XIXe siècle
Agrégation 2022
N° 23, automne 2021

Emily Lombardero

Syllepses et autres « sens doubles » dans Cyrano de Bergerac

  • 1 E. Rostand, Cyrano de Bergerac, éd. P. Besnier, Paris,...

  • 2 Non au sens technique du terme, mais au sens large de ...

  • 3 Concernant ces différents points, voir les articles de...

  • 4 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op. ...

1Dans la dernière scène de Cyrano de Bergerac, à Roxane qui a découvert le stratagème imaginé pour faire aimer Christian, le héros mourant demande de « donner un sens double1 » à sa tenue de deuil, afin qu’elle le pleure aussi en pleurant son mari. La formule ne peut échapper au lecteur, qui y voit l’énoncé d’un véritable principe poétique de la pièce : le thème du double y est en effet central, que l’on songe aux procédés de théâtre dans le théâtre, aux effets de symétrie qui unissent les actes entre eux, ou encore à l’intrigue amoureuse qui place Christian et Cyrano dans des rôles de « doublures2 » réciproques3. Or, au niveau de la langue elle-même abondent les doubles sens, c’est-à-dire des mots ou des expressions « ayant une signification ambiguë » et sur lesquels « le locuteur joue de façon que les deux acceptions soient possibles dans le contexte4 ». Le double sens constitue un cas particulier d’ambiguïté, caractérisé par ce phénomène de cumul ; ainsi d’après Ronald Landheer :

  • 5 R. Landheer, Aspects linguistiques et pragmatico-rhéto...

Un énoncé est ambigu quand il contient une plurivalence, soit telle que le récepteur aura le choix entre (au moins) deux lectures différentes, soit telle que le récepteur aura à cumuler deux acceptions ou lectures5.

  • 6 Voir P. Bogaards et J. Rooryck, « Ambiguïté et compréh...

  • 7 J. Lallot, « Apollonius Dyscole et l’ambiguïté linguis...

2D’après cette définition, l’ambiguïté relève du domaine du discours6. En langue, elle demeure en effet virtuelle : si le mot religieuse peut prendre le sens de « femme officiant pour l’Église », mais aussi celui de « pâtisserie », il s’agit là d’une « ambiguïté d’école7 » que le discours a normalement vocation à éliminer.

  • 8 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en d...

En discours, un grand nombre de ces ambiguïtés théoriques sont éliminées, du fait des effets filtrants du contexte (que l’on compare aussi à un entonnoir)8.

  • 9 P. Wahl et Y. Chevalier, « Présentation », La Syllepse...

3La dynamique inverse de l’ambiguïsation, c’est-à-dire la création du double sens en discours, relève souvent d’une recherche ; et c’est à ce type de recherche que s’appliquent les personnages de Rostand dans Cyrano de Bergerac. Parmi les procédés de double sens qu’on s’attachera à décrire ici, la figure de la syllepse, définie comme l’« occurrence unique d’un signe actualisant en discours plusieurs sens9 », occupe une place centrale.

4Nous nous proposons ici de décrire les procédés du double sens dans Cyrano de Bergerac, en parcourant les différentes échelles de manifestation de l’ambiguïté (celle du mot, celle du syntagme et celle de l’énoncé), et en examinant les différentes composantes de la dynamique d’ambiguïsation, dans le texte et hors du texte. Il s’agira ensuite de proposer des pistes pour l’interprétation des doubles sens dans Cyrano de Bergerac, non seulement d’un point de vue rhétorique – le double sens constituant une ressource discursive pour les personnages de la pièce – mais aussi d’un point de vue stylistique – la syllepse pouvant s’interpréter comme un stylème rostandien, destiné à faire vivre les mots sur la scène du théâtre.

Les procédés du double sens

Essai de typologie

  • 10 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en ...

5En reprenant la typologie proposée par Catherine Kerbrat-Orecchionni10, on distinguera ici trois types d’ambiguïté, en fonction de l’échelle de manifestation du double sens : celle de la lexie (ambiguïté lexicale), celle du syntagme ou de la phrase (ambiguïté syntaxique), et enfin celle de l’énoncé (ambiguïté pragmatique).

Double sens lexical : syllepses et calembours

  • 11 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en ...

  • 12 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op....

  • 13 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en ...

  • 14 Sur la frontière entre syllepse et antanaclase, nous ...

  • 15 N. Beauzée, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné de...

6L’ambiguïté lexicale « repose sur l’existence d’un fait d’homonymie ou de polysémie11 ». Dans Cyrano de Bergerac, c’est la polysémie qui se voit surtout mobilisée ; ainsi, au mousquetaire qui toise son nez et lui demande « ce que cela sent » (p. 213), Cyrano donne un soufflet en rétorquant « la giroflée ». Il exploite la polysémie du mot giroflée, qui peut désigner à la fois une fleur odorante et, par métaphore, une « gifle qui laisse la trace des cinq doigts12 ». Lorsque les deux sens se cumulent au lieu de s’exclure mutuellement – comme c’est le cas ici –, l’ambiguïté lexicale prend le nom rhétorique de syllepse. Ce trope est en effet défini par une « conjonction monstrueuse de deux valeurs mutuellement exclusives en principe », et que l’on « contraint à faire cohabiter13 ». La syllepse se distingue en cela de l’antanaclase, également fréquente dans Cyrano de Bergerac, mais que nous excluons de notre étude car elle ne relève pas du domaine du double sens14. Les syllepses reposent généralement sur l’existence de tropes figés, des catachrèses qu’elles remotivent en discours ; c’est le cas dans l’exemple de la « giroflée », où le sens métaphorique de « gifle » est activé en même temps que le sens littéral de « fleur ». La figure paraît supposer une polysémie déjà là : pour Beauzée elle « ne peut avoir lieu que quand le sens figuré que l’on associe au sens propre est autorisé par l’usage dans les occurrences où il n’y a pas de syllepse15 ». On trouve cependant dans Cyrano de Bergerac des syllepses reposant sur des figures vives, comme dans les vers suivants :

Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons. (p. 101)

7La tirade est traversée par des verbes qui appartiennent au champ lexical de la parure ; le sens littéral en est entravé par les compléments directs qui renvoient à des qualités morales et suscitent une lecture métaphorique (« mon esprit », « les vérités »), en même temps qu’il est réactivé par des compléments circonstanciels, notamment de comparaison (« ainsi qu’en un corset », « ainsi qu’une moustache », « comme des éperons »). Si cambrer ou retrousser n’ont pas, en langue, le sens métaphorique qui leur est donné ici, Cyrano paraît bien créer ici une suite de syllepses ad hoc, en dehors de tout préfabriqué lexical.

  • 16 Ce choix est motivé, d’abord, par la porosité de la f...

