Littérature générale et comparée
Agrégation 2020
N° 20, automne 2019

Yves Landerouin

La musique comme accès à la transcendance dans Le cœur est un chasseur solitaire

  • 1 Frédéric Sounac, Modèle musical et « composition » roma...

  • 2 C. Michael Smith a suivi cette voie dans un article pas...

  • 3 Ainsi lit-on dans le 4e chapitre de la 2e partie, dont ...

  • 4 Aurore Touya, La Polyphonie romanesque au xxe siècle, P...

1La musique joue un rôle important dans deux des romans au programme de la question « solitude et communauté », non seulement en tant qu’elle a sa place dans les diégèses respectives de Le cœur est un chasseur solitaire et Le Vice-consul (plusieurs personnages chantent, écoutent ou jouent de la musique) mais en tant qu’objet de discours plus encore que modèle possible des structures romanesques. Précisons d’emblée sur ce dernier point qu’il ne sera pas question ici de ce que Frédéric Sounac a décrit respectivement comme les inclinations « mélogène » et « méloforme » de la « musicalisation » du roman1, c’est-à-dire respectivement ni de la tendance à musicaliser le texte par un travail sur le rythme, les assonances, les allitérations ni de l’application au roman de procédés de composition musicale engageant sa structure (leitmotiv, contrepoint, etc.). Sans doute peut-on trouver des manifestations de la première tendance dans le style de Carson McCullers comme chez Marguerite Duras, et les commentateurs ne s’en sont pas privés. On répugnera à suivre les traces de la seconde si l’on se soucie de rigueur intellectuelle. L’opération s’avère déjà très délicate lorsqu’un roman revendique dans son paratexte une parenté avec des formes ou des structures musicales, comme le font, entre autres, la Napoleon Symphony d’Anthony Burgess ou Les Variations Goldberg de Nancy Huston. Les pièges des métaphores musicales guettent le commentateur qui tente l’aventure dans les œuvres au programme. Voir une fugue, par exemple, en la « polyphonie » de The Heart is a Lonely Hunter, ainsi que la jeune romancière américaine avait d’abord pu l’envisager, revient à se servir d’une métaphore très approximative pour caractériser la forme d’un roman qui, ne serait-ce qu’en raison des spécificités sémiotiques du langage verbal, ne peut obéir, même d’assez loin, aux principes du contrepoint musical2. D’ailleurs, l’emploi du terme « polyphonie » appliqué à la construction du roman de Carson McCullers est lui-même sujet à caution. Il l’est toujours lorsqu’il veut suggérer qu’un modèle musical polyphonique informe les structures des textes romanesques étant donné que, contrairement à un canon ou une fugue, aucun d’entre eux ne saurait faire entendre plusieurs voix en même temps. Il l’est même ici au sens plus strictement littéraire du mot polyphonie, puisque les chapitres de The Heart is a Lonely Hunter font alterner, plutôt que des voix, des points de vue narratifs – ajoutons des points de vue narratifs dominants (la précision a son importance, car le roman ne se plie pas tout à fait à la règle d’une focalisation interne par chapitre3). Le roman de Carson McCullers correspond davantage à la définition qu’Aurore Touya donne du « roman choral » : il « organise une ronde des personnages sur lesquels il se focalise par alternance au gré des chapitres4 ».

2Le discours tenu sur les symphonies, chansons ou chants évoqués, autrement dit l’inclination logogène de la musicalisation du roman, et le rôle que l’audition et la pratique musicales jouent en tant qu’éléments de la diégèse offrent amplement, à eux seuls, la matière d’une étude. Il s’agira ici de saisir toute l’originalité et la signification d’un tel discours dans The Heart is a Lonely Hunter en convoquant notamment les grands modèles romantiques du genre et l’exemple de Proust dont il participe encore. À partir d’une comparaison avec le rôle que lui donne Le Vice-consul, il sera possible de déterminer plus précisément la signification de la musique pour la dialectique de la solitude et de la communauté à l’œuvre chez Carson McCullers.

En partant de chez Duras…

3On se rappelle que Marguerite Duras associe une musique particulière à chacune des trois figures majeures de son texte : une chanson (« Indiana’s Song ») au Vice-Consul, un « chant de Battambang » à la mendiante et une pièce (sonate, impromptu ?) de Schubert à Anne-Marie Stretter. Par là elle rapproche implicitement des individualités éloignées par leur parcours personnel et leur solitude. Il faut bien comprendre que ces associations récurrentes renforcent le mystère des trois êtres les plus singuliers du roman – d’autant plus qu’elles ne font pas l’objet d’un discours développé (tant s’en faut !) – aussi bien pour les autres personnages que pour le lecteur. En effet, le morceau que l’Ambassadrice interprète au piano participe à la fascination qu’elle exerce sur Michael Richard de même que le chant de Battambang contribue à donner aux apparitions de la mendiante parmi les lépreux un caractère à la fois exotique et menaçant, et « une personne se souvient », sans qu’on sache la signification de ce souvenir, qu’en quittant la réception à l’Ambassade après son esclandre le Vice-Consul sifflotait Indiana’s song dans les jardins (p. 143). Pour Charles Rossett l’audition de la pièce de Schubert évoque l’image fantasmatique de « la jeune Anne-Marie X… dix-sept ans, frêle et longue au Conservatoire de Venise » (p. 181), ce qui accroît encore pour lui le mystère du parcours ultérieur de cette jeune pianiste, dont l’avenir était si prometteur.

  • 5 Pour Christiane Blot-Labarrere, il « renvoie de toute é...

  • 6 M. Duras, Le Vice-Consul [1966], Paris, Gallimard, coll...

  • 7 Ibid., p. 143.

  • 8 Ibid., p. 182.

  • 9 Ibid., p. 158.

  • 10 Ibid.

