XIXe siècle
Agrégation 2021
N° 21, automne 2020

Olivier Bara

Mauprat en 1853. Le drame de l’Odéon

  • 1 Voir la bibliographie insérée à la fin de l’édition au...

  • 2 Voir Mauprat, p. 469, note 97 de la p. 432. 

  • 3 Sur ce point, voir l’étude de Mauprat par Marie-Astrid...

  • 4 George Sand, Mauprat, dans Théâtre, tome 2, Paris, Ind...

  • 5 Voir notamment Catherine Masson, « George Sand et “l’a...

1L’édition de Mauprat mise au programme de l’agrégation pour le concours de l’année 2021 présente une stratification textuelle dont toute étude doit tenir compte : l’établissement du texte réalisé par Jean-Pierre Lacassagne est conforme à celui des éditions Hetzel de 18521, distant de quinze années de l’édition princeps (Félix Bonnaire, 1837) qui elle-même suivait la pré-publication du roman en quatre livraisons dans la Revue des Deux Mondes (1er et 15 avril, 1er mai, 1er juin 1837). La notice datée du 5 juin 1851 a été ajoutée pour les besoins de l’édition des Œuvres illustrées de George Sand chez Hetzel, laquelle prévoyait des « préfaces et notices nouvelles par l’auteur ». Quant à l’explicit du roman (p. 432-434), il a été réécrit et étendu par Sand pour la version Hetzel, les premières éditions en 1837 et 1838 concluant brièvement le récit en deux phrases2. Cette histoire d’un texte vivant et mouvant est caractéristique du nouveau régime industriel de la littérature, médiatisée par la presse (la pré-publication dans les revues ou dans les journaux sous forme de feuilletons) et par le marché de l’édition ; elle témoigne aussi de l’extension et de la diversification du lectorat : l’édition Hetzel illustrée de 1852 s’adresse à un public nouveau que les dessins de Tony Johannot, les notices ou les enrichissements du texte attirent et orientent3. Aussi ne peut-on considérer la version théâtrale de Mauprat donnée par George Sand au Théâtre de l’Odéon comme un simple accident de l’œuvre ou, pire, comme un hors-texte (et donc un « hors-programme » dans le cadre de l’agrégation) dont il serait vain de se préoccuper. Suivant d’un an la nouvelle diffusion du roman offerte par Hetzel, les 59 représentations de Mauprat, « drame en cinq actes, en six tableaux4 », au Théâtre Impérial de l’Odéon du 28 novembre 1853 au 31 janvier 1854, appartiennent à l’histoire de l’œuvre et de sa réception, de sa lecture et de son interprétation. L’adaptation scénique des romans, voire leur auto-adaptation par leurs auteurs mêmes, fait partie du nouveau régime industriel des Lettres au xixe siècle5. Elle ne doit pas être réduite à une simple exploitation commerciale d’une œuvre littéraire conçue dans sa superbe autonomie et sa suprême valeur, surtout lorsque – tel est le cas du drame Mauprat – la version scénique est réalisée par l’auteur de l’œuvre-source et conçue comme un geste créateur second. Aussi l’attention ne doit-elle pas se concentrer sur la simplification, l’appauvrissement symbolique, la « trahison » que constituerait tout déplacement transmédiatique d’une œuvre littéraire : dire que le drame est « moins bon » que le roman n’apporte rien. En revanche, il est intéressant de se poser les questions suivantes : en quoi l’adaptation de Sand, dont la haute exigence artistique sera démontrée, éclaire-t-elle sa conception de l’écriture et son esthétique, dramatique mais aussi romanesque ? Que dit du roman Mauprat le drame qui en est tiré ? Que dit-il de ses personnages, désormais objectivés par leur incarnation scénique au lieu d’être animés par le seul récit subjectif et rétrospectif du vieux Bernard Mauprat ? Que dit enfin de l’autrice, la romancière et dramaturge George Sand, le choix de faire renaître en 1853 la forme du drame romantique, contemporaine du Mauprat de 1837 et jugée intempestive au début du Second Empire, surtout sous la plume d’une femme ? La réception critique du (mélo)drame Mauprat éclaire l’audace scandaleuse d’une telle confusion des genres déjà à l’œuvre dans le roman.

« Une œuvre littéraire »

  • 6 Lettre de George Sand à Maurice Dudevant-Sand, [Nohant...

2« Jamais je n’aurai autant travaillé une œuvre littéraire6 », écrit George Sand à son fils Maurice le 18 novembre 1852, un an avant la création de Mauprat à la scène, alors que le projet d’adaptation théâtrale du roman se forme à la fin de l’été 1851. Le drame joué est l’aboutissement de plus de deux ans de réflexion et d’un an et demi de travail que la correspondance de Sand permet de suivre pas à pas. Les lettres le prouvent : le drame n’est pas l’exploitation lucrative d’un roman facilement et rapidement « rentabilisé ».

  • 7 Sur la carrière dramatique de Sand, voir G. Manifold, ...

  • 8 Corr., t. X, p. 413-414.

3La volonté d’affirmer son autorité sur son œuvre, symboliquement et matériellement, préside à la naissance du projet. Le 29 août 1851, Sand apprend en effet par sa fille Solange que le nouveau directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin, Marc-Fournier serait intéressé par le sujet de Mauprat et pourrait en réaliser l’adaptation. La réponse de George Sand, dramaturge reconnue depuis le succès de François le Champi à l’Odéon en 18497, est cinglante : « Ma chère enfant, tu répondras que puisque je m’occupe de théâtre j’aime autant exploiter moi-même mes romans sous cette forme si bon me semble. Que par conséquent je n’autorise personne à s’emparer de mon travail. J’y ai été prise une fois et je sais comment on m’a exploitée pour me remercier de ma générosité. On ne m’y reprendra plus. Réponds bien carrément que je ne veux pas8. » Un tel refus est motivé par l’expérience de La Petite Fadette, « exploitée » par Charles Lafont et Anicet-Bourgeois sous la forme d’une comédie-vaudeville créée au Théâtre des Variétés le 20 avril 1850, sans contrôle esthétique de la part de la romancière ni participation aux bénéfices. Dans le contexte juridique de l’époque, seule la forme appartient à son auteur ; l’idée ou le sujet peuvent être repris par autrui dans d’autres genres et sur d’autres supports.