8L’ambiguïté lexicale peut, dans un second temps, reposer sur une relation d’homonymie entre deux lexies ; au théâtre, ce sont les homonymes homophones qui sont en jeu. Lorsque Christian s’ingénie à interrompre Cyrano pour multiplier les références à son nez, il répond au « paf » de Cyrano par l’onomatopée « pif ! » (p. 201) : il exploite ici une relation d’homophonie avec le nom commun argotique (le « pif » désignant un gros nez). On peut parler, face à ce type d’ambiguïté, d’équivoque ou de calembour. Cependant, la définition large de la syllepse que nous avons retenue (« occurrence unique d’un signe actualisant en discours plusieurs sens ») nous conduit à inclure le calembour dans la catégorie de la syllepse16 : on considérera qu’il s’agit de syllepses par homophonie, moins prototypiques que les syllepses par polysémie, mais syllepses néanmoins.

Double sens grammatical : de la syllepse à l’amphibologie

  • 17 A. Saban, « À propos de l’ambiguïsation dans le disco...

9On parle d’ambiguïté grammaticale dès lors que le double sens se manifeste non plus au niveau du mot mais au niveau du syntagme ou de la phrase. Entre ces deux niveaux de l’ambiguïté, les unités polylexicales introduisent une étape intermédiaire, comme l’a signalé Annette Saban17. Il arrive en effet qu’une locution figée soit employée dans un contexte tel que son sens compositionnel est actualisé en même temps que son sens figé, souvent opaque. Ainsi dans cet échange :

Deuxième cadet

J’ai les dents longues

Cyrano

Tu n’en mordras que plus large ! (p. 302)

  • 18 Voir G. Gross, Les expressions figées en français. No...

  • 19 Pour une analyse de ces syllepses, notamment dans la ...

  • 20 P. Fiala, article « Figement » dans P. Charaudeau et ...

10Avoir les dents longues est une locution dont le figement se manifeste, d’un point de vue sémantique, par la disparition du sens compositionnel (l’expression prend le sens d’« avoir faim », qui n’est pas déductible des éléments qui la composent), et d’un point de vue syntaxique, par le blocage des propriétés transformationnelles (comme la pronominalisation, *« je les ai longues », ou les substitutions paradigmatiques, *« j’ai les dents grandes »)18. On constate cependant qu’en discours, le sens compositionnel de l’expression avoir les dents longues est réactivé par la réponse de Cyrano, qui invite à relire la séquence non comme un mot, mais comme un syntagme. A. Romeborn voit dans ce type de tour des « syllepses de défigement19 » qui « rendent […] leur valeur sémantique propre aux composants d’une expression figée20 ». L’ambiguïté est donc à mi-chemin ici entre le niveau du lexique et celui de la syntaxe, dans la mesure où le cotexte fait se superposer une lecture en locution, synthétique, et une lecture en syntagme, analytique.

11On se penchera sur une autre occurrence de ce procédé, intéressante dans la mesure où elle mobilise davantage les ambivalences de la syntaxe. Elle se trouve dans la réplique d’un cadet qui met Christian en garde contre Cyrano et le tabou du nez :

Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu’il lui déplut qu’ils parlassent du nez ! (p. 195)

  • 21 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op....

12Le contexte active en même temps deux interprétations, normalement exclusives, de la séquence « parler du nez ». D’un côté, l’adjectif « nasillard » suscite une lecture en locution verbale : « parler du nez » c’est « parler d’une voix nasillarde ». Cependant la réplique ne prend sens qu’au prix d’un cumul avec une autre lecture, en syntagme cette fois : Cyrano s’en prend à ceux qui osent évoquer le nez. Contrairement à ce qui se passait dans la syllepse « j’ai les dents longues », le double sens implique ici de voir dans une même séquence deux structures syntaxiques distinctes : d’un côté, une locution dans laquelle le verbe parler est employé absolument et suivi d’un complément accessoire, de l’autre un syntagme dans lequel parler régit un complément essentiel indirect. Le procédé est permis grâce à la polyvalence du verbe parler, qui accepte la construction intransitive et la construction transitive indirecte, et à la polysémie de de, qui indique dans un cas l’origine et, dans l’autre, « la matière d’un propos21 ». Cette occurrence relevant pleinement de l’ambiguïté grammaticale, on peut parler ici de forme amphibologique.

Double sens pragmatique : le quiproquo

  • 22 D’autres formes d’ambiguïté pragmatique sont possible...

  • 23 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op....

13On évoquera pour finir l’ambiguïté pragmatique, décelable à l’échelle d’un énoncé dont une situation de communication valide deux lectures. Dans Cyrano de Bergerac, ce type d’ambiguïté repose toujours sur un problème de référenciation22 : une expression paraît renvoyer à deux référents concurrents, créant un quiproquo – soit une « méprise, [un] malentendu faisant prendre une personne, une chose pour une autre23 ». C’est là un topos de la comédie amoureuse : « j’aime quelqu’un », avoue Roxane à Cyrano, « un pauvre garçon qui jusqu’ici m’aima / Timidement, de loin, sans oser le dire… » (p. 164). Les expressions indéfinies laissent Cyrano se méprendre : il y voit en effet une pudique énallage de personne, quand Roxane emploie très littéralement l’indéfini pour faire référence à cet amant que son cousin ne connaît pas. Elle répète le procédé, moins innocemment, pour berner de Guiche : « quand on tient à quelqu’un, le savoir à la guerre ! » (p. 226). On peut parler ici de double sens, en gardant à l’esprit qu’il s’agit, stricto sensu, d’une double référence – le mot quelqu’un est en réalité univoque du point de vue du sens, et le procédé relève du quiproquo mais non de la syllepse.

  • 24 À ce sujet, voir J.-É. Barou, « Définition de la syll...

  • 25 Nous suivons ici l’article du dictionnaire Littré, qu...

14Il arrive toutefois qu’une ambiguïté pragmatique crée par ricochet une syllepse de sens24 : « Exquis ! Délicieux ! » (p. 153) s’exclament, la bouche pleine, les poètes à qui Ragueneau vient de lire sa recette rimée des tartelettes amandines. Les deux adjectifs prédiquent au sujet d’un objet non mentionné ; c’est le contexte qui doit saturer la place du support du prédicat, laissée vide dans l’énoncé. Or cette place se voit deux fois saturée, puisque les mêmes adjectifs prédiquent figurément au sujet du poème, et littéralement, au sujet des pâtisseries englouties25. L’ambiguïté pragmatique, fondée sur la non‑expression du support du prédicat, entraîne donc l’apparition d’une syllepse de sens. S’il est intéressant d’établir une typologie des phénomènes de double sens (et cette typologie fondera notamment notre approche rhétorique du phénomène, dans la seconde partie de cet article), on gardera à l’esprit que différents niveaux d’ambiguïté peuvent, en discours, se superposer.