4À chaque fois, la musique fait ainsi miroiter ou plutôt vibrer quelque chose qui dépasse l’être qui la fait entendre, l’individu auquel elle est associée. On saisit là son rôle principal dans Le Vice-consul : indiquer, suggérer un au-delà. Seule la musique de danse distillée par le pick-up de la soirée à l’Ambassade en est incapable, puisque personne ne l’écoute vraiment. Mais cet au-delà n’a jamais la valeur d’une transcendance. Il correspond toujours ultimement pour le personnage qui le devine par-delà les sons à une autre immanence, proche ou lointaine : une femme, un pays, ailleurs et/ou autrefois. Outre et en même temps que le mystère d’un être, le « chant de Battambang » fait rêver par son nom même et ses sonorités à une ville colorée du Cambodge5. Le Vice-Consul se représentait les Indes à partir de cette « Indiana’s Song », dont il avait la partition sur son piano dans sa maison de la région parisienne6, avant de partir aux Indes7 ; au contraire, quand elle lui fait penser à la jeunesse d’Anne-Marie Stretter à Venise, la pièce de Schubert rattache peut-être Charles Rossett à l’Occident qu’il a quitté pour les Colonies (« C’est elle, cette musique que j’entendais, qui fait que je suis resté8 »), et ce lors même, semble-t-il, que sa langueur se mêle harmonieusement à celle des parfums de Calcutta9. Marguerite Duras laisse donc toujours penser que les musiques intervenant dans la diégèse du roman indiquent à ses personnages un au-delà d’ordre spatio-temporel. Elles ne produisent pas plus une scène épiphanique qu’un moment de communion entre leurs auditeurs. Lorsque les hommes du cercle de l’Ambassadrice la rejoignent autour du piano droit de la Gloriette sur lequel elle joue Schubert10, chacun reste enfermé dans sa solitude, solitude que – ne peut s’empêcher de penser le lecteur mélomane – la musique du compositeur du Voyage d’hiver sait d’ailleurs si bien exprimer.

Valeurs mineures et problématiques de la musique dans The Heart is a Lonely Hunter

5Il semble qu’il en aille bien autrement dans The Heart is a Lonely Hunter. Qu’en est-il exactement ?

  • 11 Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire, o...

6Remarquons tout d’abord que Carson McCullers accorde là une place à l’effet de réminiscence que l’audition d’une ritournelle dans l’air du temps provoque si communément chez les êtres : au chapitre 2 de la deuxième partie11, Biff Brannon entend à la radio de son restaurant un vieux tube, « Just a baby’s Prayer at Twilight » (Henry Burr avait connu un triomphe en 1918 avec cette chanson sur les pensées d’une petite américaine pour son père à la guerre), et le lecteur est amené à imaginer que les paroles lénifiantes écrites par Sam Lewis et Joe Young ainsi que la musique doucereuse composée par M. K. Jerome le transportent subitement à l’époque de ses fiançailles, où il interprétait la chanson avec Alice. Mais, là encore, la scène ne produit pas les significations épiphaniques d’une réminiscence proustienne. D’ailleurs, ce souvenir des jours heureux renvoie rapidement Biff à sa solitude présente en ne faisant qu’accroître, on le devine, le sentiment de l’absence.

  • 12 Ibid., p. 290 (VO p. 219).

  • 13 Ibid. « Il connut une sorte de joie forte et sainte. P...

7Il est incontestable que les chants et autres airs noirs évoqués dans plusieurs chapitres, lors même qu’ils ne sont pas interprétés en chœur, rattachent l’individu à la communauté. Il en va ainsi de la musique « sombre et triste » que le jeune Willie, mutilé comme l’ont été naguère certains de ses frères esclaves, joue au chapitre II. 13. Et, après avoir entendu le récit de l’ignominie infligée par les Blancs à son petit-fils (II. 10), le Docteur Copeland sent monter en lui non la colère terrible qui l’anime et le dévore d’habitude quand il pense à la situation de son peuple (« the black, terrible anger ») mais le sentiment d’une chanson (« the feeling of a song12 »). Ce sentiment est-il la résignation supérieure du chant de l’esclave « sous les coups de fouet », comme le suggère le contexte immédiat ? Quoi qu’il soit, l’exemple montre bien que la valeur communautaire de la musique noire a dans ce roman quelque chose de problématique. Car ce « feeling of a song », plutôt que de porter le Docteur à l’action, à la révolte, l’engourdit et l’incite à se complaire dans l’humiliation et le désespoir absolu (« he knew a certain strong and holy gladness […] Why did he not rest here upon this bottom of utmost humiliation and for a while take his content13? »). Ainsi une ombre obscurcit-elle rapidement le sentiment, aussi élevé et « saint » soit-il, par lequel Copeland rejoint ici, provisoirement, la communauté, phénomène emblématique de l’ambivalence de la représentation d’une telle musique dans The Heart is a Lonely Hunter.

La dimension autobiographique du rapport de Mick Kelly à la musique

  • 14 Virginia Spencer Carr, The Lonely Hunter: A Biography ...

  • 15 Ibid., p. 20.

  • 16 Ibid., p. 25.

  • 17 Ibid., p. 27, Ernst von Dohnany (1877-1960) est notamm...

