du personnage ressemble à une méditation sur la mort, à une vanité, qui se conclut par une maxime de sagesse : « le meilleur de tous les biens, s’il y a des biens, c’est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine. » Contre l’inquiétude du monde, son agitation vaine, il faut opposer le repos, le retrait à l’abri du monde, cultiver son jardin. Le personnage en vient jusqu’à mettre en doute l’existence des biens, retenant la leçon de la vanité.
20Mais cette conversion du personnage est trop parfaite pour être vraie et de fait, la dernière phrase la renverse en précisant les circonstances de sa pensée : « N** a pensé cela dans sa disgrâce, et l’a oublié dans la prospérité ». Le discours se clôt par une chute qui l’invalide : loin de refléter la conviction de N**, il était seulement un effet temporaire de dépit ou de résignation, bref un discours de circonstance vite rattrapé par l’intérêt personnel et la séduction du gain. La versatilité du personnage épouse les aléas de la fortune : le discours de N** était trompeur, et il n’était en aucun cas le signe d’un détachement vis-à-vis des biens du monde.
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12 « De la Cour », 14, p. 312.
21C’est précisément par le motif double de la dépendance et de la liberté que s’opère le passage à la remarque 67. D’un portrait de courtisan, on passe à une maxime à la portée générale sur la noblesse et son lieu de vie : « Un noble, s’il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui ; s’il vit à la Cour, il est protégé, mais il est esclave ; cela se compense ». La maxime est structurée par une opposition entre la Cour et la province, une pesée des avantages et inconvénients : deux propositions indépendantes à la construction identique contiennent chacune une proposition subordonnée « s’il vit… » suivie de deux propositions coordonnées par la conjonction adversative « mais » figurant un chiasme (libre, sans appui, protégé, esclave). En somme, le lieu de vie détermine, ou non, un lien : la dépendance ou la liberté, la protection ou la solitude. Une règle de compensation se met en place dans l’un et l’autre cas et forment un système clos : le jugement final, « cela se compense », s’en tient à une évaluation neutre et concise. Et pourtant, l’attribut « esclave » est connoté très négativement et dit la relation d’aliénation qui attache le courtisan au Roi : « L’air de Cour est contagieux […] », on se souvient de la remarque 14 de ce même chapitre12. La métaphore de la maladie souligne le caractère transmissible et envahissant de cet air de V**, qui transforme l’être atteint et l’attache à sa passion, à son ambition ; la province semble en être préservée. C’est encore ce terme « esclave » que l’on retrouvera aux remarques 69 et 70, tissant un fil d’Ariane dès la première édition.
22Cependant, le moraliste a interrompu à la remarque 68 cette chaîne initiale, en intercalant à la 4e édition un portrait, celui de Xantippe. Qu’apporte cet ajout ? Xantippe réside dans sa province (l’éloignement est souligné : « au fond de sa province »), et illustre sans doute le noble de la remarque 67 ; il possède une caractéristique supplémentaire : la pauvreté (« sous un vieux toit, et dans un mauvais lit »). Et l’on découvre qu’il est loin de la liberté dont parlait juste avant le moraliste : il « a rêvé pendant la nuit qu’il voyait le Prince, qu’il lui parlait, et qu’il en ressentait une extrême joie ». L’air de la Cour ne s’attrape pas qu’en y vivant : à distance de ses terres, Xantippe désire au plus profond de lui la reconnaissance royale, c’est en tout cas ce que révèle le rêve, ce symptôme inconscient (si l’on peut se permettre cette interprétation anachronique). Voir le Roi, lui parler feraient son bonheur, grandi par l’hyperbole « extrême » et préparé par la gradation des trois verbes : Xantippe paraît déjà bien contaminé par l’ambition courtisane, et manifeste les signes d’idolâtrie. Le réveil par contraste avec son rêve provoque une déception (« triste »). Suivent le récit du rêve et son commentaire au discours direct libre : « quelles chimères ne tombent point dans l’esprit des hommes pendant qu’ils dorment ! » En parlant de « chimères », Xantippe semble mettre de la distance par rapport à son rêve de cour, qu’il juge irréaliste et lointain.
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13 Fr. de La Rochefoucauld, Maximes supprimées, 1, op. ci...
23Et pourtant ce désir fait son chemin et poursuit le personnage : « il est venu à la cour, il a vu le Prince, il lui a parlé […] ». La Cour attire comme un aimant – le verbe « venir » indique le tropisme du lieu : le rêve se réalise et les mots qui le décrivaient sont repris terme à terme par un passé simple à valeur d’accompli. La mention de la joie est implicite, mais bien présente dans l’esprit du lecteur, d’autant que la phrase se prolonge par un ajout : « et il a été plus loin que son songe, il est favori. » Xantippe a été pris par le désir d’ascension, passion infinie comme la représente La Rochefoucauld13. La remarque se clôt par une réussite, mais les remarques précédentes ont répété le risque de disgrâce, et l’on garde le souvenir de l’aiguille de la montre, « image du courtisan » puisqu’« il revient souvent au même point d’où il est parti » (65). Enrichi par les remarques antérieures, le portrait de Xantippe illustre leurs leçons : le désir accaparant de l’ambition, l’esclavage du courtisan pris dans un engrenage, la fragilité de sa situation, malgré les succès.
