XXe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022

Ilaria Vidotto

« Là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir »
Prolepses du Temps retrouvé

  • 1 « Là où il y a assez de profondeur, en plein et lointa...

  • 2 Ibid., t. IV, Esquisse LX, p. 941.

  • 3 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « ...

1Dans1 le cahier 57, où Proust esquisse, dès 1909-1910, l’essentiel de la matière narrative du Temps retrouvé, la tâche de l’écrivain semble se configurer sur le modèle de celle d’un constructeur-urbaniste, appelé à « frayer des routes et jeter des ponts2 » entre les quartiers éloignés de son agglomération romanesque. Les deux infinitifs auto-injonctifs de cette note de régie annoncent une métaphore que Proust développera dans le texte publié, à la suite de l’apparition de Mlle de Saint-Loup ; dans ce personnage-carrefour convergent « des routes venues […] des points les plus différents3 » (TR, p. 334) de la vie du héros-narrateur, lequel comprend finalement qu’« entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications » (p. 335).

2Dernier volume des sept qui le composent, Le Temps retrouvé peut être considéré, en quelque sorte, comme la Mlle de Saint-Loup du roman intitulé À la recherche du temps perdu. En dépit des multiples aléas, des nombreux ajouts et bouleversements que Proust opéra au cours des presque quinze ans de rédaction, c’est ici que les fils de la trame, ainsi que de l’apprentissage esthético-philosophique du protagoniste, à la fois se nouent et se dénouent. De même, c’est par cette tension vers la clôture, et malgré l’inachèvement de certaines parties du texte, que Le Temps retrouvé donne à observer le soin extrême que Proust voua à la composition de son œuvre.

  • 4 Pour la distinction entre « cycle à entrée unique » et...

  • 5 Voir Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 197...

  • 6 Genette insiste tout particulièrement sur ce « princip...

3Lorsqu’on se penche sur un seul volume, retranché du « cycle à entrée unique4 » qu’est la Recherche, il est sans doute moins aisé de reconnaître l’effort de l’écrivain pour échafauder, à l’échelle du roman entier, des symétries entre les personnages, pour relier différents épisodes en jouant des analogies et des différences. On peut cependant entrevoir les résultats et les enjeux de ce travail de composition si l’on se concentre sur l’emploi que Proust fait des anachronies narratives – procédé qui assume dans la Recherche une importance quantitative et qualitative peu commune. Selon la définition canonique de Gérard Genette, les anachronies constituent des distorsions entre le déroulement des événements sur l’axe de l’histoire et l’ordre dans lequel le récit les représente5. Les moments où le récit fait un saut dans le passé, pour rappeler un événement qui a déjà été raconté, ou bien pour combler une lacune apparaissant rétrospectivement comme telle (analepses), tout comme les anticipations de faits en attente d’être développés (prolepses), sont légion dans le texte proustien. Ce moyen éprouvé de la tradition romanesque entretient en effet une solidarité forte avec les « fins » du roman. D’une part, les analepses et prolepses supportent les parallélismes diégétiques évoqués plus haut, tout comme la dynamique d’apprentissage qui informe le parcours du héros-narrateur, puisque le rappel ou l’anticipation d’un fait entraîne souvent l’éclaircissement différé d’une vérité insoupçonnée, ou bien la remise en cause d’une première interprétation erronée6.

  • 7 Les guillemets s’imposent, car la Recherche se configu...

4D’autre part, et plus essentiellement, les anachronies contribuent à actualiser, sur un mode dramatisé, la réflexion philosophique de Proust sur la mémoire et le temps. En instaurant un va-et-vient entre passé, « présent7 » et futur, et en donnant donc à appréhender le temps, vécu ou encore à vivre, dans son épaisseur sensible, les analepses et prolepses constituent l’actualisation textuelle de l’une des révélations majeures de la matinée Guermantes : la découverte que l’existence se constitue de fragments apparemment discontinus, et néanmoins entrelacés en profondeur par le travail incessant des « navettes agiles des années » (TR, p. 155).

  • 8 Voir Guillaume Perrier, La Mémoire du lecteur. Essai s...

  • 9 Ibid.,p. 25.

5Or, si les anachonies « incorporent » le temps, Guillaume Perrier a montré qu’elles constituent également une mise en scène de la mémoire, que le texte de la Recherche crée et sollicite8. À l’activité de remémoration, strictement volontaire, du héros qui, en se souvenant, rentoile les morceaux de son passé, et comprend que c’est dans cette reconstruction, et non dans un sujet hautement philosophique, que gisent « les matériaux de l’œuvre littéraire » (TR, p. 206), fait pendant, en effet, la récupération mémorielle par le lecteur des souvenirs de la diégèse amoncelés au cours de sa lecture. En vertu de ce parallélisme, « les rappels narratifs peuvent être envisagés comme des étais qui renforcent la mémoire du lecteur et la soutiennent ainsi jusqu’à la révélation finale9 ».

  • 10 Nous renvoyons à l’ouvrage de Guillaume Perrier pour ...

  • 11 Luc Fraisse, « Le livre à écrire, énigme essentielle ...

6Terminus ad quem de la parabole existentielle et vocationnelle du héros, mais aussi béance ouvrant sur l’avenir d’une création qui demeure en point de fuite, Le Temps retrouvé est écartelé entre un vaste mouvement de rétrospection – d’où les nombreuses analepses donnant lieu à des rappels ponctuels, ou à de plus longues récapitulations10 – et une dynamique spéculaire de projection : « même à l’heure des réponses aux questions, il res[te] un essentiel “l’on verra plus tard” – ultime anticipation du narrateur jetant son objet au-delà des limites de l’œuvre11 ».

  • 12 Lise Charles, Les Promesses du roman. Poétique de la...

