Moyen-Âge
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022

Florence Bouchet

Entre satire et sermon : Eustache Deschamps et la fin du monde

  • 1 La Fiction du Lion et celle de l’Aigle font l’éloge du...

  • 2 Voir Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire...

  • 5 Eustache Deschamps en son temps, J.-P. Boudet et H. Mi...

  • 6 Eustache Deschamps, Anthologie, éd. C. Dauphant, Paris...

1Les tapisseries de l’Apocalypse réalisées entre 1375 et 1381 par Nicolas Bataille pour le duc Louis 1er d’Anjou témoignent avec éclat de l’imaginaire de la « fin des temps » lié aux malheurs d’un XIVe siècle accablé par la guerre de Cent Ans, le grand Schisme d’Occident, la peste noire, les aléas climatiques entraînant mauvaises récoltes et famines… La mort de Charles V « le sage », en 1380, ajoute un malheur politique pour la France et semble-t-il personnel pour son fidèle huissier d’armes Eustache Morel, dit Deschamps, dont la plume se fera plus amère et satirique durant le règne suivant1. Témoin lucide de son temps ou prophète de malheur, il ne fut certes pas le seul : le Roman de Fauvel de Gervais du Bus (1310-1314), Le Songe de Pestilence d’Henri de Ferrières (1379) ou Le Songe du Vieil Pelerin de Philippe de Mézières (1389), par exemple, détaillent abondamment comment les vices omniprésents dans la société mènent le monde à sa perte2. Deschamps ne brille donc pas vraiment par l’originalité d’une pensée fort répandue à son époque, mais il excelle dans l’art d’orchestrer la critique dans la forme concise de la ballade ; c’est ce qui m’intéressera ici. Micheline de Combarieu du Grès ayant mis en évidence la prégnance de cette thématique chez Deschamps dans une étude générale3, je me concentrerai sur cinq ballades pas ou peu commentées par elle, non plus que par Susanna Bliggenstorfer4 ou par les éditeurs de l’anthologie Eustache Deschamps en son temps5 : les ballades nos 20, 139, 184, 192 et 199 de l’Anthologie éditée par Clotilde Dauphant6.

La dispositio efficace des ballades

2Les modules strophiques des cinq ballades retenues obéissent aux trois formats favoris d’Eustache Deschamps : huitain décasyllabique (B 20), dizain octosyllabique (B 192 et 199), dizain décasyllabique (B 139 et 184). L’envoi conclusif, présent dans deux tiers des ballades de Deschamps, est ici systématique et proportionné au module strophique : quatrain pour la ballade 20, sizain pour les autres.

  • 7 Daniel Poirion, Le Poète et le Prince. L’évolution du ...

3Selon Daniel Poirion, « le mouvement propre de la ballade est […] un enchaînement logique auquel l’inspiration du poète doit se soumettre », et « c’est surtout Deschamps, le plus orateur des poètes de cette époque [le XIVe siècle], qui sait s’accommoder de cette disposition tripartite7 » (inhérente à ses trois strophes de base). Passons rapidement en revue notre corpus.

  • 8 Sur l’intérêt de Deschamps pour l’astrologie, voir B 4...

4La ballade 20 lance un avertissement dans sa strophe 1 : « Quatre element sont en conclusïon / De ce monde mettre a fin dolereuse » (v. 1-2), lesquels sont énumérés dans le refrain : « Mortalité, tempest, guerre et famine ». Le chiffre 4, hautement significatif, est également suggéré par la quadruple mention de la préposition « pour » qui introduit (v. 3-5) les causes morales de cette fin annoncée du monde. La strophe 2 corrobore l’avertissement à l’aide d’autorités religieuses (« prophecie », « loy de Dieu ») et de signes célestes (« constellacïon »8). L’enjambement du vers 16 au vers 17 renforce l’effet probant de la strophe 3, consacrée au constat d’un début de réalisation de la catastrophe : trois des quatre éléments du refrain s’y déploient effectivement (« guerre » v. 18, « tempest » v. 19, « famine » v. 20) ; seule la « mortalité » reste à venir (« mourront » v. 22). Le sentiment de péril imminent est ainsi porté à son comble et motive le propos du « je » lyrique dans l’envoi.

5La structure démonstrative de la ballade 139 est marquée au début de chaque strophe : « Puis que » (v. 1), « Car » (v. 11), « Et qui pis est » (v. 21). Le premier dizain pose le constat d’une perversion généralisée des mœurs présentes, par opposition au bon temps passé (laudatio temporis acti) ; le second justifie l’accusation amorcée au vers 4 en détaillant les travers de l’Église (v. 11-16) et de la cour (v. 17-19) ; le troisième, cette fois en écho au pronom indéfini « chascun » du vers 2, répété au vers 23, élargit la satire aux « povres gens » (v. 25) et aux « femmes » (v. 27).

  • 9 Voir Anthologie, p. 459, n. 2.

6La ballade 184 ménage un parallèle entre l’homme, dont la vue se dégrade au cours de sa vie (v. 1-8), et le monde moralement aveugle (v. 9). Les deux référents se superposent dans les verbes de la strophe suivante, qui décrit les errements pathétiques de l’aveugle qui court dans la rue ; le monde est ainsi discrètement personnifié (les 70 ans de vie humaine (v. 15) peuvent être mis en parallèle avec la théorie des âges du monde qui balisait alors l’histoire de l’humanité9). Le propos se politise dans la troisième strophe : c’est le monde en tant qu’entité politique qui est envisagé à travers « mainte terre perdue » (v. 21) ; la satire se précise alors tout en motivant l’adresse au Prince dans l’envoi.

  • 10 Dictionnaire du moyen français [En ligne], s. v. « vi...