8Il faut chercher du côté de Mick, bien entendu, une représentation non pas moins complexe (loin de là !) mais totalement positive. Celle-ci a tendance à éclipser toutes les autres en vertu de deux particularités. D’abord, au sein des chapitres où l’adolescente porte le point de vue narratif dominant, les discours sur la musique dépassent largement en importance tous ceux, bien moins nombreux, qui sont tenus ailleurs dans le roman. Ensuite, ce point de vue de Mick bénéficie du statut privilégié que lui confère le caractère nettement autobiographique du personnage. Sans jamais avoir lu une ligne sur Carson McCullers, on peut deviner entre les lignes de The Heart is a Lonely Hunter que le rapport de l’adolescente à la musique correspond à celui de la romancière. La biographie majeure de Virginia Spencer Carr en apporte la confirmation et ajoute des précisions sur le sujet. Carson McCullers ambitionnait de devenir une grande concertiste. À Charlotte, ville de Caroline du Nord où elle suivit son époux, Reeves McCullers, à l’époque de la rédaction du roman, elle rêve comme son personnage de pouvoir disposer d’un piano. On note ici cependant une différence majeure : contrairement à Mick, Carson McCullers a pu s’adonner très jeune à cette passion en prenant des cours de piano, soutenue par sa mère qui avait, par ailleurs, une « excellente collection de disques classiques14 ». Sa professeure de piano, Mme Kierce, l’a décrite comme une « solitaire » pour qui la musique était à la fois « une pratique et une compagne15 ». La passion de celle qu’on appelait alors Lula était même devenue « insatiable16 ». Vers l’âge de dix ans, elle travaillait au clavier quatre ou cinq heures par jour et réussit à treize ans une audition pour suivre dans sa ville les leçons d’une professeure plus réputée, Mary Tucker. Elle rêvait, nous apprend aussi Virginia Spencer Carr, d’étudier son instrument en Europe auprès du pianiste et compositeur hongrois Ernst von Dohnany17. La future romancière renonce à ses ambitions d’instrumentiste à peu près à l’époque où elle entreprend l’écriture de The mute (« Le Muet »), version primitive du roman.

9On retrouve ainsi chez le personnage de Mick la double fonction que la musique assumait chez sa créatrice : elle est un moyen par lequel l’adolescente cherche à se réaliser et à s’affirmer dans le monde (symbolisé d’abord par l’instrument qu’elle se confectionne maladroitement puis par ses essais de composition) et une passion qui lui permet à la fois de cultiver sa solitude (en allant d’abord écouter la radio, la nuit, dans d’autres quartiers que le sien) et d’y échapper (notamment lorsqu’elle va l’écouter dans la chambre de Singer). Et, à travers les évocations de la place majeure qu’elle occupe dans son « inside room », la musique s’affirme en effet comme une issue satisfaisante à la dialectique de la solitude et de la communauté. Reste à savoir en quoi consiste l’issue en question, si elle se situe précisément au-delà du groupe, voire de l’individu, et correspond à quelque forme de transcendance.

L’Eroïca comme réponse à la misère pascalienne de l’individu

10On pressent que, si la réponse se trouve quelque part dans le roman, elle n’est pas à chercher ailleurs qu’au sein des pages que Carson McCullers consacre à la découverte par son personnage de la 3e symphonie de Beethoven, dite « Eroïca » (dans le 1er chapitre de la 2e partie). Il est significatif que Carson McCullers n’emploie jamais pour la désigner cette épithète célèbre (qui rappelle que le compositeur allemand avait un temps songé à dédier l’œuvre à Napoléon Bonaparte). La romancière ne s’intéresse pas au rôle que ce chef-d’œuvre a pu jouer dans l’histoire de la musique ou de l’épopée napoléonienne mais dans celle de son personnage. Et c’est à travers la subjectivité de ce personnage qu’elle entend le considérer.

  • 18 Il n’est pas nécessaire de considérer que la romancièr...

  • 19 Carson McCullers, op. cit., p.346.

  • 20 Ibid.

11Observons d’abord que Mick découvre l’œuvre juste après l’échec de sa tentative d’intégration, par le biais d’une fête organisée chez elle, dans la communauté des gens de son âge (ses camarades de la Vocational school), et alors qu’elle accomplit une des nombreuses promenades nocturnes grâce auxquelles elle se soustrait à l’envahissante communauté familiale. Tout se passe ici, donc, comme si l’audition de la musique était d’abord un moyen d’échapper à son monde (comme l’était symboliquement la montée sur le toit dans le chapitre de la première partie), pour accéder à une autre sphère, supérieure, notamment sur le plan social (puisqu’elle est obligée de rejoindre les quartiers riches, dont les habitant possèdent des radios et écoutent de la musique classique). Mais plus fondamentalement, elle va lui permettre de s’élever au-dessus de sa misère ontologique. Les caractéristiques que la deuxième partie du roman attribue à l’état psychologique du personnage nous autorise à l’interpréter (du moins en bonne partie) à la lumière de la conception pascalienne de la misère de l’être humain18. Mick souffre de ce que Carson McCullers appelait « spiritual isolation », et elle se sent souvent seule au milieu des autres. En outre, elle connaît des phases d’angoisse et d’irrémédiable insatisfaction où elle passe d’un désir à l’autre, d’un divertissement à l’autre sans réussir à échapper à la conscience de sa misère (voir le début du chapitre II. 14 : « Parce que si elle ne s’absorbait pas dans les chiffres une immense frayeur l’envahissait. En rentrant à l’école par ces après-midis de mai, vite il lui fallait penser à quelque chose19 »). Seule l’existence de Singer l’en libère et aucune réflexion sur la transcendance dans le roman de Carson McCullers ne peut être menée sans prendre en compte le rôle christique joué par le personnage du sourd-muet. Il faudra donc y revenir, à un moment ou à un autre. Enfin, pendant ces moments d’angoisse – et d’autres du roman –, la conscience de Mick ne cesse de se projeter dans un avenir proche ou lointain (« Elle pensait à une phrase de jazz endiablé. Ou à un bol de gelée qu’elle trouverait dans le réfrigérateur en arrivant. Ou à la cigarette qu’elle fumerait derrière la remise à charbon20 »).

12On peut montrer que la musique, telle que la scène épiphanique de l’audition de l’Eroïca en décrit la nature et les effets, abolit tous les principes de cette misère ontologique.

  • 21 B. Simeone, Cavatine, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 21.

  • 22 « Elle n’avait rien à voir du tout avec le temps » (ib...

  • 23 Voir Guillaume Bordry, « La musique est un texte », Hi...

  • 24 G. Sand, Sketches and hints, dans Œuvres autobiographi...

