XIXe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022
Plan de l'article
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1 Nicolas Courtinat, notice « Élégie (xixe siècle) », P....
1Avec les oiseaux, les fleurs constituent l’un des motifs les plus constamment présents dans les poèmes de Marceline Desbordes-Valmore. Cette présence s’affiche jusque dans les titres de recueils (Pauvres fleurs, 1839) et de poèmes (« Une fleur », « La Dernière Fleur », « Les Fleurs », dans Les Pleurs). Le poème sans doute resté le plus célèbre de Marceline Desbordes-Valmore, « Les Roses de Saadi » (Poésies inédites, 1860), exploite l’imaginaire érotique lié aux fleurs, et il n’est guère de poèmes du recueil Les Pleurs qui ne les convoquent : cette récurrence s’explique notamment par le recours fréquent aux rimes « fleurs/pleurs » ou « fleurs/douleurs », qui comptent parmi les rimes que l’on pourra juger faciles, prévisibles, que la poète ne se prive pas d’utiliser. De même pourra-t-on dire que l’usage du motif floral fait partie des procédés les plus conventionnels de l’écriture poétique de Marceline Desbordes-Valmore, qu’il est donc de ceux qui lui ôtent toute originalité en la maintenant dans la sphère du cliché et en l’assignant au registre sentimental, mélancolique, à l’esthétique du joli et de la grâce, attendus sous la plume d’une femme. On a du reste remarqué qu’au-delà du cas de Marceline Desbordes-Valmore, les vers très, trop fleuris du début du xixe siècle ont contribué à faire de cette poésie effusive, toute en douceur et en agrément, l’objet de railleries. Nicolas Courtinat prend l’exemple des Complaintes de Laforgue pour illustrer la distance moqueuse prise par rapport à ce lyrisme : il note que les fleurs se rangent parmi les « accessoires poétiques périmés », et même qu’elles « n’échappent pas au jeu de massacre », lorsque dans le poème « Paroles d’un époux inconsolable », au lieu d’être « métaphore de l’amour et de la femme », elles ne sont plus que le « produit naturel de notre pourrissement1 ».
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2 François Jacob, notice « Chénier (André) », Dictionnai...
2Il faut d’emblée admettre qu’en semant ses poèmes de fleurs, Marceline Desbordes-Valmore emprunte à un registre très prisé par les poètes de son temps, et pas seulement par ses consœurs : il suffit d’ouvrir les Méditations poétiques de Lamartine pour constater que lui aussi ne dédaigne pas de leur consacrer des poèmes entiers (« Les Pavots », « La Branche d’amandier », « La Pervenche », « Les Fleurs sur l’autel », etc.). C’est que tous deux s’inscrivent dans un genre, l’élégie, qui pratique depuis toujours la composition florale. C’est encore le cas chez André Chénier, l’un des auteurs les plus cités dans les épigraphes qui accompagnent les poèmes des Pleurs. Selon François Jacob, chez ce poète, « l’évocation des fleurs reste souvent liée à celle de l’écoulement des saisons ; elle offre la matière d’une série de métaphores qui les lient, de manière privilégiée, à la description du corps féminin ; les fleurs s’identifient enfin au vers lui-même, dont elles confirment la nature fugitive, voire la fragilité2. » Sans chercher à tout prix à démarquer l’écriture poétique de Marceline Desbordes-Valmore, mais en nous souvenant que le recours à des topoï n’est pas regardé d’un œil critique au début du xixe siècle, nous examinerons ici l’inscription des Pleurs dans l’héritage de l’élégie à partir du motif floral. Comment exactement les fleurs sont-elles convoquées dans ce recueil ? À quelles thématiques sont-elles associées ? En quoi se marient-elles si bien aux « pleurs » et aux « douleurs », donc à la tonalité pathétique à laquelle les lie le jeu des rimes ? Faut-il en rester à la reprise d’une imagerie imposée par le genre littéraire, voire par l’époque ? ou les fleurs servent-elles malgré tout un projet plus personnel ?
Quelles fleurs ?
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3 Toutes les références données entre parenthèses renvoi...
3Ainsi que l’indiquent les titres des poèmes « Une fleur », « La Dernière Fleur », « Les Fleurs », qu’elles figurent au singulier ou au pluriel, ce sont le plus souvent en tant que telles que sont mentionnées les fleurs, sans autre précision descriptive donnée par un adjectif qualificatif ou par un complément de nom. Les quelques adjectifs qualificatifs que l’on peut relever – « jeunes3 » (p. 39), « tièdes » (p. 116), « sanglantes » (p. 117), « douce » (p. 122), « humble » (p. 123), « sauvage » (p. 132), « étrangère » (p. 161), « avares » (p. 162), « endormie » (p. 167), « frêles » (p. 187), etc. –, le plus souvent épithètes antéposées et réduites à une seule occurrence – à l’exception par exemple de la « tendre fleur enfermée » que devient Nadège dans sa mort (p. 125) –, confirment ce dédain pour la représentation matérielle de la fleur et ce choix de la personnifier en lui attribuant des qualités morales : le traitement de la fleur est en cela typique d’une écriture poétique qui a fréquemment recours à l’hypallage pour établir un rapport harmonieux entre le sujet lyrique et le monde, vu à travers le prisme d’un regard sensible à toutes les marques de modestie et de tendresse. L’antéposition fréquente de l’épithète rattache encore ces vers à une pratique de la poésie qui cherche à la distinguer nettement du langage ordinaire en ayant recours à des constructions inusitées qui esthétisent l’énoncé mais qui confinent souvent au cliché. On remarque en revanche que les qualifications les moins conventionnelles de la fleur sont données par des adjectifs postposés, qui les font d’autant plus ressortir par la rareté de cette formulation : ainsi en va-t-il des « fleurs avares » (v. 33, p. 162) qui fournissent l’image des mesquineries d’une vie que Lucretia Davidson est censée quitter avec plaisir, pour trouver enfin l’apaisement, et même l’épanouissement dans la mort.
