XIXe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022

Jérôme Hennebert

L’hyperbate dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore

1En linguistique, la phrase est une unité d’analyse « simple » ou « complexe », sans aucun critère d’appréciation esthétique. Il existe néanmoins en grammaire de multiples critères normatifs pour évaluer son harmonie, qu’il s’agisse de définir la phrase à partir de l’intonation (une unité mélodique entre deux pauses, avec protase et apodose), à partir de la ponctuation (de la majuscule au point), ou bien à partir de l’association d’un thème et d’un prédicat. C’est dans ce cadre que la grammaire, sur le modèle des traités de rhétorique, a renouvelé ses mises en garde contre les risques d’obscurité ou de lourdeur syntaxique, avec une certaine méfiance contre le superflu — spécialement en ce qui concerne l’hyperbate. Aussi Quintilien déclare-t-il qu’« Une phrase ne doit pas être si longue que l’attention ne puisse en suivre le cours, ni qu’une transposition par hyperbate n’en diffère outre mesure la conclusion » (Institution oratoire, VIII, 2, 15) ; et déjà Aristote dans le livre III de sa Rhétorique rappelait l’impératif d’un ordre linéaire des mots.

  • 1 Les citations de Marceline Desbordes-Valmore dans cett...

2La rhétorique de l’Antiquité à l’âge classique a d’abord conçu l’hyperbate comme un « déplacement » ou une « transposition » (une inversion de l’ordre des mots), puis notre modernité l’a redéfinie comme un « ajout » inattendu en fin de phrase, normalement achevée. C’est bien comme rallonge syntaxique en fin de phrase que je me propose d’étudier cette « figure microstructurale de construction » (Georges Molinié) dans la poésie romantique de Marceline Desbordes-Valmore1.

3Dans l’esprit du classicisme, une belle phrase est claire et syntaxiquement achevée. Beaucoup d’écrivains aux XVIIe et XVIIIe siècles s’y conformèrent en suivant le fameux précepte de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement » (Art poétique). Dès lors, l’hyperbate fut pour les classiques l’objet d’une réprobation. Qu’est devenue cette suspicion lorsqu’au début du XIXe siècle une poétesse reconnue comme Marceline Desbordes-Valmore perturbe l’harmonie de la phrase au moyen de l’hyperbate ? Selon mon hypothèse, la poétesse cherche à donner un nouvel équilibre à la phrase afin d’affirmer son auctorialité. Je montrerai ainsi que la figure sert le propos introspectif et lyrique de la poétesse à l’écart des normes classiques. La poétesse se représente aimant et souffrant, en quête d’empathie, comme elle l’eût fait sur scène en qualité de comédienne. Ses plaintes étant spectaculaires, sa syntaxe privilégie de longues phrases caractéristiques de son exaltation, qui débordent au-delà de la frontière graphique. Cette transgression des limites de la phrase, comme je le montrerai, est un des moments forts de son éloquence.

4Dans le premier temps de cette étude, je caractériserai l’hyperbate du point de vue grammatical et rhétorique. Ensuite, je montrerai que la saillance de la figure est problématique dans un phrasé paratactique. Enfin, j’identifierai quelques caractéristiques de l’hyperbate dans Les Pleurs pour confirmer le processus de subjectivation littéraire de l’auteur.

De l’inversion à l’adjonction

  • 2 Quintilien utilise le terme transgressio à la place du...

5Comme l’indique son étymologie (du grec hyperbaton « marcher au-delà »), l’hyperbate est d’abord une figure de « transgression2 ». Dans les traités de rhétorique, la figure fait partie des moyens à disposition de l’orateur pour « amplifier » son style, à la condition d’éviter le superflu. Sa définition a cependant varié d’une époque à l’autre et Marc Bonhomme rappelle combien la définition de la figure est restée « floue » :

  • 3 Marc Bonhomme, « L’hyperbate comme figure d’extraposit...

Contrairement à d’autres figures de construction comme le chiasme ou l’anaphore rhétorique, l’hyperbate appartient à la catégorie des figures floues, même si elle recouvre un domaine délimité, à savoir l’agencement syntaxique des énoncés3.

  • 4 Ibid.

  • 5 Dominique Combe, « L’ajout en rhétorique et en poétiqu...

