XIXe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022
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1 Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, coll. « Essai...
[…] épigrapher est toujours un geste muet dont l’interprétation reste à la charge du lecteur1.
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2 Ibid., p. 147.
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3 Ibid., p. 150.
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4 L’œuvre paraît en 1842 mais le manuscrit est achevé si...
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5 Les épigraphes de « La Vie et la Mort d’un ramier » (p...
1Gérard Genette définit l’épigraphe « comme une citation placée en exergue, généralement en tête d’œuvre ou de partie d’œuvre2 ». La mode en est héritée du roman anglais, ajoute-t-il, « au début du xixe siècle, via Nodier et autres tenants du genre noir3. » Ce qu’il s’agit d’interroger ici, c’est donc une pratique littéraire propre au romantisme – mais pas exclusivement au roman romantique, puisqu’on en trouve d’autres manifestations en poésie, chez Victor Hugo depuis les Odes de 1822 jusqu’aux Feuilles d’automne (1831), ou dans Gaspard de la nuit de Louis (Aloysius) Bertrand4, mais aussi dans les poésies de Jules de Rességuier ou de Madame Amable Tastu, qui figurent parmi les premiers contemporains épigraphés5.
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6 La numérisation est complète mais les pages 23 à 27 se...
2Afin de montrer la pertinence d’un tel sujet, rappelons la réalité matérielle de l’édition Charpentier des Pleurs en 1833 (consultable sur Gallica6). Dans cette édition, les trois premières pages de chaque poème répètent le dispositif suivant :
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une page impaire non numérotée, avec, séparés par des fleurons (❁), a) le titre, b) éventuellement la dédicace et/ou l’épigraphe, c) le numéro du poème en chiffres romains ;
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une page paire non numérotée, blanche ;
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une page impaire non numérotée avec, après un espacement de plus de la moitié, le début du poème.
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7 « Le Jumeau pleuré » (p. 53), « Le Rossignol aveugle »...
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8 Les typographes étendent l’emploi du gothique aux titr...
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9 « Ne viens pas trop tard » (p. 77), « Détachement » (p...
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10 Toutes nos références sont faites à l’édition « GF » ...
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11 « Révélation », « L’Attente », « Dors-tu ? », « Le Ju...
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12 (65 poèmes [et non 66, puisqu’il n’y a pas de no XXII...
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13 Esther Pinon écrit n’avoir pu identifier la source de...
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14 On peut classer comme anonymes les trois épigraphes s...
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15 On considère comme fausses les épigraphes attribuées ...
3Les « seuils » du poème apparaissent ainsi nettement distingués du poème lui-même. Pareille mise en exergue, fréquente à l’époque, leur confère une autonomie, et d’une certaine manière invite à les étudier comme un dispositif spécifique, en interaction avec le contenu des poèmes. Encore faut-il distinguer dédicace et épigraphe. Trois des soixante-cinq poèmes comportent une dédicace, dont l’un à l’exclusion de toute autre mention en exergue7 : ces dédicaces sont composées tout ou partie en lettres gothiques, lesquelles prennent donc une valeur distinctive8. Par ailleurs, à la notion d’épigraphe il faudrait ajouter celle de site épigraphique, puisque neuf poèmes sont précédés de deux épigraphes9 et que « Imitation de Moore » (p. 203-20910) est constitué de trois parties dont chacune possède sa propre épigraphe (en quoi il déroge au protocole détaillé ci-dessus). Enfin, il faut aussi compter comme épigraphe celle qui accompagne la mention « Aux petits enfants », qui est le titre d’une scansion des Pleurs dont la cohérence se fait autour des enfants, mais aussi une dédicace valable pour les poèmes qui la constituent. En définitive, dans la mesure où sept poèmes ne comportent pas d’épigraphe11, on peut raisonner sur la base de 70 épigraphes figurant sur 61 sites épigraphiques différents12. Pour utiliser les catégories genettiennes, toutes les épigraphes des Pleurs sont authentiques et allographes : en effet, toutes paraissant désormais identifiées13, on peut dire qu’aucun des auteurs épigraphés n’est l’épigrapheuse Marceline Desbordes-Valmore. En revanche, une bonne partie de ces épigraphes (8/70) sont anonymes14 ou fausses15 ; et cela dit quelque chose de la relation qu’entretient l’épigrapheuse avec le fonds culturel où elle puise, et qu’on ne saurait confondre avec l’objectivité censée présider aujourd’hui à la recherche littéraire. Ce qu’une analyse systématique (l’enquête méticuleuse d’Esther Pinon) révèle, c’est l’infinie variété des sources de Marceline Desbordes-Valmore, depuis les pages de son album personnel (la phrase de Pauline Duchambge, p. 101) jusqu’à une citation rencontrée dans un dictionnaire : ainsi la phrase d’Euripide en tête d’« Abnégation » (p. 108), qui se trouve dans le Dictionnaire de pensées diverses de Lartigue (1829) à l’article vie, se trouve également dans la 6e édition du Dictionnaire universel de Boiste (1823) à l’article mourir ; la première épigraphe d’« Une fleur » (p. 122) pourrait au reste recevoir la même explication, puisque qu’on la trouve telle quelle dans l’article violette de ce dernier.