7Dans le présent article, nous nous concentrerons sur le pôle des prolepses ; il reste en effet à mieux cerner la singularité, sinon le paradoxe de ces ouvertures vers le futur, alors même que le mot « FIN » a été apposé par Proust au bas de la dernière page du roman, et que celui-ci semble avoir livré la solution à toutes ses énigmes. En suivant la typologie proposée récemment par Lise Charles12, qui reprend et élargit les catégories de Genette, nous étudierons quelques occurrences de prolepses du Temps retrouvé, afin d’en relever les modulations formelles et les fonctions dans l’économie générale de ce volume, ainsi que de La Recherche tout entière.

Types de prolepse : les définitions de Genette et leur révision par Lise Charles

  • 13 G. Genette, op. cit., p. 82.

  • 14 Voir ibid., p. 105-115.

8Dans le système proposé par Genette dans « Discours du récit », les prolepses constituent le pendant spéculaire des analepses : si les secondes opèrent un retour en arrière, vers un moment de l’histoire déjà représenté par le récit, les premières entraînent une accélération, en ce qu’elles consistent à « raconter ou à évoquer d’avance un événement ultérieur13 ». Comme les analepses, les prolepses peuvent être externes ou internes, soit relater des événements situés à l’extérieur du champ temporel du récit premier ou compris dans celui-ci, porter sur la même ligne d’histoire (prolepses homodiégétiques) ou sur une autre (prolepses hétérodiégétiques). Dans le cas des prolepses internes homodiégétiques, les catégories s’affinent en fonction des informations livrées par le segment anticipateur et du rapport que celui-ci entretient avec la suite du récit. Appliquant aux prolepses la partition proposée pour les analepses, Genette distingue entre des occurrences « complétives », censées anticiper sur une lacune ultérieure du récit, et des occurrences « répétitives », où la séquence anachronique se voit développée, et donc doublée, dans une portion ultérieure de la narration14.

9Si elle fait partie de l’outillage canonique de l’analyse des récits, cette typologie n’est pas sans présenter quelques difficultés. Dans sa récente étude consacrée à la prolepse dans le roman d’Ancien Régime, Lise Charles insiste davantage sur les spécificités narratives et cognitives du mécanisme proleptique, que Genette tend à réduire à un miroir inversé de l’analepse, et propose une révision de l’appareil taxinomique du narratologue.

  • 15 L. Charles, op. cit., p. 58.

  • 16 Ibid., p. 50.

  • 17 Voir ibid., p. 89-99.

10Elle introduit tout d’abord la distinction entre prolepses discursives – soit les annonces qui portent « sur la disposition du récit15 » et qui sont, comme telles, marquées par des tours commentatifs au futur de l’indicatif, faisant signe vers ce qui reste à raconter (on verra plus tard, pour anticiper sur, etc.) – et prolepses diégétiques, qui, elles, concernent la matière événementielle de l’histoire. Ensuite, afin de résoudre les difficultés que posent les épithètes « complétives » et « répétitives » appliquées aux prolepses, Lise Charles réoriente cette dichotomie en mettant en avant la présence, ou l’absence, d’un « subséquent narratif16 » jumeau du segment anticipateur. La prolepse se configure comme autonome si le contenu qu’elle anticipe n’est pas voué à être repris et développé dans un second temps ; elle sera en revanche préparatoire quand l’ouverture vers le futur laisse attendre, ou espérer, l’apparition du subséquent narratif correspondant17.

  • 18 Ibid., p. 92.

11Bien qu’une première lecture ne permette pas de juger avec certitude du statut autonome ou préparatoire de la prolepse, dans le premier cas il est probable qu’on reconnaisse des noyaux narratifs clos sur eux-mêmes, à valeur d’anecdote ou de « récit[s] miniature18 », tandis que dans le second l’anticipation de l’à-venir se signale, le plus souvent, par le caractère générique et allusif des formules employées, lesquelles engendrent un sentiment d’incomplétude. Voyons à présent au moyen de quel type de prolepses le futur fait irruption dans l’histoire du Temps retrouvé et en bouleverse la linéarité.

Prolepses autonomes

L’anticipation à valeur illustrative

12Le Temps retrouvé constituant la dernière station de la longue et tortueuse parabole romanesque du héros-narrateur, il n’est guère surprenant que la plupart des séquences proleptiques dans ce volume soient externes (les faits racontés dépassent la limite temporelle fixée dans l’histoire par la matinée Guermantes) et autonomes. Le récit qui s’achève n’a, a priori, plus rien à « promettre », ni à maintenir ; c’est pourquoi les anticipations coïncident avec des micro-unités narratives complètes, qui n’appellent aucun déploiement ultérieur. Le sentiment d’attente qu’engendrent les allusions proleptiques de type préparatoire se voit ainsi remplacé par le miroitement (trompeur) d’un avenir, l’illusion rassurante que la vie (certaines vies du moins) et la fiction se poursuivent malgré et au-delà de l’épilogue.

13L’échantillon de prolepses autonomes du Temps retrouvé nous confronte à deux types d’occurrences, qui diffèrent aussi bien par leur complexité que par la portée diégétique des informations livrées avant l’heure. On rencontre tout d’abord des anticipations ayant trait à la trajectoire d’un personnage secondaire ; si le narrateur rapporte ces événements en guise d’anecdote exemplaire, censée étayer des considérations d’ordre général, le romancier en coulisse les introduit, quant à lui, pour nouer subtilement des symétries entre différents pans de l’histoire :

1) Mais pour le cas où je n’aurais pas l’occasion d’y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l’affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes, que, dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d’entendre le couple lettré et charmant dire : « Mais il sera probablement acquitté, il n’y a absolument rien contre lui. » [suite et fin de la scène avec le couple, comment le duc change d’avis]. Les opinions du duc de Guermantes n’avaient pas tardé à changer. TR, p. 90

2) Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu’il croyait avoir entendu dire qu’elle était fille d’un juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit, en prononçant à l’allemande comme eût fait le duc de Guermantes, « Bloch » (en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le ch germanique). TR, p. 129-130

  • 19 « Les incidentes dans lesquelles le texte cesse d’êtr...

