Moyen Âge
Agrégation 2021
N° 21, automne 2020

Jean-Marie Fritz

Confrerie et freres humains. Le je et le nous dans l'œuvre de François Villon

  • 1 Les textes figurent dans François Villon, Œuvres compl...

  • 2 Voir François Villon, ibid., p. 507.

  • 3 Nous citerons l'édition au programme des concours d'ag...

  • 4 On peut noter l'utilisation unique de la variante doue...

  • 5 Le je est aussi totalement absent de la Ballade des Pr...

1Le mythe romantique de Villon s'appuie d'abord sur la figure du poète marginal, du poète-voyou qui a vécu à l'ombre du gibet et sous sa menace ; il suffit de penser au très nervalien Souper des pendus ou au Bal des pendus de Rimbaud1. Mais ce n'est pas la seule composante de cette accointance, Villon est aussi un poète du moi, un poète égotiste, dira Théophile Gautier : « Le moi, le je reviennent très souvent dans ses vers. Il parle de lui, il se confesse avec une charmante naïveté, il fait des retours sur lui-même, il se complaît dans les souvenirs de sa jeunesse et de son bon temps2 ». Le je est de fait omniprésent dans son Lais, dans son Testament comme dans la plupart des poésies non recueillies. Le dit y prend la forme d'un discours fortement subjectivisé et particularisé : « L'an quatre cens cinquante six, / Je, Françoys Villon, escollier … » Si le Testament ne contient pas comme le Lais de signature à l'incipit, le ton est bien celui d'un sujet singulier qui nous parle de ce qui lui est arrivé dans des circonstances bien particulières ; son emprisonnement semble tout récent dans sa mémoire, comme à fleur de peau, il nous raconte (T 26) ce qui lui est arrivé dans la prison de l'évêque d'Orléans3. Le Testament comme le Lais est un vaste soliloque, un flot de paroles souvent incontrôlé ; même s'il dicte ses volontés à son clerc Fremin l'estourdiz (T 565) conformément à la fiction testamentaire, ce dernier ne fait qu'écrire, il ne répond pas ; l'on n'entend que la voix du poète. Le je dit, raconte, parle, il réfléchit à son passé ; il fait surtout des legs, le je donne ponctue lourdement les huitains à partir des vers 8304. Les poésies diverses ne sont pas en reste ; dans la Ballade des menus propos (PD VIII), Je congnois scande en anaphore 27 des 28 vers de la ballade et cette prolifération du moi aboutit à une aporie, exprimée dans le refrain déceptif : « Je congnois tout fors que moy mesmes », écho dérisoire au gnôthi seauton socratique. Mais curieusement, le poème le plus célèbre de Villon, poème lui aussi non recueilli, la Ballade des pendus, évince totalement le je au profit du seul nous, à commencer par le refrain5. Ce poème emblématique met en scène une confrérie, non un poète solitaire. De fait, si le je est omniprésent dans le corpus villonien, il ne signifie pas l'éviction du nous, loin de là. Et la Ballade des pendus n'est pas un hapax dans sa poésie. On pourrait dire que le Testament exhibe différentes formes de solidarités, sérieuses ou dérisoires, graves ou grotesques, du simple couple à la fraternité universelle. De plus, le monologue n'est qu'apparent, Villon ne cesse de convoquer d'autres voix à travers son Testament, à commencer par celle de la Belle Heaumière. Le poète ne monopolise pas la parole, il introduit des contredits, des contrevoix ; le Testament ne saurait se réduire à un texte à la première personne du singulier, à un simple soliloque.

Tierces voix - contrevoix

2Le discours à la première personne est suspendu de plusieurs manières. Le poète s'interrompt d'abord pour laisser place à la contradiction. Le Testament, à la différence du Lais, intègre la dimension de la disputatio, cette pratique scolaire où l'étudiant devait devant le maître poser les arguments en faveur ou en défaveur d'une thèse. Villon suscite ainsi à plusieurs reprises un contradicteur virtuel. Loin d'être seul, il apparaît comme entouré de gens prêts à le critiquer et à s'indigner de ses propos. Et cela dès l'ouverture, après l'attaque contre l'évêque d'Orléans :

Et s'aucun me vouloit reprendre
Et dire que je le mauldiz,
Non faiz, se bien me scet comprendre (T 17-19).