6Marc Bonhomme évoque ainsi une « instabilité catégorielle de l’hyperbate4 », de l’inversion à l’adjonction, après avoir comparé les définitions de la figure dans différents traités de rhétorique. En effet, les commentateurs ont parfois abusivement utilisé la figure pour désigner toute une série d’ajouts en fin de phrase, y compris le cas d’une énumération de syntagmes, alors que l’hyperbate « est destinée à contrôler le vertige de l’ajout indéfini », comme l’a démontré avec pertinence Dominique Combe5.

7Dans la mesure où la figure de construction a pu correspondre à deux perturbations syntaxiques au choix, on comprend aisément ce flou terminologique. Soit la figure désigne une inversion inhabituelle de termes dans une phrase (figure de déplacement) : l’hyperbate peut alors être considérée comme une infraction à l’ordre canonique de la phrase (S + V + C), ou bien comme un cas d’antéposition. On peut ainsi relever plusieurs renversements de l’ordre attendu des syntagmes chez Marceline Desbordes-Valmore :

Éphémères, sur vous il jette ses réseaux
(« Je ne crois plus », Les Pleurs, p. 93)

D’un esclave qui dort ne heurte pas les chaînes.
(« Réveil », Les Pleurs, p. 97)

D’un ange autour de moi je sentais la présence.
(« La crainte », Les Pleurs, p. 114)

8Soit la figure désigne un prolongement de la phrase alors même qu’elle semblait achevée (figure d’ajout) : l’hyperbate est alors une transgression de la limite graphique de la phrase pourtant syntaxiquement achevée, comme dans ces vers tirés du poème « Le mal du pays » (Les Pleurs, p. 112 ) :

D’où vient-on quand on frappe aux portes de la terre ?
Sans clarté dans la vie, où s’adressent nos pas ?
Inconnus aux mortels qui nous tendent les bras,
Pleurants, comme effrayés d’un sort involontaire.

9Deux vers consécutifs s’ajoutent aux questions liminaires : ceux-ci sont des segments de phrase qui débutent par des adjectifs en position d’épithète détachée (« inconnus » et « pleurants »). Ces adjectifs qualifient un « nous » implicite, suggéré d’une part par l’emploi du déterminant possessif « nos » et d’autre part par l’usage du pronom indéfini « on » (au sens pluriel de « nous »). Les deux derniers vers cités transgressent donc la limite graphique du point d’interrogation. En relation symétrique avec les deux questions initiales, ils ajoutent des prédicats secondaires sur le topos de la mort, lui-même revisité dans une sorte de catabase chrétienne. Sans doute pourrait-on parler dans ce cas d’une hyperbate redoublée, en franchissant ici les limites du vers par enjambement.

  • 6 Voir la mise au point historique sur le sujet dans la ...

10Le sens de l’hyperbate comme « inversion » de mots fut premier dans les traités de rhétorique de l’Antiquité à l’âge classique, mais c’est bien le deuxième sens qui s’est imposé à notre époque dans les dictionnaires de stylistique, depuis la première publication du Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier en 19686. À partir des travaux d’Henri Morier, les stylisticiens ont en effet privilégié le sens de rallonge syntaxique : ainsi Bernard Dupriez dans le Gradus (1984), ou Georges Molinié dans son Dictionnaire de rhétorique (1992), et Catherine Fromilague dans Les Figures de style (1992). En réalité, les publications sur la figure sont rares en dehors des traités de rhétorique, jusqu’à la parution de la monographie L’Hyperbate, aux frontières de la phrase par le collectif « Textyle » en 2011, à laquelle cette étude est redevable.

  • 7 Bernard Combettes, Les Constructions détachées, Paris,...

  • 8 Comprenons une coréférentialité (très souvent avec le ...

  • 9 La constituant détaché apporte une information complém...

  • 10 Joëlle Gardes-Tamine, Pour une grammaire de l’écrit, ...

  • 11 Voir l’article précité dans L’Hyperbate, aux frontièr...

  • 12 Dès lors, l’ajout d’une proposition autonome en fin d...

11L’hyperbate correspond à un « constituant détaché » au sens de Bernard Combettes7, c’est-à-dire un constituant « périphérique », « déplaçable », avec « un référent sous-jacent8 » et une « prédication seconde9 ». D’autres spécialistes emploient l’expression « constituant flottant » à la suite de Joëlle Gardes-Tamine10, ou « extraposition » dans la terminologie de Marc Bonhomme11. Bien des occurrences citées dans les manuels de stylistique sont des exemples d’ajout avec une dépendance syntaxique et énonciative de l’hyperbate à la « base ». Je retiens donc ce critère définitoire, sauf lorsqu’une proposition syntaxiquement autonome ajoutée en fin de phrase correspond à une anacoluthe (une brusque bifurcation syntaxique et énonciative de la phrase), ou à une épanorthose (une correction du dire)12. L’hyperbate correspond enfin à une classe hétérogène de mots : elle concerne soit un complément détaché, soit un adjectif ou un syntagme nominal en apposition, parfois un verbe surnuméraire, ou une phrase averbale.