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16 Seuils, op. cit., p. 156.
4L’erreur avec un tel sujet serait de le réduire à l’énumération des lectures de Marceline Desbordes-Valmore ou encore à la description de sa bibliothèque idéale : c’est d’abord des Pleurs qu’il s’agit. Pour autant, notre situation n’est pas celle que décrit Genette en ces termes : « Le simple lecteur […] reste le plus souvent dans une incertitude voulue par l’épigrapheur, et livré à ses conjectures, ou à son insouciance16. » Nous ne pouvons pas faire comme si le paratexte éditorial d’Esther Pinon n’existait pas, non plus que toutes les données érudites que nous pourrions glaner au cours de nos lectures personnelles.
La fonction de commentaire
5Pour Gérard Genette, les fonctions principales de l’épigraphe sont de commenter, soit le titre, soit le contenu de l’œuvre ou du chapitre qu’elles précèdent. Cette fonction de commentaire demande cependant à être précisée : en tant que discours cité, l’épigraphe participe de la polyphonie énonciative (d’où son usage dans le roman, en particulier), et peut donc faire l’objet d’un traitement ironique. Les choses peuvent encore se compliquer lorsque le site épigraphique comporte deux citations.
Ironie et connivence
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17 Poésies de Marguerite-Éléonore-Clotilde de Vallon-Cha...
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18 Ibid., p. 130-133.
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19 Sur l’histoire de ce pastiche littéraire, voir Denis ...
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20 Amable Tastu et Delphine Gay sont citées et nommées r...
6Soit le poème « Ne me plains pas » (p. 90). À l’épigraphe « Playsir ne l’est qu’autant qu’on le partage. / Clotilde. » font écho les vers « L’amour charme, il entraîne ; / Mais il faut aimer deux » (ibid.) : la restriction associée là à la négation (ne… qu’) se retrouve ici exprimée grâce à la coordination (mais). La fonction de commentaire serait donc de l’ordre du soulignement et de la reformulation. Il se pourrait néanmoins que la connaissance du contexte (ce qu’on appelait alors une « supposition d’auteur », un faux médiéval écrit fin xviiie) permette de dépasser cette première analyse. La « Ballade à mon espoulx, lors, quand tornoit empres un an d’absence, miz en ses braz nostre fils enfançon17 » est l’une des deux ballades que Clotilde de Surville adresse à son époux ; la seconde, censément postérieure, précise « lors fut admiz des propres mains du roy en l’ordre et corps de la chevalerie18 » et son refrain est « M’est ton amour garant de ta vaillance ». La fiction de l’épouse fidèle et de la mère, qui par sa poésie célèbre la carrière militaire de son mari, peut n’avoir pas déplu à Marceline Desbordes-Valmore. C’est aussi l’image que retiennent ses éditeurs, tel Charles Nodier qui, après avoir anonymement dénoncé le pastiche, y contribue quinze ans plus tard19. Son avant-propos en 1827 finit sur un éloge un peu ambigu de la poésie au féminin ; appelant parmi les muses l’épigrapheuse et deux de ses épigraphées20, il les invite surtout à promouvoir à leur tour la supercherie littéraire :
21 Poésies inédites de Marguerite-Eléonore Clotilde de V...
Elle n’a point eu de rivale jusqu’à nos jours ; les vers de Mme Deshoulières, de Mme du Bocage, de Mme de Bourdic, de Mme Dufrénoy, que les Muses pleurent encore, cèdent en tous points la palme à ceux de Clotilde. Nous n’en dirons pas autant de la spirituelle et gracieuse Mme Amable Tastu, qui n’a point d’égale, de la touchante Mme Desbordes Valmore, de la poétique Mlle Delphine Gay, que Clotilde eût adjointes au triple trion des filles de mémoire. Elles se sont élevées à une hauteur où Clotilde est digne de les accompagner. Elles ont, comme nous, admiré les vers enchanteurs de cette trouveresse. Nous mettons ces nouvelles découvertes sous leur protection : il leur appartient de persuader à tous les hommes de goût que les femmes ont créé la poésie françoise21.
7Peut-être faut-il alors relire cette épigraphe en regard de ce que dit « Ne me plains pas », et l’énoncé clotildien s’en trouvera ironiquement subverti. Ce n’est plus la mère qui présente au gentilhomme le fruit de leurs amours ni l’épouse toujours éprise qui l’invite au repos du guerrier, mais une maîtresse qui, tout en reconnaissant qu’elle aime encore, refuse toute complaisance à la mélancolie. Il ne s’agit plus de « partag[er] » mais de « détach[er] » (le verbe est au v. 4). En dernière instance, le « playsir » pourrait être aussi celui de la connivence avec Nodier (Marceline Desbordes-Valmore et lui savent que Clotilde n’existe pas). Cet exemple montre en tout cas la complexité de la fonction de commentaire. Loin de dissiper notre perplexité face à certaines épigraphes, il peut arriver que l’appareil critique l’accroisse encore.
Les deux épigraphes de « Détachement » : commentaire et interaction
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22 Marceline Desbordes-Valmore, Poésies, Paris, Charpent...
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23 Richard Howitt, Antediluvian Sketches and Other Poems...