3Villon devance ici une critique possible et se défend de maudire l'évêque ou d'en médire. Plus loin, il laisse le contradicteur virtuel le blâmer (laidanger) sur une douzaine de vers au discours direct pour mieux le contredire ensuite : « Je prens qu'aucun dye cecy, / Sy ne me contente il en rien » (T 585-586). Le même procédé réapparaît une dernière fois au moment où le testament stricto sensu va commencer : certains peuvent lui reprocher des considérations hautement théologiques alors qu'il n'est pas maître en théologie (T 809-812), ce à quoi Villon répond avec assurance « C'est de Jhesus la parabolle / Touchant le riche ensevely / En feu », jouant au théologien, peut-être à l'escolier qui répond à son maître à la manière d'une disputatio. Les Contredits Franc Gontier intègre la contradiction sur un autre mode, par le biais d'un jeu intertextuel et d'une insertion lyrique : Villon répond à Philippe de Vitry par une ballade qui tranche sans ambiguïté le debat (T 1467). Cette contrevoix peut être intérieure au poète dans une théâtralisation du moi dont témoigne aussi le Débat de Villon et de son cœur (PD V), ballade dialoguée, non recueillie, l'une des plus imposantes quant au format de toute l'œuvre de Villon avec ses quatre strophes ; ainsi le Cœur intervient au fil du Testament pour interpeller le poète et lui demander de ne pas se plaindre, et la scène est présentée comme récurrente :

De povreté me grementant,
Souventeffoiz me dit le cueur :
« Homme, ne te douleuse tant
Et ne demaine tel douleur ! » (T 281-284).

  • 6 Ajoutons que la technique du contredit apparaît à nu d...

4Ce n'est pas un individu, l'homme Villon, qui est ici interpellé, mais homme, soit tout homme. La leçon est universelle6.

5Les discours directs insérés dans le Testament ne se réduisent pas à ces figures virtuelles ou allégoriques. Les tierces voix apparaissent à tous les niveaux. Et d'abord dans le registre narratif : Villon se raconte et raconte au cours du dit, on l'a vu ; ainsi dans l'exemplum presque initial d'Alexandre et de Diomède, les deux personnages prennent la parole sur trois huitains : à la brève question d'Alexandre (« Pourquoi es tu laron en mer ? », T 138), Diomède répond en treize vers ; le déséquilibre est significatif. La voix d'Alexandre ne fait pas le poids face à celle du larron, Diomède contraint l'empereur à changer de point de vue. Le dialogisme est ici également lié à une forme de débat, et le larron, qui est à l'image du povre Villon, a le dernier mot. Le discours direct peut apparaître dans d'autres registres, comme dans le cadre très contraint des legs avec le bref dialogue qui clôt le huitain consacré aux povres orphelins (en fait de riches usuriers, T 1303-1305), jeu virtuose par sa concision, qui permet de sonoriser la caricature. Dans cette riche galerie de portraits, un seul personnage a droit à une tirade significative: la Belle Heaumière, souvenir de la Vieille du Roman de la Rose, mais qui prend ici un relief particulier, puisqu'elle n'est pas une figure allégorique parmi d'autres comme chez Jean de Meun. Elle apparaît à Villon comme dans un rêve (« Advis m'est que j'oy regrecter / La belle qui fut hëaulmiere », T 453-454) et prend la parole dans une série de strophes hautes en couleurs avec les portraits contrastés de la femme jeune et de la vieille avant de conclure par une Ballade aux filles de joie ; la Belle Heaumière est le seul personnage à parler aussi longuement (un peu plus d'une centaine d'octosyllabes) et à avoir droit à sa ballade, qui plus est, placée dans sa bouche ; et Villon prend bien le soin de noter qu'il a fait enregistrer tous ses dits par son clerc, Fremin, dont c'est la première apparition (T 564). Le clerc apparaît en même temps que la Belle Heaumière ; ses propos font ainsi partie intégrante des dispositions testamentaires. Cette extension de la parole, ici féminine, s'explique par le fait qu'elle ne relève pas d'un contredit ou d'un contrepoint : la Belle Heaumière est la porte-parole du poète, sa leçon (T 561) est décisive.

  • 7 Le discours direct peut aussi apparaître de manière sp...