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4 Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, Nouvelle...
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5 Voir la notice « Fleur bleue » rédigée par Alain Monta...
4Contrairement aux oiseaux que la poète peut désigner aussi dans leur ensemble mais dont elle décline volontiers les noms (ramier, hirondelle, rossignol, passereau, cygne, colombe, fauvette, alouette, etc.), il est rare qu’elle se soucie de préciser la variété des fleurs convoquées dans ses vers. Les exceptions sont ici la « pâle primevère » que le rossignol aveugle ne vient plus éveiller par ses chants (v. 31, p. 128), le « parfum de rose » qui embaume le souvenir d’Albertine défunte (v. 105, p. 108), le « narcisse » que frôlent les « nocturnes phalènes » (v. 12, p. 179), le « jeune lis » que pleure une mère (v. 18, p. 117), les « jasmins » qui ornent la fenêtre de la bien-aimée (v. 16, p. 199), les « églantines » brûlées lors de la mort d’un enfant (v. 81, p. 235), « le doux fardeau de roses » auquel il est comparé (v. 67, p. 235), la violette, trouvée sous la plume de Ramond de Carbonnières et citée en épigraphe, avant d’être reprise en 1837 comme titre du poème, à la place d’« Une fleur » (p. 122). On rangera encore dans cette catégorie « la fleur d’un bleu si beau » (v. 52, p. 106) dont la poète cherche le nom mais dont elle indique la couleur, ce qui est très rare. Esther Pinon propose dans son édition de reconnaître dans cette fleur un myosotis, en raison de la pérennité du souvenir à laquelle cette fleur est restée associée dans le lyrisme amoureux. On pensera plus généralement à l’engouement romantique pour la fleur bleue, rendue célèbre par Novalis dans son roman Heinrich von Ofterdingen (1802) et que l’on retrouve associée aux yeux de la femme aimée dans le poème « La Pervenche » de Lamartine4. Desbordes-Valmore reprend un motif qui circule et qui correspond à son goût sans cesse confirmé pour les petites fleurs, discrètes, qui poussent plutôt dans les champs, et que l’on peut aisément valoriser pour leur beauté à la fois simple et délicate. La fleur bleue ne subit pas sous sa plume la dépréciation péjorative qui la rendra synonyme d’un sentimentalisme versant dans la niaiserie : la poète reste sensible à la leçon de vanité qu’elle donne, nous y reviendrons, et surtout, en émettant le vœu qu’elle vienne « renaître à [s]on tombeau » (v. 55, p. 106), elle s’identifie à elle, en tant que femme et poète, portée par l’espoir, exprimé toujours, chez elle, avec humilité, de continuer à vivre par sa belle œuvre après sa mort5.
5Cette absence d’indication donnée le plus souvent sur le type de fleur auquel on a affaire pousse Marceline Desbordes-Valmore à se référer au symbolisme commun à toutes les fleurs, principalement aux images de beauté fragile auxquelles elles restent liées, et à relativement peu utiliser le langage spécifique traditionnellement assigné à telle ou telle fleur, notamment dans le contexte de l’échange amoureux. On ne trouve pas dans Les Pleurs la déclinaison du code amoureux rappelé par exemple par André Chénier dans son Art d’aimer lorsque, constatant que « Désirs, crainte, serments, caresse, injure, pleurs,/ Leurs dons savent tout dire : ils [les amants] s’écrivent des fleurs », il rappelle que,
6 André Chénier, Art d’aimer, Œuvres poétiques I, éd. G....
Par la tulipe ardente une flamme est jurée,
L’amarante immortelle atteste sa durée,
L’œillet gronde une belle. Un lis vient l’apaiser.
L’iris est un soupir, la rose est un baiser6.
6Certes, le je qui s’exprime dans Les Pleurs peut aussi être semblable à cette « Sultane heureuse » qui « Lie en bouquet la lettre odorante, amoureuse7. » « Que j’ai dans tes bouquets respiré de présages ! » (v. 86, p. 42), s’exclame la poète qui se plaît à se rappeler les moments où elle se sentait entourée d’amour. Mais le plus souvent, si la fleur est « emblème », c’est pour faire signe vers un amour qui n’a pas tenu ses promesses. Ainsi en va-t-il dans le poème « Solitude », où la « fleur mystérieuse » (v. 5, p. 94), qui aurait dû d’autant plus sceller le couple que sa signification ne valait que par lui, pour lui (« Son emblème, ignoré de la foule envieuse », v. 7, p. 94), a été conservée en vain et pire, donne le signal de la trahison en ornant désormais « un front plus brillant » (v. 12, p. 95). C’est encore à un scénario de rupture que nous ramène le poème « Une fleur » : « Car j’aimais cette fleur qui m’avait dit : “Il t’aime !” / Et j’ai vu tout un sort dans ce rapide emblème » (v. 11-12, p. 123), écrit dans son dépit l’amoureuse qui s’exprime, lorsqu’elle assiste à la destruction par l’amant de cette fleur à laquelle elle s’était attachée et lit dans ce geste, au-delà de sa situation personnelle de femme blessée8, la vulnérabilité inhérente à la condition féminine. Le souvenir de cette scène véritablement traumatisante, sous son apparence anecdotique, revient dans le poème « La Dernière fleur », où l’on retrouve le geste de l’effeuillement, de la mise à nu cruelle et humiliante, ainsi que la souffrance d’être « raillée » (v. 9, p. 131) pour ses sentiments les plus tendres et les plus intimes. Desbordes-Valmore ne se sent pas tenue, dans chacun de ces poèmes, de revenir à une codification plus précise de ce que peuvent exprimer les fleurs. Elle s’abstient donc de reprendre ces artifices de langage qui pouvaient lui paraître trop précieux, trop convenus, pour se contenter de traduire plus simplement au moyen de la fleur l’intensité du sentiment, de la joie comme de la souffrance. On peut penser que le poème « Une fleur » doit sa charge émotionnelle au fait qu’au lieu de seulement dérouler dans son discours une symbolique toute prête, elle dramatise le message porté par la fleur en faisant d’elle la protagoniste d’une scène qui met au jour la mésentente entre les amants et qui révèle plus généralement la vocation pathétique de toute existence féminine, appelée à souffrir en silence, sans avoir les moyens de se défendre. Mais elle n’en reste pas là, puisque la dernière strophe est aussi l’occasion de rebattre les cartes et de sortir de cette passivité féminine que la fleur ne figurait que trop : l’ordre par lequel elle s’ouvre, « Ne m’offre plus de fleur » (v. 13, p. 123), et le rejet très ferme par lequel elle se conclut, « et moi je ne veux plus te voir ! » (v. 16) enserrent l’aveu de faiblesse et en limitent la portée. Ils sont caractéristiques de la détermination dont est aussi capable une poète qui sait, quand il le faut, s’affirmer et ne pas se conformer aux usages.