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24 Sauf mention contraire, c’est nous qui traduisons.
8La première épigraphe de « Détachement » est « Yet, are there souls with whom my own would rest, whom I might bless, with whom I might be blessed! » (p. 101). Anonyme dans Les Pleurs, la citation est attribuée à Byron neuf ans plus tard lorsque « Détachement » est repris dans la partie « Pleurs et pauvres fleurs » des Poésies22 ; or il s’agit du distique final d’un sonnet de Richard Howitt (1799-1869), publié en recueil en 183023. Dans ce recueil, le participe passé est écrit blest (au lieu de blessed) et le signe de ponctuation finale est un point (non un point d’exclamation). Cela peut laisser à penser que Marceline Desbordes-Valmore a trouvé ces vers dans un cadre (almanach, album) où ils se trouvaient déjà déformés et anonymisés, et qu’elle ne les a retenus que parce qu’elle y voyait une belle pensée (« Il existe pourtant des âmes auprès desquelles la mienne pourrait se reposer, que je pourrais rendre heureuses et qui pourraient faire mon bonheur24 »). À ce titre, elle est complémentaire de la seconde épigraphe – « Combien il faut avoir souffert, pour être fatigué même de l’espérance ! / Pauline. » (p. 101) : si toutes deux commentent en effet le contenu de « Détachement », c’est de manière bien différente. Tandis que la phrase de Pauline explique le sentiment de lassitude et de déréliction qui sous-tend le poème, les vers de Howitt seraient plutôt de nature à inverser ce sentiment, sinon à y porter remède en suggérant que la Pauline épigraphée (Pauline Duchambge, amie et collaboratrice, nommée en note de « Lucretia Davidson », p. 164, n. 4) appartient aux « âmes » en question.
La série « Desroches » : commentaire et retouches
9Les deux quatrains signés « Madeleine Desroches » sont intéressants en ce que leur fonction de commentaire se trouve compliquée par le fonctionnement sériel des épigraphes. Le premier des deux figures en exergue du premier poème de la section « Aux petits enfants », « Adieu d’une petite fille à l’école » (p. 215). En convenance avec le registre élégiaque, la citation inscrit l’enfance dans le paradigme de la beauté et de l’éphémère et fait de l’adieu à l’école une métonymie de la sortie de l’enfance : le « jeune roseau » qui dit je a cessé d’être « une petite fille ». Quant à la deuxième épigraphe, l’autrice l’a manifestement choisie parce que la métaphore filée de l’aile et de la plume lui paraissait en accord avec le ramier mort du « Premier Chagrin d’un enfant » (p. 222). Séparés par leur position dans Les Pleurs, ces deux quatrains, non seulement appartiennent au même poème, mais ils y sont strictement continus. Nous les recopions tels qu’ils figurent au tout début du premier volume des Œuvres de Madeleine Des Roches et de sa fille :
Les plus beaux jours de noz vertes années
Semblent les fleurs d’un printems gracieux,
Pressé d’orage, et de vent pluvieux,
Qui vont borner les courses terminées.
25 « Ode, I », dans Œuvres de mesdames des Roches de Poi...
Au temps heureux de ma saison passée,
J’avoy bien l’aisle unie à mon costé ;
Mais en perdant ma jeune liberté,
Avant le vol ma plume fut cassée25.
10À l’évidence, ce n’est pas là que Marceline Desbordes-Valmore les a trouvés puisque, à la place de « Qui vont borner les courses terminées », on lit chez elle « Par qui soudain leurs couleurs sont fanées ». Certes, le xixe siècle lettré n’accède pas à la littérature dans des conditions matérielles comparables aux nôtres, mais nous non plus ne remontons pas toujours directement à la source ; on a donc affaire plus probablement à une citation de seconde main. Vu la différence affectant le quatrième vers, il se pourrait qu’elle provienne de l’anthologie de Pierre René Auguis :
Les plus beaux jours de nos vertes années
Semblent les fleurs d’un printemps gracieux,
Pressé d’orage et de vent pluvieux
Par qui soudain leurs couleurs sont fanées.
26 Pierre René Auguis, Les poètes françois depuis le xii...
Au temps heureux de ma saison passée,
J’avois bien l’aisle unie à mon costé ;
Mais, en perdant ma jeune liberté,
Avant le vol ma plume fut cassée26.
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27 Les poètes françois…, op. cit., p. 199. Les deux épig...
11Comme beaucoup d’anthologistes alors, plutôt que de maintenir un vers obscur pour le lecteur et d’avoir à le lui expliquer, Auguis préfère le réécrire. Ainsi le concetto du sonnet que MDV cite en exergue de « Louise Labé » (« Priray la mort noircir mon plus cler jour », p. 152) devient sous sa plume « Prirai la mort de me ravir le jour27 »… On peut supposer que le vers de Des Roches « Qui vont borner les courses terminées » lui a paru obscur et qu’il s’est senti tenu de le réécrire. Quant à MDV, elle n’est pas plus scrupuleuse, puisqu’elle met au pluriel le mot vent (v. 3) et remplace perdant par prenant (v. 7), à la fois contre l’épigraphée et contre son anthologiste. Aucune contrainte philologique n’y présidant, la citation est d’abord un acte d’appropriation : c’est encore le je poétique d’« Adieu d’une petite fille à l’école » que l’on entend, deux poèmes plus loin, dans « prenant ma jeune liberté ».