6Enfin, Villon cède également la parole, ce qui est plus étonnant, dans le registre lyrique lui-même. Certes la plupart des dix-neuf chansons sont placées dans la bouche du poète, le je lyrique se confond avec le je du dit comme pour la Ballade des Dames du temps jadis ou celle de la Grosse Margot, mais il y a plusieurs exceptions. La Ballade pour prier Notre Dame est léguée à sa mère, Villon fait toutefois bien plus, il ne lui donne pas simplement une pièce lyrique, il lui donne la parole, il la fait parler ; cette ballade est une chanson de femme : « Femme je suis, povrecte et ancïenne… » (T 893). Pendant un court instant, le monologue s'interrompt, sa mère parle à sa place ; Villon se fait le porte-parole émouvant de cette femme simple, sans lettres, qui s'adresse à la Vierge. Dans la Ballade pour Robert d'Estouteville, Villon s'efface également et cède la parole à l'ancien prévôt de Paris pour chanter un amour conjugal, si rare, on le sait, dans le lyrisme médiéval (T 1378-1405). Dernier exemple, à la fin du Testament, le Verset (un rondeau en fait) fixe les paroles que devront prononcer ceux qui passeront devant sa sépulture (T 1892-1903) ; ces propos d'outre-tombe, qui parodient le Requiem de la liturgie chrétienne, parlent de Villon à la troisième personne, tout en obligeant les passants à le faire parler post mortem à travers la formule J'en appelle ! (T 1901) ; autrement dit, Villon reprend la parole jusque dans l'au-delà à travers l'hommage de ses passants, soit de la postérité, de ses lecteurs à venir7.

7Le moi ne monopolise donc pas la parole tout au long du Testament, Villon laisse la parole à des contradicteurs, il donne la parole à la Belle Heaumière, à sa mère, même à la Grosse Margot qui s'exclame Gogo au cours de sa ballade. Le passage du je au nous est une autre manière de briser le carcan du solipsisme.

Duos - « En ce bordeau ou tenons nostre estat »

8Le nous peut certes être dans certains cas une hyperbole du je, nous de majesté, dont on trouve une seule occurrence dans le corpus villonien ; il permet surtout de pallier l'absence de première personne de l'impératif, dans une formule de régie :

  • 8 Tous les soulignements sont de notre fait.

Laissons le moustier ou il est,
Parlons de chose plus plaisante ! (T 265-266)8

9La forme minimale de pluriel est le duel grammatical, le simple couple. Deux ballades du Testament seulement partagent avec celle des Pendus un refrain à la première personne du pluriel, la Ballade pour Robert d'Estouteville et celle de la Grosse Margot, deux poésies on ne peut plus antithétiques dans leur esprit, mais qui mettent en scène cette communauté réduite, un couple, et qui partagent également un même usage de l'acrostiche.

10Commençons par la Grosse Margot. Le nous n'occupe pas tout l'espace de la ballade comme dans la Ballade des pendus. Les deux premières strophes juxtaposent un je et une troisième personne au féminin, la belle, sur un mode d'abord faussement apaisé, puis ouvertement conflictuel ; le nous n'apparaît que dans le refrain « En ce bordeau ou tenons nostre estat », placé une première fois dans la bouche du poète qui s'adresse aux clients de la maison (T 1600). La troisième strophe s'ouvre sur une réconciliation plutôt incongrue et voit la première occurrence du nous dans le corps de la strophe, mais pour exprimer leur commun sommeil :

Tous deux yvres dormons comme ung sabot
Et, au resveil, quant le ventre lui bruyt,
Monte sur moy, que ne gaste son fruyt (T 1615-1617).

11Nous dégradé et dégradant donc, qui réifie les deux protagonistes en les réduisant à l'état de toupie ; ils ne forment un couple que dans le sommeil et le réveil fait resurgir un pur rapport de force. Mais l'envoi permet le retour provocateur du nous ; ils sont unis par une curieuse communauté de valeurs, leur amour de l'ordure :

Ordure aimons, ordure nous affuyt ;
Nous deffuyons honneur, il nous deffuyt,
En ce bordeau ou tenons nostre estat (T 1625-1627).

12Le nous contribue à noircir ce tableau impur, pour reprendre l'expression de Théophile Gautier, et à jeter un parfum de scandale sur cette ballade : le bordeau est un champ de bataille, mais le couple se retrouve en définitive autour d'un même amour de l'immonde et du déshonneur, souligné par le jeu subtil des anaphores, parallélismes et chiasmes. L'un et l'autre tiennent leur rang (leur estat), sont à leur place dans ce bordeau. Toute la violence des strophes précédentes se dissipe dans l'envoi et se dissout dans ce partage des mêmes valeurs abjectes.

13Ce refrain entre en écho avec celui d'une ballade antérieure, mais proche, la Ballade pour Robert d'Estouteville : « Et c'est la fin pourquoy sommes ensemble » (T 1385). Le je n'est pas ici le poète, mais l'ancien prévôt de Paris, Robert d'Estouteville, qui n'est pas nommé explicitement ; et la femme est une grande dame, Ambroise de Loré, dont le nom se dissimule dans l'acrostiche des deux premières strophes. Nous sommes bien aux antipodes du bordeau et de sa violence : la ballade célèbre un amour conjugal, cas unique dans la poésie de Villon et rare dans la poésie médiévale. Elle prend la forme d'une épître amoureuse : l'amant-mari célèbre la dame de son cœur, son pouvoir bienfaisant, la force de son regard. Le je s'adresse au vous, le nous n'apparaît pas en dehors du refrain ; chaque strophe rend compte de ce refrain et apporte sa justification, sa fin. Le nous, à la différence de celui de la Grosse Margot, exclut le poète et réunit deux notabilités.