14Même si seuls les relecteurs de la Recherche savent avec certitude que le récit ne reviendra plus jamais sur ces éléments, divers indices touchant à la textualité et à la forme linguistique des prolepses permettent d’en inférer le caractère autonome. D’une part, le contenu est organisé selon le schéma canonique de la séquence narrative, avec l’exposition puis la perturbation d’une situation initiale, le développement et enfin le dénouement qui renforce la clôture des deux micro-récits. D’autre part, la précaution modalisante en (1) – précaution que, si l’on suit les distinctions proposées par Marcel Muller, on devrait attribuer au Signataire19 du roman, soit à Proust lui-même – ne laisse guère de doutes quant à la possibilité que le récit approfondisse, le moment venu, cet épisode au fond marginal, dont la prolepse a déjà dévoilé les tenants et les aboutissants. On remarquera en outre que la dimension discursive et commentative de l’anticipation se combine avec sa composante diégétique et en consolide l’autonomie, puisqu’elle exhibe le geste d’interpolation des deux parenthèses proleptiques. Explicité, en amont, par les adverbiaux deux ans plus tard et plus tard, en aval le seuil de clôture de l’évocation ultérieure et le retour au récit premier sont signalés par des constructions détachées cadratives (« pour revenir à M. de Charlus », TR p. 90 ; « pour en revenir à la scène de l’hôtel », p. 130) ; tout en affirmant le saut thématique (la prolepse fait digression) et temporel, ces formules raccordent l’anticipation au contexte d’accueil.

  • 20 À cette loi s’ajoute en outre, dans ce passage, la dé...

  • 21 Voir ibid., Albertine disparue, t. IV, éd. citée, p. ...

  • 22 Le comparant analeptique renvoie au premier volet de ...

15Si ces anticipations ne créent pas de suspense et n’apportent pas non plus aux lecteurs des renseignements capitaux pour l’économie de l’intrigue, elles ne sont pas gratuites pour autant ; leur véritable enjeu nous paraît, en effet, « constructif ». L’apologue ayant pour protagoniste la fille de Bloch étaie la démonstration d’une de ces lois générales, se perpétrant en dépit des individualités, dont le narrateur proustien se veut le sourcier : les manifestations les plus anodines de notre langage trahissent des vérités aussi profondes qu’inavouables20. Or, puisque cette loi se fait jour ici à travers le gauchissement de la prononciation du nom de famille – ce qui révèle, plus essentiellement, l’embarras du personnage vis-à-vis de ses origines juives –, la prolepse orchestre un renvoi subtil aux ingénieuses évolutions de la signature de Gilberte Swann, avec le gommage progressif, puis définitif de son patronyme et de sa judéité21. La construction délibérée d’un parallélisme est encore plus évidente dans l’exemple (1) : le caractère influençable du Duc de Guermantes et l’inconsistance de ses convictions politiques sont mises en rapport, par le biais d’une comparaison intradiégétique à valeur analeptique, avec son revirement spectaculaire lors de l’Affaire Dreyfus22. L’anecdote proleptique ne révèle donc pas un nouvel aspect du duc, mais affirme davantage la continuité profonde de sa psychologie.

En finir avec les personnages ?

  • 23 Yves-Michel Ergal, Le Temps retrouvé ou la fin d’un m...

16On conviendra que, tout en altérant la temporalité narrative, ces digressions ouvrant sur l’avenir de Mlle Bloch ou de Basin de Guermantes ont de bien faibles répercussions sur l’avenir du roman. On peut même parier que le lecteur, dont la curiosité est vite satisfaite par une anticipation qui ne laisse rien à désirer, ne gardera pas longtemps en mémoire le contenu de la prolepse. Il n’en ira sans doute pas de même pour d’autres occurrences proleptiques autonomes, lesquelles supportent de manière plus essentielle la courbe descendante d’une trame qui tend vers son épilogue. Si le Temps retrouvé, notamment dans sa dernière section, orchestre la « fin du monde romanesque23 », c’est aussi parce que Proust mène à son terme ultime – la mort – l’itinéraire de certains personnages principaux, que le héros a côtoyés, de façon intermittente, tout au long de son existence.

  • 24 L’événementialité est, en réalité, tout intérieure : ...

  • 25 Marcel Proust, Essais, éd. A. Compagnon, Ch. Pradeau,...

17Cependant, l’on sait que la mort fait rarement événement24 dans la Recherche, et se trouve tout aussi rarement au cœur d’une mise en scène dramatisée. À l’exception de l’agonie de la grand-mère, qui occupe le dernier volet du Côté de Guermantes I, et de la mort en apothéose de Bergotte, dans La Prisonnière, bien d’autres personnages (Swann, Cottard, Verdurin, Saint-Loup, ou Albertine elle-même) disparaissent au détour d’une parenthèse, d’une mention incidente, d’une parole rapportée ou, précisément, d’une prolepse qu’aucun subséquent narratif ne viendra développer. Dans ce traitement en sourdine de la disparition, à la fois déclarée et escamotée, on peut sans doute reconnaître une stratégie de Proust romancier pour éviter certaines ornières du genre romanesque, mais aussi une compensation vouée à pallier la hantise ressentie par Proust lecteur face « à ce moment si triste où il nous faut quitter un personnage de roman […] au moment où il va s’évanouir et n’être plus qu’un songe, comme ces gens qu’on a connus en voyage et qu’on va quitter25 ». Par le recours à la prolepse, la séparation inéluctable d’avec les personnages, et la sortie de l’univers fictionnel, sont seulement préfigurées et, de ce fait, rendues moins abruptes, différées dans un futur aux contours aussi imprécis que lointains.

  • 26 « Cette nuit, j’ai mis le mot “fin”[…]. Maintenant je...