7La personnification du Monde est explicite dans la ballade 192, entièrement constituée de sa « complainte » (prosopopée). Deschamps pique la curiosité du public en faisant jouer au début l’effet d’interpellation du discours direct adressé à un « sires » indéfini et en ne révélant l’identité du locuteur qu’au début de l’envoi, en sorte que le discours qui résonne dans les trois strophes précédentes passe d’abord pour la plainte d’un homme âgé, malade, qui se sent parvenu à sa dernière extrémité. Celui-ci appelle à l’aide dans le premier dizain (le contexte laisse deviner qu’il réclame une visite10 du médecin) ; puis il médite sur le cours de sa vie (2e dizain) et s’inquiète de son salut (3e dizain).

8Enfin, la ballade 199 mobilise ostensiblement le procédé de l’accumulation pour constater le dérèglement généralisé du monde (1er dizain), lui donner une explication morale (2e dizain) puis divine (3e dizain). Cette litanie, accentuée par le rythme alerte de l’octosyllabe, provoque un sentiment d’accablement : il n’y a pas de place pour le bien. Comme dans la ballade 139, des échos lexicaux favorisent l’enchaînement d’une strophe à l’autre : « les saisons » (v. 9) sont énumérées au vers 11, « les pechiez generaulx » constatés au vers 14 sont présentés au vers 22 comme la cause de l’impiété ambiante qui provoque l’ire de Dieu.

  • 11 Remarquons qu’il s’agit d’un ennéasyllabe : la syllab...

9Deschamps joue également des possibilités offertes par le refrain, qui concentre l’idée essentielle de la ballade sans se borner à une simple répétition. Les modulations du sens varient en fonction de la structure syntaxique du refrain, qui régit son articulation au reste de la strophe. Il peut s’agir d’un énoncé indépendant. Dans la ballade 192, « Bien croi que ne gariray jamais11 » scande la complainte du Monde de façon lapidaire et gagne en intensité dramatique au fil des strophes (le pessimisme étant inhérent à la complainte) ; le verbe « gariray » a d’abord un sens médical (v. 10), puis existentiel (v. 20), enfin moral (v. 30 et 36). Dans la ballade 199, « Toute chose se desnature » résonne comme une maxime, à ceci près que le présent a valeur actuelle et non gnomique : c’est au moment de l’énonciation que les choses périclitent. À la fin de la strophe 1, le refrain résume la longue phrase précédente, endossant ainsi une valeur résomptive. À la fin de la strophe 2, il corrobore l’affirmation du vers 19 (« La fin de ce monde approuchons »). À la fin de la strophe 3, il renchérit sur le vers 29. À la fin de l’envoi, il signe la fin de toute chose. Le refrain de la ballade 20, constitué d’une énumération : « Mortalité, tempest, guerre et famine », développe au vers 8 les quatre éléments annoncés au vers 1, sert de complément d’objet direct aux vers 16 et 24, pour finalement devenir le sujet grammatical de l’action destructrice au vers 28. Enfin, le refrain peut être syntaxiquement dépendant du vers précédent. Ainsi le syntagme « Tant par pechié comme par sa vieillesse », refrain de la ballade 184, fonctionne comme un complément circonstanciel de cause qui accompagne les étapes du processus de dégradation du monde, de l’aveuglement à la mort. Le morphème « que » (« Que la dance est durement retournee ») introduit une subordonnée tantôt causale (v. 10, 36), tantôt complétive (v. 20, 30) dans la ballade 139.

Les maux du monde

10Entrons maintenant plus avant dans l’argumentation critique d’Eustache Deschamps, d’abord à l’aide d’un repérage sommaire des termes récurrents dans les cinq ballades.

B 20

B 139

B 184

B 192

B 199

le/ce monde

v. 2, 27

v. 9, 32

v. 9, 29, 35

v. 31 (Monde)

v. 19

fin

finicïon

v. 2

v. 27

v. 32

v. 19, 29

v. 19

mourir

se tüe

v. 13

v. 35

v. 3 (je muir)

Dieu

v. 10, 26

v. 8, 14

v. 15, 32

v. 15, 18

v. 23, 33

Eglise

v. 4, 11

v. 24

pechié(s/z)

pecheurs

v. 3

v. 16

R, v. 18, 25

v. 14 (pechay), 15, 22

v. 26

v. 14, 22, 32

meurs

v. 1

v. 1

orgueil

v. 4

v. 22

v. 27 (s’orgueille)

v. 16

envie

v. 22

v. 16, 25

convoitise

v. 4 (convoiteuse)

v. 21

v. 25

v. 4 (convoiteus)

v. 18

vertu(s) (en désuétude)

v. 35

v. 31

v. 5

11Le « monde » est omniprésent, corrélé à la notion de péché et à Dieu. Il est donc considéré dans une perspective chrétienne, selon les acceptions exposées par le Dictionnaire du moyen français :

  • Le monde en tant que création ayant commencement, maintien et fin ;

  • Le genre humain, l’humanité en tant que création de Dieu ;

  • Choses terrestres ; vie terrestre, société des hommes.

12Or ce monde court à sa fin / à sa mort, non pas selon le cours naturel des choses conforme au plan de Dieu, mais par sa propre faute : le lexique des péchés est abondant dans notre corpus – et plus largement dans les poésies d’Eustache Deschamps. L’emploi du verbe pronominal réfléchi « se tüe » (B 184, v. 35) souligne la responsabilité morale d’un monde autodestructeur. Pour comprendre la situation, le poète doit s’employer à démêler les effets et les causes.

  • 12 Voir Dominique Iogna-Prat, « Ordre(s) », J. Le Goff e...

  • 13 La rime féminine étire ce mot d’une syllabe supplémen...

13Deschamps constate un désordre généralisé, alors même que la société médiévale est en principe une société d’ordre(s)12. La ballade 139 s’ouvre sur le verbe « bestorner » à la rime du vers 1, qui en appelle d’autres à la rime : « tourner » (v. 3), « desordonner » (v. 23). Le groupe prépositionnel « a rebours » (rime v. 2) complète ce lexique du renversement, démultiplié grâce au refrain : la danse, métaphore de l’harmonie sociale, est déréglée puisque, « durement retourneë13 », elle va dans le mauvais sens. L’idée de dérèglement général est également portée par le refrain de la ballade 199 ; le verbe « se desnature » qui le termine est porteur d’une forte critique : la nature, œuvre du divin Créateur, est mise à mal ; à nouveau le tour pronominal réfléchi suggère la responsabilité active de l’homme dans ce processus. L’image de l’aveugle qui court en pleine rue et « En trebuchant se fraint, destruit et lasse » (B 184, v. 12) incarne le mouvement chaotique du monde.