13Pour commencer par celui qui vient d’être relevé, notons que l’audition de la symphonie de Beethoven plonge Mick dans une sorte de hors-temps où la conscience ne s’inscrit plus sur la trajectoire d’un autre devenir que celui d’une combinaison de sons, où les souvenirs récents et les visées proches de l’être n’ont plus leur place. L’évocation d’un tel phénomène est un des lieux communs du discours sur la musique. Ainsi, par exemple, le narrateur de Cavatine, le beau roman de Bernard Simeone, lui donne-t-il une formulation et des prolongements facilement transposables, d’ailleurs, à l’expérience vécue par Mick : « Le sol qui se dérobait dans le creusement des adagios était ma terre véritable, temps délivré du temps, de l’obsession d’être vécu sous forme de temps, et, pour cela, devenu temps vrai21. » Qu’une sonate, un quatuor ou une symphonie puisse soustraire ainsi la conscience de l’auditeur à son rapport habituel au temps (« it did not have anything to do with time going by at all22 ») a amené les littérateurs romantiques à évoquer les visions que la musique suscite à la manière des récits de rêve. Rappelons que la musique purement instrumentale a longtemps été accusée par les hommes de lettres de ne rien dire à l’esprit. Il faut attendre la charnière des xviiie et xixe siècles pour que son insignifiance supposée (« Sonate, que me-veux-tu ? », disait Fontenelle) commence à être tenue pour un mérite. Et désormais le bon rapport à la musique relève de l'intime, est de l’ordre du recueillement religieux (J. G. Herder). Il se joue entre un « langage fantomatique », un « sanscrit mystérieux » (G. W. Fink) et le moi de l’auditeur. On commence à trouver alors, sous la plume d’écrivains tels qu’E. T. A. Hoffmann, des évocations inventives et poétiques, des sortes de transcriptions littéraires de ce que les mots ne sauraient traduire. Une page de sa nouvelle Le Chevalier Gluck (1830), où il présente l’activité de composition comme l’ouverture du « royaume des songes », contient plusieurs éléments appelés à devenir par la suite les grands topoï de la mélophrasis (la vision métaphysique, le déchaînement des éléments naturels, les correspondances entre couleurs et sons, les motifs picturaux23…). Et la « Pastorale » inspire à George Sand un beau texte autobiographique où elle décrit « la vision [qu'elle a] eue pendant la grande Symphonie de Beethoven24 », raconte le voyage de son âme parmi les nuées et les abîmes en un discours d’une remarquable homogénéité poétique et stylistique.

  • 25 Carson McCullers, op. cit., p. 145.

  • 26 On pense d’ailleurs à ce sujet aux images que l’auditi...

  • 27 « Elle n’arrivait pas à écouter assez bien pour tout e...

  • 28 Voir Y. Landerouin, Le roman de la quête esthétique, o...

14Si les pages de The Heart is a Lonely Hunter sur l’Eroïca de Beethoven n’ont que peu de rapports avec un récit de rêve (mais après l’audition nocturne de cette symphonie, il est tout de même dit que Mick « se réveille25 »), si elles ont assez peu le caractère fantasmagorique d’une mélophrasis romantique (mais elles contiennent néanmoins l’idée selon laquelle la couleur dominante du 2e mouvement est le noir et, en outre, quelques « visions » métaphysiques comme l’image de « Dieu se pavanant dans la nuit » [God strutting in the night26] ), c’est que la description de l’attitude de Mick et notamment les réactions de son corps pendant l’audition y occupent – on le verra – une place capitale. C’est aussi parce qu’elles font écho aux questions fondamentales que peuvent susciter toute manifestation-révélation du Beau et, en particulier, ses manifestations musicales. La découverte du 1er mouvement de la symphonie provoque en Mick un manque caractéristique de l’émotion esthétique (« She could not listen good enough to hear it all27 »), mais l’adolescente attribue d’abord ce manque à la difficulté qu’elle éprouve à appréhender la manifestation elle-même. Comment avoir prise sur elle ? Faut-il chercher à en mémoriser les parties les plus « merveilleuses » ou se contenter d’écouter le tout aussi attentivement que possible ? De telles questions rappellent les impressions prêtées à Charles Swann, esthète aussi peu armé pour avoir prise sur le phénomène musical que l’est ici l’adolescente américaine, lorsqu’il entend pour la première fois la Sonate de Vinteuil (au cœur de ce Swann’s Way dont Carson McCullers avait particulièrement apprécié la lecture). Plus généralement, elles renvoient à la grande question sous-tendant les romans de la quête esthétique que j’ai étudiés ailleurs28 : quelle est la modalité d’appréhension du beau la plus adéquate ? La pensée qui occupe là Mick naît en elle de façon spontanée à la différence de celle des divertissements qu’elle cherchera à se donner au début du chapitre II. 14 ; et l’on remarque que le sentiment de ce manque ne la pousse pas à s’agiter, à se disperser mais bien plutôt à se concentrer, voire à se blottir (« les bras entourant ses genoux »), à habiter le « temps vrai » de la musique. Voilà en quoi Mick est soustraite au second principe de sa misère.

  • 29 Voir les mesures 240 à 298 de la partition et pour cet...

  • 30 Carson McCullers, op. cit., p. 208 (VO p. 153).

  • 31 Ibid., p. 302.