Épigraphes en séries
12Une deuxième fonction de l’épigraphe est la mise en réseau. En effet, comme on vient de le voir avec les citations de Des Roches, les noms et/ou les textes cités tissent des liens entre les poèmes. Dans un ouvrage qui « ne présente pas d’unité thématique ou formelle nette » (Esther Pinon, p. 14) mais répond davantage à une logique d’album ou « rhapsodique » (id., p. 16), les épigraphes superposent aux poèmes leur maillage propre, dont la poétesse paraît seule connaître les règles. Si l’on se limite aux noms propres, les plus souvent épigraphés sont Latouche (7 fois), Béranger et Chénier (5 fois), Nodier (3 fois), enfin Bernardin de Saint-Pierre, Desroches, Hugo, Labé, Lamartine, Parny et Polonius (2 fois), mais il est évident que la référence épigraphique ne se réduit pas à la nomination et qu’elle doit être replacée dans l’économie du recueil. Citer peut être pour la poétesse un moyen d’affirmer des affinités esthétiques et/ou électives. Dans ce domaine, la part faite à l’intime n’est pas toujours facile à cerner.
Latouche et Chénier : l’ordre du cœur et l’ordre de la lecture
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28 6 fois « M. H. de Latouche » (« Le Songe », p. 75 ; «...
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29 Henri de Latouche, « Une scène de Shakspeare », Encor...
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30 Pour les références à la Bible, par exemple, on renco...
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31 Clément XIV et Carlo Bertinazzi. Correspondance inédi...
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32 Ibid., p. 109, 116 et 65.
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33 Latouche lui-même était très fier de ce travail : « M...
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34 « Sur la vie et les ouvrages d’André Chénier », Œuvre...
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35 « Amour » (p. 51), « Malheur à moi ! » (p. 71), « Ne ...
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36 Œuvres complètes d’André Chénier, op. cit., p. 43, 82...
13Pour justifier ce que nous venons de dire, le plus évident est d’observer la référence – implicite ou explicite – à Henri de Latouche. Sur les sept occurrences de son nom28, quatre illustrent le poète (« Le Songe », p. 75 et « L’Éphémère », p. 229) et le traducteur, de Goethe (« Une ondine », p. 201), mais aussi de Shakespeare puisque « Fuir est aussi la mort ! » (« Je ne crois plus », p. 92) est cité d’une imitation en vers de la grande scène de l’acte III de Roméo et Juliette29. Il n’est pas indifférent que les trois autres occurrences du nom de Latouche le désignent comme romancier et comme éditeur. Comme c’est le cas avec d’autres séries épigraphiques30, les références de Marceline Desbordes-Valmore ne sont pas unifiées lorsqu’elle cite des extraits du roman épistolaire de Latouche31. L’on rencontre en effet successivement « Clément XIV et Carlo » (« Une fleur », p. 122), « M. H. de Latouche, Lettre de Carlin. » (« À monsieur Alphonse de Lamartine », p. 134) et « M. de Latouche. » (« À monsieur A. de L. », p. 147). Aucune de ces références n’est complète, en ceci qu’elles mentionnent soit le nom de l’auteur, soit le titre, soit un faux mixte des deux puisque « Lettre de Carlin » n’est pas un titre : chaque épigraphe n’en consigne pas moins un moment dans la lecture de cet ouvrage32, peut-être même un bonheur de lecture et ce sont autant d’occasions d’exprimer familiarité (Carlin) et connivence avec le romancier (donné comme « correspondance inédite », l’ouvrage est paru anonyme). Restait à saluer l’éditeur33. L’épigraphe des « Fleurs », « Il est si beau de mourir jeune ! et de rendre au Dieu qui nous juge, une vie encore pleine d’illusions ! / M. H. de Latouche. » (p. 172) cite approximativement la notice par laquelle il introduit son édition de Chénier34. On peut alors considérer que la série des six épigraphes où MDV cite Chénier – y compris celle où il n’est pas nommé35 – constitue un microsystème qui peut faire l’objet d’une analyse. Remarquons alors 1°) que ces citations, non seulement respectent l’ordre de l’édition36 mais sont toutes épigraphées avant « Les Fleurs », qui cite la notice de l’éditeur ; 2°) qu’elles sont, sauf la première et la dernière, tirées du livre des Élégies ; 3°) qu’elles aussi font l’objet de retouches minimes. La plus remarquable de ces retouches concerne l’« Élégie XII », dont quatre vers sont à deux reprises épigraphés ; alors que chez Chénier le je lyrique s’adresse à ses amis (« de vous seuls occupée »), MDV restitue l’interlocution amoureuse topique, de sorte que la voix poétique s’adresse à une absente :
À tout ce qu’elle entend, de vous seule occupée,
De chaque bruit lointain, mon oreille frappée
Écoute, et croit souvent reconnaître vos pas ;
Je m’élance, je cours, et vous ne venez pas !
(p. 77 et 99. C’est nous qui soulignons.)