Le lyrisme amoureux
7Les poèmes que nous venons de citer nous indiquent déjà que, si Desbordes-Valmore emprunte volontiers à la tradition lyrique le geste courtois du don de la fleur, c’est le plus souvent pour exposer ce qu’il y avait de stratagème, ou du moins de légèreté dans de telles offrandes qui n’engagent pas durablement l’amant et qui échouent à consolider le couple. Desbordes-Valmore n’inscrit guère son recueil dans le genre de l’élégie érotique qui parsème volontiers de fleurs les lieux de la rencontre amoureuse, pour les agrémenter de beauté et de sensualité. Rares sont en effet les poèmes dans lesquels les fleurs servent encore de décor aux moments de volupté. Outre les « jasmins » (v. 16, p. 199) déjà rencontrés du rendez-vous galant qui sert de fil narratif au poème « Le Crieur de nuit », on pensera également aux scènes de fêtes galantes évoquées dans l’un des nocturnes imités de Thomas Moore : « Quand la fête, et le luth, et la danse amoureuse, / S’endorment sur les fleurs du gazon parfumé » (v. 19-20, p. 207). Si les fleurs ne sont plus associées à cette atmosphère frivole des plaisirs amoureux, c’est que Desbordes-Valmore contribue au renouvellement de l’élégie en ce début du xixe siècle qui passe par l’expression d’un désir approfondi en sentiment, d’un amour qui touche désormais tout l’être, corps et âme, et qui s’expose d’autant plus au risque des désillusions. Il arrive encore que les fleurs disent l’idéal d’un amour longtemps partagé, dans l’enchantement de la présence : l’amoureuse qui s’adresse à Dieu dans « Révélation » se donne le plaisir de penser qu’au moment de paraître devant Lui, elle pourra déclarer, à propos de son amant, « Il a dit qu’avec moi l’exil aurait des charmes, / La prison du soleil, la vieillesse des fleurs ! » (v. 132-134, p. 44) Mais dans le poème « Serais-tu seul ? », dont le titre tourné en question affiche d’emblée le soupçon qui pèse sur la fidélité de l’amant, la « fleur sur sa tige » (v. 11, p. 79) n’est déjà plus que le comparant d’une femme « craintive » (v. 13, p. 79) qui se figure, tremblante, sur les genoux de celui qu’elle aime et qui doute que ce dernier soit seul, « Sous nos fleurs où, pleine de larmes, / Ta voix dans ma voix a gémi, / Comme au temps dont j’ai fait les charmes » (v. 21-23, p. 80). Loin d’être envisagée comme un avenir possible, la présence enchanteresse de la femme aux côtés de son bien-aimé n’est plus qu’un passé merveilleux qu’il faut de toute évidence oublier.
8C’est donc principalement aux tourments de l’amour qui font ressortir la fragilité d’une femme toujours trop sensible, toujours trop facilement trompée par un amant volage, que sont désormais associées les fleurs : ainsi en va-t-il dans « Les Mots tristes », où la rime « fleurs/pleurs » sert à décrire l’inquiétude d’une amoureuse qui s’avoue « crédule » (v. 18, p. 57). On la retrouve abandonnée par un amant aux « traits d’ange » (v. 2, p. 83) dans le poème « Les Ailes d’ange », où la même rime est cette fois-ci utilisée pour dénoncer le séducteur qui a détourné les plaintes et le don des fleurs pour se jouer d’elle (v. 26-27, p. 84). Ce « menteur d’amour » mis en avant par la rime kyrielle (p. 85-87) est encore celui qui l’oblige à emprunter « La route sans fleurs et sans charmes » (v. 29, p. 87) qui la conduit à un « rendez-vous » où elle se devine « seule » (v. 28, p. 86). La situation paraît différente dans « Réveil », puisque les « fleurs d’un moment » (v. 18, p. 97) désignent les nouvelles maîtresses de l’amant dont la poète salue la beauté, non sans ironie, puisque la fragilité de la fleur souligne l’éphémère de ces liaisons que l’on aurait tort de prendre au sérieux. On pourrait croire que, comme dans le poème « Ne me plains pas ! » (p. 90-91), la femme trahie se met au défi de changer à son tour et d’oublier celui qu’elle a aimé, allant même jusqu’à lui souhaiter d’être heureux, mais le ton est ici tout autre : il est celui de la supplication dans la bouche de celle qui se rend compte qu’elle ne peut supporter de revoir son amant, qu’elle est sur le point de verser dans la folie, et qui le conjure donc de « Laisse[r] tomber en paix une fleur accablée, / Atteinte dans le cœur d’un tranquille poison. » (v. 33-34, p. 97) La charge pathétique de ces vers doit beaucoup à l’inversion du scénario galant qui s’y opère, puisque l’amant n’est plus celui qui donne courtoisement la fleur en un geste d’amour, mais celui qui est prié de cesser de la tourmenter après lui avoir donné la mort. L’écho ménagé entre la « fleur » et « le cœur », placé à la césure, dit la gravité du coup qui a été porté, tandis que l’oxymore que constitue le « tranquille poison » fait signe vers une mort certaine mais lente, qui sera d’autant plus douloureuse en dépit de la résignation dont fait preuve celle qui souffre : l’acceptation de son sort se lit dans l’hypallage que l’on peut trouver dans l’association de « tranquille » et de « poison ».