24À présent que Xantippe est devenu courtisan, les deux maximes 69 et 70 reprennent le motif de l’esclavage et énoncent des principes qui peuvent s’appliquer à lui et dessiner son avenir. La remarque 69 reprend la forme de l’énigme : « Qui est plus esclave qu’un courtisan assidu, si ce n’est un courtisan plus assidu. » La question constitue la protase ; l’apodose donne immédiatement la solution, surprenante à vrai dire (et décevante tout à la fois) car elle se contente de reprendre les termes de l’énoncé de la question en un ordre légèrement différent. Le moraliste joue ici avec l’évidence et souligne la logique implacable de cette maladie qui sévit à la Cour : la présence à la Cour en est le symptôme (être là pour avoir une chance d’être vu), dont la nature est de croître et de surenchérir. C’est un cercle vicieux auquel peu de courtisans échappent.
25La dépendance vis-à-vis de la Cour ne se manifeste pas seulement par l’assiduité, elle est causée par la nécessité d’avoir des intermédiaires efficaces, permettant d’approcher le Roi. Pour les conquérir, il faut souvent les flatter, leur rendre des services, qui seront récompensés par leur aide dans la progression du courtisan vers le Roi. C’est pourquoi « [l]’esclave n’a qu’un maître : l’ambitieux en a autant qu’il y a de gens utiles à sa fortune » (70). Le courtisan doit se constituer un réseau capable d’intriguer pour lui, de le recommander : il est soumis à leurs exigences, toujours en dette à leur égard, compromettant sa liberté. En cela, il est au bas de l’échelle des esclaves : cette estimation apparaît comme un calcul mathématique, d’une unité à un nombre infini. La remarque suivante reprendra d’ailleurs ce même principe : « Mille gens à peine connus font la foule au lever pour être vus du prince… ». Ainsi, du début à la fin de la séquence, la diversité des approches a permis de révéler sous les apparences de la joie les affres de l’ambition et les tourments de l’ascension à la Cour. Les secrets des coulisses sont dévoilés par facettes jusqu’à représenter sans fard le courtisan comme un esclave.
26À partir de l’analyse de ces deux séquences, nous avons pu voir que la fabrique des remarques de La Bruyère induisait un mode de lecture particulier, horizontal (dans l’ordre des remarques, mais aussi en réseau de motifs) et vertical (d’une édition à l’autre). Bien sûr, le lecteur doit prendre en compte le résultat fini, l’agencement du texte dans sa dernière édition ; mais la généalogie de la séquence le rend attentif à la composition du sens, à sa progression et aux transitions d’une remarque à l’autre. La discontinuité de l’écriture, permettant à l’écrivain de procéder par touches, par strates successives, de tourner autour de son objet, est une invitation à une lecture active, au rythme lui aussi discontinu : le lecteur élabore le sens de chaque remarque, restituant l’implicite qui s’y cache, effectuant des pauses réflexives, avant d’aborder la suivante. Le principe de diversité varie la forme, la perspective, le thème des remarques en les rendant autonomes, mais des motifs les sous-tendent, les travaillent délimitant des séquences. C’est dans cet esprit que la lecture restitue le rythme de l’œuvre.
Annexes
« De la Société et de la Conversation », p. 233-236 :
14 [IV]
Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle, et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté ; vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse.
15 [I]
Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé ; il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot quand il devrait faire le plus bel effet du monde : rien d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté, ils parlent proprement et ennuyeusement.
16 [I]
L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis : et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui.
17 [I]
Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût, et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.
18 [I]
C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.
19 [IV]
Dire d’une chose modestement ou qu’elle est bonne, ou qu’elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l’expression, c’est une affaire. Il est plus court de prononcer d’un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu’on avance, ou qu’elle est exécrable, ou qu’elle est miraculeuse.
20 [I]
Rien n’est moins selon Dieu et selon le monde que d’appuyer tout ce que l’on dit dans la conversation, jusques aux choses les plus indifférentes, par de longs et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit oui et non, mérite d’être cru : son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.
« De la Cour », p. 332-334 :
63 [I]
Il y a un pays où les joies sont visibles, mais fausses et les chagrins cachés, mais réels. Qui croirait que l’empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière et d’Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels couvrissent tant d’inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes, et d’espérances ; des passions si vives, et des affaires si sérieuses.