15De même, la musique de Beethoven ne libère pas du tout l’adolescente de sa solitude comme les gestes, les mimiques et les paroles des quatre visiteurs de Singer font oublier au sourd-muet la sienne. Elle ne divertit pas Mick de sa solitude. C’est ici qu’il faut se pencher davantage sur certaines réactions corporelles du personnage. La musique produit chez elle une tension, une sorte de douleur. Non tant à cause du sentiment de manque évoqué plus haut mais parce que les sons qui s’emparent d’elle ont un effet violent. De fait, quiconque se rappelle les accords impérieux du début de l’Eroïca, quiconque, surtout, réécoutera en pensant aux réactions de Mick le passage dramatique du développement de ce même allegro initial où l’entrée forte et à contretemps du troisième cor souligne une dissonance qui a stupéfait les contemporains de Beethoven29, comprendra que l’héroïne de Carson McCullers puisse se raidir ainsi à l’écoute, qu’elle serre les poings et même qu’elle finisse par se frapper les cuisses. Notons qu’elle réagira de façon similaire au sentiment éprouvé pour Bubber, son frère, après la fugue de ce dernier dans le chapitre 5 de la 2e partie : « l’amour qu’elle éprouvait était si fort qu’elle le serrait [squeeze] contre elle jusqu’à ce que ses bras fatiguent30 ». L’adjectif hard sert d’ailleurs à qualifier aussi bien cet amour (« The love she felt was so hard… ») que l’effet produit par l’Eroïca (« The music came again harder… »). Cette crispation du corps de Mick traduit donc sans doute à la fois une volonté d’appréhension, voire de possession, et ce qu’il y a de douloureux, de violent, d’éperdu dans le sentiment communiqué par la symphonie comme dans le sort du petit frère transfiguré à partir du jour où il tire sur Baby Wilson. Puisque – Carson McCullers nous le rappelle ici – une œuvre de Beethoven (c’est-à-dire pas seulement la musique au rythme de laquelle Mick frappe un punchingball au chapitre 11 de la 2e partie31) parle autant au corps qu’à l’esprit, c’est tout son être qui est touché, et qui est touché en l’occurrence par le sentiment d’une certaine misère : la sienne (l’audition lui inspire les mots : « Seigneur, pardonne-moi, car je ne sais pas ce que je fais ») qui se confond avec celle de l’humanité errante, souffrante (à l’image du frère qu’elle serre dans ses bras en larmes).

  • 32 Voir Le roman de la quête esthétique, éd. cit., p. 18-...

  • 33 Carson McCullers, op. cit., p. 143.

  • 34 Ibid. Nous traduisons.

16On pressent là une idée nouvelle. En même temps que cette douleur, cette crispation de l’être de Mick sur le manque et la misère, la musique de Beethoven déclenche un mouvement vers la transcendance. En effet, toute manifestation esthétique suggère un au-delà d’elle-même32. On remarque que s’agissant de l’Eroïca l’adolescente a du mal à en saisir la nature. À l’écoute des premières mesures de la partition, il lui semble d’abord voir « Dieu se pavanant dans la nuit33 », mais rapidement elle sent que l’au-delà suggéré par une telle musique est elle-même ou, plus exactement, l’essence d’elle-même (« the real, plain her »). La symphonie la renverrait donc, au-delà des notes, à un moi plus authentique, un moi plus profond que ne l’est son moi social (comprenez : celui qui se manifeste maladroitement parmi les gens de sa famille ou à l’école, en dehors de l’inside room). Le texte de Carson McCullers amène facilement à l’esprit cette opposition si proustienne. Mais plus loin encore, il indique que l’au-delà de la manifestation musicale est (aussi ?) « le monde entier » (« the whole world »). La dernière partie de l’Eroïca donne à Mick l’impression de voir « les plus grands hommes du monde [the greatest people in the world] courir et s’élever en bondissant [springing up] de façon débridée34 » (où l’on retrouve d’ailleurs l’adjectif hard : « in a hard, free way »). Ce dernier mouvement vers une transcendance correspondrait donc à un épanouissement du moi profond et solitaire de l’individu, dont l’être et l’existence se trouvent magnifiés par la symphonie, dans une communauté supérieure.

  • 35 Ibid., p. 142 (VO p. 100) : « De son vivant, il parlai...

  • 36 « Seigneur, pardonne-moi, car je ne sais pas ce que je...

17On voit quel double effet la musique de Beethoven produit sur Mick. Elle l’écrase et en même temps l’élève. Par là même, elle la libère de sa solitude sans la libérer d’elle-même, de ce qui lui paraît être le plus précieux, le plus essentiel en elle. Elle ne permet pas de communier avec les membres proches, familiers, d’une assemblée réunie autour d’un grand homme, comme la communauté noire communie avec le Docteur Copeland dans les applaudissements qui saluent son discours le jour de Noël. À ce titre, il est significatif que le roman ne rapporte pas l’expérience d’une émotion musicale éprouvée en concert. Elle ne permet pas plus la communion in absentia avec un être lointain, une âme sœur qui serait Ludwig van Beethoven, même si le texte introduisant l’évocation de l’Eroïca suggère que l’adolescente peut en partie s’identifier à lui (« When he was living he spoke in a foreign language and lived in a foreign place—like she wanted to do35 »). Elle amène l’individu à se sentir rejoindre harmonieusement l’humanité tout en étant plus que jamais soi-même au sein de son jardin secret. Ce n’est pas un hasard si l’expression que cette expérience épiphanique finit par trouver en Mick pastiche les Évangiles : « Lord forgive me, for I knoweth not what I do36 ». Non pas qu’il faille parler ici d’une « religion de l’art » comme on le faisait au temps de Proust – en particulier au sujet de l’idolâtrie wagnérienne –, car le goût de l’adolescente pour Beethoven ou Mozart ne prend guère les formes d’un culte, mais le sentiment qu’elle éprouve a quelque chose de religieux par son intensité et son élévation. Le rapport ambigu des mots de Mick avec les paroles du Christ correspond à la gageure accomplie par son moi à travers cette expérience esthétique (rejoindre les autres sans s’aliéner) : ils s’inspirent de ceux du Christ sur la croix comme si Mick, magnifiée par l’audition de l’Eroïca, se distinguait en dignité, elle aussi, de tous les autres êtres ici-bas, mais on peut dire aussi qu’ils la rattachent à l’humanité errante et misérable puisque, dans sa bouche, le célèbre appel de l’homme-dieu à son père se transforme en « pardonnez-moi, car je ne sais pas ce que je fais ».