14Un troisième couple s'interpose dans le déroulement du Testament entre Robert/Ambroise et Villon/Margot, celui du chanoine et de dame Sidoine, mais le duo ne prend pas la parole, il est vu de l'extérieur par un poète-voyeur, le nous est donc absent. Le refrain exprime une vérité générale, détachée d'une personne particulière, il relève du bon sens : « Il n'est tresor que de vivre a son aise » (T 1482). Villon déduit le refrain du spectacle qu'il a sous les yeux et retrouve en même temps dans l'envoi une vérité qu'il a entendue depuis toujours :

Prince, juge, pour tost nous accorder !
Quant est de moy, mais qu'a nulz ne desplaise,
Petit enffant j'ay oÿ recorder :
« Il n'est tresor que de vivre a son aise » (T 1503-1506).

15Le refrain prend la forme d'une réminiscence. Le nous apparaît ici subrepticement dans le cadre du contredit, du débat entre l'idéal rustique de Franc Gontier et celui, urbain, du couple dépeint par Villon. Le nous désigne les deux parties en présence dans la tradition du jeu parti ou du débat que le prince est appelé à trancher et qu'évoquait le huitain d'introduction (« en ce debat cy nous sommes », T 1467). Les Contredits de Villon court-circuitent d'une certaine manière le jeu, puisque la ballade ne présente pas de manière équilibrée les deux camps et disqualifie d'emblée la vie que mènent Franc Gontier et son amie Hélène. Le prince n'a rien à juger !

Confréries - « Povreté tous nous suit et trace »

  • 9 Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux xive et ...

16Le nous ne se réduit pas au duel au sens grammatical du terme. Il peut désigner un ensemble plus large. La première communauté à laquelle appartient Villon est celle de son lignage. Bronislaw Geremek note l'importance de ce lien familial dans l'insertion sociale ; l'homme seul, coupé de sa famille, est objet de soupçon et de méfiance9. Villon, lui, est de modeste origine, son père n'a jamais été riche, à l'image de ses ancêtres ; en témoignent leurs tombeaux sans couronne ni sceptres (T 278-280). Les dispositions finales sur sa sépulture dont l'inscription prendra la forme d'un graffiti feront écho à ce constat, bouclant ainsi la boucle (T 1876-1883) ; Villon est fidèle à ses ancêtres, il s'inscrit bien dans un lignage, mais un lignage de la pauvreté, comme le souligne lourdement l'ouverture avec inversion (povre je suis) du huitain 35 :

Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de peticte extrasse (T 273-274).

17Cette solidarité du lignage réuni dans la pauvreté s'inscrira dans l'ordre des legs, puisque les premiers légataires sont logiquement son plus que pere et sa povre mere. Surtout le nous apparaît à ce moment pour construire cette communauté plus large de la pauvreté :

Mon pere n'eust oncq grant richesse
Ne son ayeul nommé Orrace ;
Povreté tous nous suit et trace (T 275-277).

18La pauvreté relève d'une sorte d'hérédité malheureuse et le nous renvoie certes au cercle restreint du lignage, mais aussi à celui plus large de tous les pauvres qu'il a pu côtoyer, ses compagnons de fêtes et de misère.

19Par un paradoxe qui n'est qu'apparent, la pauvreté est ici créatrice d'un lien et d'un rapprochement. Villon vient de dresser un tableau sombre de la société parisienne, en se rappelant ce que sont devenus ses compagnons d'étude, les gracïeux galans du temps jadiz : certains sont morts, d'autres sont devenus des grans seigneurs, d'autres mendient tout nus, d'autres enfin se sont retirés dans les cloîtres et vivent dans l'aisance, concluant par une apostrophe à son lecteur, « Voyez l'estat divers d'entr'eux ! » (T 240). Si le huitain 30 semble un souvenir des trois ordres – les nobles, les vilains réduits aux mendiants, les clercs (ici réguliers) –, tout cela vole en éclat dans la strophe suivante : la société est simplement partagée entre les puissants, les maistres (T 234, 241), les nantis dont font partie aussi les ordres religieux d'un côté et les pauvres, nus, condamnés à mendier, ainsi que les clercs déclassés comme lui, de l'autre ; et Villon appartient sans hésitation « aux povres qui n'ont de quoy / Comme moy ». On pourrait préciser les contours de ces pauvres qu'a fréquentés Villon au cours de sa jeunesse à travers différentes formes de communauté qui traversent le Lais et le Testament. Et d'abord celle des clercs marginaux croisés durant sa jeunesse folle dans le Paris étudiant des années 1450, de ces mauvais enfants qu'il a lui même été (T 206), de ces compains de galle (T 1720), qui ont tout dépensé en fêtes, aux tavernes et aux filles. L'Epître à ses amis que le manuscrit Coislin est seul à placer en quasi-conclusion du Testament (T 2024-2059), complète ce cercle et le précise en évoquant le monde du spectacle, de la musique et de la poésie, tous les amuseurs publics, danseurs, sauteurs, chantres, faiseurs de lais et de motets.