18Aussi l’anticipation nous semble-t-elle constituer le foyer d’une tension entre deux exigences spéculaires : d’une part, la volonté de liquider le monde romanesque, l’urgence d’écrire une fois pour toutes le mot « fin26 », en malmenant si besoin la chronologie ; d’autre part, le besoin de conclure sans vraiment en finir, ainsi que l’aspiration à créer le sentiment d’une continuité (d’une continuation ?) en dépit des ellipses auxquelles la prolepse nous confronte. Regardons donc cette double anticipation concernant le baron de Charlus et Morel :

3a) Je ne me trompais pas, et je dirai tout de suite les deux faits qui me le prouvèrent rétrospectivement (j’anticipe de beaucoup d’années pour le second de ces faits, postérieur à la mort de M. de Charlus. Or elle ne devait se produire que bien plus tard, et nous aurons l’occasion de le revoir plusieurs fois bien différent de ce que nous l’avons connu, et en particulier la dernière fois, à une époque où il avait entièrement oublié Morel). Quant au premier de ces faits, il se produisit deux ou trois ans seulement après le soir où je descendis ainsi les boulevards avec M. de Charlus. Donc environ deux ans après cette soirée je rencontrai Morel […]. TR, p. 110

3b) Le second fait date d’après la mort de M. de Charlus. On m’apporta quelques souvenirs qu’il m’avait laissés et une lettre à triple enveloppe, écrite au moins dix ans avant sa mort. Mais il avait été gravement malade, avait pris ses dispositions, puis s’était rétabli avant de tomber plus tard dans l’état où nous le verrons le jour d’une matinée chez la princesse de Guermantes – et la lettre, restée dans un coffre-fort avec les objets qu’il léguait à quelques amis, était restée là sept ans, sept ans pendant lesquels il avait entièrement oublié Morel. […] TR, p. 111

  • 27 Pour l’intégralité des séquences proleptiques, on se ...

19Face à ces extraits, où se télescopent plusieurs strates temporelles et plusieurs niveaux d’anticipation, le lecteur est saisi d’une sensation de vertige, à laquelle s’ajoute la surprise suscitée par les révélations ayant trait tant au passé de l’histoire qu’à son avenir. Le contenu des deux séquences proleptiques27 correspond, pour (3a), au récit de la rencontre entre le héros et Morel, au cours de laquelle ce dernier finit par avouer que son refus obstiné de revoir Charlus tient à la peur terrible que le violoniste a de son ancien protecteur ; pour (3b), à la transcription de la lettre que le héros reçoit à la mort de Charlus, lui apprenant que le baron avait mûri, pendant plusieurs années, le projet de tuer Morel.

20Pour ce qui est de leur dimension strictement diégétique, ces anticipations peuvent être considérées comme autonomes, car les faits qu’elles évoquent ne seront plus repris dans la suite du récit, ce que suggèrent aussi les tours en régime de discours (je dirai tout de suite). À ce propos, on aura noté que le balisage lexical (assuré notamment par les indicateurs temporels adverbiaux, qui situent les anticipations par rapport au moment où le cours de l’histoire a été interrompu) et commentatif encadrant les prolepses est particulièrement dense dans ces deux exemples. On peine, ici, à dissocier l’intervention un peu laborieuse du narrateur, soucieux de justifier ces accélérations indues auprès d’un narrataire (et d’un lecteur) ballotté entre différentes époques, des précautions d’un romancier conscient de manœuvrer de façon un peu désinvolte le curseur de la chronologie.

  • 28 Les raccords qui scellent la fin des anticipations so...

  • 29 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « An...

21S’il résulte d’un effort de clarification et de l’exigence d’inscrire de façon cohérente le segment anachronique dans la continuité du récit, le soulignement des points d’ancrage et de raccord des prolepses28 est responsable d’un effet de collage qui exhibe la rupture, comme on a pu l’observer dans d’autres exemples d’anachronies29. Ce sont là autant de traces, particulièrement visibles dans Le Temps retrouvé, du patient travail de réorganisation et de rentoilage d’une matière diégétique qui, au cours des années, n’a pas cessé de se modifier et de s’accroître.

  • 30 Comme le confirme la réaction du narrateur : « alors ...

  • 31 On notera aussi l’insistance presque hyperbolique des...

22Malgré l’autonomie des séquences textuelles, l’emploi proustien de la prolepse dans ces passages contigus s’avère fort complexe et échappe à des catégorisations trop rigides. Tout d’abord, on peut considérer que la deuxième anticipation (3b) fait office de subséquent narratif partiel de la première. Dans la mesure où Morel n’explique pas les motivations de sa terreur à l’égard du baron, que le héros peine d’ailleurs à comprendre (« il se mit à trembler de tous ses membres. Je lui avouais que je ne le comprenais pas » p. 111), la lettre post-mortem de Charlus apporte la solution à cette énigme30 et dénoue le suspense créé par ce qui, après coup, nous apparaît comme une préparation. Surtout, les segments discursifs qui marquent le seuil d’entrée des prolepses annoncent par la bande deux événements importants, qui restent en attente d’une saturation : la mort de Charlus et, comme pour contrebalancer le choc de cette révélation31, l’allusion à ses réapparitions ultérieures.

  • 32 Lise Charles analyse ces prolepses comme « pseudo-pré...

  • 33 Voir TR, p. 166-171.