  • 14 Durant la minorité de Charles VI (période de régence,...

  • 15 Le terme peut être conservé tel quel dans la traducti...

  • 16 Deschamps réchappa, enfant, de la terrible épidémie d...

  • 17 La ballade MLXXXVIII développe la même idée à l’aide ...

  • 18 Voir Boris Bove, Le temps de la guerre de Cent Ans. 1...

14Les désordres historiques qui suscitent l’inquiétude de Deschamps et de ses contemporains apparaissent en divers lieux du corpus. La « guerre » (de Cent Ans) est l’un des quatre mots-clés du refrain de la ballade 20 ; la guerre n’est pas qu’entre les Français et les Anglais, mais aussi, au sein du pays, « entre les royaulx » (B 199, v. 24), c’est-à-dire entre les membres de la famille royale14. Le règne de « deux pastours » concurrents (B 139, v. 15) fait allusion au Schisme de l’Église catholique, qui désoriente les consciences du temps et constitue une autre forme de guerre, à la fois temporelle et spirituelle. Aussi le doublet « guerre et contemps » (B 199, v. 23) s’applique-t-il à égalité à « l’Eglise » et aux « royaulx ». Le vers 32 de la ballade 192 mentionne dans un même élan la division de « princes, pappe et roy » – l’absence d’un gouvernant convenable pouvant expliquer que le Prince ne soit pas apostrophé au début de cet envoi. À ces désordres dus aux hommes s’ajoutent diverses calamités naturelles. La « guerre tresmerveilleuse » (B 20, v. 18) devient celle de « l’air15 » déchaîné contre l’homme, provoquant « Tempest » et « inundacïon » nuisibles aux récoltes (v. 19-21), d’où « Mortalité […] et famine », comme le scande le refrain. Dans la mesure où le mot « mortalité » peut signifier « épidémie mortelle », l’air néfaste peut aussi être celui qui (pensait-on alors) provoque la peste, si virulente au XIVe siècle16. La peste est aussi désignée par le terme « pestilences » (B 199, v. 27), encadré par « inundacïons » (v. 26) et « Mortalitez, famine » (v. 28). Plus largement, cette ballade met l’accent sur le dérèglement du règne tant animal que végétal, du climat et des saisons (v. 2-7, 9, 11-13 : les accumulations de termes pêle-mêle accentuent l’impression de désordre17 ; dans la strophe 1, pas moins de dix-huit substantifs en fonction sujet font attendre le verbe « diminüent » au v. 9). Le mot « Froidures » (v. 26) n’a rien d’anecdotique : le XIVe siècle fut effectivement marqué par le début de ce que les climatologues ont appelé un « petit âge glaciaire ». La diminution des cultures (v. 6-9) est aussi l’indice d’une dépression agraire qui, selon les historiens, s’est installée dans la deuxième moitié du siècle18. Les causes de mortalité sont finalement aussi nombreuses que diverses.

  • 19 S. Bliggenstorfer (op. cit., p. 7) rappelle qu’il fau...

15Deschamps n’enferme cependant pas son propos dans le contexte historique ; sa réflexion morale s’exprime en termes plus généraux à travers l’inventaire des vices. Puisque les « meurs » sont déréglées (B 139 et 199, v. 1), les hommes restent au centre de la visée satirique19, tantôt dans leur globalité, tantôt dans une approche plus sociologique. L’humanité entière est incarnée dans la personnification du Monde malade dans la ballade 192, tout comme « le monde est tant aveugle pour voir » (B 184, v. 9, avec un jeu de mots implicite entre le groupe prépositionnel « pour voir » [= en vérité] et le verbe « veoir »). Les péchés s’accumulent indistinctement dans la ballade 199 :

Trop sont les pechiez generaulx
D’argent querir, estaz, joyaulx.
Envie, orgueil, detractïons
Regnent et dissolucïons,
Toute convoitise et ordure. (v. 14-18)

  • 20 Voir Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du ...

  • 21 On est loin du ton goliardique de B 151 !

16Mais ces péchés trahissent des désirs de puissance et un esprit de compétition qui orientent vers les classes dominantes de la société. De fait, Deschamps rejoint la rhétorique des états du monde lorsqu’il incrimine certaines classes sociales. La ballade 139 cible explicitement les clercs de l’Église (v. 11-16) et les laïcs de la cour (v. 17-19), dont les méfaits sont signalés à grand renfort d’infinitifs. Les religieux sont taxés de nombreux dévoiements de leur état : recherche du faste et du luxe contraires à leur vœu de pauvreté, amour de la « vaine gloire » mondaine, simonie, vente d’indulgences. Les gens de cour sont quant à eux caractérisés par la trahison et l’hypocrisie. Ces vices sont encore comme résumés dans la liste qui ouvre le dizain suivant : « convoitise […] /, Envie, orgueil et toutes deshonours » (v. 21-22), mais l’accusation s’élargit à d’autres catégories : « povres gens » et « femmes » sont moqués pour leur adhésion à la nouvelle mode vestimentaire qui s’installe dans les milieux curiaux au cours du XIVe siècle20. Les hommes portent un vêtement court et moulant, les femmes arborent un décolleté ouvert et des coiffes surélevées (v. 25-28), ce que Deschamps caricature férocement en employant un vocabulaire vulgaire (« culz »), une comparaison animale (« comme singes », ouvrant un jeu paronymique avec « saings » au vers suivant) et un adverbe dépréciatif (« sauvagement »). Le poète vire au moraliste pudibond21, choqué par la sexualisation impudique d’un vêtement qui laisse soupçonner un autre péché, la luxure. Le vêtement étant un marqueur social extrêmement codifié au Moyen Âge, la mention de « povres gens » dénonce un autre dérèglement : ils usurpent une mode qui ne leur est pas destinée. Les puissants sont plus fortement critiqués parce qu’ils ont, par leur pouvoir même, une responsabilité accrue à l’égard de l’ordre du monde. Le Monde les met explicitement en cause : « C’est par eulx, de ce ne puis mais » (B 192, v. 33). Pour autant, l’élan satirique s’amplifie souvent en vitupération générale : l’indéfini « chascun » figure aux deux extrémités de la ballade 139 (v. 2, 23), l’indéfini « tout / tuit » (adjectif ou pronom selon les cas) apparaît trois fois dans la ballade 139, dix dans la ballade 199.