12Le lien du segment hyperbatique avec le reste de la phrase (« la base ») peut se faire par juxtaposition ou coordination, et plus rarement par subordination (au moyen d’une relative). Le repérage de la figure dépend dans tous les cas d’un effet de surprise : l’exemple canonique cité dans les manuels de stylistique est la fameuse citation de Corneille : « Albe le veut, et Rome ». La figure apparaît graphiquement après un signe de ponctuation qui peut varier : la parenthèse, les points de suspension, le point, le point-virgule ou le tiret, et pas seulement la virgule même si cette dernière signale l’hyperbate dans la très large majorité des cas. Chez Marceline Desbordes-Valmore, on trouve une majorité d’hyperbates après une virgule, mais on trouve aussi quelques exemples plus rares après des points de suspension, un point, un point d’interrogation, voire après le point-virgule. Les exemples cités ci-dessous confirment la variété des emplois stylistiques de la ponctuation avant l’hyperbate :

Tu fais comme elle ; ah ! quel courage !
(« Jamais Adieu », Les Pleurs, p. 182)

  • 13 Dominique Combe, dans l’article précité (p. 22-23), a...

13L’hyperbate équivaut souvent dans le corpus à une exclamation et renforce une rhétorique des passions13. Citons cet autre exemple dans lequel l’hyperbate est signalée par des points de suspension :

Elle a béni mon nom… autre part… autrefois !
(« Le Mal du pays », Les Pleurs, p. 112)

  • 14 Les points de suspension en usage intentionnel et int...

14L’hyperbate occupe le second hémistiche de cet alexandrin, valorisée non seulement par l’exclamation, mais encore par la paronomase entre la locution adverbiale « autre part » et l’adverbe « autrefois ». Enfin, l’emploi redoublé des points de suspension souligne l’isosyllabisme des expressions et crée de ce fait une régularité rythmique en fin de vers (4+2 // 3+3). On retrouve dans ce vers un cas rare d’hyperbate redoublée, néanmoins dans cette occurrence sans franchissement des limites du vers. Le lecteur ressent davantage la vivacité des affects de l’énonciatrice du fait de l’emploi des points de suspension après « mon nom » (sans lacune informationnelle à combler). Les points de suspension après « autre part » sont combinés avec le point d’exclamation, conformément à un usage répandu dans le texte dramatique imprimé, dont la poétesse a pu sans doute s’inspirer14.

15L’hyperbate perturbe la linéarité et l’unité de la phrase mais n’est pas de l’ordre du fragment, dans la mesure où elle reste en dépendance avec la base. L’emploi réitéré de l’hyperbate amplifie l’expression des émotions dans une poésie éminemment lyrique. Néanmoins, à quelles conditions la figure est-elle saillante ?

La saillance de l’hyperbate

  • 15 Ibid, Introduction générale, p. 12.

16Sans une « réanalyse » de l’annexe graphique par le lecteur, autrement dit sans une « régressivité15 » de l’acte de lecture, l’ajout ne peut être perçu comme une hyperbate. S’il s’agit d’une addition sans réagencement informationnel, l’ajout perd donc sa dimension figurale. Dans tous les cas, la perturbation hyperbatique relève à la fois de la syntaxe et de l’énonciation.

  • 16 « Il semble donc que la non-contiguïté joue un rôle i...

17Antoine Gautier a montré avec beaucoup de pertinence combien la saillance de la figure pouvait être modérée en fonction du style de l’auteur : on peut donc à sa suite parler de plusieurs « degrés de figurabilité » de l’hyperbate. Il constate ainsi que la figure est moins saillante dans un phrasé paratactique, comme c’est d’ailleurs très souvent le cas dans la syntaxe de Marceline Desbordes-Valmore. De même, le repérage de l’hyperbate est plus faible lorsque la figure porte sur un seul circonstant de la phrase. Antoine Gautier en conclut que la saillance de la figure dépend principalement du critère de non-contiguïté16. Dans tous les cas, sans effet de surprise, sans discontinuité syntaxique et sémantique, sans dialogisme énonciatif avec la base, il semble préférable d’évoquer une « annexe graphique » ou une « adjonction » et non une hyperbate, d’autant plus si l’ajout est syntaxiquement et sémantiquement autonome.