Ce qui ambiguïse

  • 26 Voir Y. Chevalier, « Les interprétants de la syllepse...

  • 27 Voir A. Romeborn, La syllepse, op. cit., p. 79 sqq.

15Dans ce second temps de notre inventaire des procédés de double sens dans Cyrano de Bergerac, on s’attachera à distinguer différents facteurs d’ambiguïsation – ce qu’on appelle parfois, dans l’analyse de la syllepse, les « interprétants26 » ou les « indices27 » de la figure. On évoquera ici trois composantes qui interviennent à des degrés divers dans le cumul du sens : une composante cotextuelle (le double sens est activé par l’environnement textuel de l’expression), une composante contextuelle (le double sens est activé par la situation d’énonciation, et au sens large, par l’intrigue de la pièce), et une composante mémorielle (le double sens est activé par des savoirs communs aux personnages et aux spectateurs).

La composante cotextuelle

  • 28 Voir N. Beauzée, Encyclopédie, op. cit., p. 719.

16Certaines structures de phrase sont particulièrement capables de faire apparaître une syllepse ; c’est le cas des zeugmes, ou encore des comparaisons28. Dans Cyrano de Bergerac, on constate ainsi un lien privilégié entre la syllepse et les structures comparatives reposant sur des prépositions (« mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset », p. 101), des verbes (« la molle amitié dont vous vous entourez, / ressemble à ces grands cols d’Italie », p. 192) ou encore des adjectifs (« pareille en tous points à la fraise espagnole / La haine est un carcan », p. 193). Il s’agit souvent d’employer un mot dans un sens figuré, tout en ravivant le sens littéral au moyen de la comparaison. Ainsi dans la fameuse tirade des « non, merci » :

Et que faudrait-il faire ?

Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse, au lieu de s’élever par force ? (p. 189)

17Les verbes grimper et s’élever sont employés figurément par Cyrano, qui évoque la gloire littéraire ; leur sens littéral est cependant réactivé par l’image du « lierre » déployée dans le complément de comparaison. Par ricochet, les mots employés dans le tour comparatif s’épaississent sémantiquement : « obscur » cumule les sens de « sombre » et de « méconnu » ; « tuteur » ceux de « support physique » et « support moral ou financier ». Dans plusieurs passages, dont la tirade des « non, merci » ou encore l’éloge paradoxal de la haine, les syllepses s’inscrivent dans des analogies continuées (le lierre et l’écrivain, l’orgueil et la parure) ; le jeu des métaphores et des comparaisons entremêle ainsi sur une longue séquence textuelle deux isotopies appelées à se conjoindre sur certaines lexies.

La composante contextuelle

18Parce que le texte de Cyrano de Bergerac est destiné à être joué, la composante contextuelle peut jouer un rôle capital dans la dynamique de l’ambiguïsation. On a déjà commenté la « giroflée » infligée au mousquetaire, ou encore les « Exquis ! Délicieux ! » des poètes ; or ces syllepses dépendent du jeu de scène prescrit par les didascalies : distribution d’un soufflet, ou réplique prononcée la bouche pleine. C’est encore la composante contextuelle qui intervient dans la création du quiproquo – si l’on s’accorde à dire que la pièce, dans sa globalité, constitue le contexte large de chaque réplique. Lorsque Roxane laisse croire à de Guiche qu’elle l’aime (« quand on tient à quelqu’un, le savoir à la guerre ! », p. 226), le double sens est ainsi perceptible pour les spectateurs et spectatrices qui sont au fait des amours de Roxane et Christian.

La composante mémorielle

  • 29 C. Badiou-Monferran, « Le statut des expressions figé...

19On mentionnera pour finir le rôle que peut jouer, dans la création d’un double sens, la sollicitation de savoirs partagés (par les personnages mais aussi le public). Il s’agit d’abord d’une certaine « mémoire de la langue29 » : si la connaissance linguistique est toujours sollicitée dans la compréhension du double sens, c’est encore davantage le cas lorsque le discours actualise le sens d’une expression, sans actualiser l’expression elle‑même. Au siège d’Arras, Cyrano se moque du Gascon qui prétend réclamer du vin à Richelieu :

Le même [cadet]

Et du vin !

Cyrano

Richelieu, du Bourgogne, if you please ?

Le même

Par quelque capucin !

Cyrano

L’éminence qui grise ? (p. 303)

  • 30 Le premier personnage à avoir porté ce nom est en eff...

  • 31 C. Fromilhague, Les figures de style, Paris, France, ...

  • 32 Il ne s’agit pas de la même syllepse in absentia que ...

20Le jeu de mot de Cyrano exploite l’homophonie entre la forme féminine de l’adjectif gris, et le présent du verbe griser. C’est bien le verbe qui est employé dans la phrase, cependant le sens de l’adjectif est présent en filigrane, car l’emploi du nom « éminence » et l’homophonie avec l’adjectif activent le souvenir de la locution éminence grise30. Pour désigner ce procédé de « transformation d’une locution, d’un mot composé, etc., dont le sens est présent en filigrane31 », on parle parfois de syllepse in absentia32. Le double sens ne fonctionne donc qu’à la faveur d’une mémoire phraséologique, car il s’appuie sur le souvenir d’une unité polylexicale qui n’est pas actualisée en discours.

21La composante mémorielle entre également pour beaucoup dans cet échange entre Cyrano et le bourgeois qui l’invective au théâtre :

Cyrano

Si j’entends encore une fois encor cette chanson
Je vous assomme tous.

Un bourgeois

Vous n’êtes pas Samson !

Cyrano

Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ? (p. 82)

22L’enchaînement des répliques ne prend sens que si l’on se souvient de l’épisode biblique dans lequel Samson décime les Philistins à l’aide d’une mâchoire d’âne. La fausse question posée par Cyrano au bourgeois présuppose donc l’insulte : « vous êtes un âne ». Une sorte de syllepse se réalise ici sur le mot âne, qui renvoie littéralement à l’animal dont Samson tire son arme, et figurément, à un imbécile ; pourtant ces deux signifiés sont activés sans que le signifiant lui‑même n’apparaisse dans le texte.

Rhétorique et stylistique du double sens

« Exploitations manipulatoires » du double sens : autour de Roxane

  • 33 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en ...

23Catherine Kerbrat-Orecchioni distingue deux exploitations possibles du double sens : l’exploitation ludique, qui suppose d’exhiber le cumul de sens, et l’exploitation manipulatoire, qui consiste à leurrer l’allocutaire afin qu’il « ne perçoive qu’un seul des deux sens, justement le “mauvais”33 ». Ainsi dans le dernier acte, Cyrano rend visite à Roxane, et lui parle à mots couverts de sa mort prochaine :

Cyrano

J’enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !...