  • 22 Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire de...

  • 23 L’envoi de la ballade MLXXXVIII reconnaît que « les m...

17Les manquements moraux constatés ne se conçoivent pas seulement par rapport aux hommes, mais par rapport à Dieu. Le péché, c’est précisément le non-respect des commandements de Dieu. À partir de la Bible, les Pères de l’Église et les théologiens médiévaux ont élaboré le septénaire des péchés capitaux22. Le premier (et pire) d’entre eux, l’orgueil, figure symptomatiquement dans quatre des cinq ballades étudiées ; l’envie apparaît dans deux ballades, la convoitise (qu’on peut ramener à l’avarice) dans les cinq. Par définition, les péchés dits « capitaux » sont à la tête de tous les autres, plus ou moins détaillés par Deschamps. Les malheurs du monde appellent donc une explication théologique (et topique à l’époque) : ils sont dus à la colère de Dieu, en réponse à l’impiété des hommes, « pour la loy sainctisme et glorïeuse / Que nul ne craimt, mais la destruit et mine » (B 20, v. 5-6)23. Cette perspective transcendante modifie la perception des effets et des causes : tous les fléaux qui sévissent dans le monde, déclenchés par le péché obstiné des hommes, obéissent en dernière instance à la volonté du divin maître de toutes créatures et choses créées.

  • 24 Clotilde Dauphant a choisi de traduire le titre de B ...

La foy, la loy sont vaxillens
Par nos pechiez et pour noz maulx.
Met Dieux sur nous guerre et contemps,
En l’Eglise, entre les royaulx,
Et envïe, pour noz deffaulx,
Froidures, inundacïons,
Pestillences, divisïons,
Mortalitez, famine dure. (B 199, v. 21-28)24

L’ethos du poète

  • 25 Il ne s’agit plus simplement du « prince » qui présid...

18Ces fléaux ont donc une raison, en dépit des apparences. Pour interpréter les signes et démêler les apparences des raisons profondes, il faut un poète clairvoyant. L’aveuglement du monde, thème central de la ballade 184, contraste avec la posture de témoin lucide qu’endosse souvent Eustache Deschamps, à l’exemple de la ballade 139 où le verbe « voy », avec ou sans pronom sujet, apparaît dans chaque strophe (v. 1, 17, 23, 34). Le groupe prépositionnel « par non veoir » (B 184, v. 22) met discrètement en cause, derrière le monde, les mauvais gouvernants qui ont laissé se perdre « mainte terre ». Au début de chaque envoi (sauf B 192), l’apostrophe au « Prince25 » pose le poète en conseiller de celui-ci. Pour être pleinement entendu, il doit lester son propos d’une forme d’autorité, par divers moyens.

  • 26 Voir B 179.

  • 27 Ballade DXL, v. 13.

  • 28 En latin, vates désigne aussi bien le prophète que le...

  • 29 Voir aussi B 137.

19Celui que sa naissance à Vertus26 prédisposait à parler « morelment27 » argumente en moraliste chrétien, comme on a pu le voir. Il est celui qui dit la vérité, même déplaisante, dans un monde où chacun s’emploie à « mentir, taire le voir » (B 139, v. 19) – l’expression fait écho au refrain de la chanson royale CCCXLVIII : « Que nulz prodoms ne doit taire le voir ». Or le prodom (preu d’omme) est un homme de valeur, que ce soit par sa bravoure ou sa vertu. Le Vertusien endosse ainsi l’ethos de l’homme sage et digne de confiance, capable de déchiffrer la semblance du monde, à l’instar des ermites herméneutes de la Quête du Saint Graal, souvent désignés comme preudons. Ce terme rejoint aussi la définition éthique de l’orateur selon Cicéron et Quintilien : vir bonus dicendi peritus. L’observation sagace du présent amène Deschamps à discerner l’avenir avec des accents prophétiques28, comme au début de la ballade 20, déjà citée : « La fin de ce monde approuchons » (B 199, v. 19)29.

  • 30 Dans B 8, Deschamps pense à se faire ermite pour s’él...

  • 31 Par exemple : Moralité du chastiement du Monde (1427)...

20Sur le plan énonciatif, la position de Deschamps par rapport au monde varie. Dans trois ballades (20, 184, 199), il adopte une posture d’humilité – au moins en apparence – en s’incluant à la foule des pécheurs, comme l’attestent les adjectifs possessifs et les verbes à la première personne du pluriel. Cependant l’avis personnel du poète fait parfois saillie : « je tiens selon m’opinïon » (B 20, v. 25), « Certes je sçay » (B 184, v. 21) ; il se distingue tout de même des autres par sa conscience des péchés. Dans la ballade 139, par contre, le « je » lyrique adopte une posture de témoin critique et juge ses contemporains (désignés à la 3e personne) sans s’inclure parmi les fautifs (« je voy », « je tieng » v. 31) ; ce qu’il observe le consterne tant qu’il envisage de se retirer du monde (la mise en attente de la proposition principale jusqu’au v. 9 donne du relief à ce projet)30. D’une certaine façon, le poète s’est déjà retiré du monde dans la ballade 192 qui délègue la parole au Monde personnifié ; on peut aussi considérer qu’il s’agit d’un masque qui lui permet d’employer un ton plus pathétique apte à toucher son public. Le procédé préfigure la personnification du Monde dans les moralités du XVe siècle31.