  • 17 Jacques Dürrenmatt, « Ponctuer l’hyperbate », ibid., ...

18Bien des occurrences pourraient cependant faire l’objet d’une discussion : « annexe graphique » ou « hyperbate » ? Certaines annexes graphiques constituent-elles de simples clausules ou des hyperbates ? Jacques Dürrenmatt a le mérite d’avoir soulevé cette question éristique17. Dans le premier exemple qu’il analyse, il relève un parallélisme syntaxique dans lequel un adjectif est détaché graphiquement par un tiret :

Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité déserte, un œil à la lune et l’autre – crevé ! (« Le fou », Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit)

  • 18 Ibid., p. 121.

19Le procédé met en relief le mot « œil », lui-même repris dans un parallélisme syntaxique par le pronom indéfini « l’autre ». Aloysius Bertrand surprend son lecteur après l’usage du tiret grâce à l’opposition entre la lune poétique et l’œil borgne dans un registre plus bas. Jacques Dürrenmatt préfère parler dans ce cas d’une clausule plutôt que d’une hyperbate, avec un certain « plaisir à différer18 » de la part du poète. La phrase ne peut être achevée avant la frontière graphique du tiret puisque le parallélisme syntaxique est suspendu : pour cette raison, le stylisticien peut émettre de justes réserves sur l’emploi de la figure.

20Jacques Dürrenmatt cite un autre exemple de clausule dans le poème « La capitaine Lazare » du même poète :

Il s’assied dans sa banque de bois d’Irlande le podagre Lombard, pour me changer ce ducat d’or que je tire de ma ringrave, – chaud d’un pet. 

21Dans cet exemple, la surprise tient à nouveau à l’irruption du registre burlesque. On retrouve en fin de phrase une « construction détachée », selon la dénomination de Bernard Combettes, avec un référent sous-jacent déjà exprimé en cotexte gauche. De surcroît, la phrase est syntaxiquement achevée avant la double ponctuation (la virgule et le tiret). Il nous semble en conséquence inutile d’opposer dans ce cas clausule et hyperbate : l’hyperbate « – chaud d’un pet. » satisfait bien les critères syntaxique et énonciatif de la figure.

22On trouve un autre exemple dans un vers extrait du poème « L’impossible » (Les Pleurs, p. 176) :

Quand mes deux bras s’ouvraient devant ces jours… passés.

23Le participe passé employé comme adjectif (« passés ») est employé en hyperbate après les points de suspension et termine en guise de clausule une strophe rythmée par l’anaphore (« Quand »). Citons un autre exemple analogue :

Il s’y retarde, curieux !
(« Seule au rendez-vous », Les Pleurs, p. 87)

24Le lecteur trouve souvent une hyperbate à la fin d’une strophe, en guise de clausule, comme dans le poème « Le rossignol aveugle » (Les Pleurs, p. 129-130) :

Dis qu'il fait froid dans ta pensée,
Comme quand une voix glacée
Souffla sur le feu de mon cœur
Pour éteindre aussi la lumière
D'une espérance, – la première,
Que je prenais pour le bonheur !

25La construction détachée en fin de phrase (« – la première »), après l’emploi du tiret, correspond à un syntagme nominal apposé à « lumière / D’une espérance ». Une expansion du syntagme nominal amplifie le procédé, sous forme d’une relative après un enjambement. L’hyperbate se déploie exceptionnellement sur deux vers pour modifier le rythme de la phrase. Enfin, l’ajout crée véritablement la surprise du fait de l’exclamation et de la dénonciation d’une illusion de « bonheur », alors que la phrase semblait achevée après « espérance ». L’hyperbate redynamise la fin des phrases lorsque celles-ci pourraient paraître trop monodiques, et sert souvent de clausule en fin de strophe, à la modalité exclamative.

  • 19 Ce type d’anacoluthe « fautive » est en revanche repé...

26Lorsque l’ajout en fin de phrase correspond à une proposition autonome syntaxiquement, la figure se limite dans le corpus au cas d’une anacoluthe intentionnelle (que l’on distinguera du solécisme19), comme dans ces vers extraits de « L’éphémère » (Les Pleurs, p. 230) :

Et c’est un fruit coulé sous son écorce vide ;
Et le vrai, c’est la mort ! – et j’attends son secret. 

  • 20 Voir Christelle Reggiani, « Hyperbate et histoire de ...