Roxane

Par ?...

Cyrano

Par une visite assez importune.

Roxane, distraite, travaillant.

Ah ! oui ! quelque fâcheux ?

Cyrano

Cousine, c’était une
Fâcheuse. (p. 393-394).

24Se superposent ici quiproquo et syllepse : Cyrano emploie des expressions indéfinies formées à partir de noms métaphoriques (visite, fâcheuse) ; Roxane les comprend littéralement, et se méprend donc sur le sens à donner aux paroles de Cyrano. L’échange s’achève sur une ultime et pathétique syllepse :

Roxane, légèrement.

Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir :
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.

Cyrano, avec douceur.

Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte. (p. 394)

  • 34 On trouve d’autres doubles sens exploitant ces euphém...

25Au sens littéral de « partir » s’ajoute le sens figuré « mourir », métaphorique et euphémistique34. L’aveu à mots couverts de Cyrano a pour le public un effet indéniablement pathétique, l’ignorance de Roxane attisant l’émotion provoquée par la mort prochaine du héros.

  • 35 Roxane ressemble, en ce sens, à ses contemporaines fi...

26Si Roxane est à la fin dupe de Cyrano, c’est elle qui apparaît, tout au long de la pièce, comme la grande maîtresse du quiproquo. Le personnage décrit de ce point de vue un parcours rhétorique intéressant, au sens où son apprentissage amoureux coïncide avec une maîtrise grandissante du discours35. Précieuse d’abord, elle trompe Cyrano sans le vouloir, au moment de lui confesser son amour pour Christian. Puis elle répète le procédé, volontairement cette fois, au moment de duper de Guiche :

Roxane, tout émue.

Ce… départ… me désespère !

Quand on tient à quelqu’un, le savoir à la guerre ! (p. 226)

27Le double sens repose sur la signification floue de l’anaphore résomptive « ce départ », de Guiche n’ayant pas entendu le nom « Christian » prononcé en aparté par Roxane. Il mésinterprète ensuite la maxime au présent de vérité générale, se figurant être celui auquel « tient » Roxane. La fin de l’échange prolonge le leurre :

De Guiche, se rapprochant.

Vous m’aimez donc un peu !

Elle sourit.

Je veux voir dans ce fait d’épouser ma rancune
Une preuve d’amour, Roxane !...

Roxane

C’en est une. (p. 229)

28C’est encore une anaphore qui perd de Guiche, puisqu’il ignore le véritable sens à donner au démonstratif « ce » – qui ne renvoie pas au « fait d’épouser [s]a rancune », comme il le croit, mais au fait de sauver Christian de la guerre. Roxane se paye ainsi le luxe de tromper de Guiche sans vraiment lui mentir, grâce à un art consommé du double sens.

  • 36 Pour reprendre les mots de S. Chauvier, qui parle au ...

29Prouvant à la fin de la pièce que « la précieuse était une héroïne » (p. 328), elle utilise encore le quiproquo pour rejoindre Christian au siège d’Arras, se faisant annoncer au cri de « Service du Roi ! » (p. 319). Le syntagme défini « [le] Roi » est repris en écho par plusieurs personnages, qui lui prêtent un sens propre (« souverain d’un pays »), et en calculent la référence à partir d’un « composant contextuel36 » déictique (la personne qui ici et maintenant porte le titre de « roi »). Sortant du carrosse, Roxane révèle sa ruse : « Mais du seul roi, l’Amour ! » (p. 321). Le quiproquo a une visée manipulatoire (il s’agit pour Roxane d’entrer sur les lignes), mais aussi polémique : le double sens dispute au roi de France le droit de se faire appeler « le roi », si bien que le monarque est symboliquement dépossédé de son titre au profit de l’Amour. En réinvestissant le syntagme de ce sens polémique, Roxane tient un véritable discours de valeur, qu’elle explicite ensuite : « si c’est là le service / De votre Roi, le mien vaut mieux ! » (p. 323).

30Le double sens pragmatique est en somme la marque de fabrique rhétorique de Roxane, qui s’éduque à l’amour en même temps qu’à la parole. Au fil de la pièce, les spectateurs et spectatrices développent une empathie grandissante pour ce personnage dont ils deviennent les complices. Les quiproquos qu’elle crée construisent un ethos conventionnellement féminin : du point de vue formel, sa rhétorique se caractérise par la ruse, l’art de tromper sans mentir ; du point de vue du fond, ses doubles sens sont souvent engagés dans un discours sur l’amour, qui offre un contrepoint féminin à l’obsession masculine de gloire incarnée par Cyrano.

Cyrano et la syllepse

31Manipulatoire chez Roxane, le double sens est essentiellement ludique chez Cyrano : il ne s’agit pas pour lui de duper son interlocuteur, mais au contraire d’exhiber le cumul de sens, souvent au cœur d’une virtuose syllepse. Le double sens construit chez lui l’ethos du bretteur, « grand riposteur du tac au tac » (p. 415).

  • 37 J.-P. Cavaillé, « Histoires d’équivoques », Les Cahie...

L’équivoque, et la pointe en général, jaillit à chaque fois comme la réponse de l’esprit […] aux circonstances, d’où le rôle majeur octroyé à la notion de « contingence » […]. « Rhétorique en acte », selon la formule de Florence Vuilleumier, « l’art de l’esprit » est l’art par lequel l’acteur d’exception manifeste son excellence dans l’exploitation fulgurante de la contingence37.

32L’effet ludique n’est jamais gratuit, et peut toujours s’interpréter au sein d’une stratégie de discours. Au siège d’Arras, Cyrano fait ainsi taire les plaintes des cadets en multipliant les syllepses :

Deuxième cadet

J’ai les dents longues.

Cyrano

Tu n’en mordras que plus large !

Un troisième

Mon ventre sonne creux !

Cyrano

Nous y battrons la charge. (p. 303)

33Puis à la fin du passage :

Un autre

J’ai des faims d’ogre !

Cyrano

Eh ! bien !... tu croques le marmot ! (p. 304)

  • 38 Le carrosse a en effet « l’air d’être fait avec une c...

34Les syllepses de défigement ont vocation à distraire les cadets du sentiment de la faim, par « le mot, la pointe » (p. 304). En effet, elles coupent court à la plainte, car elles permettent de changer de sujet : en forçant ses interlocuteurs à donner un sens compositionnel aux expressions avoir les dents longues, avoir le ventre creux ou encore une faim d’ogre, Cyrano congédie le sens figé (« avoir faim »), comme pour mieux faire oublier leur faim aux cadets. En outre, ces syllepses réactivent souvent un sens proche de « manger » (« tu mordras », « tu croques ») comme si par son discours, Cyrano nourrissait symboliquement les cadets. Le jeu de mot ressemble à une formule magique qui nourrit les hommes en rendant leur sens littéral aux locutions qui expriment la faim. Cyrano préfigure ainsi l’arrivée magique de la fée Roxane, dans son carrosse de conte38.