20Une communauté plus grave est celle des voyous et criminels, des malfaiteurs, qui ont eu maille à partir avec la justice ; on pense à la communauté la mieux connue par les archives judiciaires, les Coquillards, à laquelle Villon a pu appartenir ; il en fait en tout cas mention dans ses Ballades en jargon. La Ballade des pendus met non seulement en scène cette communauté des condamnés, mais leur donne la parole, aboutissant à cette insolite ballade à la quatrième personne. Ce nous peut être interprété de deux manières : ou bien il inclut la figure du poète et le poète se projette dans un avenir terrible où il fera partie de ce groupe de cinq ou six pendus ; ou bien le poète cède la parole à des pendus, comme il le fait dans le Testament pour la Belle Heaumière, et se situe en dehors de ce cercle ; il conviendrait alors d'encadrer toute la ballade par des guillemets. La première solution est plus pertinente et la ballade peut se lire en diptyque avec le fameux quatrain « Je suis François, dont il me poise », où le je réponds au nous, où le gibet est son futur, non son présent (PD VII). Le nous de la Ballade des pendus est une pluralisation du je, il s'agit d'emblée de pauvres : « Car se pitié de nous povres avez » (v. 3), même si le sens est ici d'abord celui de « misérables », « dignes de pitié », avant de renvoyer à la pauvreté proprement dite. Ils ont aussi trop nourri leur chair (v. 6), le ton est celui du regret comme dans la partie « regrets » du Testament (huitains 22 et suivants), même si Villon y est un ventre affamé (T 195) et que son corps livrera aux vers une bien maigre nourriture (T 843). Ce curieux nous est surtout un nous d'outre-tombe, un nous désincarné au sens propre du terme ; ce sont des corps livrés en pâture aux oiseaux et réduits à des os, appelés à devenir cendre : « Et nous, les os, devenons cendre et pouldre » (v. 8). Nous, les os, la parataxe est terrible. Ces curieux morts en devenir, agités sans relâche par les vents, sont unis par une fraternité malheureuse. Comme dans le célèbre Dit des trois morts et des trois vifs, cette compagnie de pendus met en garde les vivants : « Ne soiez donc de notre confrairie » (v. 29). Plus exactement la confrérie des mauvais garçons passés par le gibet s'adresse aux frères humains, à toute l'humanité pour leur demander indulgence et intercession. La ballade repose bien sur ce face-à-face déséquilibré entre deux communautés, deux fraternités : la confrairie et les frères humains, les morts par justice et les vivants.

21Le Testament égrène bien d'autres collectivités au delà des seuls voyous ou pendus, mais Villon reste le plus souvent spectateur ou auditeur ; il les évoque à distance, comme ces femmes de Paris auxquelles il consacre la célèbre ballade « Il n'est bon bec que de Paris ». Elles ne prennent pas la parole, alors même que leur maîtrise du discours est exceptionnelle et que le poète veut faire partager sa fascination à leur égard, en notant non sans humour qu'elles ont plus de jugement à apporter que Macrobe, soit l'Université :

Tu trouveras là que Macrobes
Oncques ne fist telz jugemens (T 1547-1548).

22Dans le débat Macrobe / Parisiennes, les secondes l'emportent sans hésiter. Seule la Belle Heaumière, on l'a vu, s'arroge longuement la parole pour donner aussi sa leçon et peut ainsi moduler son discours au pluriel et parler au nom d'un groupe, dans le huitain qui précède la Ballade aux filles de joye :

  • 10 À noter que la Vieille dans le Roman de la Rose de Je...

« Ainsi le bon temps regretons
Entre nous, povres vielles soctes,
Assises bas a cruppetons » (T 525-527)10.