64 [IV]
La vie de la Cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique ; il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice ; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures on est échec, quelquefois mat : souvent avec des pions qu’on ménage bien, on va à dame, et l’on gagne la partie : le plus habile l’emporte, ou le plus heureux.
65 [V]
Les roues, les ressorts, les mouvements sont cachés, rien ne paraît d’une montre que son aiguille, qui insensiblement s’avance et achève son tour ; image du courtisan d’autant plus parfaite, qu’après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d’où il est parti.
66 [I]
Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pourquoi tant m’inquiéter sur ce qui m’en reste ? la plus brillante fortune ne mérite point ni le tourment que je me donne, ni les petitesses où je me surprends, ni les humiliations, ni les hontes que j’essuie : trente années détruiront ces colosses de puissance qu’on ne voyait bien qu’à force de lever la tête ; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j’espérais toute ma grandeur : le meilleur de tous les biens, s’il y a des biens, c’est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine. N** a pensé cela dans sa disgrâce, et l’a oublié dans la prospérité.
67 [I]
Un noble, s’il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui ; s’il vit à la Cour, il est protégé, mais il est esclave ; cela se compense.
68 [IV]
Xantippe au fond de sa province, sous un vieux toit, et dans un mauvais lit a rêvé pendant la nuit qu’il voyait le Prince, qu’il lui parlait, et qu’il en ressentait une extrême joie : il a été triste à son réveil ; il a conté son songe, et il a dit, quelles chimères ne tombent point dans l’esprit des hommes pendant qu’ils dorment ! Xantippe a continué de vivre, il est venu à la cour, il a vu le Prince, il lui a parlé ; et il a été plus loin que son songe, il est favori.
69 [I]
Qui est plus esclave qu’un courtisan assidu, si ce n’est un courtisan plus assidu.
70 [I]
L’esclave n’a qu’un maître : l’ambitieux en a autant qu’il y a de gens utiles à sa fortune.
Notes
1 J. de La Bruyère, Préface aux Caractères, éd. E. Bury, Paris, « Le Livre de Poche classique », 1995, p. 120. Chaque référence au texte renverra à cette édition et précisera d’abord le titre du chapitre, puis le numéro des pages.
2 Nous renvoyons pour la définition et la description de cette notion aux pages de M. Escola dans son édition des Caractères par exemple, Paris, Honoré Champion éditeur, 1999, p. 18-20 (« Du bon usage du pied de mouche ») et p. 20-22 (« Rhétorique du discontinu »).
3 « De la Société et de la Conversation », p. 233-235. Également en annexe de cet article.
4 « De la Cour », p. 332-334. Également en annexe de cet article.
5 J. de La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, éd. M. Escola, Paris, Honoré Champion, 1999. À la fin de l’édition du texte, M. Escola insère des tables de concordance (p. 759-886), dont je me suis servie pour reconstituer la généalogie des deux séquences étudiées.
6 Fr. de La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, éd. J. Lafond, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1976, p. 43.
7 Les remarques 69 et 70 sont proches l’une de l’autre dès la première édition (22 et 24 selon le tableau de concordance de M. Escola) et placées avant notre séquence ; la 23e remarque de la 1ère édition, centrée sur le renoncement « à un grand nom, ou à une grande autorité, ou à une grande fortune », source de délivrance, sera déplacée à la fin du chapitre dès la 4e édition (à la 98e place finalement). À la 4e édition, les remarques 22 et 24 sont transférées à la fin de notre séquence étudiée et forment un duo.
8 « De la Cour », 62, p. 331.
9 Le lexique des divertissements et de l’inquiétude reprend la trame pascalienne de la misère humaine : l’homme s’agite et se perd dans la satisfaction de ses désirs vains.
10 Le « theatrum mundi » est un des topoï de l’écriture moraliste (L. Van Delft, Le Moraliste classique. Essai de définition et de typologie, Genève, Droz, 1982).
11 Le lien entre le comparant et le comparé est renforcé par la récurrence régulière de la syllabe [par] dans les mots « paraît », « parfaite », « parti ». D’une manière générale, les effets de rythme et de signifiant sont importants dans les remarques de La Bruyère : ils font partie de leur écriture sensible, reconnaissable et donnant corps au message critique.
12 « De la Cour », 14, p. 312.
13 Fr. de La Rochefoucauld, Maximes supprimées, 1, op. cit., p. 129-132.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Marine Ricord
Marine Ricord est maître de Conférences à l’Université de Picardie Jules Verne, spécialiste de Littérature française du XVIIe siècle, en particulier des moralistes. Elle est l’auteur de l’ouvrage « Les Caractères » de La Bruyère ou les exercices de l’esprit, Paris, PUF, coll. « Écrivains », 2000.