35Dans ces joutes verbales se jouent souvent de véritables rapports de pouvoir, comme dans le dialogue qui oppose Cyrano à de Guiche. Ce dernier invite le héros à méditer sur Don Quichotte et « le chapitre des moulins » (p. 187).

De Guiche

Car lorsqu’on les attaque, il arrive souvent…

Cyrano

J’attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?

De Guiche

Qu’un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !...

Cyrano

Ou bien dans les étoiles ! (p. 187-188)

  • 39 Ce procédé n’est pas éloigné de ce que C. Kerbrat-Ore...

36Du point de vue de la syntaxe, les répliques de De Guiche forment une seule et longue phrase, régulièrement interrompue par Cyrano ; du point de vue de la versification, les stichomythies partagent les répliques des personnages à l’intérieur d’un distique, voire d’un vers. Le cadre syntaxique et métrique apparaît donc comme le lieu d’une conquête énonciative, un territoire que les deux personnages se disputent par leur discours. Les syllepses jouent un rôle dans cet âgon. Deux isotopies se croisent en effet, celle du moulin et celle de l’adversaire, qui engendrent plusieurs syllepses : tourner à tout vent (« tourner grâce au vent » et « être versatile »), moulinet (« mouvement circulaire du moulin » et « coup d’épée »), lancer dans la boue (« jeter à terre » et « dénigrer publiquement »). Du côté de De Guiche, ces doubles sens s’inscrivent dans une stratégie de discours oblique, car les énoncés au présent de vérité générale s’interprètent comme une menace voilée. À cette menace, Cyrano répond en dépossédant de Guiche du sens de son discours ; accusant ses adversaires de « tourner à tout vent », il file la métaphore d’une manière qui se retourne contre son adversaire39.

37Pour les spectateurs et spectatrices de la pièce, cette répartie virtuose met en valeur le personnage de Cyrano, responsable de l’essentiel des effets comiques. De fait, ses syllepses occupent souvent une place de choix dans la structure syntaxique, métrique et rimique du texte théâtral. Voyons ces vers d’une tirade adressée à Le Bret :

Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches ! (p. 192)

  • 40 Y. Chevalier, « Les interprétants de la syllepse », a...

  • 41 Y. Chevalier, « Les interprétants de la syllepse », a...

  • 42 D’après Y. Chevalier, cet ordre rétroactif convient d...

  • 43 Sur la description des couples rimiques, voir notamme...

  • 44 B. Degott, « Le comique en vers chez Rostand : le sou...

38La progression de la phrase dans le distique repose sur l’inversion de l’ordre canonique, par l’antéposition du circonstant et le rejet des deux sujets en position postverbale. Le premier vers prépare ainsi, grâce à la mention du « pourpoint » et des « taches », la « double interprétation, quasi simultanée40 » des mots « fiel » et « bave » ; il se crée alors un effet de chute ou de « “formule” qui vient clore nettement une scansion textuelle41 ». On trouve également dans Cyrano de Bergerac des syllepses « rétroactives » ; c’est le cas du mot mort dans « j’ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur ! » (p. 371)42. Il nous a cependant semblé, à la lecture, que la plupart des syllepses s’appuient sur le cotexte gauche, du fait notamment des isotopies évoquées qui, par le retour constant des mêmes sèmes, préparent l’effet de cumul sur une unité polysémique. Ajoutons que l’effet de chute virtuose est parfois renforcé par la coïncidence du double sens avec le mot‑rime43 : dans la réplique déjà évoquée « L’éminence qui grise ? » (p. 303), le mot qui porte le calembour clôture le groupe rimique en faisant écho au vers d’appel « Richelieu, du Bourgogne, if you please ». Il arrive donc souvent que le double sens « joue à la fois sur le plan prosodique en apportant la rime et sur le plan sémantique en apportant le calembour et/ou la rupture de ton44 ».

Faire jouer les mots

39Au-delà des seuls contextes de joute verbale, les syllepses de Cyrano font de lui un personnage en révolte constante contre l’ordre établi, à commencer par celui de la langue. S’attaquant par des jeux de défigement au préfabriqué linguistique, le personnage manifeste une forme de hauteur vis-à-vis des usages.

  • 45 F. Rastier, « Défigements sémantiques en contexte », ...

c’est sans doute par le défigement qu’un locuteur peut au mieux manifester sa liberté. Dans la mesure où le lexique est de la doxa figée, le défigement des locutions aura un effet quelque peu subversif. Comme le paradoxe, il paraît contester les normes qui ont présidé au figement45.

40Et tout en défaisant l’existant, Cyrano recrée des associations de mots et de sens. De ce point de vue, les syllepses qui reposent sur des figures vives peuvent s’interpréter comme des propositions faites à la langue, pour épaissir le sens des mots :

La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ; 
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon : 
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole ! (p. 192-193)

  • 46 Voir la critique de d’André‑Ferdinand Herold, publiée...

41Les croisements isotopiques motivent les syllepses finales, qui exploitent ce qui n’était pas déjà dans la langue. L’audace n’avait pas manqué d’arrêter le critique du Mercure de France, pour qui l’analogie entre la Haine et la fraise donne lieu à des « images […] étranges », « fausses ou, tout au moins, arbitraires46 ». Dans ces libertés prises avec la langue, l’ethos « mousquetaire » (p. 189) de Cyrano se confond avec le propre style de Rostand.

  • 47 Voir B. Degott, « Le comique en vers chez Rostand », ...

  • 48 De ce point de vue, on pourrait établir un parallèle ...

42On sait que Rostand était poète, et que son travail poétique informe son théâtre47. De ce point de vue, les procédés du double sens donnent de la visibilité à la langue, qui intéresse pour elle-même et non comme simple medium nécessaire aux échanges entre les personnages48. Ainsi dans le récit de Cyrano interrompu par les piques de Christian :

Cyrano

J’allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m’aurait sûrement…

Christian

Dans le nez…
Tout le monde se lève. Christian se balance sur sa chaise.

Cyrano

Une dent, –

Qui m’aurait une dent… et qu’en somme, imprudent,
J’allais fourrer…

Christian

Le nez…

Cyrano

Le doigt… entre l’écorce

Et l’arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner…

Christian

Sur le nez…

Cyrano, essuyant la sueur à son front.