  • 9 Corr., t. XI, p. 193 et 202.

  • 10 Selon une lettre à Pierre-Jules Hetzel du 21 juin [18...

  • 11 Cité par Georges Lubin, Corr., t. XI, p. 395.

  • 12 Corr., t. XI, p. 399.

4La proposition de Marc-Fournier précipite chez Sand la décision de donner une version dramatique de son roman de 1837 et de concevoir celle-ci pour un théâtre secondaire privé, la Porte Saint-Martin, qui fut un des hauts-lieux du drame romantique dans les années 1830, ou à défaut l’Ambigu-Comique, un des temples du mélodrame populaire. Le geste d’adaptation théâtrale s’inscrirait ainsi dans le prolongement de la réédition de ses œuvres en version illustrée et « populaire » chez Hetzel. À l’ambition éducative d’Edmée dans la fiction romanesque de Mauprat répondrait le geste pédagogique de Sand romancière et femme de théâtre. Aussi le roman est-il replacé sur l’écritoire de la dramaturge au printemps 1852 : « J’ai commencé Mauprat pour le théâtre » (lettre à Pierre-Jules Hetzel, 27 mai 1852), « Je travaille à Mauprat avec ardeur et plaisir […] » (à l’acteur Eugène Bignon, 7 juin 1852)9. Trois actes sont écrits le 21 juin et la fin de la composition de la pièce est programmée pour la mi-septembre10. Mauprat est finalement terminé début octobre : selon l’agenda de Sand, la pièce est lue en famille à Nohant le 2, avec « grand succès11 », mais encore reprise le lendemain : « J’ai fini, refini, rerefini mes corrections de Mauprat » confie Sand à son amie Augustine de Bertholdi le 412.

  • 13 Lettre à Pierre-Jules Hetzel, [Nohant,] 7 août 1852, ...

  • 14 Nous n’avons pas pu dépouiller, pour des raisons cont...

  • 15 Lettre à Émile Aucante, [Paris, 20 novembre 1853], Co...

5La dramaturge travaille en traitant, par sécurité, avec deux théâtres : la Porte Saint-Martin, avec le directeur Marc-Fournier, et l’Ambigu-Comique, nouvellement dirigé par Charles Desnoyer (en août 1852, Sand se dit sûre de pouvoir y faire jouer Mauprat, « une grande affaire en 8 tableaux que je pioche depuis deux mois et qui est je crois réussie13 »). Pourtant, Mauprat est créé à l’Odéon, un des « théâtres principaux » (d’État) de Paris, ayant le statut de « second Théâtre-Français » après la Comédie-Française. Devant les atermoiements de Marc-Fournier et ne pouvant conclure avec Desnoyer, Sand négocie, pendant l’été 1853, avec les nouveaux directeurs de l’Odéon, Gustave Vaëz et Alphonse Royer, tous deux auteurs de deux livrets d’opéra romantique écrits pour Gaetano Donizetti : La Favorite et Lucie de Lammermoor – ce rappel permet de saisir leur conception esthétique du théâtre. Ces nouveaux interlocuteurs, avec qui Sand se découvre une belle connivence artistique, entraîne une nouvelle refonte du drame Mauprat et de multiples retouches14 jusqu’aux répétitions auxquelles Sand – fait exceptionnel pour celle qui délègue souvent ses mises en scène à des collaborateurs parisiens – participe. Elle écrit ainsi de Paris, huit jours avant la première : « Mauprat va bien, mais il y a encore bien du travail. Les acteurs vont très bien. Blaireau [le chien acteur !] est charmant. Les décors superbes. Les directeurs parfaits15. »

  • 16 Lettre de George Sand à Pierre-Jules Hetzel, [Nohant,...

6Un autre signe de la conscience artistique de Sand auto-adaptatrice de son œuvre romanesque est son refus de se voir imposer un collaborateur, aussi prestigieux soit-il : les directeurs de l’époque plaçaient volontiers aux côtés des auteurs dramatiques jugés trop « littéraires », épris de style et de finesses psychologiques, des « carcassiers » chargés de consolider la charpente dramatique, d’assurer ainsi la vie scénique et le spectacle. Marc-Fournier aurait ainsi demandé, en février 1853, à Alexandre Dumas de remanier le drame que lui a fait lire Sand. Cette dernière refuse, non pas par défiance envers Dumas à qui elle vient de dédier la « lettre-préface » de son drame Molière, mais au nom de son autorité sur l’œuvre et de l’unité esthétique de cette dernière : « Certainement je ne pourrais trouver un meilleur conseil si je voulais collaborer, mais je ne veux pas faire arranger. S’il y a à changer je veux le faire moi-même aux répétitions, d’après ma conviction et ne pas mêler des éléments hétérogènes à ma pensée et à ma manière de rendre16. » Le choix d’Alexandre Dumas comme collaborateur éventuel révèle néanmoins la manière dont est relu Mauprat en 1853, à la suite des grands romans historiques dumasiens, pour certains adaptés sur la scène de son Théâtre-Historique : comme la préfiguration du grand roman français d’aventures et d’histoire, réservoir potentiel de drames romantiques à grand spectacle.