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9 Voir sur ce genre le livre de Dominique Millet-Gérard,...
9On le voit, le recours aux fleurs dans le lyrisme amoureux contribue à produire une poésie douloureuse qui se nourrit de la situation topique, issue notamment du genre de l’héroïde9, vouant la femme sensible, sincèrement amoureuse, à l’épreuve de la trahison et au ressassement de la plainte. Les fleurs correspondent en cela à ce qui est attendu sous la plume d’une femme : de la pudeur dans l’expression du désir, de la grâce et de la tendresse jusque dans l’aveu de la souffrance, qui paraît s’étendre à toute une vie. Elles dessinent pour la femme une destinée de dévotion à l’amant, souvent confondu dans le recueil des Pleurs avec Dieu même. Il est remarquable que ce soit par cette confusion de l’éros et de l’agapé qui dit pour la femme l’impossibilité de vivre, de croire, en l’absence de l’être aimé que se conclut le poème « Malheur à moi ! » Une strophe semblait pourtant inverser les rôles, en attirant l’attention sur le regard de l’amant qui aperçoit sur le sein de celle qu’il aime « des fleurs qu’il n’avait pas données » (v. 15, p. 72). L’offrande fait ici allusion à l’infidélité possible de la femme, mais elle ne provoque nulle inquiétude chez l’amant qui ne va pas jusqu’à « accuser [s]a foi » (v. 13, p. 71). Loin de rebattre les cartes, cette possible trahison ne fait qu’alimenter le malheur de la coupable, qui ne parle certes pas de faute ni de remords, mais qui est contrainte de reconnaître que toute séparation vaudrait pour elle comme un arrêt de mort.
Une enfance fleurie
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10 Voir la lettre xxx du roman de Senancour, Oberman, éd...
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11 Voir les poèmes « Les Fleurs », « Les Fleurs sur l’au...
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12 Esther Pinon attire l’attention sur ce parallèle dans...
10Les fleurs que l’on trouve dans Les Pleurs n’ont pas le pouvoir, comme la jonquille d’Oberman, d’ouvrir sur la vision d’un monde idéal, retrouvé ou rêvé, davantage accordé aux désirs de l’homme10. Elles peuvent en revanche, comme sous la plume de Lamartine11, servir un dessein apologétique en rendant hommage à Dieu à travers la beauté de sa Création, ou du moins célébrer la relation harmonieuse qui se dessine entre l’homme et son Créateur, présent dans son amour à travers elles. Cette vision rassurante d’un Dieu attentif aux moindres éléments du monde qu’il a créé est transmise par l’épigraphe empruntée à Henri de Latouche : « Dieu, dit l’Écriture, entend la fleur s’ouvrir, et il distingue dans les bois le dernier souffle de l’oiseau » (p. 134). Elle est le plus souvent présente dans les poèmes des Pleurs qui évoquent avec nostalgie la piété confiante et joyeuse propre au temps de l’enfance. Dès les premiers vers de « Révélation », les « jeunes fleurs » en lesquelles l’enfant peut se reconnaître lui renvoient l’image d’un monde imprégné de présence divine : « Dieu qui parle et se plaît dans une âme ingénue, / Que l’on a vu passer avec l’errante nue, / Dont on buvait l’haleine au fond des jeunes fleurs, / Qu’on regardait dans l’ombre et qui séchait nos pleurs ». Dans ce « suave lointain » qui ne connaît pas encore la douleur, les « fleurs » riment avec des « pleurs » qui peuvent encore être séchés ; elles ornent une vie délestée du poids de la culpabilité, dans laquelle le « pardon » peut encore venir « redorer l’existence ! » (v. 9-15, p. 39). Quelques vers plus loin, la poète reprend le topos de la fleur associée au cycle des saisons pour célébrer l’atmosphère festive de l’été : « La terre en fleurs palpite et parfume sa tête » (v. 78, p. 42). Certes, la joie d’être au monde qu’elle chante s’explique d’abord par le bonheur intense procuré par l’amour profane, mais comme souvent, éros et agapé fusionnent : ces vers sont aussi action de grâce, hommage vibrant à l’Amour d’un Dieu « clément » qui vient « protéger nos jours, / Sous une image ardente à me suivre toujours ! » (v. 83-84, p. 42). À l’autre bout du recueil, les fleurs reviennent dans « Le Convoi d’un ange » pour évoquer la sérénité d’une enfance qui n’est pas troublée par la mort : elle peut encore passer « sans pleurs » (v. 59, p. 234) au cours de funérailles où l’enfant se rend coiffé « D’une tresse de fleurs comme pour une fête » (v. 10, p. 233) et peut se figurer le petit défunt comme un « doux fardeau de roses » (v. 67, p. 235). Les fleurs que sa mère l’invite à déposer sur « l’autel de la madone » (v. 30, p. 233) deviennent le signe tangible de la confiance placée en la protection aimante de la Vierge Marie, qui « va [la] voir » (v. 36, p. 233). Dans « La Crainte », c’est à travers l’ange dont la fidèle présence toujours réconfortante se faisait sentir « sous les fleurs que relevait [s]a main » et se donnait à entendre « dans la voix de [s]a mère » (v. 13 et 14, p. 115) que la poète fait revivre cette période tranquille de l’enfance, encore délivrée du moindre doute sur la bonté d’un Dieu toujours accueillant pour sa créature. C’est sur cette confiance en un Dieu miséricordieux, sensible aux malheurs, ami de ceux qui s’aiment, qu’elle parie dans le poème « Pardon ! » : le dernier vers, « Va, pour tous les tombeaux la nature a des fleurs » (v. 16, p. 81), conclut sur cette note d’espoir, puisée dans la certitude du rachat que promet le parallèle fait entre l’épreuve de l’amour et la Passion du Christ12.