Sur les doigts. (p. 199‑200)

43Christian phagocyte le récit de Cyrano en clôturant toutes les expressions figées à l’aide du mot nez ; la lexie prend un sens littéral, tout en intégrant une expression dont le sens figé est pertinent en contexte. Cyrano répond par d’autres suites possibles, si bien que tout l’échange tend à dramatiser des opérations de substitutions paradigmatiques, au sein d’expressions partiellement figées. Il s’agit de donner de la visibilité aux paradigmes qui structurent la langue, comme dans cette réplique de Cyrano adressée à Carbon :

J’aime que leur souffrance ait changé de viscère
Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre ! (p. 306)

44Le clivage défige ici l’expression serrer le cœur, et conduit à envisager un paradigme du sujet dans lequel le nom cœur commuterait avec d’autres noms comme estomac ou ventre. La transformation de la phrase par le clivage met en valeur la parenté entre deux expressions qui renvoient pourtant à deux réalités distinctes, la tristesse et la faim. Les jeux de doubles contribuent ainsi à faire voir des rapports invisibles en langue.

45On peut s’arrêter encore sur quelques doubles sens qui engagent un rapport méta au texte théâtral, notamment dans ces échanges entre Ragueneau et ses commis :

Ragueneau

Vous, veuillez m’allonger cette sauce, elle est courte !

Le Cuisinier

De combien ?

Ragueneau

De trois pieds. (p. 135)

46Puis, à celui qui lui présente des pains :

Vous avez mal placé la fente de ces miches :
Au milieu la césure, – entre les hémistiches ! (p. 136)

47Sur scène, les mots pied, césure et hémistiche prennent un sens concret (le premier se comprend comme une unité de mesure, les deux autres renvoient par métaphore à la forme du pain). Mais pour les spectateurs et spectatrices, conscient d’assister à une représentation théâtrale, ces mots prennent une valeur métatextuelle et, qui plus est, performative : les mots « de trois pieds » allongent en effet le vers de trois syllabes, tandis que le mot « césure » se trouve placé parfaitement entre les deux hémistiches du vers. Ces syllepses créent de la réflexivité dans le texte théâtral, détournant l’attention du public des échanges pour l’attirer plutôt vers le medium linguistique.

48Dans la même perspective, Rostand s’ingénie à donner corps aux mots, à les transformer en choses, comme il le rêvait dans ce poème du Cantique de l’aile (1915) où les mots prennent vie et fuient les livres :

  • 49 E. Rostand, « Les mots », Le Cantique de l’aile, Pari...

Fuyons, devenons les choses
Dont nous n’étions que les noms !
Devenons de l’air… des roses…
Du ciel… du soir… devenons…49

49Par certains aspects, cette métamorphose du mot en chose semble se produire sur la scène du théâtre, notamment par les doubles sens. Une syllepse est emblématique, sans doute, de ce jeu : c’est celle qui s’exerce sur le fameux « panache » de Cyrano. Dans toute la pièce, et jusque dans la réplique finale du personnage, le mot renvoie littéralement à la plume qui orne son chapeau, et par métonymie, à l’allure fière du personnage. C’est toute « l’âme mousquetaire » (p. 189) de Cyrano qui s’incarne dans l’objet, la plume réelle, rendue nécessaire par la représentation théâtrale. Avec les objets, il faut compter les jeux de scène : lorsque la duègne presse Roxane de se rendre chez Clomire, elle s’exclame « mais mon petit doigt / Dit qu’on va les manquer ! » (p. 233) tout en « mettant son petit doigt dans son oreille ». C’est ici le geste du personnage qui donne corps au sens compositionnel de l’expression. Songeons encore à la syllepse déjà évoquée qui exploite la forme amphibologique « parler du nez » :

Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu’il lui déplut qu’ils parlassent du nez ! (p. 195)

50D’après le récit du cadet, Cyrano punit les nasillards non pour la chose – leur voix – mais bien le mot, car seule l’existence de l’amphibologie peut motiver son geste. Sur scène, le double sens n’est donc pas qu’un effet de discours : comme on en a déjà fait l’hypothèse au sujet des syllepses qui transforment la faim en nourriture, le double sens est investi dans la pièce d’un véritable pouvoir magique. Il fonctionne comme une formule qui fait passer du domaine de l’abstrait au domaine du concret, du domaine du mot à celui de la chose, de manière à placer la langue elle-même sur le devant de la scène.

51Le double sens est un procédé central dans Cyrano de Bergerac, fécond pour l’analyse tant rhétorique que stylistique. D’un point de vue rhétorique, la distinction entre ambiguïté lexicale et ambiguïté pragmatique nous aura permis de caractériser les stratégies discursives propres à deux personnages : Roxane et Cyrano se spécialisent respectivement dans la création de quiproquos et de syllepses, et ces deux types de doubles-sens sont constitutifs d’ethei marqués du point de vue du genre – d’un côté, la ruse féminine au service de l’amour, de l’autre, l’éclat de la fierté masculine. Du point de vue stylistique, les doubles sens nous renseignent sur un certain rapport de Rostand à sa langue, souvent mise au premier plan de son théâtre par le jeu des syllepses. Si l’on nous permet de conclure nous‑même sur cette amphibologie, le double sens chez Rostand suppose un double jeu de mots : non seulement un usage ludique de langue, mais encore sa théâtralisation.

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Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), URL : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, page consultée le 28 septembre 2021.

Notes

1 E. Rostand, Cyrano de Bergerac, éd. P. Besnier, Paris, Gallimard, 1999 [1897], p. 415. Toutes les citations suivantes renverront par défaut à l’édition au programme.

2 Non au sens technique du terme, mais au sens large de « personne qui en remplace une autre, qui se substitue à elle » (Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), URL : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, page consultée le 28 septembre 2021).

3 Concernant ces différents points, voir les articles de J. Bourgeois : « Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand : le théâtre dans le théâtre », Revue d’histoire littéraire de la France, 2008, vol. 108, no 3, p. 607‑620, ainsi que « La nourriture et la faim dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand », Revue d’histoire littéraire de la France, 2010, vol. 110, no 1, p. 83‑92. Pour une étude de synthèse, voir G. Lavorel, « Le dédoublement, principe théâtral de Cyrano de Bergerac », dans G. Lavorel et P. Bulinge (dir.), Edmond Rostand. Renaissance d’une œuvre, Université Jean Moulin-Lyon 3, CEDIC, 2007, p. 61‑67.

4 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op. cit.

5 R. Landheer, Aspects linguistiques et pragmatico-rhétoriques de l’ambiguïté, Leiden, 1984, p. 8. Nous adoptons ici, d’après R. Landheer, une définition large de l’ambiguïté. Une définition plus restreinte existe, qui réserve le terme aux cas d’« alternative » entre deux interprétations « mutuellement exclusives », sans inclure les cas de cumul de sens (voir notamment C. Fuchs, Paraphrase et énonciation, Paris, France, 1994, p. 87).