23La Belle Heaumière est la porte-parole de toutes les vieilles et l'on peut noter à nouveau l'association topique entre le nous et la pauvreté, nous, povres. La pauvreté suppose une forme de solidarité, de complicité dans la misère. La richesse au contraire isole et condamne le riche à une forme de solitude et de séparation : le poète en vient à préférer la pauvreté au luxe insolent d'un Jacques Cœur qui pourrit seul soubz riche tumbeau (T 288).

Universalité - « Tous sommes soubz mortel coustel »

24Le nous de la Ballade des pendus s'adresse, on l'a vu, aux vivants et à tous les hommes dans un geste de fraternité. Cette universalité se dit sous le trait du nous ; il inclut tous les hommes, Villon en premier. Ainsi de la mort qui est notre condition :

Ce monde n'est perpetuel,
Quoy que pense riche pillart :
Tous sommes soubz mortel coustel (T 421-423)

25Il peut prendre une coloration universitaire et scolastique et renvoyer à la nature humaine, comme dans la conclusion du Lais : « Et meismement l'estimative, / Par quoy prospective nous vient » (L 289-290). Le ton peut être ironique et moqueur, et relève d'une forme de familiarité, en suggérant une connivence entre Villon et ses lecteurs, lorsqu'il évoque les Frères mendiants et noz commeres :

  • 11 Même formule et même contexte dans le Lais : « Carmes...

S'ilz font plaisirs a noz commeres,
Ilz ayment ainsi les marys (T 1172-1173)11.

26Le plus souvent la perspective est religieuse. Ce nous appelle la transcendance : « Et l'Eglise nous dit et compte / Que prions pour noz annemys » (T 29-30) ; et plus loin, sous forme de supplication : « Puis que boiture y est si chiere, / Dieux nous garde de la main mise ! » (T 823-824). Le nous resurgit sans surprise chez la mère de Villon dans l'envoi de la Ballade pour prier Nostre Dame :

Le Tout Puissant, prenant nostre foiblesse,
Laissa les cieulx et nous vint secourir (T 905-906).

27Ce nous universel s'applique à Marie ou à Dieu dans des formules figées : Nostre Dame (T 55, 835, 866) ou Nostre Seigneur (T 451, 1948) ; cette dernière formulation apparaît non sans ironie dans l'envoi de la Ballade pour prier Nostre Dame, mais aussi, un peu plus loin, dans celui de la Ballade à son amie (T 908, 968). Villon module ce nostre sur un ton plus païen avec la Terre mère :

Item, mon corps j'ordonne et laisse
A nostre grant mere la terre (T 841-842).

28Toute la Ballade de bon conseil (PD XIV) privilégie un nous qui rappelle celui du prédicateur qui interpelle, invective, ordonne, réconforte : « Reprenons cueur, ayons en Dieu confort ! / Nous n'avons jour certain en la sepmaine » (v. 27-28). L'envoi marque le triomphe de la première personne du pluriel tout en présentant la signature Villon en acrostiche et une référence explicite à saint Paul et à son Epître aux Romains :

Vivons en paix, exterminons discord !
Ieunes et vieulx, soyons tous d'ung accord !
La loy le veult, l'appostre le ramaine
Licitement en l'espistre rommaine.
Ordre nous fault, estat ou aucun port.
Nottons ces poins, ne laissons le vray port
Par offensser et prendre autruy demaine.

  • 12 Voir également, dans la même pièce, les vers 8 et 92.

29Le nous est ici un je + vous, il réunit le poète et les destinataires de la ballade, les hommes failliz, apostrophés à l'incipit. La longue Epître à Marie d'Orléans avec sa double ballade insérée (PD IX) se souvient aussi de la littérature des sermons avec sa citation initiale en latin (le thème) et plusieurs farcitures latines dans le cadre serré du huitain octosyllabique ; le nous affleure assez naturellement avec cette perspective religieuse : Marie est « Manna du ciel, celeste don, / De tout bienfait le guerdonné / Et de noz maulx le vray pardon » (v. 46-48)12.

  • 13 Nous rappelons que le manuscrit Coislin édité par J.-...

30Du simple couple à l'universalité de tous les hommes, le nous permet de dire toutes les formes de dépassement du moi, son inclusion ou dissolution dans une pluralité ; il signifie ce glissement de la solitude à la solidarité, de la singularité à l'universalité. Le je fait couple avec la Grosse Margot, il est un pauvre parmi d'autres, il est comme tous les hommes sous mortel coustel. Un dernier exemple mérite d'être analysé, il figure dans la Ballade de conclusion, clôture du Testament comme le souligne l'incipit « Icy se clost le testament » (T 1996)13. Comme le Verset, il s'agit d'une ballade d'outre-tombe, qui parle du povre Villon à la troisième personne, qui évoque sa mort au passé. Dans une incise qui, comme souvent chez Villon, marque une rupture énonciative et sonne comme un aparté, surgit un curieux nous ; le contexte est grivois : l'aiguillon d'Amour le tourmentait encore alors qu'il était sur le point de mourir et

  • 14 * soit l'ardillon

Plus agu que le ranguillon*14
D'un baudrier lui faisoit sentir
- C'est de quoy nous esmerveillon -,
Quant de ce monde voult partir (T 2016-2019).