  • 32 B 186 énumère tous les livres de la Bible, utiles à c...

  • 33 Le poème de Deschamps joue ce rôle de lunettes. Un si...

  • 34 Dans le De inventione (II, 160), Cicéron nomme les tr...

  • 35 La Somme le Roi par frère Laurent, éd. É. Brayer et A...

21Fort de sa conscience morale et de ses connaissances bibliques32, le poète peut adopter la posture du prédicateur qui sermonne le monde pour le sortir d’erreur, le ramener du mal au bien. Les trois impératifs dans l’envoi de la ballade 184 (« Recouvrons », « Amons », « Fuyons ») relèvent de la rhétorique de l’exhortation, en vue de la conversion des pécheurs. Deschamps déplore la désuétude des vertus (B 139 v. 35, B 184 v. 31, B 199 v. 5) et prône leur rétablissement. C’est pourquoi, aux « bericles » matérielles perdues par le monde aveugle (B 184, v. 6 et 11), il substitue « les oeillez Memoire » (v. 33), verres de lunettes33 spirituelles capables de restaurer la « veuë » morale : en effet, la mémoire est une des composantes de la vertu cardinale de prudence34 (la connaissance du passé permet de mieux juger du présent pour s’orienter vers un avenir souhaitable). Clairvoyant, le sermonneur peut mettre en garde contre « les chetis biens » (B 184, v. 26) illusoires : ce sont les biens temporels de Fortune, que l’homme cherche en vain à amasser puisqu’ils sont par définition aléatoires et instables. À la suite du Miroir du monde, Frère Laurent les nomme « petiz biens » dans La Somme le Roi (1279), au bas d’une hiérarchie qui compte les « moiens biens » (« de nature et de doctrine ») et les « vrais biens » (« grace Dieu et vertu et charité »)35 – ce sont ces derniers biens que désigne le vers 16, et non « les biens de ce monde » proposés dans la traduction.

  • 36 Sur les sources prophétiques de Deschamps, voir Eusta...

  • 37 M. de Combarieu, art. cité, p. 171, suggère une autre...

  • 38 Il est intéressant de relever que ce mot a une double...

  • 39 La maladie est aussi symptôme de corruption morale : ...

22Alors qu’un véritable sermon commenterait en détail un extrait des Saintes Écritures, le format limité de la ballade voue Deschamps à l’allusion biblique, voire à l’implicite. La deuxième strophe de la ballade 20 fait état d’une « Prophecie » trop vague pour pouvoir être identifiée36 et mentionne le Lévitique. Ce recueil de lois de l’Ancien Testament se termine, au chapitre 26, par un résumé biparti : d’une part, le Seigneur bénit ceux qui respecteront ses commandements et leur promet prospérité et paix ; d’autre part il maudit ceux qui n’observeront pas ses lois, et dévastera leur pays de multiples façons (peste, guerre, stérilité des sols, famine, bêtes sauvages, jusqu’à l’anéantissement total). Deschamps s’inspire de cette double promesse faite aux « bons » et aux « mauvais » (v. 12-13), qui sert de matrice aux avertissements exposés dans les vers 15 à 24 ; les quatre éléments du refrain les résument à leur tour37. Le Monde malade de la ballade 192 formule une double anamnèse38, rappelant le cours de sa vie, passée de l’innocence à l’état de péché (strophe 2), et l’action rédemptrice du Christ (strophe 3), assimilé à un « medicin » (v. 23) de l’âme en raison de l’état pathologique du Monde. Il s’agit bien d’un masque énonciatif, à travers lequel Deschamps renforce son propos d’allusions bibliques. « La comparaison de la fueille » (v. 17) renvoie à l’image de la feuille fanée emportée par le vent (Is. 64, 5), sort qui attend tout homme, juste ou pervers. La maladie est la métaphore du péché39, à un double niveau : le péché originel (« pechié du premier parent », v. 22), raconté au chapitre 3 de la Genèse ; les péchés des générations ultérieures :

  • 40 Traduction œcuménique de la Bible, ainsi que les cita...

Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme se multipliait sur la terre : à longueur de journée, son cœur n’était porté qu’à concevoir le mal et le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. (Gn. 6, 5-6)40

  • 41 Voir Jean-Marie Fritz, « Figures et métaphores du cor...

23Les vers 15-16 font clairement écho à la fin du verset 6 ; c’est alors que Dieu déclenche le Déluge dont seul Noé réchappera avec sa famille. L’avant-dernier vers, « Tout se pert, ne nul bien n’y voy » peut rappeler la vanitas vanitatum de l’Ecclésiaste. Enfin, l’image du Monde dépeint en vieil homme, outre qu’elle concrétise le topos du mundus senescit41, invite sans doute à décrypter un message bien connu de saint Paul invitant à la conversion :

il vous faut, renonçant à votre existence passée, vous dépouiller du vieil homme qui se corrompt sous l’effet des convoitises trompeuses ; il vous faut être renouvelés par la transformation spirituelle de votre intelligence et revêtir l’homme nouveau, créé selon Dieu dans la justice et la sainteté qui viennent de la vérité. (Eph. 4, 22-24 ; même idée en Col. 3, 9-10)

  • 42 Taie, lésion de la cornée.

  • 43 L’identification de cet animal pose problème au Moyen...

  • 44 Bestiaires du Moyen Âge, op. cit., p. 44 (Pierre de B...