7Dernière manifestation de la conscience d’autrice : l’insertion en tête de la pièce publiée chez l’éditeur Charlieu, quelques jours après la première à l’Odéon, d’une préface où Sand propose une réflexion sur le geste d’auto-adaptation qu’elle défend comme relevant d’une création seconde. Sa conscience critique l’amène à pointer les principaux écueils rencontrés dans la transposition scénique d’un roman « qu’on avait trouvé dramatique » (Mauprat, drame, préface, p. 3). La première difficulté concerne les personnages à la fois plus « concis » au théâtre (pour que le spectateur « ne trouve pas qu’ils parlent trop », ibid.) et moins riches de leur épaisseur de mystère : « Un personnage de roman peut rester pendant tout un volume à l’état d’énigme ; c’est un des moyens du roman de ne pas se révéler trop vite. À la scène, on se dégoûte vite d’un personnage en chair et en os qui tarde à se faire comprendre. » (ibid.) La seconde difficulté tient à l’impossibilité de reprendre textuellement des éléments du dialogue entre les personnages : « Les scènes d’un roman ne sont pas écrites pour le théâtre, et il est même nécessaire de n’en pas conserver un mot. » (ibid.) La construction narrative du roman, fondée sur le récit rétrospectif d’un narrateur second (le vieux Bernard), permet selon Sand de résoudre ce double problème. D’une part, les personnages ne parlent qu’à travers la voix du conteur alors qu’il s’agit au théâtre de les faire discourir par eux-mêmes ; d’autre part, la dramaturge peut s’engouffrer dans les vides du récit pour révéler des personnages perçus à distance temporelle par une mémoire et une subjectivité :

Racontée à la première personne par le héros de l’aventure, cette histoire montrait et décrivait bon nombre d’autres personnages et les faisait discourir. Ceux-là ne s’exprimaient pas eux-mêmes : on ne les entendait qu’à travers la narration nécessairement monotone de Bernard ; et Bernard, lui-même, nous disait souvent qu’il renonçait à nous traduire le langage de Patience ou les réticences de Marcasse, les sermons de M. Aubert ou les vivacités du chevalier. (ibid.)

  • 17 Du moins à partir du chapitre I, p. 41, après le pass...

  • 18 Ici encore nous renvoyons en complément à l’étude du ...

8L’adaptation théâtrale est ainsi riche d’un double enseignement pour le lecteur du roman. D’abord, ce dernier ne doit jamais perdre de vue que le propos faisant la matière du récit est entièrement17 celui, rétrospectif et subjectif, peut-être troué et de mauvaise foi, d’un vieil homme recueilli par le narrateur premier, le « petit jeune homme » (Mauprat, roman, p. 39). Ensuite, il faut prendre toute la mesure du statut partiellement énigmatique des personnages romanesques, de Bernard et d’Edmée en premier lieu, dont le comportement est rapporté à plusieurs décennies de distance par un témoin engagé et intéressé. Lire le drame Mauprat où la perspective temporelle est nécessairement aplatie, où le jeu de la mémoire et de la transmission est abandonné, où les personnages sont incarnés et s’expriment en direct, donne une conscience aiguë de ce qui fait la richesse du roman (le drame possédant sa propre richesse) : sa délégation de voix faisant retentir dans le présent de 1837 l’écho de l’époque pré-révolutionnaire ; sa structure empruntée au conte – un conte dont la moralité trop explicite est brouillée par les manques du récit et sa désorientation symbolique. Le drame, enfin, fait parler les personnages confiés aux acteurs choisis par Sand lors de la création : s’y révèle une interprétation du roman par la dramaturge, à quinze ans de distance, laquelle constitue une des vérités possibles de l’œuvre18.

Les personnages « en chair et en os »

  • 19 Lettre à Maurice Dudevant-Sand, [Nohant,] 28 avril [1...

9La conception des personnages du drame est inséparable, chez Sand, de leur projection imaginaire dans le corps des comédiens pressentis. Son premier geste créateur consiste à visualiser les héros sortis du roman et projetés sur scène. La structure du drame découle dans un second temps de la vie morale conférée aux protagonistes. Pour preuve, ce moment où Sand envisage de faire engager, pour le rôle de Jean de Mauprat dit Jean le Tors, la vedette Frédérick Lemaître, le créateur de Ruy Blas pour Victor Hugo : « S’il voulait jouer Jean le Tors, j’en ferais un personnage plus développé qu’il ne l’est dans le roman19. » L’essentiel des commentaires de la dramaturge, dans sa correspondance, sur la genèse de sa pièce concerne l’adéquation supposée entre tel personnage (re)vu par Sand et tel acteur.

10Ainsi se justifie-t-elle de songer au comédien d’âge mûr Louis-Thomas Bignon pour le rôle principal : « je ne suis pas décidée à montrer [Bernard Mauprat] dans sa première jeunesse ». De fait, le drame achevé (que Bignon ne jouera que lors d’une reprise en décembre 1855) efface l’enfance de Bernard qu’elle montre en plusieurs moments distincts de son existence de jeune homme puis d’adulte. Au gré d’une ellipse temporelle entre la fin de l’acte iii et le début de l’acte iv, correspondant au voyage en Amérique (exclu de la représentation), la pièce fait vivre successivement : l’adolescent qui, en 1775, tente de violer puis sauve sa cousine Edmée piégée à la Roche-Mauprat en lui faisant jurer « de n’appartenir jamais à un autre que » lui (Mauprat, drame, p. 30 ; premier tableau de l’acte i) ; le jeune loup réfugié dans la tour Gazeau, refusant d’être « honnête » et « lâche » en abandonnant ses oncles mais suivant finalement le chevalier Hubert de Mauprat à Sainte-Sévère (ibid., p. 40, deuxième tableau de l’acte I) ; le jeune homme, qui n’a « pas vingt-cinq ans », étudie à Sainte-Sévère, non sans rébellions, avec Aubert et confie à Patience ses doutes sur sa capacité à s’amender et se faire aimer d’Edmée (ibid., p. 64, troisième tableau, acte ii) ; le même jeune homme « vêtu à la mode des philosophes amateurs de l’époque » (ibid., p. 69), laissant éclater sa jalousie contre M. de La Marche, menaçant Edmée et fuyant en Amérique suivi de Marcasse (quatrième tableau, acte iii) ; l’« officier de l’armée franco-américaine » de retour à la Roche-Mauprat des années plus tard, tremblant de retrouver Edmée sur qui Jean Le Tors tire alors qu’elle s’approche du lieu maudit (cinquième tableau, acte iv) ; l’accusé amené entre deux soldats dans la grande salle de la Roche-Mauprat, innocenté grâce à Patience et surtout à Marcasse et Blaireau, lancés sur la poutre calcinée à la poursuite du dernier « coupe-jarrets » (sixième tableau, acte v). Comme dans le roman, Bernard dégage la morale de sa propre histoire. Ce n’est plus la longue leçon d’un vieil homme au crépuscule de sa vie : au chevalier Hubert qui s’exclame « Que le souffle du Seigneur emporte ces vains blasphèmes [de Jean le Tors mourant] ! », Bernard répond simplement : « Avec la fatalité qui pesait sur nous » (ibid., p. 113). Le rideau tombe sur l’image de Patience dans les bras de Marcasse.