6 Voir P. Bogaards et J. Rooryck, « Ambiguïté et compréhension du langage », dans P. Bogaards et al. (dir.), Quitte ou double sens. Articles sur l’ambiguïté offerts à Ronald Landheer, Amsterdam, Rodopi, 2001, p. 21.

7 J. Lallot, « Apollonius Dyscole et l’ambiguïté linguistique : problèmes et solutions », dans I. Rosier (dir.), L’Ambiguïté. Cinq études historiques, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 41.

8 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en discours », dans P. Bogaards et al. (dir.), Quitte ou double sens. Articles sur l’ambiguïté offerts à Ronald Landheer, Amsterdam, Pays-Bas, États‑Unis d’Amérique, Rodopi, 2001, p. 146. On pourrait, pour penser cette ambiguïté virtuelle, mobiliser le concept d’ambivalence. Sur ces deux notions, voir P. Le Goffic, « Ambiguïté et ambivalence en linguistique », DRLAV. Documentation et Recherche en Linguistique Allemande – Vincennes, 1982, n° 27, p. 83‑105.

9 P. Wahl et Y. Chevalier, « Présentation », La Syllepse. Figure stylistique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 8. La définition de la syllepse que nous adoptons ici concerne exclusivement la figure de sens (et non la « syllepse grammaticale »). Sur cette figure, outre l’ouvrage dirigé par P. Wahl et Y. Chevalier, voir A. Romeborn, La syllepse. Aspects généraux et usage dans l’œuvre de Francis Ponge, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2018.

10 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit. Cette typologie reprend et condense celle que proposait R. Landheer, en cinq points, dans « L’ambiguïté — Un pommier de discorde dans le verger linguistique », Neophilologus, 1985, no 69, p. 501‑524.

11 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit., p. 139.

12 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op. cit.

13 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit., p. 137.

14 Sur la frontière entre syllepse et antanaclase, nous suivons la doxa : la syllepse suppose la cohabitation de deux sens pour une même occurrence (« la giroflée »), tandis que l’antanaclase repose sur une répétition (« Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine », p. 168). Signalons qu’il existe d’autres points de vue, comme celui que défend A. Rabatel (qui propose d’associer la catégorie de la syllepse aux phénomènes de polysémie, et celle de l’antanaclase aux phénomènes d’homonymie, indépendamment du critère du nombre d’occurrences. Voir A. Rabatel, « La plurisémie dans les syllepses et les antanaclases », Vox Romanica, 2015, n° 74, p. 124‑156). Concernant la possibilité d’une hybridité entre syllepse et antanaclase, par exemple lorsque l’activation d’un sens second repose sur une reprise anaphorique (ainsi dans le vers souvent cité d’Andromaque, « brûlé de plus de feux que je n’en allumai »), nous privilégions l’analyse en syllepse (voir notamment l’argumentaire de M. Le Guern, « Retour à la syllepse », dans P. Wahl et Y. Chevalier (dir.), La Syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 97‑104).

15 N. Beauzée, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et de métiers, t. XV, à Neufchastel, chez Samuel Faulche & compagnie, 1765, p. 719. Voir également S. Chaudier, pour qui « la syllepse dépend » d’un « énoncé lexicographique » qui « la précède » et « la rend possible » (S. Chaudier, « Proust et la syllepse vive », dans Y. Chevalier et P. Wahl (dir.), La Syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 421).

16 Ce choix est motivé, d’abord, par la porosité de la frontière entre polysémie et homonymie – la langue tendant à fondre les homonymes en une valeur mixte, comme le rappelle notamment P. Le Goffic (« Ambiguïté et ambivalence en linguistique », art. cit., p. 94. De ce point de vue, nous rejoignons l’avis d’A. Romeborn qui ne dissocie pas le calembour de la syllepse (La syllepse, op. cit., p. 36 sqq). En outre, il nous semble problématique de distinguer le double sens par polysémie, qui relèverait de la catégorie littéraire des figures de style, du double sens par homophonie, qui relèverait de la catégorie non littéraire du jeu de mot. Notons cependant que l’opinion la plus répandue consiste à distinguer le calembour de la syllepse ; voir notamment, dans le collectif déjà évoqué de P. Wahl et Y. Chevalier, les articles de M. Le Guern, S. Rémi-Giraud, ainsi que J.-M. Messiaen. Enfin, une troisième option existe, qui consiste à élargir la catégorie du calembour pour y inclure la syllepse ; c’est ce que propose le Trésor de la langue française (le calembour y est défini comme un « jeu d’esprit fondé soit sur des mots pris à double sens, soit sur une équivoque de mots », Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op. cit.), et cette définition est retenue notamment par C. Kerbrat-Orecchioni (« L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit.).

17 A. Saban, « À propos de l’ambiguïsation dans le discours », dans P. Bogaards et al. (dir.), Quitte ou double sens…, op. cit., p. 305‑320.

18 Voir G. Gross, Les expressions figées en français. Noms composés et autres locutions, Paris, Ophrys, 1996, p. 8 sqq.

19 Pour une analyse de ces syllepses, notamment dans la poésie de Francis Ponge, voir A. Romeborn, La syllepse, op. cit., p. 170 sqq.

20 P. Fiala, article « Figement » dans P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 202 ; voir également G. Gross, Les expressions figées en français, op. cit., p. 19 sqq. D’autres jeux de défigement se produisent dans Cyrano de Bergerac, en particulier dans les répliques du héros, qui mobilise souvent des locutions pour leur rendre « leur liberté combinatoire » (P. Fiala, « Figement », art. cit., p. 202) : ainsi la séquence « déjeuner chaque jour d’un crapaud » (p. 190) reformule la locution verbale avaler un crapaud. Nous avons exclu ces jeux phraséologiques de notre inventaire des procédés de double sens, bien qu’ils puissent parfois en constituer des cas marginaux : face à l’expression « déjeuner chaque jour d’un crapaud » par exemple, le souvenir de la locution verbale suffit sans doute à activer le sens formulaire (« faire une chose désagréable contre son gré »), tandis que le jeu des substitutions paradigmatiques réactive au moins en partie le sens compositionnel (« manger un crapaud »). Ces jeux phraséologiques constituent un point de jonction intéressant entre deux œuvres du corpus, Cyrano de Bergerac et les Contes de fées d’Aulnoy : l’autrice s’amuse également à raviver le sens compositionnel d’expressions figées, parfois les mêmes que celles que l’on rencontre dans Cyrano de Bergerac (« hacher comme chair à pâté », « avoir les dents longues », « mon petit doigt m’a dit », etc.). À ce sujet, voir K. Abiven, « “Faire du grabuge” dans le conte de fées : lexique et phraséologie burlesque chez D’Aulnoy », L’Information Grammaticale, à paraître en 2021.

21 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op. cit.