23De ces deux amorces, seule la deuxième s’avère pleinement préparatoire ; quelque cinquante pages plus loin, au seuil de la matinée chez la princesse de Guermantes, évoquée allusivement au moyen du syntagme nominal indéfini (« le jour d’une matinée »), nous assisterons en effet à la dernière rencontre entre le héros et Charlus. Quant à la première, le statut du personnage et l’importance de l’événement, annoncé dans une formulation extrêmement synthétique (« la mort de M. de Charlus »), autoriseraient à inférer que le texte prépare en réalité le terrain pour un développement narratif plus détaillé et plus satisfaisant. Or il n’en est rien32 ; après la scène mi-pathétique, mi-grotesque des Champs-Élysée, où le héros retrouve un Charlus diminué et sénile33, le baron disparaît pour toujours de l’horizon du récit. Mais le mot « disparition » n’est pas, en l’occurrence, un synonyme de « mort », puisque le personnage quitte l’espace du récit comme un fantôme ou, pour reprendre la formule de Proust, comme un songe. À l’instar de certains héros tragiques, le baron ne meurt pas sur scène : il s’évapore dans un blanc.

24Le même privilège d’une mort in absentia est réservé à Odette de Crécy, que le héros revoit, miraculeusement épargnée par les ravages du vieillissement, lors de la dernière matinée. Par un ultime sursis, le déclin et la fin du personnage sont repoussés dans un avenir qui n’adviendra pas, seulement préfiguré au moyen du conditionnel temporel, exprimant la postériorité par rapport à un point de référence situé dans le passé, et d’un bientôt aussi vague qu’inéluctable :

Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, et devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu’elle pensait […] « C’est bien inutile. Pour l’agrément qu’elle vous apportera ! On la laisse dans son coin. Du reste, elle est un peu gaga. » Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux, pour les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d’avoir été impolie, et tout de même agitée par l’offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne s’étonnait pas outre mesure, car, se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête mais sa fille avait refusé. […] et elle était devenue si faible qu’elle n’osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c’est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes. (TR, p. 257-258)

  • 34 Proust a conçu tardivement cette scène, dans une addi...

25Une fois de plus, les enjeux de l’anticipation sont multiples. S’il s’agit, premièrement, de représenter l’œuvre de destruction du temps et d’achever la courbe existentielle et romanesque du personnage, le mélange de dérision et de compassion qui colore ce portrait mélancolique permet de placer dans une relation de symétrie la fin d’Odette et celle de la Berma34. Souffre-douleur des invités de sa fille, subissant au seuil de la mort une sorte de contrappasso (après avoir fait souffrir Swann et tous ses amants, elle essuie maintenant, sans pouvoir se défendre, les moqueries et les injures des inconnus), Odette est surtout la victime du sadisme de Gilberte, comme la Berma mourante l’est de la cruauté de sa fille et son gendre.

  • 35 M. Muller, op. cit., p. 212.

26Plus subtilement, les formules cadratives qui assurent l’enchâssement de la prolepse font ressortir le feuilletage entre les différentes instances subsumées par le pronom « je », ainsi qu’entre les niveaux du récit et de la diégèse. En effet, si le point terminal de la ligne diégétique « première » est la conquête de la vocation par le héros, ainsi que la découverte des vérités esthétiques qui rendent l’écriture enfin possible, mais toujours extérieure au champ couvert par le roman, ces sauts en avant donnent pourtant à voir un narrateur à l’œuvre, en train d’agencer les morceaux d’un récit qui nous est montré, donc, comme étant « déjà écrit, ou déjà sur le métier35 ».

Prolepses ouvrant sur le « livre à venir »

  • 36 Les remarques que nous développons dans cette section...

  • 37 Sur cette énigme du roman, voir le n. 6 de la Revue d...

27C’est en particulier dans les dernières pages du Temps retrouvé36 que le recours à l’anticipation brouille les cartes d’un épilogue que Proust semble avoir conçu, inextricablement, comme un point d’arrivée et de départ, une résolution débouchant in fine sur la béance du « livre à venir37 ».

28Après avoir observé le défilé des personnages grimés par la vieillesse et découvert la face destructrice d’un temps que les réminiscences involontaires semblaient pouvoir abolir, le héros est rattrapé par l’obligation pressante d’entreprendre son ouvrage. Alors que, dans la méditation enclenchée par les épiphanies de la mémoire, l’activité créatrice est envisagée sur un plan théorique, dans ses fondements esthétiques et métaphysiques, à présent ce sont les aspects formels et techniques de l’œuvre qui préoccupent le futur écrivain. Celui-ci détaille ses intentions programmatiques dans une longue séquence, où l’image du livre se projette sur l’écran de procès exprimés au conditionnel, ainsi que d’une série de comparaisons, égrenées comme dans une litanie propitiatoire :

car cet écrivain, qui d’ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées, pour montrer son volume, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde […] Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. (TR, p. 337-338)

29Bien des primo-lecteurs du Temps retrouvé seront sans doute enclins à tenir cette évocation pour une anticipation de type préparatoire. Même si la fin du volume approche, l’on est en droit de nourrir une attente vis-à-vis du programme esquissé par le héros, et de supposer que les pages qui restent à parcourir seront employées à en raconter la réalisation. Cependant, avant même que la continuation de la lecture n’oblige à constater qu’aucun subséquent narratif ne double cette (pseudo)-préparation, les nuances énonciatives du conditionnel fragilisent une telle interprétation.

  • 38 Voir Martin Riegel et al., Grammaire méthodique du fr...

  • 39 Ressemblances d’ordre thématique et esthétique que no...

  • 40 Pascal Alain Ifri, « Mémoire involontaire et écriture...

30Il nous semble en effet que la valeur temporelle de postériorité se double ici d’un sens modal, laissant apparaître la « surcharge d’hypothèse38 » qui plane sur l’actualisation de l’entreprise ainsi conçue. En d’autres termes, le mouvement de projection doit être compris, dans ce passage, moins dans le sens d’une préfiguration, et donc d’une prolepse narrative, que dans le sens d’un fantasme. Le héros rêve de l’œuvre idéale, totale, qu’il voudrait écrire, et que sa démesure assigne pourtant au domaine de l’irréel, de l’irréalisable. Malgré les affinités thématiques que les comparants laissent subrepticement entrevoir entre la figure du livre rêvé et le roman de Proust39, ce dernier opère ici une disjonction assez nette des perspectives et des référents, explicitée d’ailleurs par l’opposition entre le syntagme nominal « cet écrivain » et le pronom « moi-même ». D’un côté, l’opus fantasmatique du héros, irrémédiablement en point de fuite ; de l’autre, « le récit […] considéré du point de vue du narrateur qui en a réuni tous les morceaux40 ».