  • 20 Corr., t. XI, p. 73.

  • 21 Ibid.

  • 22 Dans G. Sand, Lettres retrouvées, éd. T. Bodin, Paris...

11Selon Sand, dans une lettre à l’acteur Bignon le 26 avril 1852, « Toute la situation est dans l’amour d’un sauvage pour une fille sérieuse et civilisée qui l’aime sans l’avouer20. » En résulte le refus de voir en scène, pour Bernard, « un freluquet » au lieu d’« un hercule21 ». Sand écarte aussi les costumes et le jeu trop policés et élégants, selon une lettre à Vaëz du 21 octobre 1853 : « Je ne veux pas que Bernard soit beau à la manière des autres – mais qu’il soit paysan, chasseur, écolier, philosophe et soldat. Nulle part je ne veux le voir joli gentilhomme22. » Le drame rend explicite par le dialogue et le jeu scénique ce qui dans le roman est atténué, filtré par le narrateur de sa propre histoire : la sauvagerie persistante de Bernard, qui éclate dans l’acte iii formant le pivot du drame. Dans ce que Sand appelle dans ses lettres « l’acte du pédant », Bernard crée une tension insupportable au château de Sainte-Sévère au point que le chevalier Hubert s’exclame : « l’éducation t’a rendu pire que tu n’étais ! » (Mauprat, drame, acte iii, scène 2, p. 69). Il s’oppose à Aubert, provoque M. de La Marche, menace Edmée de la tuer avant que Marcasse ne s’interpose, jette l’anneau qu’elle lui a donné avant de fuir en Amérique non pour des motifs philosophiques mais afin de mettre « le pied sur la tête du serpent qui ronge [s]es entrailles » : la décision ne naît plus des « réflexions [qui] ne furent pas indignes d’un honnête homme » évoquées par Bernard dans son récit (Mauprat, roman, p. 239). Surtout, ce qui est tenu à distance par la narration est exposé crument sous les yeux du public de théâtre par un personnage dont la violence fatale n’est pas sans rappeler celle des héros du drame romantique, d’Hernani à Antony.

  • 23 Lettre à Bignon, [Nohant, 25 juin 1852], Corr., t. XI...

  • 24 Ibid.

12Pour Edmée, Sand pense dès le début de son travail d’adaptation à l’actrice Mlle Fernand (Amaglia Hernandez, d’origine espagnole), à qui elle rêve aussi de faire jouer la version scénique de son roman dialogué Gabriel, histoire d’une jeune femme que l’on a élevée comme si elle était un garçon. N’est-ce pas une manière de faire figurer une certaine virilité de l’héroïne Edmée ? En tout cas, Sand refuse catégoriquement de voir son héroïne, avatar de la Diane chasseresse ou d’une Amazone, interprétée par un « petit être pointu, à bouche en cœur et à voix perçante » comme l’actrice Mlle Naptal ; quant à Mme Laurent, créatrice de Madeleine dans la version scénique de François le Champi, elle « semble trop femme23 ». Car une « Edmée pointue et minaudière » rendrait le rôle de Bernard « faux, impossible et bête » : « Il n’est sur ses pieds qu’à côté d’une femme qui puisse dire sérieusement ce mot qui les résume tous les deux : À Mauprat, Mauprat et demie24. » Edmée ne saurait relever des emplois convenus au théâtre de jeune première ou de grande coquette, à moins de les croiser avec celui de mère noble. Dans une lettre à Vaëz du 28 octobre 1853, Sand accepte des corrections suggérées par le directeur mais tient à garder la phrase prononcée par Edmée « Pardonne les blessures que tu as reçues de la sœur et de la mère », phrase suivie par « Vois l’amante contre ton cœur et l’épouse à tes pieds » (Mauprat, drame, acte v, scène 5, p. 110) :

  • 25 Lettres retrouvées, op. cit., p. 136.

Je tiens à faire dire à Edmée les mots d’amour et de soumission qui doivent faire le bonheur complet de Mauprat, son caractère donné, car il a beau être corrigé, il aimera à être le maître dans son ménage, et d’ailleurs son orgueil torturé [par ses soupçons biffé] a autant besoin que son amour, d’une réparation. Edmée seule peut la lui donner, et c’est pour cela qu’elle tombe presque à ses pieds. Mais ces mots amante et épouse ont besoin d’être précédés de ceux de sœur et de mère, puisque c’est ainsi qu’elle a paru aimer dans le passé25.

13Une clé interprétative est ainsi donnée pour le personnage d’Edmée dont on peut douter, dans le roman, à cause de ses atermoiements et de la multiplication des épreuves imposées à Bernard, qu’elle aime profondément son cousin. Dans le drame, cet amour déclaré est contrarié par la violence persistante du personnage que l’éducation ne peut entièrement réduire. Le geste de soumission d’Edmée peut seul (fin plus dysphorique qu’heureuse ?) contenir l’orgueil farouche de celui dont l’héroïne reconnaît la « domination légitime » (Mauprat, drame, acte v, scène 5, p. 110). 