11D’une manière plus générale, nombreux sont les poèmes qui recourent au motif floral pour dépeindre le temps de l’insouciance, de l’ignorance du Mal et de la souffrance qu’est encore l’enfance. Dans « Tristesse », la voix mélancolique qui s’exprime s’identifie à « cet enfant qui joue et qui dort sur la vie, /Qui s’habille de fleurs, qui n’en sent pas l’effroi ;/ Ce pauvre enfant heureux que personne n’envie, / Qui, né pour le malheur, l’ignore et s’y confie » (v. 36-39, p. 105). La rime interne a beau rapprocher les « fleurs » du « malheur » à venir, elles restent la parure d’un enfant plein d’allégresse, en dépit de sa pauvreté et de la pitié qu’il inspire déjà (la syllepse sémantique qui associe le sens propre et le sens figuré de « pauvre » autorise cette double lecture). La « cage en fleurs où couvaient, où fermentaient nos jours » (v. 90, p. 107) que devient l’école dans le même poème continue de jouer sur l’inversion des valeurs et de transformer en promesse, en élan de vie, tout ce qui pouvait faire ombre à tant de bonheur, ici en restreignant la liberté de l’enfant. Lorsqu’elle se tourne vers sa fille, ce sont vers ces « heures matinales/Où l’on a respiré tant de sauvages fleurs » que remonte la poète en un effet de miroir, mais si elle prend la parole, c’est surtout pour souhaiter avec ferveur que son enfant soit épargnée des malheurs qui l’ont accablée ; elle voudrait qu’il lui soit donné d’arpenter toujours la nature avec l’innocence des premières découvertes : « Que les ruisseaux, les bois, les fleurs où tu te plonges, / Gardent leur fraîche amorce au penchant de tes pas » (v. 23-24, p. 145). Une dernière occurrence des fleurs dans ce poème vient encore évoquer avec tendresse cet âge préservé au cours duquel les pleurs, jamais dévastateurs, ne sont qu’« ondée en avril qui roule sur les fleurs » (v. 48, p. 146). Contrairement à l’eau dont le symbolisme est ambivalent dans ce recueil, on remarque que les fleurs ne sont jamais dangereuses : dans le poème « Une ondine » que l’on peut lire comme un conte, ce sont elles qui protègent l’enfant de l’attraction mauvaise de l’eau, en lui désignant la rive qu’il ne doit pas dépasser (v. 32, p. 202).
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13 Le poème se trouve dans l’anthologie procurée par Yve...
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14 Ibid., v. 17-18, p. 200.
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15 Cette association de la fleur et du nid se retrouve e...
12Si le parfum de la fleur occupe un rôle de premier plan dans le lyrisme amoureux chez Desbordes-Valmore, comme l’illustrent mieux que tout autre poème « Les Roses de Saadi », il est aussi omniprésent dans cette poésie du souvenir, qui connaît grâce à lui de véritables expériences de réminiscence : « L’haleine d’une fleur sauvage, / En passant tout près de mon cœur,/ Vient de m’emporter au rivage, / Où naguère aussi j’étais fleur », écrit dans « Fleur d’enfance » (Pauvres fleurs) celle qui voit se lever sous ses yeux avec délices, grâce à ce parfum, le visage de son « petit amoureux13 ». Plus tard encore, dans le recueil des Poésies inédites, le poème « Une ruelle de Flandre » continue de restituer le décor de l’enfance comme un paysage saturé de fleurs parfumées, à l’instar des « roses embaumées » avec lesquelles se noue une relation affective14. Dans Les Pleurs, c’est à partir du souvenir d’Albertine, l’amie tant regrettée, que reviennent les scènes de liesse embellies par d’odorantes fleurs : « Oui ! c’était une fête, une heure parfumée ;/ On moissonnait nos fleurs, on les jetait dans l’air : / Albertine riait sous la pluie embaumée » (v. 101-103, p. 108). Les fleurs sont toujours là, dans « L’Impossible », pour parfumer le nid de l’alouette à laquelle s’identifie la poète de nouveau saisie par la nostalgie de son enfance, mais s’ajoute dans ces vers une autre image également volontiers associées aux fleurs, celle d’un abri « au fond » duquel on peut se réfugier (v. 4-6, p. 175)15. La fleur offre ainsi une profondeur protectrice en cohérence avec cette reconstitution imaginaire de l’enfance comme un monde préservé de toute manifestation du Mal et de toute désillusion.
L’imagerie de la vanité
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16 N. Courtinat, notice « Élégie (xixe siècle) », Dictio...
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17 Voir par exemple, pour en rester à la poésie contempo...