24L’ethos du sermonneur féru de la Bible se combine à celui du clerc instruit, apte à dire « je sçay » (B 184, v. 21) parce qu’il parle d’expérience, capable d’employer un vocabulaire savant (tel le mot « toye42 », emprunté au lexique de l’ophtalmologie, au v. 23 de B 184) –quand il ne produit pas carrément un hapax (signalé comme tel par le Dictionnaire du moyen français) avec le verbe « traïsonner » (B 139, v. 18), qui résonne comme un intensif de « traïr ». La comparaison des pécheurs à des « sateille[s] » (B 192, v. 26), terme qui désigne une variété de lamproie, semble provenir des connaissances ichtyologiques qu’Eustache Deschamps pouvait avoir acquises en tant que maître des eaux et forêts de Louis d’Orléans en Champagne et en Brie. Les autres comparaisons animalières, dans la ballade 184, rappellent le genre savant des bestiaires : l’homme jeune a une vue perçante comme celle du lynx43 (v. 1), par contraste avec ceux devenus « aveugles […] plus c’une lymasse » (v. 24). Quant aux singes qui servent de comparant aux jeunes élégants (B 139, v. 26), leur portée satirique est encore plus nette quand on sait que les bestiaires estiment que c’est un animal affreux et diabolique44. L’absence de queue rend le singe encore plus laid par derrière, ce qui motive davantage le rapprochement fait par Deschamps avec les hommes court-vêtus dont on voit le « cul ».

La fin du monde aura-t-elle lieu ?

  • 45 Le Quadrilogue invectif, trad. F. Bouchet, Paris, Cha...

  • 46 Art. cité, p. 171.

25La clairvoyance du poète, elle, doit aussi aider à discerner l’avenir, voire à s’en prémunir. Que va devenir le monde ? Les malheurs présents sont-ils temporaires et réversibles, ou sont-ils les prodromes de la fin du monde ? Il s’agit de discerner deux niveaux possibles de l’action divine : ou bien Dieu punit par ces maux les pécheurs pour provoquer leur repentir (auquel cas ils seront sauvés), ou bien il s’apprête plus radicalement à anéantir le monde (et la mort en état de péché entraînera la damnation). Cette alternative obsède les esprits : face aux maux persistants, en 1422, Alain Chartier se demande « si ce douloureux malheur s’applique telle la verge d’un père pour notre correction ou avec la rigueur d’un juge qui pourchasse notre extermination45 ». Les plaies accumulées dans la ballade 199 font penser aux dix plaies que Dieu fait s’abattre sur l’Égypte pour forcer Pharaon à laisser partir le peuple hébreu qu’il opprimait cruellement (Ex. 7-12). M. de Combarieu46 a mis en relation les quatre fléaux du refrain de la ballade 20 avec l’ouverture des premiers sceaux du livre par les quatre cavaliers de l’Apocalypse (Ap. 6, 8 et 12-14).

26La comparaison des envois fait apparaître l’hésitation de Deschamps, oscillant entre espérance et découragement angoissé. Dans la ballade 20, le salut ou la perte des hommes dépend d’une condition : « se pitié vers Dieu noz cuers n’encline » (v. 26). Les ballades 184 et 199 formulent une claire alternative : « Fuyons tout mal ou le monde se tüe » (B 184, v. 35), « Devers lui nous amenderons, / Ou autrement perirons » (B 199, v. 34-35). Les deux envois restants, plus pessimistes, énoncent une vision entièrement négative, sans issue apparente :

Prince, je tieng que brief devroit finer
Ce monde cy et sa fin terminer
Qui est de mal en pis determineë,
Car je n’y voy fors doulours demener
De jour en jour, sans vertu relever. (B 139, v. 31-35)

27Le verbe « devroit », au début de l’envoi, est ambigu : s’il annonce manifestement la fin imminente du monde, se charge-t-il en outre d’une valeur optative, comme si le poète condamnait le monde à une fin bien méritée ? Quant au Monde de la ballade 192, il achève sa plainte sur un constat désespéré qui ébranle même sa foi (v. 34), en sorte que le dernier refrain semble récuser toute chance de guérison.

28Et pourtant… même si les hommes, en cette fin de XIVe siècle, s’obstinent dans le péché, la Rédemption accomplie par le Christ reste, théologiquement, définitive. Le doublet « s’amour ne sa paix » (B 192, v. 28) demeure valide en dépit de la « vengence » qui s’apprête (v. 29), car Dieu « ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sg. 1, 13). Les maux promis aux mauvais dans la ballade 20 ne sont pas sans appel, à lire la fin du chapitre 26 du Lévitique dont elle s’inspire :

même alors, quand ils seront dans le pays de leurs ennemis, je ne les aurai pas rejetés ni pris en aversion au point de les exterminer et de rompre mon alliance avec eux, car c’est moi, le Seigneur, leur Dieu. Je me souviendrai, en leur faveur, de l’alliance conclue avec leurs aïeux que j’ai fait sortir du pays d’Égypte (Lv. 26, 44-45).

29Dans la ballade 184, l’évolution des termes placés à la rime d (corrélée au refrain) suggère un possible amendement : après « foiblesse », « blesse » et « destresse », le verbe « radrece » (v. 33) peut être salvateur.

  • 47 Le démonstratif se retrouve dans B 20 (v. 2), B 139 (...

30Finalement, Deschamps annonce (espère) surtout la fin de « ce monde47 » gangréné par le péché, non pas la fin du monde. L’adresse au « Prince » mise malgré tout sur une réforme du gouvernement, tant moral que politique, des hommes.

  • 48 Anthologie, n° 52.

  • 49 Voir la chanson royale DCCCCLXI, où Mémoire rappelle ...

31Somme toute, ce corpus, quoique limité, offre un bon exemple de la veine moraliste d’Eustache Deschamps, pleinement engagé dans son temps et désireux de le réformer. La corruption morale du monde s’inscrit dans un contexte socio-politique, ce qui ouvre la voie tant au sermon qu’à la satire. Conscient de la grande « fragilité humaine » à laquelle il a consacré un Double lai48, le poète veut néanmoins croire qu’il existe encore une voie, même ténue, de salut : c’est sa raison d’écrire. Le thème eschatologique de la fin du monde exprime un sentiment d’urgence pour l’humanité, sans qu’il soit nécessaire de convoquer ici l’Antéchrist49. Le poète, plongé comme ses contemporains dans l’immanence du monde, est apte à déchiffrer les signes inquiétants et à les ramener à une raison transcendante. Deschamps donne une valeur apocalyptique (au sens de révélation) à ses vers et mobilise à cet effet les ressources rhétoriques des genres délibératif et judiciaire. La concision formelle de la ballade confère une certaine densité à l’argumentation, également servie par un dosage maîtrisé de l’implicite par rapport à l’explicite. Sur le plan éthique, Deschamps façonne son autorité en tant que poète prudent, capable de prévoyance grâce à sa mémoire et à son discernement. Cette vertu à la fois pratique, politique et religieuse résume bien sa personnalité éthique.