14Si le drame fait défiler sous les yeux des spectateurs presque tous les personnages du roman, le chien Blaireau compris, il efface deux figures essentielles, assurant l’équilibre symbolique des forces dans Mauprat, celles de Tristan de Mauprat (double d’Hubert et premier père du héros) et d’Arthur (double masculin d’Edmée dans la vie affective de Bernard). La disparition du vieux Mauprat est liée à l’effacement de l’enfance du héros (« J’avais quinze ans quand mon grand-père mourut […] », Mauprat, roman, p. 84). Le drame donne un simple aperçu sur le passé du personnage, au détour d’un dialogue en forme de scène d’exposition entre les frères Mauprat :

Léonard : Frère Jean, vous haïssez Bernard ! Tenez, vous le haïssez trop ! Si la nature ne l’eût pas doué de la force de trois hommes, vous l’eussiez fait mourir par vos mauvais traitements ; et à quoi cela vous eût-il servi ?

Jean : À contrarier un peu les inclinations de M. Hubert, qui avait résolu d’éduquer cet aimable petit-neveu, et d’en faire son héritier à notre détriment. Voilà pourquoi notre père Tristan nous apporta ici, par la peau du cou, ce bel orphelin, transi de peur comme un lièvre. (Mauprat, drame, acte i, scène 4, p. 9-10).

15Avec les scènes d’enfance disparaissent l’assassinat de la chouette de Patience et la punition de Bernard, si riche symboliquement dans sa valeur proleptique (l’attentat contre Edmée) et dans la réflexion alors ouverte sur l’éducation, sur la loi du Talion et la justice ou sur la frontière entre animalité et humanité. Il en reste un écho dans le récit de Patience : « Dame ! c’est la seule fois aussi que j’aie frappé un enfant ! mais j’avais mon idée ; voyant que ce mauvais chien chassait de race, je voulais lui donner l’horreur du sang ; j’avais attaché l’oiseau mort au-dessus de sa tête, et, à chaque goutte qui tombait sur lui, je le fouaillais… bien doucement, je vous jure, mais de manière à l’humilier, je ne voulais pas autre chose ! » (Mauprat, drame, acte i, deuxième tableau, scène 2, p. 34). Dans le roman, Patience jetait à la figure de Bernard la formule « tu chasses de race, chien maudit ! » (Mauprat, roman, p. 72) : l’on voit ici comment Sand redispose dans le dialogue ou les tirades de son drame des mots du roman.

16Quant à la disparition d’Arthur, liée à l’escamotage du voyage en Amérique, elle atténue la portée morale et politique de l’œuvre que cet homme de sciences (naturelles) imprime au roman. Marcasse porte seul au théâtre l’éloge de l’engagement pour la liberté en une réplique prononcée dans son style elliptique :

Marcasse : […] Autrefois… (il se redresse) bon soldat ! Si je croyais… (À Aubert, qui est près de lui.) La guerre, belle chose, monsieur !... le marquis de La Fayette…

Bernard, riant : Ah pour le coup, mon oncle, voilà le judicieux Marcasse, à qui je ne le fais pas dire, et qui défend la cause de l’indépendance. (Mauprat, drame, acte iii, scène 2, p. 70)

17L’ancrage temporel dans les années antérieures à la Révolution française demeure discret. L’ébullition intellectuelle du Paris des philosophes (réservée au hors-scène) donne lieu à quelques allusions, principalement dans la scène où Bernard tient tête à son oncle qui ironise sur Voltaire et Rousseau. Mais la pédanterie du farouche jeune homme nuit à la valeur de ses propos : « Déserterai-je le culte de la philosophie ? Mentirai-je à mes principes, à ma conscience ? Renierai-je l’éducation que j’ai su acquérir, et les trésors où j’ai puisé la lumière de l’esprit ? Me laisserai-je imposer les sots préjugés que mon siècle repousse ? Non, je suis, je veux être l’homme de mon temps, et je combattrai l’absurde, fût-ce contre mon propre père ! » (ibid., p. 71) Le chevalier réagit en frappant violemment sa tabatière, selon le geste impétueux prêté par Edmée à son père dans sa discussion avec Aubert, signe selon elle de son appartenance à la « race indomptable » des Mauprat (Mauprat, roman, p. 187).

  • 26 Il ne semble pas que Mauprat ait eu à trop souffrir d...

18Le messianisme pré-révolutionnaire inscrit dans la fiction romanesque, caractéristique du romantisme social des années 1830, perd sans doute sa pertinence dans la France de l’après 1848 et du début de l’empire autoritaire. On est en droit d’entendre dans quelques répliques du drame des formules susceptibles de faire sens en 1853, en une époque où les opposants politiques sont exilés26 : « Une sentence de bannissement, c’est une tache éternelle » déclare Edmée à M. de La Marche (Mauprat, drame, acte iii, scène 6, p. 80) Quant à cette affirmation orgueilleuse de Bernard au dénouement, ne retentit-elle pas, en un temps de désillusion politique pour le camp progressiste, comme le réveil forcené de l’espérance : « Je suis le rejeton vigoureux qui montera vers le ciel, tout gonflé d’une sève bénie, et dont le vaste ombrage étouffera les hideux souvenirs du passé ! » (Mauprat, drame, acte v, scène 5, p. 110) ?

19Si deux protagonistes importants du récit romanesque disparaissent, un personnage surgit dans le drame, celui de Tourny, fils de la femme du métayer de la Roche-Mauprat qui cache Antoine. Tourny figure, dans le premier tableau (scène 7), parmi les « domestiques, braconniers, paysans, colporteurs, etc., tous gens de mauvaise mine » qui gravitent autour des frères Mauprat, « derniers francs vassaux » de ces « derniers francs seigneurs » qui se rient « des nouvelles mœurs, des nouvelles idées et du parchemin des procureurs » (Mauprat, drame, p. 18). Au dernier acte, c’est lui qui cache Jean le Tors (et non plus Antoine comme dans le roman) selon la promesse faite à sa mère sur son lit de mort : l’invention du personnage de Tourny permet de ne pas mettre en scène la fameuse femme du métayer, coupable d’un commerce criminel, et de montrer la transformation d’un paysan, indirectement complice des derniers seigneurs féodaux, en héros/héraut de la liberté lorsqu’il s’élance vers la cachette du dernier Mauprat, une fois que ce dernier a été débusqué par Marcasse et son chien : « À présent (prenant la pioche dans la main d’un des ouvriers), venez, vous autres ! je vas vous montrer le chemin. » (Mauprat, drame, acte v, scène 6, p. 113)

  • 27 Un « mélodrame » (melos/drama) suppose le soutien de ...