31La bifurcation que cet extrait fort ambigu nous invite à relever s’accentue quelques pages plus loin ; enchâssée au milieu de la rêverie créatrice du héros, une nouvelle anticipation survient en effet pour nous introduire dans le futur chantier du narrateur-bâtisseur. Contrairement aux occurrences illustrées plus haut, les seuils de début et de fin de la prolepse ne sont pas explicités, ni introduits par des tours commentatifs glosant le geste anticipateur. Faisant suite à la méditation angoissée du héros, pressentant qu’un accident ou une attaque cérébrale pourraient l’empêcher de commencer son œuvre, la séquence proleptique proprement dite est raccordée au moyen d’un couple de connecteurs, un « et » de coordination suivi de l’adverbial « en effet », marquant la conséquence :

Et en effet ce fut là la chose singulière qui arriva avant que je n’eusse commencé mon livre, ce qui arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva, un soir où je sortis, meilleure mine qu’autrefois […] Mais je manquais trois fois de tomber en descendant l’escalier. […] mais quand je fus rentré, je sentis que je n’avais plus ni mémoire, ni pensée, ni force, ni aucune existence. (TR, p. 344)

32Assumant la valeur d’un argument empirique, voué à authentifier la hantise du héros quant à l’imminence de sa propre mort, cette prolepse ménage un saut en avant par rapport à la matinée Guermantes, qui en fournit le point d’ancrage. Même si aucun indicateur temporel ne précise le laps de temps écoulé, il est possible d’inférer que le malaise du héros s’est produit après la dernière matinée, mais avant qu’il ne se soit mis véritablement au travail. En effet, après avoir relaté les conséquences immédiates de l’accident – le héros demeure dans un état d’aphasie et d’amnésie qui le dispense de ses obligations mondaines – le récit proleptique insiste sur l’importance capitale de l’événement. Puisque, quelques lignes plus loin, on apprend que « bientôt [il] pu[t] montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien » (TR, p. 346), il faut en conclure que ce funeste avertissement a enfin provoqué la mue du héros en narrateur.

  • 41 Anne Simon, “Lecture phénoménologique du Temps retrou...

  • 42 Cf. « Je ne pense pas que le jour où j’étais devenu u...

  • 43 Cf. « Depuis le jour de l’escalier, rien du monde, au...

  • 44 Voir A. P. Ifri, op. cit. ; Bianca Romaniuc-Boularand...

33Entrebâillant ainsi une fenêtre sur l’atelier de la création, le récit proleptique produit une accélération qui ne va pas sans quelques contradictions. Si, d’une part, l’affaiblissement de la santé du héros, soulignée à plusieurs reprises, « [laisse] béante et indécidable la possibilité même d’entreprendre le livre projeté dans l’extase des réminiscences41 », d’autre part la prolepse nous montre bel et bien un écrivain en train de fabriquer son livre, et d’essuyer qui plus est une réception négative. On pourrait d’ailleurs arguer que la présence même de cette anticipation, narrée majoritairement à l’imparfait itératif, avec des décrochements ponctuels au présent d’énonciation42, prouve que le narrateur n’a pas (encore) succombé à la mort, du moment qu’il évoque rétrospectivement sa maladie, laquelle sert d’ailleurs de point d’ancrage pour d’autres sauts en avant au sein de la prolepse principale43. Une telle incohérence semble corroborer l’hypothèse, émise par quelques commentateurs, selon laquelle le livre du narrateur prendrait forme à partir de l’assemblage de fragments déjà écrits par le héros, auxquels le texte fait allusion de façon assez mystérieuse44.

  • 45 Voir par exemple M. Proust, J. Rivière, Correspondanc...

  • 46 Voir Cahier XX, f. 116r: https://gallica.bnf.fr/ark...

  • 47 Voir « Note sur le texte », Le Temps retrouvé, t. IV,...

34Toujours est-il que cette prolepse suscite plus de perplexités qu’elle n’en ôte, car Proust se complaît à créer, en outre, des interférences entre la fiction et la réalité. L’allusion à l’incompréhension suscitée par les premières esquisses du héros transpose, de façon transparente, les avis peu favorables que nombre de critiques émirent en 1913, à la sortie de Du côté de chez Swann. De même, l’aggravation de l’état de santé du protagoniste fait écho à certaines lettres de l’automne 1922, où Proust mentionne avoir été victime d’attaques tout à fait semblables45. Il s’agirait donc ici d’un transfert, presque en prise directe, du vécu dans le roman, ce que confirme le dossier génétique. Les brouillons montrent que cette prolepse a été griffonnée sur une paperole46 et ajoutée dans le cahier de mise au net d’un manuscrit qui, bien qu’achevé pour l’essentiel en 1918, n’a cessé d’être augmenté « par des fragments empruntés aux cahiers de brouillons et par des additions sur des feuilles collées en paperoles47 ».

35C’est sans doute parce que l’ajout a été opéré in extremis que le retour au récit « premier » paraît un peu abrupt, Proust faisant cette fois l’économie des précautions métadiscursives et du marquage lexical observés dans les autres exemples. La brèche ouverte par la prolepse sur l’avenir laborieux et douloureux du créateur se voit donc condamnée, et ce d’autant plus brusquement que, une fois de plus, le texte nous met face à un dédoublement déconcertant des instances narratives. Après nous avoir montré le narrateur à l’œuvre, voilà que par un nouveau saut, en arrière cette fois, dans l’espace et dans le temps, nous revenons à la matinée Guermantes, et à la projection hypothétique du travail du héros : « Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire, de plus long et pour plus d’une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus, pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. » (TR, p. 348)

36Le passage à la ligne, le pronom disjoint en tête de phrase, ainsi que le retour du conditionnel, accentuent par contraste la clôture de l’anticipation, dont le caractère autonome s’impose après coup. L’absence d’un subséquent narratif est d’autant plus évidente que la prolepse contribue, certes de façon ambiguë, à creuser la séparation entre celui qui, talonné par la mort, à la fois architecte et humble couturier, écrira effectivement son livre, et celui qui se borne à en contempler la figure idéale.