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37 Dans « Amour », « Malheur à moi ! », « Ne viens pas t...
14Or c’est aussi un absent à qui MDV s’adresse, lui que ces vers qu’il a édités sont censés rendre présent : voilà peut-être pourquoi elle les reprend d’une épigraphe à l’autre. Toutefois, si elle choisit l’interlocution pour « Ne viens pas trop tard ! » (p. 77 et 78), la délocution de l’aimé dans « Pitié ! » (p. 99-100) pourrait signifier que son absence n’est plus aussi douloureuse. Quoi qu’il en soit, Chénier – et d’autant plus qu’édité par Latouche – est chaque fois le garant d’une veine élégiaque chère au premier romantisme. En somme, aux sept épigraphes où Latouche est nommé, viennent s’ajouter sept allusions, via son édition de Chénier et, dans une moindre mesure, son roman par lettres37. C’est peu de dire que son ancien amant reste omniprésent dans Les Pleurs : dans un cinquième des épigraphes (14/70), MDV dépose pour Latouche une pensée, « un bouquet, ou bien une prière » (p. 147), et ce tout au long du recueil.
Nodier et Hugo : deux incontournables
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38 Poésies diverses par Ch. Nodier, recueillies et publi...
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39 La série Polonius, qui suit immédiatement (« Seule au...
15Un évident effet de continuité est également dû aux trois épigraphes signées « Charles Nodier » : en tête des pièces « Minuit » (p. 66), « La Jalouse » (p. 73) et « Serais-tu seul ? » (p. 79), elles se situent dans le premier quart du recueil. Ainsi qu’Esther Pinon le précise, MDV cite chaque fois un ou deux vers de l’« Élégie “Non, non, je n’irai pas38…” », laquelle compte 30 vers. Contrairement à la série Chénier, qui respecte l’ordre de la lecture, la série Nodier avance dans le poème puis retourne au début (v. 21 > v. 23 et 24 > v. 5 et 8)39. Si cette « Élégie » dit le désir du je lyrique de retrouver tout ce qui lui rappelle l’être dont il est désormais séparé, c’est également ainsi que l’on entend chacun des passages sélectionnés, ainsi que les poèmes qu’ils épigraphent, où le je lyrique s’emploie, par tous les moyens, à remplir ou à supprimer la distance : « Quand je sens entre nous la cité tout entière / […] / Je prie avec ton nom, je le jette entre nous » (« Minuit », p. 66 et 67) ; « Sans signer ma tristesse, un jour, au seul que j’aime / J’écrivis en secret : “Elle attend : cherche-la ! / […]” » (« La Jalouse », p. 73) ; « Oh ! si j’avais de grandes ailes, / Que je traverserais de lieux ! » (« Serais-tu seul ? », p. 79) ».
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40 « La sincère » (p. 120), « Le coucher d’un petit garç...
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41 La notion est due à Benoît de Cornulier (Petit dictio...
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42 La réplique d’Hernani est la toute première qu’il adr...
16Les deux épigraphes signées « Victor Hugo40 » sont toutes les deux extraites d’Hernani : à trente poèmes d’écart, c’est d’abord au romantisme de 1830 et au drame hugolien que MDV rend ainsi hommage. Il n’y a pourtant pas grand chose de commun entre la chanson pentasyllabique en « rabé-raa41 » d’une part et les quatrains d’alexandrins narratifs d’autre part ; si Hernani et doña Sol se répondent de l’une à l’autre42, c’est au prix d’un détournement du dialogue amoureux, puisqu’au discours de l’amante se surimpose celui d’une mère qui cherche à endormir son petit Paul. L’image que Les Pleurs donnent de Hugo se réduit d’autant moins à l’auteur dramatique que l’épigraphe accompagnant la mention « Aux petits enfants » (p. 213) est extraite des Feuilles d’automne : à travers ce sixain dont la rime masculine est triomphants :: enfants, MDV rend hommage au poète qui, comme elle, sait parler aux/des enfants. Avec Nodier et Hugo, MDV met en valeur des figures tutélaires du romantisme, mais les épigraphes qui les concernent n’ont pas la dimension personnelle des séries consacrées à Lamartine ou à Béranger, lesquelles s’articulent chaque fois à un poème à leur nom.