20Ce clou final du spectacle, où les forces du bien font triompher la vérité et innocentent le coupable, grâce à la geste héroïque de Marcasse et Blaireau lancés sur la poutre calcinée, est la traduction mélodramatique27 du dénouement du roman, lui-même riche d’une théâtralité que révèle l’adaptation. Sand exploite fort habilement la puissance visuelle du roman inscrite dans les principaux lieux de son action. Ces lieux sont aptes à générer, comme dans le roman noir, les événements, de la claustration à l’évasion. Ils suscitent ou favorisent la violence, y compris lorsqu’il s’agit de la « cage dorée » de Sainte-Sévère où « l’ourson » Bernard doit être domestiqué. Ce sont ces lieux vivants et dynamiques, au-delà de leur aspect pittoresque, que fait traverser Sand au fil des six tableaux de son drame, composés selon un jeu de symétrie : la Roche-Mauprat (tableaux 1, 5 et 6), la Tour Gazeau (tableau 2), le château de Sainte-Sévère (son orangerie au tableau 3, son parc au tableau 4). L’intérêt ne consiste pas seulement à offrir aux lecteurs du roman devenus spectateurs une visite sensible des lieux d’abord offerts à leur imagination. Il s’agit aussi de donner à déchiffrer l’évolution des faits, notamment lorsque le dernier tableau ramène dans la grande salle de la Roche-Mauprat découverte au lever de rideau : « Il ne reste plus de cette salle que la cheminée à gauche et le bas des parois inégalement détruites, non par le temps, mais par l’incendie. La végétation a déjà envahi certaines parties ; d’autres portent les traces du feu. […] » La didascalie s’inspire de l’incipit du roman et de sa description du château au mur d’enceinte fendu et à la tour éventré (Mauprat, roman, p. 35). Mais sans doute faut-il être attentif à l’éloquence des espaces représentés propres au théâtre. La puissance visuelle des lieux est marquante dans les deux derniers tableaux, faisant retour vers cette Roche-Mauprat où est perpétré l’attentat contre Edmée au quatrième tableau et qu’hante Jean le Tors. Manière de figurer dans l’espace visible et symbolique du drame la rémanence historique de la violence, fût-elle abolie par la lettre de la pièce ?

« Faire revivre le drame sérieux »

  • 28 Lettre du 22 juillet [1853], Corr., t. XII, p. 48.  

21Pendant l’été 1853, Sand s’explique auprès de Gustave Vaëz sur les motivations esthétiques qui la guidèrent dans son adaptation de Mauprat, mais aussi dans celle de son roman dialogué Gabriel : se disant lassée du « tendre » qu’elle a illustré avec ses rurodrames François le Champi et Claudie, fatiguée de la « petite troupe poudrée » du Théâtre du Gymnase où elle a donné Le Démon du foyer, elle désire « tenter de faire revivre le drame sérieux qui seul permet le lyrisme » délaissé par les auteurs et le public depuis les drames romantiques flamboyants des années 1830 et 1840 : « on a abandonné le fort et le large, et l’école shakespearienne dont Hugo, Dumas et Cie avaient été les restaurateurs, est oubliée et dédaignée par ce veau de public qui va trop vite où on le pousse28 ». Jouer Mauprat en 1853 avec ses brigands, son attaque du château, sa scène de sauvetage spectaculaire, son « louveteau » amoureux d’une « biche », son mélange des tons, son esthétique du tableau et du clou spectaculaire, cela constitue implicitement un manifeste romantique tardif : une protestation à bas bruit contre l’esthétique dominante sous le nouveau régime impérial (la comédie réaliste et sérieuse au théâtre), un geste de fidélité envers la génération romantique défaite par l’échec de la révolution de 1848, exilée à l’étranger (Hugo) et exilée de l’intérieur (Sand à Nohant), occupée alors à faire revivre par l’autobiographie (Histoire de ma vie de Sand, Mes Mémoires de Dumas) le temps où les révolutions des formes et des représentations préparaient les révolutions sociales et politiques.

  • 29 Ainsi nomme-t-on alors dans les journaux la rubrique ...

  • 30 Voir le site des journaux d’Alexandre Dumas créé par ...

  • 31 Ainsi appelle-t-on le théâtre joué dans les demeures ...

22Alexandre Dumas ne s’y trompe pas, lui qui consacre trois longs feuilletons dramatiques29 à la création de Mauprat dans son journal Le Mousquetaire les 30 novembre, 1er et 2 décembre 185330. Il y salue le succès de sa « chère sœur en art », louant dans son premier feuilleton « une large et vigoureuse exposition, un troisième tableau charmant, un septième tableau magnifique ». Sa critique est toutefois mitigée. Dumas commence par remplacer le compte rendu du spectacle par le long récit des soirées théâtrales privées du château de Nohant découvertes par un des journalistes du Mousquetaire, Paul Bocage (le neveu du grand acteur) : est-ce une manière de renvoyer Sand à la pratique du théâtre de société31, plus conforme à son sexe ? Ensuite, l’éloge chaleureux du roman Mauprat sert à constater l’infériorité du drame où se perdent en se simplifiant les « personnages aussi complets », « l’homme idéaliste » Bernard ou « la femme poétique » Edmée que seuls des comédiens de l’envergure de Talma, Kean, Frédérick Lemaître, « fondus dans un seul homme », Marie Dorval ou Mlle George auraient pu interpréter – manière de dire que Mauprat appartient à un temps révolu du théâtre, celui du drame total que Hugo appelait de ses vœux dans sa préface de Cromwell en 1827, un théâtre anachronique en 1853. Enfin, Dumas s’auto-représente en double inversé et complémentaire de Sand : « George Sand est un romancier philosophe et rêveur. / Je suis un romancier humaniste et vulgarisateur. […] Mes personnages ont la forme, les siens ont la couleur. / Les siens rêvent, pensent, philosophent. / Les miens agissent. Je suis le mouvement et la vie. / Elle est le calme et la pensée. » La célébration est ambiguë : certes, Dumas et Sand forment à égalité comme les deux faces complémentaires de l’art romanesque et dramatique ; mais à Sand est dévolue la part passive donc féminine de l’art, incapable qu’elle est de nouer « naturellement » une action véritablement dramatique : « George Sand, avec beaucoup de peine et à force d’art, arrive à être théâtrale. / Moi, sans peine et tout naturellement, j’arrive à être dramatique. » Pour le dire autrement, Sand avec Mauprat se serait fourvoyée hors de sa nature : début d’une tradition critique qui dénie a priori tout intérêt au théâtre écrit par une femme.