27La rupture énonciative tient à l’énallage pronominal (il / je). L’anacoluthe est une licence que des poètes romantiques s’autorisent contre les conventions du classicisme. L’alliance de l’hyperbate et de l’anacoluthe deviendra même un stylème caractéristique de la Belle Époque, comme l’a démontré ailleurs Christelle Reggiani20.

28Enfin, le repérage de la figure est problématique en raison de l’usage fréquent des points de suspension. Ceux-ci sont en effet fréquents sous la plume de Marceline Desbordes-Valmore pour souligner le sens du dernier mot qui précède (plutôt que de signaler une incomplétude syntaxique ou « aposiopèse »), comme dans ces vers pour exprimer l’effluve d’une fleur qui se distille dans l’air :

C’est un parfum de rose… il n’atteint pas l’hiver.
(« Tristesse », Les Pleurs, p. 108)

29La deuxième proposition juxtaposée souligne l’évanescence du parfum : le signe de ponctuation a pour ainsi dire une fonction idéographique. Néanmoins, le choix des points de suspension ne perturbe pas l’unité de cette phrase sous le régime de la parataxe. L’asyndète suggère une opposition implicite entre les deux propositions et renforce ainsi l’expression élégiaque d’un sobre regret : il s’agit donc d’une annexe graphique non figurale.

30L’ajout signale chez la poétesse une amplification lyrique de la parole, qui ne doit pas être confondue avec une exagération : son lyrisme n’est en effet jamais affecté grâce à des images du quotidien et un vocabulaire très simple. En outre, la création d’hyperbates mime un discours oral et souvent dramatique. L’analyse syntactique et sémantique de la ponctuation permet de différencier une hyperbate d’une annexe graphique. Dans quelle mesure l’hyperbate permet-elle à la poétesse d’affirmer sa subjectivité ?

Introspection et incorporation

31Le je lyrique de Marceline Desbordes-Valmore est en rupture avec le je de l’âge classique jusqu’alors soumis aux codes de la rhétorique. Alain Vaillant reformule avec perspicacité ce renouveau du lyrisme à partir du romantisme :

  • 21 Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, 2e éd., Paris,...

Le poème moderne [i.e. après 1830] est – ou du moins se veut – non plus seulement l’expression de la pensée du poète, mais la manifestation, par et dans le texte, du poète lui-même. Le je du poète tient donc en même temps la place du sujet énonciateur et de l’objet énoncé : c’est ce dédoublement du je qui caractérise la modalité spécifiquement lyrique de la subjectivation littéraire21.

32Le choix stylistique de l’hyperbate, en réaction contre les préceptes de l’âge classique, caractérise ainsi un processus de subjectivation dans l’œuvre de Marceline Desbordes-Valmore, et spécialement dans Les Pleurs.

33Comme l’a encore très bien démontré Alain Vaillant, la subjectivation moderne, en cumulant le je textuel et le je auctorial, commence à partir de la publication des Méditations de Lamartine en 1820. Dans cette même perspective, Sainte-Beuve avait déjà saisi l’enjeu stylistique du premier romantisme en raison du modèle lamartinien, dans une lettre adressée à Verlaine datée du 19 novembre 1865 :

  • 22 Cité par Alain Vaillant, Qu’est-ce que le romantisme ...

On passait subtilement d’une poésie sèche, maigre, pauvre, ayant de temps en temps un petit souffle à peine, à une poésie large, vraiment intérieure, abondante, élevée et toute divine… D’un jour à l’autre, on avait changé de climat et de lumière, on avait changé d’Olympe : c’était une révélation22.

34L’hyperbate est un indice stylistique pertinent, qui confirme l’« abondance » du phrasé romantique de Marceline Desbordes-Valmore dans Les Pleurs. De même, la figure traduit la révélation de la poétesse à elle-même. L’ajout est alors, sous sa plume, brûlant de sincérité. La figure contribue à faire émerger l’image d’une autrice qui fait littéralement corps avec l’écrit, souvent de manière dysphorique.