Lamartine et Béranger : des épigraphes au poème
17La présence de Lamartine dans Les Pleurs ne se réduit pas aux deux épigraphes signées « M. Alphonse de Lamartine », puisque, entre « Solitude (p. 94) et « L’âme de Paganini » (p. 177 et 178), un long poème lui est adressé. Les épigraphes signées « M. Alphonse de Lamartine » font toutes les deux vibrer la corde élégiaque mais avec une visée différente. Extraits du « chant » d’une « vierge » qui attend son bien-aimé, les vers d’« Ischia » en exergue de « Solitude (p. 94) traduisent une connivence entre leurs deux poésies : à la fleur d’oranger (méridionale et virginale) de Lamartine, MDV associe une « fleur mystérieuse / Qui dut lier nos cœurs » ; tandis que l’une représente la séduction et peut-être la promesse d’un bonheur à venir, l’autre manque à sa mission et ne console même plus d’une séparation douloureuse. Mais Lamartine n’est pas que cet élégiaque qui utilise le langage des fleurs, puisque l’épigraphe de « L’âme de Paganini » (p. 177 et 178) souligne ses qualités musicales. Dans le quatrain d’« Ischia », d’une part, « soupir d’un enfant », « son vague et plaintif », « écho du ciel qui charme notre oreille » désignent sa poésie autant que la musique interprétée par Paganini. En retouchant d’autre part la strophe du « Poète mourant », MDV ne surimpose-t-elle pas à la main lyrique de Lamartine (« ma main ») celle du violoniste (« sa main ») ? Enfin, en incluant « À madame Desbordes-Valmore » (p. 139-143), le poème « À monsieur Alphonse de Lamartine » (p. 134-143) nous permet d’observer que la pièce citante reproduit strictement la forme métrique et prosodique de la pièce citée (21 quintils [abaab] d’octosyllabes débutant par une rime masculine). Un tel échange d’épîtres en vers suppose des pratiques de sociabilité (ce sont des lettres ouvertes et des arts poétiques comparés) mais aussi des pratiques d’écriture – de citation et de réécriture – qui confirment une communauté esthétique autant qu’elles affirment une admiration réciproque.
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43 Deux fois « Béranger » (« Ne viens pas trop tard ! »,...
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44 C’est l’hypothèse d’Esther Pinon, qui fait état des é...
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45 « Si j’étais petit oiseau », dans Béranger, Chansons,...
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46 Élégies et Poésies nouvelles, Paris, 1825, p. 163-165...
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47 André Chénier, Poésies posthumes et inédites. Nouvell...
18Pour ainsi dire enchaînée à la série Nodier (elle commence juste avant que celle-ci finisse), la série Béranger est majoritairement localisée dans le dernier tiers du recueil. En outre, suivant une progression remarquable dans la dénomination43, elle est tout entière orientée vers le poème dédié à l’épigraphé. Quatre des citations proviennent de son recueil de Chansons nouvelles et dernières, dont on peut penser qu’il paraît alors que MDV finit d’épigrapher son propre recueil44. L’unité de l’ensemble se fait donc autour de son recueil mais aussi autour de son engagement politique et social et des emprisonnements qu’il lui valut. La première épigraphe (p. 77) cite les deux premiers vers du recueil : même s’ils font référence à la détention de Béranger à La Force en 1829, le propos de « Ne viens pas trop tard ! » incite plutôt à en faire une lecture métaphorique (solitude et séparation de l’être aimé). L’épigraphe d’« Écrivez-moi » (p. 167) est l’exception de la série puisqu’elle cite une chanson publiée en 182145. Outre l’analogie en contexte entre l’invitation à écrire et un vol d’oiseau, MDV ne peut pas ne pas avoir fait le lien avec son poème « À M. de Béranger46 » qui en reprend strictement la forme : dès le premier vers, l’apostrophe « Bon captif » s’adresse à Béranger, détenu à Sainte-Pélagie, car c’est alors vers lui que le je lyrique veut voler. Les deux épigraphes suivantes (p. 182 et 184) citent deux chansons à vocation sociale et c’est précisément cette vocation que revendiquent, dans la dernière (p. 195), deux phrases de la préface de Béranger à ses Chansons nouvelles et dernières. « Jamais adieu » et « Le Retour du marin » ont certes pour sujet la misère et la mort mais c’est l’amour qui en est la cause, plus que la société. La série Béranger rend donc possibles deux lectures : suivant la première, chaque épigraphe fait écho au lyrisme du poème, tandis que, suivant la seconde, elle appartient à un micro-système à visée politique, dont le point culminant est le poème « Béranger », qui se présente comme un éloge du pamphlétaire. MDV y salue-t-elle également le recueil de 1833 ? c’est un peu ce que suggère Esther Pinon (p. 195, n. 3). Dans le même ordre de considérations publicitaires, on notera que la 4e de couverture des Pleurs annonce une édition augmentée des Poésies nouvelles de Chénier, avec la notice de Latouche47. En 1819, Béranger avait fait partie de ceux qui accusèrent Latouche d’avoir écrit lui-même les poésies nouvelles de Chénier. Quatorze ans plus tard, MDV rend hommage à l’un comme à l’autre : la pratique de l’épigraphe est aussi une pratique de conciliation.
Traductions, imitations
19Une dernière fonction de l’épigraphe dans Les Pleurs consiste à présenter le texte dont le poème est l’imitation. Cela vaut en particulier pour les imitations de Thomas Moore que MDV rassemble à la fausse fin du recueil (avant la section « Aux petits enfants »). Plus généralement, l’épigraphe en langue anglaise crée une impression d’exotisme qui n’est sans doute pas pour déplaire au lecteur romantique. Nous passerons plus rapidement sur cette dernière fonction.
Les épigraphes d’« Une ondine »
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48 À l’exception de Byron (« La Mémoire », p. 150).
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49 « Le Pêcheur », Poésies de Goethe, auteur de Werther,...
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50 Dans « Lucretia Davidson » (p. 165 et 166), en revanc...
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51 MDV a appris l’anglais à Bruxelles, entre 1815 et 181...