Conclusion : la musique et Singer

  • 37 Carson McCullers, op. cit., p. 399 (VO p. 302). Voici ...

18Le roman représente peu d’expériences aussi satisfaisantes du rapport à soi-même et au monde que cette découverte de la 3e symphonie de Beethoven. D’ailleurs, on notera qu’à la fin du roman, Mick, aussi abattue soit-elle par le travail débilitant qu’elle doit effectuer pour aider sa famille, gardera un espoir en la musique (« It had to be some good if anything made sense. And it was too and it was too and it was too and it was too. It was some good37 »), même si l’on peut toujours considérer que la répétition obstinée de « it was too » indique combien sa croyance en la valeur de son expérience de la musique tient de la méthode Coué. Est-ce une expérience plus satisfaisante que son rapport à Singer ?

  • 38 Ibid., II. 9, p. 274 (VO p. 206).

  • 39 Ibid., p. 145 (VO p. 102). Nous traduisons.

19Il est évident – et on l’a déjà souligné – que l’une n’est pas entièrement dissociée de l’autre. Singer a sa place dans les rêveries que la musique inspire à l’adolescente : à la fois en tant qu’ambition à poursuivre (elle l’imagine spectateur de ses triomphes dans la salle où elle dirigera ses propres œuvres38) et manifestation esthétique à appréhender : le « Lord » auquel s’adresse les paroles christiques prononcées après l’audition de l’Eroïca finit par s’identifier pour elle au sourd-muet (« Dieu était silencieux – c’était peut-être pourquoi elle repensait à lui39 »). Nourrissant de bien des manières le goût de Mick pour la musique, Singer a surtout pour rôle en la matière de le justifier comme goût constitutif de l’essence de son être, conformément à l’idée selon laquelle le comportement de l’adolescente en dehors de son « inside room » cacherait son moi profond et authentique.

  • 40 Voir Martin Luther, De la liberté du chrétien, Préface...

  • 41 « Elle sait que je suis sourde mais pense que je m’y c...

  • 42 Lors de la scène des retrouvailles à l’asile, Singer r...

20Pour saisir ce rôle, il faut reconsidérer l’interprétation que l’on a faite un peu partout de la dimension christique du personnage central de The Heart is a Lonely Hunter. Quel rôle religieux le sourd-muet joue-t-il dans la communauté abstraite, provisoire et, en vérité, impossible dont il est le centre ? Que rêvent en lui ses quatre visiteurs, lesquels n’ont pas manqué d’être rapprochés des quatre évangélistes ? Par son silence, son attitude bienveillante, son mystère, sa sérénité apparente, il représente un être susceptible d’avoir une compréhension totale et immédiate (au sens où elle ne passerait par aucun médium, intermédiaire) de ce qu’ils sont essentiellement, de ce qui les définit comme individus, sans pour autant qu’ils aient à rougir en quoi que ce soit d’une telle compréhension. Bien au contraire, le texte nous incite à dire que Singer les justifie. Et, dans une certaine mesure, il faut entendre ici ce mot à la lumière d’une conception luthérienne de la justification : il les rend justes (fromm serait le mot de Luther40) quand ils se sentent misérables. Il est tentant, en effet, de rapprocher en cela le rôle du sourd-muet de celui que les chrétiens attribuent au Christ dans la tradition protestante où Carson McCullers a été élevée. Il est l’être dont la venue justifie à elle seule l’homme comme être imparfait et incapable dans sa misère de se sauver lui-même. C’est pourquoi Mick, Biff, Jake et Copeland veulent croire en lui malgré l’absence de preuves qu’il ait une telle capacité de compréhension et de justification, voire, ainsi que le dirait un chrétien, contre les preuves (Singer n’écrira-t-il pas à Antonapoulos au sujet de Mick : « She knows I am deaf but she thinks I know about music41 » ?). C’est pourquoi ils retrouvent auprès de lui le calme et l’espoir. Mais on voit ici la différence avec le Christ : le sourd-muet justifie ses visiteurs non au regard de Dieu mais à leurs propres yeux. Croire en lui c’est croire en soi-même, de même que le sourd-muet ne croit jamais autant en lui-même que lorsqu’il entrevoit sa propre image dans l’œil d’Antonapoulos42 (le rêve de Singer a clairement établi pour le lecteur ce parallèle entre les cultes que les uns vouent à un autre). Il ne s’agit pas tant de contemplation narcissique que de remède contre le doute de soi. Mais le récit suggère que Mick et les autres ne peuvent croire à ce rôle salutaire de Singer qu’aussi longtemps que ce dernier croit qu’Antonapoulos peut jouer le même rôle pour lui. Lorsqu’il apprend la mort de son ami à l’asile, il perd soudain sa sérénité et son goût pour la vie. Il ne se suicide pas parce qu’il espère en quelque au-delà de la vie mais parce qu’avec Antonapoulos il a perdu la croyance qu’il existe un être en ce monde capable de le justifier, c’est-à-dire de justifier sa propre existence. Et après son suicide, ses quatre visiteurs vont à leur tour se sentir vides et inutiles, car ce suicide a sapé à leurs yeux l’idée qu’il était en lui-même sa justification et par là même qu’il pouvait être la leur. Alors que la mort du Christ a dans la philosophie chrétienne la valeur d’un sacrifice qui parachève et cimente l’idée que représente le fils de dieu, celle de Singer compromet la validité de l’idée qu’il incarnait pour ceux qui l’aimaient.

  • 43 « There was hope in him » (Carson McCullers, op. cit.,...

  • 44 Esquisse pour « Le Muet », op. cit., p. 422.

  • 45 « Was he a sensible man or was he not? » (Carson McCul...