31Comment interpréter ce nous ? Et qui récite cette ballade ? La réponse n'est pas simple. C'est en un sens Villon qui appelle ses amis à venir à ses funérailles (strophe 1), le je affleure au début de la seconde strophe (« Et je croy bien que pas n'en ment ») ; c'est aussi le crieur anonyme qui convoque les Parisiens à la cérémonie et qui, à la manière d'un colporteur ou bonimenteur, fait un ultime éloge du povre escolier et de sa fin héroïque ; c'est enfin le lecteur. Ce nous qui s'émerveille devant ce départ épique et cette mort devenue spectacle représente un peu toutes ses instances : il réunit le moi de Villon dans une posture d'auto-admiration burlesque, les Parisiens appelés à rendre hommage au poète et en garder la mémoire vive, enfin tous les lecteurs passés, présents et à venir qui ont lu ou liront le Testament, toute la postérité en somme.

Conclusion

  • 15 Voir Jelle Koopmans, « Villon et le théâtre », dans V...

  • 16 Christine de Pizan, Cent ballades d'amant et de dame,...

  • 17 On le trouve dans une ballade qui développe le thème ...

  • 18 Voir éd. Hicks, Paris, Champion, 2004, p. 402, v. 7.

32Le Testament ne saurait se réduire à un pur monologue. Villon cède la parole à d'autres instances, à la Belle Heaumière, à sa mère, à des contradicteurs ; à Fortune aussi, si l'on songe à la Ballade de Fortune (en fin de Testament dans l'édition au programme), où c'est sa voix que l'on entend de bout en bout et qui apostrophe Villon (T 2060-2100). Le dialogisme affleure fréquemment. Le lien avec le théâtre ne doit pas être sous-estimé, lien qu'ont bien souligné les travaux de Jelle Koopmans15 ; il ne faut pas oublier que les années 1450-1460 marquent une forme d'apogée pour la production dramatique médiévale, tant pour les farces ou moralités que pour les grands Mystères de la Passion (Arnoul Gréban est un strict contemporain de Villon, et parisien comme lui, et comme lui il a fréquenté l'Université). Le nous permet également, comme une modulation en musique, de varier les perspectives. L'amplitude de cette collectivité induite par la première personne du pluriel est large, depuis le couple abject du bordeau jusqu'à l'universalité de la condition humaine ou la postérité de ses lecteurs. Si l'on compare avec ses contemporains ou prédécesseurs proches, l'on notera l'originalité de Villon qui introduit le nous dans le refrain de 3 de ces 31 ballades. Cela semble peu, mais c'est beaucoup si l'on note que le nous est complètement absent du refrain des ballades d'Oton de Granson ou de celles d'un Charles d'Orléans ; dans les Cent ballades d'amant et de dame de Christine de Pizan, seules trois ont un refrain à la première personne du pluriel16. Chez Eustache Deschamps, il semble aussi excessivement rare17. Poète peut-être égotiste comme le voulait Gautier, Villon n'est pas un poète solitaire, replié sur lui-même ; il a un sens aigu du groupe, de la collectivité, de la confrerie dangereuse des pendus comme de la fraternité des freres humains. Les Ballades en jargon constituent une autre forme de confrerie autour d'une langue partagée par un groupe restreint : ce sont bien des frères qu'il apostrophe (Mes freres, soiez embraneux,…18) et une collectivité dont il trace sous nos yeux les contours indécis.

Notes

1 Les textes figurent dans François Villon, Œuvres complètes, édition établie par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, avec la collaboration de Laëtitia Tabard, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2014, p. 495-497 et 552-553.

2 Voir François Villon, ibid., p. 507.

3 Nous citerons l'édition au programme des concours d'agrégation : François Villon, Lais, Testaments, Poésies diverses, publication, traduction, présentation et notes par Jean-Claude Mühlethaler avec Ballades en jargon, édition bilingue par Éric Hicks, Paris, Champion, 2004 ; nous abrégerons T = Testament, L = Lais, PD = Poésies diverses, en citant le numéro des vers.