35Comme l’attestent les exemples précédents, l’hyperbate est souvent assortie de la modalité exclamative : ainsi, la poétesse affirme sa subjectivité en fin de phrase d’une voix théâtrale. La figure favorise non seulement l’expression élégiaque de ses sentiments mais révèle aussi sa sensualité. En effet, l’exclamation en hyperbate fait entendre la densité et l’intensité de pulsions corporelles, tant en amour qu’en amitié : une énergie physique. Lorsqu’elle évoque particulièrement son érotisme, Marceline Desbordes-Valmore évite tout platonisme au profit d’une conception véritablement incarnée de la passion. C’est en ce sens que la poétesse relit la poésie de Louise Labé, cette « Salamandre d’amour » qui renouvela les clichés pétrarquistes :

Car tu l’as dit : longtemps un silence invincible,
Étendu sur ta voix qui s’éveillait sensible,
Fit mourir dans ton sein des accents tout amour,
Que tu tremblais d’entendre et de livrer au jour.
(« Louise Labé », Les Pleurs, p. 155-156)

36La corporéité amplifie les effets de l’amour sur l’esprit du sujet lyrique (et réciproquement), ce dont témoigne la relative en hyperbate (dans un cas rare de subordination). Marceline Desbordes-Valmore est séduite par la sensualité de la poétesse lyonnaise (« qui s’éveillait sensible ») et remarque avec perspicacité la corporéité de cette voix amoureuse (« que tu tremblais […] »).

37Sans doute faut-il par ailleurs comprendre la fréquence des points de suspension dans Les Pleurs comme l’inscription graphique de cette corporéité, pour faire entendre une nouvelle voix incarnée à la suite de Louise Labé. Cette fonctionnalité du signe a été mise en évidence par Julien Rault :

  • 23 Julien Rault, « Des paroles rapportées au discours en...

D’un côté, il s’agit d’élaborer une fiction d’oralité (discours direct) : le signe semble être l’indice du modus du discours, instaurant le lien entre le corps qui parle et le texte écrit. De l’autre côté, il s’agit de restituer une parole intérieure, un discours endophasique : une situation énonciative dans laquelle le ponctème peut également abonder. Les points de suspension interviennent dans ce qui semble constituer deux extrémités : traces d’une oralité communicante ou traces d’une verbalisation mentale23.

38On peut également évoquer la corporéité des hyperbates précédées des points de suspension. Ainsi, dans ces vers :

Il faut dire : Mon Dieu ! priez pour lui…pour nous !
(« Les mots tristes », Les Pleurs, p. 62)

39Les points de suspension suggèrent une « latence » (Julien Rault) que l’on peut analyser dans cette occurrence comme un moment de méditation précaire, un moment de recueillement intime. Le parallélisme des groupes prépositionnels surprend le lecteur du fait de l’énallage pronominal (« pour lui » / « pour nous ! »). Le signe de ponctuation théâtralise l’oralité du propos et met en valeur la réflexivité du sujet lyrique. L’hyperbate fonctionne pour ainsi dire comme une didascalie interne à la parole de la poétesse, suggérant la gestuelle ou la posture du sujet lyrique.

40Dans cet autre exemple, la corporéité des sentiments est à nouveau manifeste en hyperbate. Il s’agit de la fin de la deuxième strophe du poème « Une fleur » (Les Pleurs, p. 123) :

Et tu la suspendais sur le brûlant tombeau,
Symbole de l’ardente et folle maladie !

41Le groupe nominal en hyperbate, apposé au complément d’objet du verbe suspendre (le pronom anaphorique « la » désignant la « fleur » offerte puis brûlée par l’amant), intensifie cette « maladie » d’amour qui dévore physiquement la poétesse. L’exclamation est à nouveau un cri du cœur.

42Le sujet lyrique ne se contente pas de s’épancher et de s’exalter : sa poésie est également introspective. On trouve d’ailleurs sous sa plume quelques exemples d’épanorthose :

Je pense que je souffre (aimer tant, c’est souffrir),
(« Les mots tristes », Les Pleurs, p. 56)

43La parenthèse insérée au cours d’une phrase complexe constitue dans ce vers un autre lieu privilégié de figuration et de révélation du sujet lyrique.

  • 24 L’hyperbate n’est pas en poésie de l’ordre du superfl...

44De même, l’hyperbate est une sorte d’arabesque en fin de phrase, un pas de côté où se livre différemment la poétesse24. Il en est ainsi des segments nominaux en hyperbate :

Et je n’ai que ton nom ! ton nom ! pas d’autres armes.
(« Les mots tristes », Les Pleurs, p. 58)

Tu fais comme elle ; ah ! quel courage !
(« Jamais adieu », Les Pleurs, p. 182)

Non j’ai froid d’y penser. Tendresse inexprimable.
(« Minuit », Les Pleurs, p. 67).

  • 25 Le point peut se substituer à une virgule à partir du...