13S’il lui arrive d’être représentée comme un abri, la fleur reste dans le recueil des Pleurs, par sa fragilité, par l’évanescence de son parfum, le symbole par excellence de la brièveté de la vie et la métaphore la plus attendue pour figurer une jeune morte. Il faut reconnaître que Desbordes-Valmore a amplement contribué à faire de la frêle fleur, tremblante, qui ne vit que quelques heures ou que quelques jours, « l’un des clichés les plus tenaces de l’élégie romantique16 ». Cette hantise de l’écoulement rapide du temps, et notamment cette pensée obsédante du peu de temps dont dispose une femme pour être belle et aimée, peut la conduire à reprendre, après tant de poètes17, l’invitation d’Horace à profiter de la vie : « Hâtons-nous, ma jeune compagne, / Viens tresser ta couronne au fond de la campagne, / Hâtons-nous de cueillir et les fleurs et les songes », s’écrie la voix que l’on entend dans « Les songes et les fleurs » (Romances, 1830). La même injonction revient au seuil des Pleurs, dans le poème « Révélation » : « On a si peu de temps à s’aimer sur la terre ! / Oh ! qu’il faut se hâter de dépenser son cœur ! » (v. 120-121, p. 43). Et on retrouve le constat désabusé dans l’une des strophes de « La Sincère » : « Car, pour nos amours, / La vie est rapide ; / Car, pour nos amours, / Elle a peu de jours. » (v. 25-28, p. 121).
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18 Voir le « roseau débile » dans « L’Attente » (v. 7, p...
14Néanmoins, la plupart du temps, la poète s’en tient, dans Les Pleurs, à l’évocation pathétique du dépérissement rapide de la fleur, qui ne provoque aucun sursaut de vie. C’est le cas pour « la fleur d’un bleu si beau » dont elle déroule la si courte existence : « Quel nom portait la fleur… la fleur d’un bleu si beau, / Que je vis poindre au jour, puis frémir, puis éclore, / Puis, que je ne vis plus à la suivante aurore ? » Elle espère certes qu’elle puisse « renaître à [s]on tombeau », mais demeure l’image convenue de la fleur vite disparue et d’une beauté promise à la destruction, comme le souligne la rime « beau/tombeau » (v. 52-55, p. 106). Dans « Agar », la « fleur mourante » (v. 16, p. 159) que cueille l’enfant annonce le danger qu’il court avec sa mère et que seul permet d’écarter la connaissance de l’intertexte biblique. Cette fleur trop vite fanée au parfum éphémère devient donc le moyen le plus commode pour figurer avec grâce et douceur le passage trop rapide d’une vie que l’on chérissait : « C’est un parfum de rose… il n’atteint pas l’hiver » (v. 105, p. 108) : ainsi se conclut, dans une émotion retenue mais sensible, la strophe qui faisait revivre Albertine dans toute la joie de sa jeunesse. On ne s’étonnera pas que ce motif floral soit de nouveau convoqué dans les poèmes en hommage à une jeune disparue, « Nadège », « Lucretia Davidson », « fleur des neiges », « Fleur dérobée au front d’un séraphin ! », « tendre fleur enfermée » pour l’une (v. 1, 9, 13, p. 124-125), « Fleur étrangère ! », « fleur fermée » pour l’autre (v. 5, 39, p. 161 et 163) : il s’agit à chaque fois d’esthétiser la mort, de rendre moins éprouvante la séparation qu’elle constitue, et surtout de la représenter comme un passage vers une autre vie qui délivrera enfin de toutes les épreuves connues ici-bas. La représentation biblique de la terre comme une vallée de larmes où l’homme est exilé sous-tend tous ces poèmes qui font de la mort mieux qu’un refuge, qui la désignent comme la destination promise qu’il faut espérer rejoindre au plus vite pour être heureux. Le poème « Écrivez-moi ! » (p. 167) adressé à une amie que la poète imagine en « fleur endormie/Au jardin de la mort » est une variation explicite sur ce thème de la « vallée » où il fait « sombre » (v. 9-10), « lieu d’effroi » (v. 14) où l’on vit en exil (« Notre âme exilée », v. 11, « Moi, l’autre exilée », v. 39). Le retournement de la mort en « bienfait » (v. 12) est au cœur du poème « Les Fleurs » (p. 173), qui commence par dire le désir de s’enivrer du parfum des fleurs, de vivre d’elles, avant d’en faire paradoxalement des objets d’« envie » (v. 3) pour la mort qui les frappe vite et qui leur épargne d’être longtemps éprouvées par le sort. La fleur permet ici à Desbordes-Valmore de renchérir sur l’image de la fragilité, puisqu’elle est préférée au « roseau », pourtant d’ordinaire choisi comme symbole de faiblesse18, mais ici jugé « moins fortuné […] » (v. 9) en raison de sa plus longue résistance.
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19 On trouvera le poème dans l’anthologie procurée par Y...