23Les autres critiques vont dans le même sens. Le drame tourne « fréquemment au mélodrame » (A. de Pontmartin, Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1854), un « mélodrame assez vulgaire » de la catégorie des « mélodrames judiciaires » (Auguste Lireux, Le Constitutionnel, 5 décembre 1853), « un vulgaire mélodrame, dont nous vous demandons la permission de ne vous point parler » (Ch. Matharel de Fiennes, Le Siècle, 5 décembre 1853). « Je n’appelle pas la Roche-Mauprat une maison féodale, je l’appelle un mélodrame ! » tranche de son côté Jules Janin (Journal des débats, 5 décembre 1853). Revient symptomatiquement l’accusation lancée par la critique contre les drames de Victor Hugo sous la monarchie de Juillet, une accusation de nature sociale et idéologique : est « mélodramatique » ce qui consent à plaire à la partie la moins cultivée de la population, ce qui relève d’un geste démocratique d’inclusion culturelle. Voilà qui confirme a contrario que le drame Mauprat prolonge en 1853 le romantisme humaniste et social. Voilà, aussi, qui invite à considérer tout ce que le roman Mauprat contient de romanesque et de dramatique, tout ce qu’il emprunte au roman noir (d’où procède le mélodrame), et à voir dans ce roman d’aventures, ou de cape et d’épée, ou dans ce roman policier avant l’heure une grande œuvre esthétiquement œcuménique, populaire et démocratique. Tel est ce que la majeure partie des critiques du drame Mauprat refusent de voir, en 1853 : relisant le roman, ou feignant de l’avoir relu, ils louent ses « qualités littéraires », « l’idéal et le lointain » où sont nimbés les « caractères » (A. de Pontmartin), « un roman tout d’analyse » (A. Lireux) appartenant aux « compositions les plus aimables » et aux « livres les plus charmants » auxquels ne doit pas renoncer Sand « pour devenir une bonne faiseuse de mélodrames à grand orchestre » (J. Janin) – les considérations genrées reviennent dans cette dernière formule.

24Dans ce concert critique, Théophile Gautier (La Presse, 8 décembre 1853) tranche par sa généreuse intelligence. Il comprend le geste de reviviscence du drame romantique accompli par Sand : les Mauprat sont les « derniers Burgraves du Berry » dit-il, établissant un lien entre le drame sandien et le dernier drame créé par Hugo à la scène, en 1843. Il regrette toutefois que Sand se contente d’adapter une œuvre ancienne au lieu de traiter au théâtre « des sujets inédits ». Aussi le critique théâtral Gautier offre-t-il en 1853 une critique littéraire du roman Mauprat attentive à sa puissance visuelle, à la profondeur de l’empreinte laissée sur les imaginations, à la violence marquante de sa représentation des exactions commises par les Mauprat « Coupe-jarrets », qui « font comprendre, sans les excuser, certaines représailles horribles de la Révolution ». Là est bien la question historique (celle de la violence révolutionnaire) inscrite en creux dans le roman. Assistant au drame joué à l’Odéon, Gautier invite à relire le roman pour y saisir ce que la pièce ne réussit pas à accomplir : l’articulation profonde entre l’invention d’espaces imaginaires dignes de l’art de Piranèse et de « sa pointe ténébreuse », le recours à « la matière noire dans le goût d’Anne Radcliffe » et le déploiement de l’idée « philosophique » : « un démenti à la doctrine de la méchanceté innée et de la prédestination caractérielle ». C’est faire converger dans la forme-sens englobante du roman inventée par Sand tout ce que d’autres critiques épris de hiérarchies et de distinctions ont voulu séparer.

Notes

1 Voir la bibliographie insérée à la fin de l’édition au programme, plus particulièrement p. 457 (George Sand, Mauprat, éd. J.-P. Lacassagne, Paris, Gallimard, coll. « Folio classiques », 1981 [2020 pour la postface et la bibliographie actualisée]). Après chaque citation du roman, nous indiquerons entre parenthèses le numéro de la page dans cette édition, précédé de la mention « Mauprat, roman ».

2 Voir Mauprat, p. 469, note 97 de la p. 432. 

3 Sur ce point, voir l’étude de Mauprat par Marie-Astrid Charlier et Marie-Ève Thérenty, Neuilly-sur-Seine, Atlande, collection « Clés concours », 2020.

4 George Sand, Mauprat, dans Théâtre, tome 2, Paris, Indigo & Côté-femmes éditions, 1997. La couverture donne de façon erronée la date de 1867 pour la création de la pièce. Après chaque édition de la pièce, nous indiquerons entre parenthèses le numéro de la page dans cette édition, précédé de la mention « Mauprat, drame ».

5 Voir notamment Catherine Masson, « George Sand et “l’auto-adaptation” de ses romans à la scène », dans B. Diaz et I. Naginski (dir.), George Sand. Pratiques et imaginaires de l’écriture, Caen, Presses universitaires de Caen, 2006, p. 71-83.