45Le sujet lyrique se dédouble, à la fois aimant et pensant ses fortes émotions. La figure fait vibrer une énonciation à la fois lyrique et abondante (au sens rhétorique d’une copia25).

Conclusion

46Privilégiant l’imagination pour sublimer le réel, et loin de reproduire les règles du classicisme, Marceline Desbordes-Valmore invente une poétique personnelle au sein du romantisme naissant, assez théâtralisée du fait de son expérience de comédienne. L’ordre de la phrase, quoiqu’elle soit souvent rythmée par l’anaphore, la polysyndète ou l’anadiplose, ne signifie plus la régularité : l’hyperbate comme rallonge syntaxique en témoigne, caractéristique d’un style abondant. La figure participe ainsi d’une véritable « mise en scène » du sujet lyrique. Elle donne en outre plus de naturel à l’expression des émotions et souligne l’originalité d’une poétesse exceptionnelle dans la première moitié du XIXe siècle. La figure de l’hyperbate lui offre en effet un espace de liberté syntaxique et exhibe son éthos romantique, figure lyrique d’un poète qui s’affirme au féminin.

Notes

1 Les citations de Marceline Desbordes-Valmore dans cette étude sont toutes extraites de l’édition suivante : Marceline Desbordes-Valmore, Les Pleurs, éd. Esther Pinon, Paris, Garnier-Flammarion, 2019.

2 Quintilien utilise le terme transgressio à la place du mot grec hyperbaton dans l’Institution oratoire.

3 Marc Bonhomme, « L’hyperbate comme figure d’extraposition dans Voyage au bout de la nuit », dans L’Hyperbate, aux frontières de la phrase, sous la direction d’Anne-Marie Paillet et Claire Stolz, Paris, PUPS, 2011, p. 165.

4 Ibid.

5 Dominique Combe, « L’ajout en rhétorique et en poétique », dans Jacqueline Authier-Revuz et Marie-Christine Lala (éd.), Figures d’ajout, phrase, texte, écriture, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2002, p. 23. Dans le cas d’une série énumérative en fin de phrase, on parlera dès lors d’une expansion (très souvent d’un groupe nominal) et non d’une hyperbate.

6 Voir la mise au point historique sur le sujet dans la première monographie sur l’hyperbate, publiée par le groupe Textyle : L’Hyperbate, aux frontières du la phrase, op. cit. . La question est aussi abordée dans les actes d’un autre colloque : J. Authier-Revuz et M.-C. Lala éd., Figures d’ajout, op. cit. .

7 Bernard Combettes, Les Constructions détachées, Paris, Ophrys, coll. « L’Essentiel français », 1998.

8 Comprenons une coréférentialité (très souvent avec le sujet de la phrase ou l’un des derniers mots de celle-ci).

9 La constituant détaché apporte une information complémentaire (« prédicat » /« rhème »).

10 Joëlle Gardes-Tamine, Pour une grammaire de l’écrit, Paris, Belin, 2004, et son ouvrage La Grammaire, t. 2 « La syntaxe », Paris, Armand Colin, 2008.

11 Voir l’article précité dans L’Hyperbate, aux frontières de la phrase, op. cit.

12 Dès lors, l’ajout d’une proposition autonome en fin de phrase, dans un cas de parataxe syndétique [virgule + et + proposition autonome], perd son caractère figural, quand bien même l’ajout surprendrait le lecteur par son sémantisme. Exemple : « J’écoutais… et je n’ai pas fui ! » (« L’étonnement », Les Pleurs, p. 119).

13 Dominique Combe, dans l’article précité (p. 22-23), a bien montré combien les ajouts (périphrases, digressions, épanorthose, hyperbate) procédaient d’une rhétorique des passions à l’âge classique, entre autres en commentant Lamy à la suite de Longin. Citons le premier paragraphe du chapitre XVIII du Traité du sublime (dans la traduction de Boileau) : « Il faut donner rang aux Hyperbates. L'Hyperbate n'est autre chose que la transposition des pensées ou des paroles dans l'ordre et la suite d'un discours. Et cette figure porte avec soi le caractère véritable d'une passion forte et violente. En effet, voyez tous ceux qui sont émus de colère, de frayeur, de dépit, de jalousie, ou de quelque autre passion que ce soit : car il y en a tant que l'on n'en sait pas le nombre ; leur esprit est dans une agitation continuelle. À peine ont-ils formé un dessein qu'ils en conçoivent aussitôt un autre, et au milieu de celui-ci s'en proposant encore de nouveaux, où il n'y a ni raison ni rapport, ils reviennent souvent à leur première résolution. La passion en eux est comme un vent léger et inconstant qui les entraîne, et les fait tourner sans cesse de côté et d'autre : si bien que dans ce flux et ce reflux perpétuel de sentiments opposés, ils changent à tous moments de pensée et de langage, et ne gardent ni ordre ni suite dans leurs discours ». Longin, Traité du sublime, traduction de Boileau, éd. Francis Goyet, Paris, Le Livre de poche, coll. « Bibliothèque classique », 1995, p. 108.