15Qualifiées de « sanglantes » dans le poème « Sous une croix belge » (v. 8, p. 117), les fleurs ne parviennent pas à masquer l’horreur de la guerre : la périphrase métaphorique du « jeune lis » (v. 17) a beau nimber de beauté tendre l’évocation du fils que la mère éplorée réclame en vain à la terre, elle ne peut faire oublier la cruauté de la mort, son irréversibilité d’emblée rappelée, tout comme elle ne peut apaiser la colère de la poète qui s’insurge contre le comportement des rois. De même, dans « Le Vieux Pâtre », la voix qui appelle à la mobilisation pour venir en aide à la Pologne ordonne d’« écarte[r] ces fleurs » et de mettre fin à la gaieté insouciante qu’elles entretiennent (v. 17, p. 193). Il y a donc place pour la fleur dans les poèmes où s’exprime la révolte de la poète attendrie par le sort des peuples opprimés. Le plus souvent néanmoins, la tonalité élégiaque qui recherche le pathétique mais qui fuit l’expression violente de la souffrance trouve dans la fleur l’ornement qui convient pour figurer un deuil douloureux mais apaisé. Les fleurs que nous avons déjà trouvées dans « Le Convoi d’un ange » (p. 232-236) assurent le pathétique tendre de la scène. Le motif des « tombes en fleurs » (v. 2, p. 103) trouve naturellement sa place dans l’évocation poignante, mais qui doit rester belle et douce, des cimetières du pays natal où reposent les proches que l’on a tant aimés. La fleur pare le souvenir dont elle garantit la pérennité, en dépit de sa propre fragilité : Nadège changée en fleur exhale un « jeune parfum » qui « restera frais à notre mémoire » (v. 18-19, p. 125). Ce pouvoir mémoriel explique que Desbordes-Valmore reprenne le topos du bouquet déposé sur la tombe, mais elle se l’approprie, dans « L’Enfant au rameau », en faisant de la fleur le gage de la réversibilité qui doit permettre aux vivants de profiter des pleurs des disparus (v. 26-30, p. 188), dans « Le Mal du pays », en décrivant le geste d’Albertine « Dénouant pour mourir [s]a robe de printemps », et disant : « Semez ces fleurs sur ma cendre captive. » (v. 31-32, p. 113). Ce geste préfigure la scène qui verra l’amoureuse offrir à son amant « l’odorant souvenir » imprégné sur sa robe des roses qui se sont échappées de ses ceintures dénouées (« Les Roses de Saadi19 »). Dans les deux cas, les fleurs assurent la poétisation de la mémoire en perpétuant l’offrande et en changeant l’absence en présence.
Fleurs de poésie
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20 Voir la note 1 de la page 235.
16Desbordes-Valmore n’a pas oublié non plus l’usage métaphorique des fleurs pour désigner l’écriture poétique. Esther Pinon rappelle que l’églantine est « l’une des fleurs décernées lors des Jeux floraux » et elle interprète le « feu des églantines mortes » dans « Le Convoi d’un ange » comme un congé momentanément donné à l’inspiration poétique qui a nourri le recueil20. Desbordes-Valmore a volontiers recours aux fleurs lorsqu’elle se penche sur l’œuvre de ses consœurs. Elles lui permettent de retracer la genèse des vers de Louise Labé, d’abord pour marquer son étonnement à la découverte d’une enfance qui, dans le décor lyonnais, ne portait pas la « poétique Louise » à « s’élancer aux fleurs » (v. 15, p. 153), puis pour rendre hommage à la puissance d’un chant mûri dans les épreuves de l’amour, qui n’a pas été immédiatement composé « avec des fleurs » (v. 31, p. 154), mais qui a su finalement s’épanouir « dans les fleurs et les eaux » (v. 87, p. 156). L’image revient à propos d’Amable Tastu, lorsque la poète regrette que Lucretia Davidson n’ait pas connu des vers qui auraient pu la réconforter : « À ta pure souffrance elle eût jeté ses fleurs » (v. 49, p. 163). Notons qu’elle n’est pas circonscrite à la production féminine : Béranger est loué pour la diversité d’une inspiration qui lui permet d’être « Toujours nouveau sous [s]es nouvelles fleurs » (v. 4, p. 195). C’est une autre façon de reconnaître que le motif floral peut s’émanciper de la sentimentalité élégiaque et être utilisé efficacement dans des textes engagés. Dans le poème adressé à Lamartine, il est question de la « belle égide de fleurs » qui protège sa « gloire » (v. 102, p. 139), mais l’image mythologique fait ressortir alors la différence de statut entre le poète rayonnant affublé d’un attribut épique et la poète qui se définit en « indigente glaneuse » (v. 91, p. 138) et qui octroie seulement, à elle et à ses consœurs, une « lyre inculte, incomplète, / Longtemps détendue et muette » (v. 87-88, p. 138) ou une « lyre voilée » (v. 50, p. 163).
Conclusion : l’offrande du poème
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21 Poème reproduit dans l’édition procurée par Yves Bonn...
17À quelques exceptions près, tous les exemples que nous avons relevés inscrivent le motif floral dans la tradition du lyrisme élégiaque qui se nourrit des épreuves de l’amour, du regret d’un passé idéalisé et de la pensée mélancolique de la vanité de la vie, que tente de réconforter une piété fervente. Ils démontrent que Desbordes-Valmore ne recherche pas à tout prix la nouveauté, mais qu’elle sait très bien s’approprier un imaginaire qui correspond parfaitement au regard qu’elle porte sur l’existence et qui est en accord avec la poésie simple, familière, émouvante qu’elle veut écrire. Au même titre que les oiseaux, les fleurs lui permettent en effet, par cet imaginaire commun qu’elles sollicitent, de dépasser la plainte personnelle pour communier avec ses lecteurs dans la même émotion qui peut, dans le cas des poèmes les plus engagés, résonner comme un appel à la solidarité. Elles fournissent à Desbordes-Valmore l’un des moyens de pratiquer une poétique du partage, résolument ouverte vers cet autre dont elle recherche la connivence, mieux, une compassion réactive. C’est du reste à elles qu’il revient de figurer l’offrande du poème et