21Ce détour par une interprétation de la dimension christique du personnage et de ses limites permet d’établir que l’expérience de la musique, telle qu’elle apparaît à travers l’évocation de la découverte de l’Eroïca, est finalement plus essentielle pour le personnage le plus autobiographique du roman que son rapport à Singer. Il est significatif que l’espoir qu’a nourri en l’adolescente l’audition des œuvres de Mozart, Beethoven, etc. survive, malgré tout, à la mort du sourd-muet et donc à la croyance qu’elle avait en lui. D’autant plus significatif qu’on peut soutenir qu’aucun espoir ne s’impose aussi nettement dans la dernière partie du roman. Rappelons qu’il se termine pour Copeland sur un sentiment d’inachèvement, d’écœurement (le docteur entend encore les voix qui l’ont animé pendant toutes ces années mais elles lui semblent maintenant soit inutiles soit oppressantes). Rappelons que Jake Blount se sent vide et fatigué à l’idée de devoir prendre un nouveau départ, de tout recommencer dans une autre ville, et que l’espoir invoqué à la dernière ligne du chapitre le concernant reste pour le moins vague43. Quant à Biff, il a peut-être réussi à en « arriver aux points essentiels », comme l’envisageait Carson McCullers dans l’Esquisse pour « Le Muet »44, mais le fait qu’il finisse par se « préparer posément [he composed himself soberly] à l’arrivée du matin » ne semble pas constituer en soi une réponse ferme et définitive à la question qui l’occupait encore quelques secondes auparavant : « Enfin, était-il un homme sensé oui ou non45 ? ». Le « Some good » qui clôt le dernier chapitre consacré à Mick Kelly résonne comme une affirmation autrement plus positive.

22Contrairement à ce qui se passe dans Le Vice-Consul, la musique donne donc accès à une espèce de transcendance. Une espèce sans doute indéterminée et insaisissable mais, dans The Heart is a Lonely Hunter, où la foi chrétienne apparaît comme asservissante, aliénante (pour les noirs qui croit en un Dieu aux yeux bleus) ou pervertie (voir le personnage de Simms et le discours de Jake Blount sur le sort du message du Christ en Amérique), où la transcendance philosophique d’un Spinoza et d’un Marx s’avère finalement écrasante, où le rôle salutaire joué aux yeux d’autrui par quelques idoles humaines est compromis par leur mort, c’est la seule qui puisse offrir une issue satisfaisante à la dialectique de la solitude et de la communauté. Retenons qu’elle n’a rien à voir avec le sentiment de dépasser les autres, de leur être supérieur que Mick espère ressentir en maîtrisant un instrument, un orchestre ou l’art de la composition. Ce que la 3e symphonie de Beethoven apporte à la petite promeneuse solitaire n’est pas une distinction, au sens où l’entendait Bourdieu, mais une justification de son existence qui ne tient pas à celle des autres et la possibilité de s’élever au-dessus de la misère ontologique des êtres humains tout en les rejoignant dans le sentiment de cette misère.

Notes

1 Frédéric Sounac, Modèle musical et « composition » romanesque dans la littérature française et allemande du xxe siècle, Thèse de Doctorat, EHESS, 2003.

2 C. Michael Smith a suivi cette voie dans un article passionnant (« “A Voice in a Fugue”: Characters and Musical Structure in The Heart is a Lonely Hunter », Modern Fiction Studies 25, 1979, p. 258-263). Elle part de la déclaration d’intention de la romancière à l’époque où elle ébauchait son roman : « La forme en est contrapunctique de bout en bout… » (voir Esquisse pour « Le Muet » dans l’édition de The Heart is a Lonely Hunter au programme, p. 434), laquelle déclaration ne semble, d’ailleurs, pas parfaitement s’accorder avec l’idée qu’elle formule au même endroit, de la place centrale du personnage de Singer. On retiendra tout de même que C. Michael Smith rapproche de façon assez convaincante la troisième partie du roman d’une strette (c’est-à-dire de la conclusion d’une fugue où réapparaissent à intervalles aussi rapprochés que possible les principaux éléments de l’exposition), en notant que la réapparition des « voix » s’effectue dans l’ordre inverse de celui de leur apparition dans la première partie du roman. L’inversion est un des procédés les plus courants de l’art de la fugue.

3 Ainsi lit-on dans le 4e chapitre de la 2e partie, dont Jake Blount semble être le personnage-focale : « He laughed too long » (« Il rit trop longtemps », Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire [1940], trad. Frédérique Nathan et Françoise Adelstain, Paris, Stock, coll. « La cosmopolite », p. 184). Mais qui porte ce jugement sur la durée de son rire ? Le contexte indique qu’il s’agit plutôt de Singer.

4 Aurore Touya, La Polyphonie romanesque au xxe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes. Modernités et avant-gardes », 2015.

5 Pour Christiane Blot-Labarrere, il « renvoie de toute évidence, aux meurtres des lépreux dans les jardins de Shalimar » (Marguerite Duras, Œuvres complètes, t. ii, sous la direction de Gilles Philippe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 1753).

6 M. Duras, Le Vice-Consul [1966], Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1977, p. 32.

7 Ibid., p. 143.

8 Ibid., p. 182.

9 Ibid., p. 158.

10 Ibid.

11 Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire, op. cit., p. 159. Les indications suivantes renverront à cette édition pour la version française. Les pages du texte anglais seront indiquées entre parenthèses et après la mention VO. Elles correspondent à l’édition des Complete Novels de McCullers (New York, The Library of America, 2001).