14 Les points de suspension en usage intentionnel et interne à la phrase, combinés à un mot exclamatif, fonctionnent pour ainsi dire comme une didascalie interne à la manière du texte dramatique, voir l’étude de Cécile Barbet, Yves Le Bozec et Louis de Saussure, « “Un point c'est tout ; trois points, ce n'est pas tout” : De la pertinence d'une marque explicite d'implicite », dans Judith Wulf et Laurence Bougault (éd.), Stylistiques ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 p. 395-409. Voir https://books.openedition.org/pur/40101 [Consulté le 10 août 2022].

15 Ibid, Introduction générale, p. 12.

16 « Il semble donc que la non-contiguïté joue un rôle important dans la perception de la figure » déclare Antoine Gautier dans « La pause et l’effet : hyperbate et segmentation graphique », L’Hyperbate, aux frontières de la phrase, op. cit., p. 111.

17 Jacques Dürrenmatt, « Ponctuer l’hyperbate », ibid., p. 120.

18 Ibid., p. 121.

19 Ce type d’anacoluthe « fautive » est en revanche repérable dans ce vers : « Heureux par tant d’objets, je respire moi-même ; » (« Réveil », Les Pleurs, p. 97). L’adjectif « heureux » n’est pas dans cet exemple coréférent (le sujet « je » étant supposé féminin).

20 Voir Christelle Reggiani, « Hyperbate et histoire de la prose littéraire française au XXe siècle », dans L’Hyperbate, aux frontières de la phrase, op. cit. , p. 74 et s. Celle-ci cite entre autres ces vers de Paul Claudel : « Je suis comme la fille à la fenêtre […] / Qui entend, le cœur bondissant, ce bienheureux sifflement [..], / Et elle ne regrette point la maison […] » (Cinq Grandes Odes).

21 Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2017, p. 340.

22 Cité par Alain Vaillant, Qu’est-ce que le romantisme ? Paris, CNRS édition, coll. « Biblis », 2012, p. 93 Je souligne. Il n’est pas étonnant que Marceline Desbordes-Valmore ait écrit un poème en hommage à Alphonse de Lamartine (« À Monsieur Alphonse de Lamartine », Les Pleurs, p. 134), tant la publication des Méditations poétiques a donné le ton exalté du romantisme introspectif et a profondément marqué l’écriture des Pleurs.

23 Julien Rault, « Des paroles rapportées au discours endophasique. Point de suspension : latence et réflexivité », dans Littératures, n°72, 2015, p. 67-83. https://journals.openedition.org/litteratures/376. Consulté le 10 août 2022.

24 L’hyperbate n’est pas en poésie de l’ordre du superflu. Au contraire, la figure correspond au moment épiphanique d’une prise de conscience, un moment décalé d’introspection, que Michèle Aquien a appelé « l’esprit de l’escalier » en parallèle avec la cure analytique. Voir « L’esprit de l’escalier : poétique de l’hyperbate », dans L’Hyperbate, aux frontières de la phrase, op. cit.

25 Le point peut se substituer à une virgule à partir du XIXe siècle, alors que son usage était jusqu’alors réservé à la fin de la période, à l’âge classique.

Pour citer cet article

Jérôme Hennebert, «L’hyperbate dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2023 », n° 24, automne 2022 , mis à jour le : 14/12/2022, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=726.

Quelques mots à propos de :  Jérôme Hennebert

Jérôme Hennebert est maître de conférences en langue et littérature françaises à l’Université de Lille et membre de l’UR 1061 – ALITHILA (Analyses littéraires et histoire de la langue. Ses travaux en poétique et stylistique portent sur la poésie des XIXe (Mallarmé, Baudelaire) et XXe siècles (Owen, Toulet, Guillevic, Aragon, Esteban, Michaux, et surtout Lorand Gaspar). Dans un autre domaine, ils concernent aussi la médiation culturelle et numérique en sciences de l’information et communication.

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