  • 48 Citons, entre autres, Jean-Yves Tadié, Proust et le r...

37Il nous semble, dès lors, que cet ultime brouillage de la chronologie contribue à fragiliser fortement l’interprétation circulaire de la Recherche, défendue par plusieurs critiques et corroborée aussi par les affirmations de Proust48. Au lieu d’asseoir le recoupement irénique entre le livre entrevu par le héros et le livre que termine le narrateur – les deux correspondant, vertigineusement, au roman que nous nous apprêtons à refermer –, l’ajout proleptique accentue leur dissociation. Les dernières pages du roman nous renverraient ainsi l’image non pas d’un, mais de deux livres à venir, chacun étant (et n’étant pas complètement) l’avatar fictionnel du livre signé par Marcel Proust et intitulé À la recherche du temps perdu.

Conclusion

  • 49 Cet ensemble s’élève à une petite quinzaine, selon no...

38Les quelques occurrences analysées ici n’épuisent certes pas l’ensemble des anticipations qui émaillent la trame du Temps retrouvé49 et contribuent à l’orchestration d’une temporalité narrative particulièrement heurtée, qui se déroule à coups de retours en arrière, sauts en avant, ellipses et paralipses. Notre échantillon nous aura néanmoins permis de répertorier certaines fonctions et enjeux que Proust assigne à ce procédé conventionnel du genre romanesque.

  • 50 Voir les notes sur Balzac dans M. Proust, Essais, op....

  • 51 Formule que Flaubert note dans le carnet 19, qui cont...

  • 52 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. II, éd. cit...

39Si le choix de déplacer, et ainsi d’éluder, dans une prolepse la mort des personnages ne constitue certes pas une trouvaille majeure du romancier, nous avons vu que l’anticipation est aussi employée, de façon plus subtile, pour tisser des ressemblances entre des situations et des êtres éloignés (Mlle Bloch et Gilberte, Odette et la Berma), et surtout pour accroître le mystère d’un dénouement qui ne cesse de nous déconcerter. En faisant de l’avènement de la création un aboutissement à la fois certain et indécidable, imminent et différé, Proust choisit une tierce voie entre « l’étranglement foudroyant50 » des épilogues balzaciens et la fin « en queue de rat51 » de l’Éducation sentimentale flaubertienne. En d’autres termes, il invente un finale qui se veut, triomphalement, tel et qui en même temps n’en est pas vraiment un, car, dans le miroitement de l’œuvre à écrire, se reflète à jamais « cette ombre […] que nous appelons notre avenir52 ».

Notes

1 « Là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 522).

2 Ibid., t. IV, Esquisse LX, p. 941.

3 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1990, p. 334. Sauf indication contraire, toutes nos citations proviennent de cette édition, abrégée désormais en TR, suivi du numéro de page.

4 Pour la distinction entre « cycle à entrée unique » et « cycle à entrées multiples », voir Christophe Pradeau, « La beauté ajoutée cyclique », Genesis, 42, 2016, https://journals.openedition.org/genesis/1621.

5 Voir Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 82.

6 Genette insiste tout particulièrement sur ce « principe de la signification différée ou suspendue » dans son analyse des analepses ; voir op. cit., p. 96-97.

7 Les guillemets s’imposent, car la Recherche se configure comme une narration rétrospective, où les faits narrés sont toujours antérieurs au moment (présumé) de leur narration.

8 Voir Guillaume Perrier, La Mémoire du lecteur. Essai sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, Paris, Classiques Garnier, 2011.

9 Ibid.,p. 25.

10 Nous renvoyons à l’ouvrage de Guillaume Perrier pour une analyse détaillée des renvois analeptiques.

11 Luc Fraisse, « Le livre à écrire, énigme essentielle de la Recherche », Revue d’études proustiennes, vol. II, 6, 2017, p. 35.

12 Lise Charles, Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l'Ancien Régime (1600-1750), Paris, Classiques Garnier, 2021.

13 G. Genette, op. cit., p. 82.

14 Voir ibid., p. 105-115.

15 L. Charles, op. cit., p. 58.

16 Ibid., p. 50.

17 Voir ibid., p. 89-99.

18 Ibid., p. 92.

19 « Les incidentes dans lesquelles le texte cesse d’être l’horizon du « je » pour devenir un objet que le « je » peut désigner du doigt […] voilà des moments de l’œuvre où aucun doute n’est possible quant à l’identité de la personne qui parle : c’est le Signataire » M. Muller, Les Voix narratives dans la Recherche du temps perdu (1965), Genève, Droz, 2019, p. 205. Cependant, dans nos exemples de prolepses discursives la distinction entre le Signataire et l’instance du Romancier, tel que Muller la définit dans son étude, nous paraît flottante ; si tant est qu’une séparation univoque puisse être opérée, nous opterions pour considérer le Romancier comme le reflet intradiégétique, alter ego fictif, du Signataire (ou de l’Auteur) extradiégétique.

20 À cette loi s’ajoute en outre, dans ce passage, la démonstration corollaire de la cruauté des enfants envers les parents, allant même jusqu’au sadisme (pensons à Mlle Vinteuil crachant sur le portrait de son père à Combray).