Notes

1 La Fiction du Lion et celle de l’Aigle font l’éloge du règne de Charles V, par contraste avec celui de Charles VI.

2 Voir Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, Champion, 1994 (et travaux ultérieurs sur la satire).

3 Micheline de Combarieu du Grès, « Deschamps, poète de la fin des temps ? », Fin des temps et temps de la fin dans l’univers médiéval, Aix-en-Provence, « Senefiance » n° 33, 1993, p. 165-185.

4 Susanna Bliggenstorfer, Eustache Deschamps. Aspects poétiques et satiriques, Tübingen, Francke, 2005.

5 Eustache Deschamps en son temps, J.-P. Boudet et H. Millet (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.

6 Eustache Deschamps, Anthologie, éd. C. Dauphant, Paris, LGF, Livre de poche « Lettres gothiques », 2014, révisée en 2022. Toutes les références en numération arabe qui suivent renvoient à cette édition. Les références complémentaires en numération romaine renvoient aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. Marquis de Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, Paris, SATF, 1878-1903. Le mot « ballade » est abrégé en B dans les parenthèses et les notes.

7 Daniel Poirion, Le Poète et le Prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Paris, 1965 ; Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 374 et 376.

8 Sur l’intérêt de Deschamps pour l’astrologie, voir B 43, v. 4-6 et B MCCCCLXVIII.

9 Voir Anthologie, p. 459, n. 2.

10 Dictionnaire du moyen français [En ligne], s. v. « visiter » : c’est le sens médical qui convient (C. - 1. A : « Examiner qqn pour voir son état (et le soigner) ».

11 Remarquons qu’il s’agit d’un ennéasyllabe : la syllabe surnuméraire donne un relief supplémentaire à l’énoncé.

12 Voir Dominique Iogna-Prat, « Ordre(s) », J. Le Goff et J.-C. Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 845-860. La déploration du désordre est fréquente sous la plume de Deschamps : « Prince, au jour d’ui voit on tout tribouler » (B 121, v. 25) ; « Prince, j’ay veu les temps desordonnez » (B 154, v. 61).

13 La rime féminine étire ce mot d’une syllabe supplémentaire.

14 Durant la minorité de Charles VI (période de régence, 1380-1388), les oncles de ce dernier entrèrent en rivalité pour accaparer le pouvoir. La rivalité des maisons de Bourgogne et d’Orléans dégénèrera en guerre civile après les assassinats de Louis d’Orléans (1407) et de Jean sans Peur (1419).

15 Le terme peut être conservé tel quel dans la traduction (plutôt que « ciel » qui, même sans majuscule, oriente vers une interprétation religieuse).

16 Deschamps réchappa, enfant, de la terrible épidémie de peste noire qui tua un tiers de la population européenne en 1348-1349 et fut inquiété par une résurgence de la maladie en 1387 (rondeau DCXLVII). Il expose les causes et remèdes possibles dans B 172 et 173. « L’air corrompu » est mis en cause dès le v. 1 de B 172 ; le rôle du rat comme vecteur de la maladie n’a pas été identifié au Moyen Âge.

17 La ballade MLXXXVIII développe la même idée à l’aide de la rhétorique accumulative : « Ly airs, ly temps, ly ans, ly douze moys, / Arbres, ly prez et les .iiii. saisons, / […] / Tout se destruit et ne scet on comment. » (v. 1-2, 10).

18 Voir Boris Bove, Le temps de la guerre de Cent Ans. 1328-1453, Paris, Belin, 2009, p. 314-315.

19 S. Bliggenstorfer (op. cit., p. 7) rappelle qu’il faut « distinguer, au Moyen Âge, la satire morale du comique […]. La satire morale blâme l’objet visé dans le but de corriger une situation considérée comme intenable. »

20 Voir Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1997.

21 On est loin du ton goliardique de B 151 !

22 Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Aubier-Flammarion, 2003.

23 L’envoi de la ballade MLXXXVIII reconnaît que « les maulx que nous faisons / Font minuer les biens dont nous parlons / Pour nous pugnir, et c’est droit jugement. » (v. 31-33).

24 Clotilde Dauphant a choisi de traduire le titre de B 99 d’une façon actuelle en convoquant « le changement climatique », mais on mesure ici la discordance des modes de pensée : pour Deschamps la nature se dérègle non parce que l’homme ne l’a pas respectée, mais parce qu’il n’est pas vertueux ; aujourd’hui l’apocalypse climatique qui nous menace est directement liée au manque de vertu écologique des hommes.

25 Il ne s’agit plus simplement du « prince » qui préside ces sortes d’académies littéraires qu’on nommait les puys (voir Art de dictier, p. 590 dans l’Anthologie). Pour autant, Deschamps, lui-même membre de la cour, se garde de nommer explicitement le prince en question, mais comme l’écrit C. Dauphant, « Charles V puis Charles VI, ses oncles, ses conseillers ou son frère Louis d’Orléans n’ont eu sans doute aucun mal à se reconnaître » (La Poétique des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (ms. BnF fr. 840). Composition et variation formelle, Paris, Champion, 2015, p. 325).

26 Voir B 179.

27 Ballade DXL, v. 13.

28 En latin, vates désigne aussi bien le prophète que le poète inspiré des dieux. Jean-Claude Mühlethaler a bien montré que l’ethos du prophète devient pour plus d’un poète de la fin du Moyen Âge un moyen de s’adresser aux puissants : « Le poète et le prophète. Littérature et politique au XVe siècle », Le Moyen Français, 13, 1983, p. 37-57.