4 On peut noter l'utilisation unique de la variante douer pour le premier legs à la Trinité (T 833). Faut-il donner au terme une connotation spirituelle ?

5 Le je est aussi totalement absent de la Ballade des Proverbes (PD IV), mais le nous également ; toute la ballade développe un discours parémiologique, à la fois impersonnel et universel, parole de personne et de tout le monde.

6 Ajoutons que la technique du contredit apparaît à nu dans des pièces non recueillies comme la Ballade des contre-vérités (PD III) ou celle du concours de Blois (PD X).

7 Le discours direct peut aussi apparaître de manière sporadique dans une ballade pour compléter le portrait d'un personnage par une sorte d'icône sonore : dans la Ballade pour Jean Cotard, le je est bien le poète, mais dans l'envoi il nous donne un trait langagier de l'ivrogne qui ne cessait de crier « Haro, la gorge m'art ! » (T 1263) ; dans la Grosse Margot, Margot se caractérise par un terme minimal à la limite de l'onomatopée Gogo, que l'on a pu interpréter de différentes manières, mais qui est d'abord l'abrégement grotesque de son nom par aphérèse et redoublement (T 1614).

8 Tous les soulignements sont de notre fait.

9 Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux xive et xve siècles, Paris, Champs/Histoire, 2018, p. 304 (« Si l'homme seul est généralement, au Moyen-Âge, l'objet du soupçon et de la méfiance, c'est justement parce qu'il se met en dehors de cette cellule de base de la société qu'est la famille. Dans la procédure pénale, la question de l'état-civil est constamment prise en considération et le fait, souvent répété dans les lettres de rémission, que le condamné a femme et enfants, ne tend pas tellement à souligner ses charges de famille qu'à attester son honorabilité, son insertion sociale »).

10 À noter que la Vieille dans le Roman de la Rose de Jean de Meun, intertexte évident, parle toujours au singulier.

11 Même formule et même contexte dans le Lais : « Carmes chevauchent noz voisines » (L 255).

12 Voir également, dans la même pièce, les vers 8 et 92.

13 Nous rappelons que le manuscrit Coislin édité par J.-C. Mühlethaler est le seul dans toute la tradition textuelle de Villon (des manuscrits comme des imprimés anciens) à prolonger le Testament par deux ballades (l'Epître à ses amis et la Ballade de Fortune) que toutes les autres éditions modernes ont rangées parmi les poésies diverses.

14 * soit l'ardillon

15 Voir Jelle Koopmans, « Villon et le théâtre », dans Villon. Hier et à jamais. Deux décennies de recherches sur François Villon, éd. J. Cerquiglini, Paris, Champion, 2020, p. 153-166 (l'article a paru en 1993).

16 Christine de Pizan, Cent ballades d'amant et de dame, éd. Jacqueline Cerquiglini, Paris, 10/18, 1982. Il s'agit des refrains suivants : - Grant mercis, belle, or amons bien (Ball. 32, ballade dialoguée de la Dame et de l'Amant) ; Je ne sçay que nous ferons (Ball. 42, de la Dame) ; Dieux ! Quant serons nous ensemble ? (Ball. 56, de l'Amant).Villon fait peut-être écho à ce dernier refrain dans celui de sa Ballade à Robert d'Estouteville : « Et c'est la fin pourquoy sommes ensemble ».

17 On le trouve dans une ballade qui développe le thème de l'Ubi sunt ? (Souflez, nostre vie n'est rien) ou dans le contexte politique de la guerre franco-anglaise (Nous n'arons paix aux Anglois de l'annee) ; voir Eustache Deschamps, Anthologie, éd. et trad. de Clotilde Dauphant, Paris, Lettres gothiques, 2014, p. 298 et 696.

18 Voir éd. Hicks, Paris, Champion, 2004, p. 402, v. 7.

Pour citer cet article

Jean-Marie Fritz, «Confrerie et freres humains. Le je et le nous dans l'œuvre de François Villon », Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2021 », n° 21, automne 2020 , mis à jour le : 01/12/2020, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=601.

Quelques mots à propos de :  Jean-Marie Fritz

Jean-Marie Fritz est professeur de littérature française du Moyen Age à l’Université de Bourgogne depuis 1997. Après une thèse consacrée à une approche comparée des discours médiévaux sur la folie (Le discours du fou au Moyen Age (XIIe – XIIIe siècles). Etude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris, PUF, 1992), il a orienté ses recherches vers la question du paysage sonore au Moyen Age (Paysages sonores du Moyen Age. Le versant épistémologique, Paris, Champion, 2000 ; La cloche et la lyre. Pour une poétique médiévale du paysage sonore, Genève, Droz, 2011).

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