21 Voir ibid., Albertine disparue, t. IV, éd. citée, p. 166-167.

22 Le comparant analeptique renvoie au premier volet de Sodome et Gomorrhe, ibid., t. III, p. 137-138.

23 Yves-Michel Ergal, Le Temps retrouvé ou la fin d’un monde, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 161.

24 L’événementialité est, en réalité, tout intérieure : la mort d’un personnage a des répercussions psychologiques chez le héros-narrateur, mais est rarement traitée sous forme de scène. Voir l’évocation de la mort de Swann dans La Prisonnière, t. III, éd. citée, p. 703-705.

25 Marcel Proust, Essais, éd. A. Compagnon, Ch. Pradeau, M. Vernet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2022, p. 825.

26 « Cette nuit, j’ai mis le mot “fin”[…]. Maintenant je peux mourir […]. Mon œuvre peut paraître », aurait déclaré Proust à Céleste Albaret, quelques mois avant son décès, voir Monsieur Proust, Paris, L. Laffont, 1973, p. 402-404.

27 Pour l’intégralité des séquences proleptiques, on se reportera à TR, p. 110-113.

28 Les raccords qui scellent la fin des anticipations sont explicités par une formule cadrative canonique : « Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus […] », TR, p. 113.

29 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Anachronies proustiennes : discontinuité temporelle et (dis-)continuité narrative », dans Fabula / Les colloques, La dis/continuité textuelle, T. Mettraux, J. Zufferey (dir.), http://www.fabula.org/colloques/document8170.php.

30 Comme le confirme la réaction du narrateur : « alors je compris la peur de Morel », TR, p. 113.

31 On notera aussi l’insistance presque hyperbolique des adverbiaux temporels (« de beaucoup d’années », bien plus tard ») qui soulignent l’étirement de la portée diégétique de la prolepse et repoussent l’événement dans un avenir lointain.

32 Lise Charles analyse ces prolepses comme « pseudo-préparatoires », voir op. cit., p. 99

33 Voir TR, p. 166-171.

34 Proust a conçu tardivement cette scène, dans une addition du cahier 60 rédigée vers 1919-1920 et intégrée ensuite dans le dernier cahier de mise au net (voir l’appareil critique de l’édition Pléiade, t. IV, p. 1299). Pour la mort de la Berma, se reporter à TR, p. 300-303.

35 M. Muller, op. cit., p. 212.

36 Les remarques que nous développons dans cette section concernent la longue séquence qui va de la page 337 à la page 349 du TR.

37 Sur cette énigme du roman, voir le n. 6 de la Revue d’études proustiennes (vol. 2, 2017) : Proust et le livre à venir.

38 Voir Martin Riegel et al., Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 2004, p. 317.

39 Ressemblances d’ordre thématique et esthétique que nous avons analysées dans notre article « Les deux livres à venir », Revue d’études proustiennes, n° 6, op. cit., p. 293-325.

40 Pascal Alain Ifri, « Mémoire involontaire et écriture dans À la recherche du temps perdu », ibid., p. 58.

41 Anne Simon, “Lecture phénoménologique du Temps retrouvé : réalité et incorporation du temps chez Proust », A. Watt (dir.), Le Temps retrouvé Eighty years after / 80 ans après, Bern, Peter Lang, 2009, p. 265.

42 Cf. « Je ne pense pas que le jour où j’étais devenu un demi-mort, c’était les accidents qui avaient caractérisé cela […] » TR, p. 348.

43 Cf. « Depuis le jour de l’escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu’il vînt de l’amitié des gens, des progrès de mon œuvre, de l’espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle grand soleil » TR, p. 347.

44 Voir A. P. Ifri, op. cit. ; Bianca Romaniuc-Boularand, « Mise en veille de la volonté et écriture indirecte chez Proust », Revue d’études proustiennes, op. cit., p. 95 sqq. Pour les allusions à des morceaux écrits par le héros, pensons au récit « relatif à Swann et à l’impossibilité où il était de se passer d’Odette » mentionné dans La Prisonnière (éd. citée, III, p. 868), ainsi qu’aux « paperoles de Monsieur » (TR, p. 216) que Françoise aide à conserver.

45 Voir par exemple M. Proust, J. Rivière, Correspondance 1914-1922, Paris, Éditions du sillage, 2013, p. 245-246.

46 Voir Cahier XX, f. 116r: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60006816/f240.item.r=naf%2016727.

47 Voir « Note sur le texte », Le Temps retrouvé, t. IV, éd. citée, p. 1177.

48 Citons, entre autres, Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1971, p. 246 ; dans une lettre à Benjamin Crémieux, Proust affirme que « la dernière page du Temps retrouvé (écrite avant le reste du livre) se refermera exactement sur la première de Swann. », voir Correspondance, éd. P. Kolb, Paris, Plon, 1990, t. XXI, p. 41.

49 Cet ensemble s’élève à une petite quinzaine, selon nos recensements.

50 Voir les notes sur Balzac dans M. Proust, Essais, op. cit., p. 824.

51 Formule que Flaubert note dans le carnet 19, qui contient l’un des scénarios de l’avant-dernier chapitre de l’Éducation, voir https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10536995d/f71.item.r=flaubert%20carnets.

52 À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. II, éd. citée, p. 172.

Pour citer cet article

Ilaria Vidotto, «« Là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir »», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2023 », n° 24, automne 2022 , mis à jour le : 23/12/2022, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=732.

Quelques mots à propos de :  Ilaria Vidotto

Ilaria Vidotto est première assistante diplômée en linguistique et stylistique françaises à l’Université de Lausanne. Sa thèse, portant sur l’étude stylistique de la comparaison chez Marcel Proust, a été publiée en 2020 chez Classiques Garnier (Proust et la comparaison vive). Ses publications se focalisent sur des auteurs de la littérature française des XIXe et XXe siècles, ainsi que sur des questions de rhétorique et de stylistique, dans une perspective historique. Sa recherche actuelle porte plus particulièrement sur les œuvres de jeunesse en tant que catégorie stylistique et socio-poétique.

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