29 Voir aussi B 137.

30 Dans B 8, Deschamps pense à se faire ermite pour s’éloigner des maux du monde.

31 Par exemple : Moralité du chastiement du Monde (1427), Moralité à quatre personnages, c’est assavoir Chascun, Plusieurs, le Temps qui court, le Monde, Moralité de Mundus, Caro et Demonia. Dans la Farce moralisée des gens nouveaulx, le Monde est mené par les nouveaux gouvernants d’un premier lieu nommé « Mal » à un autre nommé « Pire » : l’expression courante « aller de mal en pis » est littéralement mise en scène, expression dont l’envoi de B 139 offre un exemple (la fin du monde « est de mal en pis determineë », v. 33).

32 B 186 énumère tous les livres de la Bible, utiles à connaître, de la Genèse à l’Apocalypse.

33 Le poème de Deschamps joue ce rôle de lunettes. Un siècle après lui, Jean Meschinot proposera, pour permettre à chacun de lire son livre de Conscience, des Lunettes des princes composées des verres de Prudence et de Justice, fixés sur les montures de Force rivées par le clou de Tempérance (autrement dit : les quatre vertus cardinales).

34 Dans le De inventione (II, 160), Cicéron nomme les trois parties de la vertu de Prudence : memoria, intellegentia, providentia, analyse qui s’est transmise au Moyen Âge par l’intermédiaire d’auteurs tels qu’Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin ; voir Frances A. Yates, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 65-74.

35 La Somme le Roi par frère Laurent, éd. É. Brayer et A.-M. Leurquin-Labie, Paris, SATF, 2008, chap. 44-46. Eustache Deschamps invite à évaluer « Les biens de Dieu encontre les mondains » dans B 6 (v. 2) et dénonce la fragilité des biens de Fortune dans B 21.

36 Sur les sources prophétiques de Deschamps, voir Eustache Deschamps en son temps, op. cit., p. 133-140.

37 M. de Combarieu, art. cité, p. 171, suggère une autre source biblique possible : Mt. 24, 4-8 (je corrige la référence), où le Christ annonce à ses disciples les signes de la fin des temps (guerres, famines, tremblements de terre).

38 Il est intéressant de relever que ce mot a une double acception, comme l’indique le Trésor de la langue française [En ligne] : A- LITURG. Prière qui, dans la messe, suit la consécration et rappelle le souvenir de la rédemption. B- MÉD. Reconstitution de l’histoire pathologique d’un malade.

39 La maladie est aussi symptôme de corruption morale : au Moyen Âge, comme dans la Bible, les maladies graves sont perçues comme une punition divine pour une faute tout aussi grave.

40 Traduction œcuménique de la Bible, ainsi que les citations bibliques suivantes.

41 Voir Jean-Marie Fritz, « Figures et métaphores du corps dans le discours de l’histoire : du “Mundus senescens” au monde malade », C. Thomasset et M. Zink (dir.), Apogée et déclin, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1993, p. 69-85. Dans le Roman de Fauvel, Fortune expose les âges de l’univers et constate : « Mes ore est le monde venus / En grant vieillesce et devenus / Trestout plains de melancolie : / Et c’est vers la fin de sa vie. » (éd. A. Strubel, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 2012, v. 3972-3975).

42 Taie, lésion de la cornée.

43 L’identification de cet animal pose problème au Moyen Âge. Brunetto Latini, dans son Livre du Trésor, le considère comme une « espèce de loups que l’on appelle cerviers ou lynx […]. Et la vue de cet animal est si perçante que ses yeux traversent les murs et les montagnes » (Bestiaires du Moyen Âge, trad. G. Bianciotto, Paris, Stock, 1980, p. 234-235). D’autres auteurs l’identifient à une variété de félin (once), voire à un ver (lius, lens) : « li lens […] est un petis vers ki voit parmi les parois » (Richard de Fournival, Le Bestiaire d’Amour, éd. G. Bianciotto, Paris, Champion Classiques, 2009, p. 192). Sur ce problème taxinomique, voir R. Traschsler, « Du lynx à l’once. Animaux réels et créatures symboliques », Reinardus, 29, 2017, p. 142-163 ; URL : https://doi.org/10.5167/uzh-170209. En tout cas, il ne paraît pas nécessaire de traduire « Lins » par Lyncus, métamorphosé en lynx par Cérès (Ovide, Métamorphoses, V, 650-661), ni de renvoyer à 2 Cor. 12, 2 (révélations entendues par saint Paul ravi au troisième ciel).

44 Bestiaires du Moyen Âge, op. cit., p. 44 (Pierre de Beauvais) et 102 (Guillaume le Clerc).

45 Le Quadrilogue invectif, trad. F. Bouchet, Paris, Champion, 2002, p. 54. Le livre d’Isaïe, médité par Chartier, montre comment la colère de Dieu sanctionne les péchés d’Israël, épreuve purificatrice nécessaire pour aboutir au rétablissement du peuple élu. La pensée providentialiste perdurera à travers les siècles : au lendemain de la défaite de la France face à la Prusse en 1870, une partie de l’opinion catholique y voit un effet de la justice divine.

46 Art. cité, p. 171.

47 Le démonstratif se retrouve dans B 20 (v. 2), B 139 (v. 9 et 32), B 184 (v. 29), B 199 (v. 19).

48 Anthologie, n° 52.

49 Voir la chanson royale DCCCCLXI, où Mémoire rappelle toutes les « mutacions » survenues d’âge en âge et annonce la venue de l’Antéchrist.

Pour citer cet article

Florence Bouchet, «Entre satire et sermon : Eustache Deschamps et la fin du monde», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2023 », n° 24, automne 2022 , mis à jour le : 14/12/2022, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=722.

Quelques mots à propos de :  Florence Bouchet

Florence Bouchet est professeure de littérature française du Moyen Âge à l’Université Toulouse-Jean Jaurès. Spécialiste des XIVe et XVe siècles, elle a édité et traduit le Livre du Cœur d’amour épris de René d’Anjou (2003), le Quadrilogue invectif d’Alain Chartier (2002 et 2011). Elle a publié un essai sur Le discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire (Champion, 2008) et consacré plusieurs articles aux questions éthiques dans la littérature médiévale.

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