20Alors qu’elle cite en général les poètes anglais dans le texte48, MDV cite les poètes allemands en traduction : Goethe dans la traduction de Mme Panckoucke – et non d’Ancillon – (« L’Étonnement ») ou Grillparzer traduit par Loyson (« Le Convoi d’un ange »). Les deux épigraphes de « Une ondine » (p. 201) citent deux traductions du « Pêcheur » (« Der Fischer ») de Goethe : les deux refrains dans la traduction en prose de Panckoucke49 et trois vers de l’imitation qu’en fait Latouche. Ce que Panckoucke rend par sirène et Latouche par ondine n’est chez Goethe qu’une « femme mouillée » (« ein feuchtes Weib ») et MDV elle-même n’utilise aucun des deux mots pour un poème qui alerte sur le danger d’écouter de telles créatures. Outre le besoin de nommer Latouche et de placer son poème dans une tradition romantique, pourquoi met-elle en regard ces deux traductions ? Il est difficile de répondre, mais rien n’interdit de lire les poèmes qui suivent, « Imitation de Moore » et « Les Trois Barques de Moore », comme une démonstration de son savoir-faire en matière de traduction (elle-même ne parle que d’« imitation50 ») poétique à partir de l’anglais51.
Traduire en imitant
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52 Thomas Moore, Irish Melodies, National Airs, Sacred S...
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53 Irish Melodies, op. cit., p. 119-120 et 133.
21Pour ces deux pièces en effet, MDV imite quatre poèmes extraits de la section « National Airs » d’un recueil paru en 182852. Les quatre épigraphes (p. 203, 206, 208 et 210) portant chacune la référence Irish Melodies, on peut supposer qu’elle les recopie à partir de ce recueil, mais sans doute aussi qu’elle les considère comme « mélodies irlandaises » puisque Moore est irlandais. Nous limiterons notre étude aux « nocturnes » I et III, imités de « Oh, Come to Me When Daylight Sets » et « Row Gently Here53 », qui ont tous deux pour sous-titre « Venitian Air » (air vénitien). Outre cette thématique commune, tous deux alternent tétramètres et trimètres :
Oh! come to me when daylight sets; (4)
Sweet! then come to me, (3)
When smoothly go our gondolets (4)
O’er the moonlight sea (3)
Row gently here, my gondolier. (4) So softly wake the tide, (3)
That not an ear on earth may hear, (4) but hers to whom we glide. (3)
22Cette alternance (propre à la ballade traditionnelle) est en partie rendue par la polymétrie (octosyllabes /vs/ hexasyllabes), notamment dans le refrain du no III. Alors que pour « Les Trois Barques de Moore » et le no II d’« Imitation de Moore », elle transpose strophe à strophe « Love and Hope » et « Gaily Sounds the Castanet54 », MDV se montre beaucoup plus inventive ici, précisément pour le refrain. Le refrain du no I est imité du module ci-dessus que « Oh, Come to Me When Daylight Sets » répète trois fois. Quant au no III, si son refrain est sujet à variation55, sans doute est-ce afin de rendre la reprise du tétramètre initial (sous-rimé) « Row gently here, my gondolier » par « Now rest thee here, my gondolier » : ainsi « Poursuis, mon gondolier, / Ton chemin familier » (refrains 1 et 2) devient-il « Garde, mon gondolier, / Ton poste familier » (refrain 3).
Traduire en limitant
23Pour montrer jusqu’à quel point la reconnaissance érudite de l’épigraphe peut modifier notre lecture de tel ou tel poème, nous partirons de la première des deux épigraphes du « Premier Chagrin d’un enfant » : « Oh! would I could weep, as I wept when a child. / Z. Z. » (p. 222). Quant à son contenu (« Oh ! si seulement je pouvais pleurer, comme je pleurais étant enfant ! »), cette phrase anticipe sur la chute du poème :
Oh ! je voudrais, mon Dieu, pleurer de douces larmes,
Comme l’enfant candide et sans haine, l’enfant
Qui pleurait son ramier mort dans ses jeunes charmes ;
Oh ! pleurer comme alors !… Qui donc me le défend ? (p. 224)
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56 Suzanna Strickland, Enthusiasm and Other Poems, Londo...
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57 Friendship’s Offering: A Literary Album, and Christma...