le rôle que la poète espère pouvoir lui donner dans la vie de ceux qui la liront. Cette relation intime, affective, entre la poète et ses lecteurs se dessine dans le poème « La Dernière Fleur », alors que, comme cela lui arrive souvent, la poète songe à ce qu’il adviendra de sa tombe et de sa mémoire après sa mort. Interpellant un « passant » qu’elle invite à cueillir la « fleur sauvage » (v. 31, p. 132) qui croît sur son tombeau et qu’elle lui désigne comme sa « frêle image » (v. 34), puis comme son « fragile emblème » (v. 36, p. 133), elle le prie de la considérer comme un « talisman » (v. 37) qui lui portera bonheur dans ses amours. En associant une nouvelle fois la fleur au souvenir des pleurs versés ici-bas, la poète en profite pour rappeler la sacralité de la souffrance (« Une larme est un saint mystère », v. 48), donc pour redonner toute sa gravité, toute sa profondeur spirituelle à la déploration élégiaque, et pour souligner l’efficace de la compassion : « J’ai porté bonheur sur la terre/ À ceux qui pleuraient devant moi » (v. 46-47). L’offrande de la fleur qui lui sert à « s’acquitte[r] » de la « pitié solitaire » (v. 49-50) du passant est une invitation à prolonger cette expérience empathique de la poésie, comme un échange plein de gratitude qui vaut comme consolation. Dans son dernier recueil publié à titre posthume (Poésies inédites, 1860), c’est encore avec la même intention que la poète offrira, cette fois-ci, son nom : « Que mon nom ne soit rien qu’une ombre douce et vaine, / Qu’il ne cause jamais ni l’effroi ni la peine ! / Qu’un indigent l’emporte après m’avoir parlé / Et le garde longtemps dans son cœur consolé21 ! »
Notes
1 Nicolas Courtinat, notice « Élégie (xixe siècle) », P. Auraix-Jonchière et S. Bernard-Griffiths (dir.) avec la collaboration d’É. Francalanza, Dictionnaire littéraire des fleurs et des jardins (xviiie et xixe siècles), Paris, Champion, 2017, p. 186. Dominique Rabaté constate pour sa part que la poésie du xxe siècle n'a pas repris le geste de l’offrande florale, qui paraissait « sans doute suranné, épuisé par une trop longue tradition qui en a répété à satiété les motifs, les a déclinés avec trop de virtuosité ». Voir son article, « “Voici des fruits, des fleurs…”. Remarques sur le poème comme don d’amour », J.-N. Illouz (dir.), L’Offrande lyrique, Paris, Hermann, 2009, p. 161-173 (p. 163 pour la citation).
2 François Jacob, notice « Chénier (André) », Dictionnaire littéraire des fleurs et des jardins(xviiie et xixe siècles), op. cit., p. 89.
3 Toutes les références données entre parenthèses renvoient à l’édition des Pleurs procurée par Esther Pinon, Paris, GF Flammarion, 2019.
4 Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, Nouvelles méditations poétiques, éd. A. Loiseleur, Paris, Le Livre de Poche Classiques, 2006, p. 433-434.
5 Voir la notice « Fleur bleue » rédigée par Alain Montandon, Dictionnaire littéraire des fleurs et des jardins (xviiie et xixe siècles), op. cit., p. 248-257.
6 André Chénier, Art d’aimer, Œuvres poétiques I, éd. G. Buisson et É. Guitton, Orléans, Paradigme, 2005, chant I, 40 a, v. 9-14, p. 160.
7 Ibid., v. 15-16.
8 L’épigraphe empruntée à Henri de Latouche invite à trouver un ancrage biographique à ce poème. On retrouve dans le poème « À Monsieur A. de L. » une citation de Latouche en épigraphe à propos du don d’un bouquet en signe d’amour (p. 147) : l’écart accusateur se creuse ainsi entre le geste courtois repris par Latouche dans la fiction et le comportement que lui prête Desbordes-Valmore dans son poème.
9 Voir sur ce genre le livre de Dominique Millet-Gérard, Le cœur et le cri. Variations sur l’héroïde et l’amour épistolaire, Paris, Champion, 2004.
10 Voir la lettre xxx du roman de Senancour, Oberman, éd. F. Bercegol, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 139-140. Pour une étude de cette lettre célèbre, nous renvoyons à notre notice, « Senancour (Étienne Pivert de) : violettes et jonquilles », Dictionnaire littéraire des fleurs et des jardins (xviiie et xixe siècles), op. cit., p. 667-671.
11 Voir les poèmes « Les Fleurs », « Les Fleurs sur l’autel », « Sur une page peinte d’insectes et de plantes », éd. citée, p. 256-257, p. 460-461, p. 464-465.
12 Esther Pinon attire l’attention sur ce parallèle dans la note 2, p. 81.
13 Le poème se trouve dans l’anthologie procurée par Yves Bonnefoy (Marceline Desbordes-Valmore, Poésies, Paris, Gallimard, 1983, p. 121).
14 Ibid., v. 17-18, p. 200.
15 Cette association de la fleur et du nid se retrouve encore, par exemple, dans « Le Jumeau pleuré », v. 29, p. 55 ou dans « À Monsieur A. de L. », v. 26, p. 147.
16 N. Courtinat, notice « Élégie (xixe siècle) », Dictionnaire littéraire des fleurs et des jardins (xviiie et xixe siècles)., p. 183.
17 Voir par exemple, pour en rester à la poésie contemporaine, « La Branche d’amandier » dans les Nouvelles Méditations poétiques de Lamartine, éd. citée, p. 363-364.
18 Voir le « roseau débile » dans « L’Attente » (v. 7, p. 48), « le roseau faible » dans « Pardon ! » (v. 18, p. 82), etc.
19 On trouvera le poème dans l’anthologie procurée par Yves Bonnefoy, éd. citée, p. 181.
20 Voir la note 1 de la page 235.
21 Poème reproduit dans l’édition procurée par Yves Bonnefoy, éd. citée, p. 234.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Fabienne Bercegol
Fabienne Bercegol est Professeure à l'Université Toulouse-Jean Jaurès et directrice de l’unité de recherche « Patrimoine, Littérature, Histoire ». Elle publie régulièrement sur Chateaubriand, Sand, Senancour, Stendhal, Barbey d’Aurevilly, Desbordes-Valmore, etc. Ses travaux portent notamment sur littérature et religion (« Le génie de la religion », Orages, n°20, 2022) et sur les usages fictionnels du portrait (direction du n° 176 de Romantisme, codirection Portraits dans la littérature de Gustave Flaubert à Marcel Proust, Garnier, 2018).