12 Ibid., p. 290 (VO p. 219).

13 Ibid. « Il connut une sorte de joie forte et sainte. Pourquoi ne s’en tenait-il pas à ce comble d’humiliation et ne s’en satisfaisait-il pas quelque temps ? » (Nous traduisons)

14 Virginia Spencer Carr, The Lonely Hunter: A Biography of Carson McCullers, New York, Carrol and Graf, 1985, p. 17.

15 Ibid., p. 20.

16 Ibid., p. 25.

17 Ibid., p. 27, Ernst von Dohnany (1877-1960) est notamment le grand-père de Christoph, l’actuel chef d’orchestre

18 Il n’est pas nécessaire de considérer que la romancière connaissait Blaise Pascal, comme le suppose Edgar MacDonald dans son article « The Symbolic Unity of The Heart is a Lonely Hunter » (in A Festschrift for Professor Marguerite Roberts on the Occasion of Her Retirement from Westhampton College University of Richmond, University of Richmond Press, Virginia, 1976), pour interpréter la situation d’un personnage tel que Mick dans l’optique des Pensées.

19 Carson McCullers, op. cit., p.346.

20 Ibid.

21 B. Simeone, Cavatine, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 21.

22 « Elle n’avait rien à voir du tout avec le temps » (ibid., p. 143, VO p. 101).

23 Voir Guillaume Bordry, « La musique est un texte », Histoire, typologie, et fonctions de la description littéraire de la musique, en particulier dans l’œuvre d’Hector Berlioz (1803-1869), Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, 2005, thèse non publiée, p. 78.

24 G. Sand, Sketches and hints, dans Œuvres autobiographiques, vol. ii, éd. G. Lubin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 610-614. Il s’agit de La Symphonie Pastorale que George Sand avait entendue au concert le 28 avril 1833. L’indication n’est donnée que dans la table des matières de l’ouvrage.

25 Carson McCullers, op. cit., p. 145.

26 On pense d’ailleurs à ce sujet aux images que l’audition de la 5e symphonie inspire à Helen Schlegel, la jeune héroïne du roman d’Edward Morgan Forster Howards end (1910) : « Bouffées de splendeur ; dieux et demi-dieux combattant avec d’immenses épées, couleurs et parfums envahissant le champ de bataille, victoire magnifique, mort magnifique ! Oh ! Ce spectacle éclata devant la jeune fille, au point qu’elle en tendit ses mains gantées, comme s’il était tangible. » (E. M. Forster, Howards end, Londres, Penguin, 1989, p. 46. Nous traduisons.)

27 « Elle n’arrivait pas à écouter assez bien pour tout entendre » (Carson McCullers, op.cit., p.143).

28 Voir Y. Landerouin, Le roman de la quête esthétique, ou les leçons d’une littérature centenaire, Éditions « Le Manuscrit », 2011.

29 Voir les mesures 240 à 298 de la partition et pour cet accord dissonant, en particulier, les mesures 280-283. Le grand musicologue Maynard Solomon explique ainsi le tournant historique que marque en 1804 la 3e symphonie de Beethoven : « il introduisit alors dans la musique instrumentale des éléments qui avaient auparavant été négligés ou jugés indésirables. Une des caractéristiques uniques de l’Eroïca, ainsi que des œuvres héroïques qui lui feront suite, est l’intégration à la forme musicale de la mort, l’instinct de destruction, l’angoisse et l’agressivité comme autant d’éléments de terreur que l’œuvre d’art doit transcender en son sein » (Maynard Solomon, Beethoven, New York, Schirmer Trade books, 2001, p. 252, nous traduisons).

30 Carson McCullers, op. cit., p. 208 (VO p. 153).

31 Ibid., p. 302.

32 Voir Le roman de la quête esthétique, éd. cit., p. 18-30. En cela la musique se rapproche dans The Heart is a Lonely Hunter des phénomènes de la nature tel le chant de cet oiseau entendu auprès de Harry et qui pose une question sans mot (McCullers, op. cit., II. 11, p. 309-310, VO p. 234). En cela, et aussi en raison de son caractère organique, le développement que l’Eroïca connaîtra dans la vie intérieure de Mick est comparé à la floraison des feuilles d’un grand chêne (ibid., II. 9, p. 274, VO p. 206).

33 Carson McCullers, op. cit., p. 143.

34 Ibid. Nous traduisons.

35 Ibid., p. 142 (VO p. 100) : « De son vivant, il parlait une langue étrangère et vivait dans un pays étranger – comme elle en rêvait ».

36 « Seigneur, pardonne-moi, car je ne sais pas ce que je fais » (ibid., p. 144, VO p. 102). La traduction française ne rend pas compte de l’orthographe archaïque adoptée ici par Carson McCullers afin de rappeler le texte anglais des Évangiles.

37 Carson McCullers, op. cit., p. 399 (VO p. 302). Voici une traduction plus littérale (plus lourde aussi, il est vrai) que celle de l’édition de référence : « Cela aurait quelque valeur, si les choses ont un sens. Et cela en avait déjà et cela en avait déjà et cela en avait déjà et cela en avait déjà. Cela avait de la valeur ».

38 Ibid., II. 9, p. 274 (VO p. 206).

39 Ibid., p. 145 (VO p. 102). Nous traduisons.

40 Voir Martin Luther, De la liberté du chrétien, Préfaces à la bible, traduction et commentaires de Philippe Büttgen, Seuil, coll. « Points Essais », 1996.

41 « Elle sait que je suis sourde mais pense que je m’y connais en musique » (Carson McCullers, op. cit., p. 246, nous traduisons, VO p. 184).

42 Lors de la scène des retrouvailles à l’asile, Singer regarde son ami et voit dans ses yeux « the little rectangled pictures of himself » [son propre reflet en petites images rectangulaires] (II. 7, p. 250, VO p. 188).

43 « There was hope in him » (Carson McCullers, op. cit., p. 394, VO p. 298).

44 Esquisse pour « Le Muet », op. cit., p. 422.

45 « Was he a sensible man or was he not? » (Carson McCullers, op. cit., p. 405, VO p. 306).

Pour citer cet article

Yves Landerouin, «La musique comme accès à la transcendance dans Le cœur est un chasseur solitaire», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2020 », n° 20, automne 2019 , mis à jour le : 04/12/2019, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=540.

Quelques mots à propos de :  Yves Landerouin

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