6 Lettre de George Sand à Maurice Dudevant-Sand, [Nohant,] 18 9bre [18]52, dans Correspondance, éd. G. Lubin, Paris, Classiques Garnier, t. XI, 1990, p. 458. Nous renverrons désormais à cette édition par l’abréviation Corr., suivie des numéros de tome et de page.

7 Sur la carrière dramatique de Sand, voir G. Manifold, George Sand’s Theatre Career, Ann Arbor, Michigan, UMI Research Press, coll. « Theater and Dramatic Studies », 1983, et O. Bara, Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Theatrum mundi », 2010.

8 Corr., t. X, p. 413-414.

9 Corr., t. XI, p. 193 et 202.

10 Selon une lettre à Pierre-Jules Hetzel du 21 juin [1852], Corr., t. XI, p. 224.

11 Cité par Georges Lubin, Corr., t. XI, p. 395.

12 Corr., t. XI, p. 399.

13 Lettre à Pierre-Jules Hetzel, [Nohant,] 7 août 1852, Corr., t. XI, p. 282.

14 Nous n’avons pas pu dépouiller, pour des raisons contextuelles, les éléments manuscrits autographes permettant de reconstituer la genèse du drame Mauprat. Voir notamment, à la Bibliothèque de l’Institut, le dossier « Mauprat, comédie [sic] », ensemble de feuillets et de fragments déchirés, cote Ms Lov. E 846, Feuillets 78-222.

15 Lettre à Émile Aucante, [Paris, 20 novembre 1853], Corr., t. XII, p. 166.

16 Lettre de George Sand à Pierre-Jules Hetzel, [Nohant, 4 ? février 1853], dans George Sand, Alexandre Dumas père et fils, Correspondance, éd. T. Bodin et C. Schopp, Paris, Libella, Phébus, 2019, p. 65.

17 Du moins à partir du chapitre I, p. 41, après le passage de relais entre les deux narrateurs : « Puis il commença son récit en ces termes. » (p. 39). Un deuxième passage de relais se produit en ouverture du chapitre xii. Dans l’explicit réécrit pour l’édition de 1852, le narrateur premier reprend la parole momentanément (« Ainsi disant, le vieux Bernard […] », p. 432-433) avant de laisser à Bernard « la moralité de son histoire ». Dans les premières éditions, le « petit jeune homme » concluait seul brièvement, sans faire appel à Bernard pour développer sa « morale », déjà exposée : « Ne croyez pas à la fatalité […] » (p. 432).

18 Ici encore nous renvoyons en complément à l’étude du roman par M.-A. Charlier et M.-È. Thérenty parue chez Atlande, en particulier au développement « Le “mélodrame” de 1853 ou les coulisses du roman ».

19 Lettre à Maurice Dudevant-Sand, [Nohant,] 28 avril [1852], Corr., t. XI, p. 76. Dans une lettre du 7 juin, elle parle de Jean le Tors comme d’un « Louis xi au petit pied » (ibid., p. 203).

20 Corr., t. XI, p. 73.

21 Ibid.

22 Dans G. Sand, Lettres retrouvées, éd. T. Bodin, Paris, Gallimard, 2004, p. 134. 

23 Lettre à Bignon, [Nohant, 25 juin 1852], Corr., t. XI, p.  233.

24 Ibid.

25 Lettres retrouvées, op. cit., p. 136.

26 Il ne semble pas que Mauprat ait eu à trop souffrir de la censure préalable imposée alors à toutes les pièces de théâtre ; du moins Sand n’en parle-t-elle pas dans sa correspondance. L’étude du manuscrit déposé à la censure et des procès-verbaux des censeurs reste à mener.

27 Un « mélodrame » (melos/drama) suppose le soutien de l’action par une musique de scène : existe-t-il une partition pour Mauprat à l’Odéon ? Sand a tenu à envoyer au chef d’orchestre du théâtre, Joseph Ancessy, sa pièce imprimée : est-ce pour le remercier de sa composition ? Pourtant, Alexandre Dumas, dans son compte rendu de la pièce paru dans Le Mousquetaire, regrette que l’assaut du château de la Roche-Mauprat ne soit pas soutenu par une musique orchestrale prenant modèle sur la musique de Félix Mendelssohn pour Goetz de Berlichingen de Goethe.

28 Lettre du 22 juillet [1853], Corr., t. XII, p. 48.  

29 Ainsi nomme-t-on alors dans les journaux la rubrique de critique théâtrale, généralement hebdomadaire et publiée le lundi, placée au rez-de-chaussée du quotidien, alternant avec les publications en feuilletons comme les romans.

30 Voir le site des journaux d’Alexandre Dumas créé par Sarah Mombert (ENS de Lyon). URL : http://alexandredumas.org/Corpus/Telechargement?ID=4&Year=1853 (dernière consultation le 21 septembre 2020). Une partie de la critique de Mauprat par Dumas est reproduite dans la Correspondance de Sand et Dumas père et fils, op. cit., p. 69-92.

31 Ainsi appelle-t-on le théâtre joué dans les demeures privées par des amateurs, parfois rejoints par des acteurs professionnels ; avant George Sand, Félicité de Genlis ou Germaine de Staël animèrent un théâtre de société chez elles.

Pour citer cet article

Olivier Bara, «Mauprat en 1853. Le drame de l’Odéon», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2021 », n° 21, automne 2020 , mis à jour le : 01/12/2020, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=603.

Quelques mots à propos de :  Olivier Bara

Olivier Bara est professeur de littérature française du xixe siècle et d’arts de la scène à l’université Lyon 2, directeur de l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (UMR 5317 IHRIM). Ses travaux, relevant de la poétique historique des formes et de la sociocritique, concernent le théâtre et l’opéra au xixe siècle, ainsi que les liens entre littérature romantique, spectacle et discours social. Il a notamment publié Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre (PUPS, 2010). Il vient d’éditer trois romans de George Sand dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard et de co-diriger George Sand comique (avec F. Kerlouégan, UGA, 2020). Il dirige les revues Orages. Littérature et culture 1760-1830 et Cahiers George Sand.

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