22 D’autres formes d’ambiguïté pragmatique sont possibles, dont nous n’avons pas trouvé d’exemple dans Cyrano de Bergerac. Voir C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit.

23 Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), op. cit.

24 À ce sujet, voir J.-É. Barou, « Définition de la syllepse théâtrale », dans P. Wahl et Y. Chevalier (dir.), La Syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 245‑260.

25 Nous suivons ici l’article du dictionnaire Littré, qui illustre les deux adjectifs d’abord par des expressions de sens concret (« des fruits délicieux », « un mets exquis ») puis par d’autres de sens abstrait (« une lettre délicieuse », « une beauté exquise »). É. Littré, Dictionnaire de la langue française. Supplément, Paris, Hachette, version électronique créée par François Gannaz [en ligne], 1878.

26 Voir Y. Chevalier, « Les interprétants de la syllepse : essai de typologie », dans P. Wahl et Y. Chevalier (dir.), La Syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 139‑156.

27 Voir A. Romeborn, La syllepse, op. cit., p. 79 sqq.

28 Voir N. Beauzée, Encyclopédie, op. cit., p. 719.

29 C. Badiou-Monferran, « Le statut des expressions figées dans les dictionnaires monolingues de langue française au xviie siècle », Littératures classiques, 2004, no 50, p. 142.

30 Le premier personnage à avoir porté ce nom est en effet le père Joseph de Tremblay, conseiller du cardinal de Richelieu.

31 C. Fromilhague, Les figures de style, Paris, France, Armand Colin, 2010, p. 47 sqq. C. Fromilhague donne des exemples comme « armés jusqu’aux cheveux », qui exploitent une relation de paronymie entre une lexie actualisée en discours et une lexie absente, mais « appelée » par l’environnement locutionnel.

32 Il ne s’agit pas de la même syllepse in absentia que celle que décrit A. Rabatel dans son article « La plurisémie dans les syllepses et les antanaclases », art. cit.

33 C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit., p. 160.

34 On trouve d’autres doubles sens exploitant ces euphémismes conventionnels, au moment de la mort de Christian (« c’est fini », p. 362, 363 et 364) et de celle de Cyrano (« je ne serais plus là », p. 412).

35 Roxane ressemble, en ce sens, à ses contemporaines fictionnelles : on songe à Agnès dans L’École des femmes, à l’héroïne de La Princesse de Clèves, ou encore à Lise dans le conte de La Fontaine « Comment l’esprit vient aux filles ».

36 Pour reprendre les mots de S. Chauvier, qui parle au sujet de ces syntagmes de concepts singuliers : « certains de ces concepts, […] comme le concept de pape ou de président de la République, ne fonctionnent comme des concepts singuliers que lorsque leur contenu descriptif est complété par un élément contextuel. Ainsi le concept de pape peut fonctionner comme un concept sortal général, autorisant les constructions « un pape », « des papes », mais, dans l’expression « le pape », il devient un concept singulier en étant complété par un composant contextuel » (« L’unique en son genre », Philosophie, 2010, n° 106, p. 32).

37 J.-P. Cavaillé, « Histoires d’équivoques », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques. Archives, 2004, 33 [en ligne].

38 Le carrosse a en effet « l’air d’être fait avec une citrouille », « comme dans le conte, et les laquais / Avec des rats » (p. 322), tandis que Roxane est assimilée à une « bonne fée » (p. 333).

39 Ce procédé n’est pas éloigné de ce que C. Kerbrat-Orecchionni appelle « l’ambiguïté volontaire de réception », qui se produit lorsque le double sens est créé par le récepteur, « en imputant à l’énoncé un sens linguistiquement possible, mais plus ou moins invraisemblable en contexte – et plus le sens est invraisemblable, plus est violent l’effet produit » (« L’ambiguïté en langue et en discours », art. cit., p. 159).

40 Y. Chevalier, « Les interprétants de la syllepse », art. cit., p. 153. Au sujet de la dynamique d’apparition de la syllepse, voir également C. Rouayrenc, « Syllepse et co(n)texte », dans P. Wahl et Y. Chevalier (dir.), La Syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 157‑172.

41 Y. Chevalier, « Les interprétants de la syllepse », art. cit., p. 153.

42 D’après Y. Chevalier, cet ordre rétroactif convient davantage au régime de l’écrit : « aucun effet de surprise alors, mais la reconnaissance retardée d’une virtualité / virtuosité de l’écriture » (ibid.).

43 Sur la description des couples rimiques, voir notamment J.-L. Aroui, « Richesse de la rime », dans J. Dangel et M. Murat (dir.), Poétique de la rime, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 183.

44 B. Degott, « Le comique en vers chez Rostand : le sous-rire du lecteur », Études françaises, 2015, vol. 51, n° 3, p. 94.

45 F. Rastier, « Défigements sémantiques en contexte », dans M. Martins-Baltar (dir.), La locution entre langue et usages, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1997, p. 310.

46 Voir la critique de d’André‑Ferdinand Herold, publiée dans Le Mercure de France de février 1898, citée p. 447 de notre édition.

47 Voir B. Degott, « Le comique en vers chez Rostand », art. cit. Concernant le rapport de Rostand à la langue, nous faisons ici un portrait de Rostand en poète ; pour un portrait de Rostand linguiste, et diachronicien, voire L. Gonon, « Le lexique précieux dans Cyrano de Bergerac (1897) d’Edmond Rostand », L’Information Grammaticale, à paraître en 2021.

48 De ce point de vue, on pourrait établir un parallèle entre l’exhibition des lexies, dans les doubles sens, et l’exhibition des phonèmes, par exemple dans les longues suites de noms propres où la quasi‑disparition du sens conceptuel et la figure de la paronomase mettent à l’honneur le matériau phonique de la langue.

49 E. Rostand, « Les mots », Le Cantique de l’aile, Paris, Charpentier, 1922, p. 136. C’est avec les termes que Cyrano sollicite, pour Christian, un baiser : « Le mot est doux. / Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ; / S’il la brûle déjà, que sera‑ce la chose ? » (p. 261).

Pour citer cet article

Emily Lombardero, «Syllepses et autres « sens doubles » dans Cyrano de Bergerac», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2022 », n° 23, automne 2021 , mis à jour le : 14/12/2021, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=713.

Quelques mots à propos de :  Emily Lombardero

Emily Lombardero est stylisticienne et spécialiste du récit de fiction de l’âge classique, en particulier des romans, contes et nouvelles historiques et galantes publiés dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Sa thèse, dirigée par Claire Badiou‑Monferran et soutenue en 2020, porte sur « la langue de la fiction dans la nouvelle historique et galante (1650-1700) ». En tant qu’enseignante du supérieur, elle intervient dans le cadre de la préparation aux épreuves de langue des concours de l’enseignement (capes et agrégation).

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