24Ce que dit l’élégiaque, ce n’est pas seulement le regret produit par la perte de ce qu’on aime (ici, le ramier) mais le regret du moment de l’enfance où l’on prend conscience que la mort existe (le regret du « premier chagrin »). Ce vers – car c’en est un – est extrait du poème de Suzanna Moodie (née Strickland, 1803-1885), « The Child’s First Grief », recueilli en 1831 dans Enthusiasm and Other Poems56. Toutefois, ce n’est pas dans ce recueil que MDV a trouvé le poème, mais dans un annuaire, où il est en effet paru en préoriginale, sous le pseudonyme « Z. Z. », en regard d’une gravure de Richard Westall (1765-1836) représentant un enfant en train de pleurer sur une colombe57. Ces nouvelles données ne modifient en rien notre compréhension du lien entre l’épigraphe et le poème : ce qu’elles modifient en revanche, ce sont les rapports entre le poème de l’épigrapheuse et celui, éponyme, de l’épigraphée. Si le premier vers de Strickland se trouve d’entrée traduit littéralement (Sorrow has touched thee, my beautiful child > Le chagrin t’a touché, mon beau garçon), d’autres vers ou hémistiches font l’objet de réécritures plus distanciées (For the first time the vision of death is before thee! > la mort est devant toi ; Thy playmate is dead > Ton camarade est mort ; Has stamped the first grief upon memory’s page > Grave le premier deuil sur la page encor vide / De ta mémoire vierge ; No joy will e’er equal thy first dawn of bliss, / No sorrow blot out the remembrance of this! > Nul chagrin n’entrera plus au fond de ton être ; / Nul amour ne sera plus vrai pour toi, peut-être ; etc.). En définitive, MDV ne traduit/paraphrase que les trois premières strophes du poème (24 vers sur 40), les 16 derniers vers de son propre poème développant une prédiction élégiaque au terme de laquelle figure précisément le vers d’épigraphe :
The period may come, in thy journey through life,
When sick of its falsehood, corruption, and strife
Thou vainly shall seek in thy desolate track
To bring those sweet feelings and sympathies back;
And thy spirit will murmur, when vexed and reviled,
Oh would I could weep–as I wept when a child!
(Une période viendra peut-être, dans ton voyage à travers la vie, / Où, écœuré de ses mensonges, corruptions et conflits, / Tu essaieras vainement, sur ton chemin désert, / De rappeler ces impressions de douceur et de compassion ; / Alors, chaque fois que tu seras blessé ou insulté, ton esprit murmurera : / Oh ! si seulement je pouvais pleurer, comme je pleurais étant enfant !)
25Si MDV met ce dernier vers en exergue, c’est que là s’arrête sa lecture : les deux strophes suivantes de Strickland, plus didactiques et généralisantes, ne l’intéressent pas. On peut toutefois considérer « Le premier chagrin d’un enfant » – au même titre que les deux poèmes qui le revendiquent explicitement, « Imitation de Moore » et « Les Trois Barques de Moore » (p. 203-211) – comme une imitation en vers.
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58 Seuils, op. cit., p. 163.
26Assurément, Les Pleurs illustrent à leur manière la grande « consommation d’épigraphes » qui caractérise l’époque romantique, ce que Genette appelle « la débauche épigraphique du début du xixe siècle58 ». On pourrait aussi mettre le sujet en perspective à partir des lignes que Sainte-Beuve consacre au recueil :
59 Sainte-Beuve, « Mme Desbordes-Valmore », La Revue des...
Il y a une ou plusieurs épigraphes à chaque pièce : en lisant les poètes dont les écrits ont eu la vogue dans ces dernières années, Mme Valmore s’en est affectée et teinte peut-être à son insu ; la blonde et grise fauvette a été prise au miroir, et les fleurs du nid, comme elle le dit quelque part, ont lustré son plumage ardé par le soleil59.
27Sans doute alors les épigraphes participent-elles de ce qu’il reproche alors à MDV, à savoir « plus d’obscurité par moments et de manière60 » : trop consciente de son art en somme pour demeurer où on l’attend, à savoir cette « blonde et grise fauvette » ou cette « illettrée au grand cœur61 » qui au fond rassure la critique masculine… En effet, Sainte-Beuve ne s’y trompe pas, la circulation des épigraphes témoigne également d’une vitalité de la littérature, notamment poétique. Il se pourrait alors que, concourant à ce mouvement, l’autrice des Pleurs n’ait pas détesté se défaire de reflets d’elle-même où elle se sentait à l’étroit…
Notes
1 Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, coll. « Essais », 1987, p. 159.
2 Ibid., p. 147.
3 Ibid., p. 150.
4 L’œuvre paraît en 1842 mais le manuscrit est achevé six ans plus tôt.
5 Les épigraphes de « La Vie et la Mort d’un ramier » (p. 46) et des « Mots tristes » (p. 56) peuvent ainsi apparaître comme des renvois d’épigraphe puisque Marceline Desbordes-Valmore se trouve déjà épigraphée p. 82 des Tableaux poétiques (1828) de Jules de Rességuier et p. 220 des Poésies (3e éd., 1827) d’Amable Tastu.
6 La numérisation est complète mais les pages 23 à 27 se succèdent dans le désordre (25, 24, 27, 26, 23).
7 « Le Jumeau pleuré » (p. 53), « Le Rossignol aveugle » (p. 126) et « Le Convoi d’un ange » (p. 232). C’est « Le Jumeau pleuré » qui ne comporte pas d’autre mention en exergue.
8 Les typographes étendent l’emploi du gothique aux titres dédicatoires « À monsieur Alphonse de Lamartine », « Aux mânes d’Edmond Géraud », « Aux petits enfants » et donc à la mention « À madame Desbordes-Valmore » en tête des vers de Lamartine insérés ; mais aussi, de manière plus étonnante, au mot fragment dans « Agar. Fragment »).
9 « Ne viens pas trop tard » (p. 77), « Détachement » (p. 101), « Le Mal du pays » (p. 111), « Une fleur » (p. 122), « À monsieur Alphonse de Lamartine » (p. 134), « Louise Labé » (p. 152), « L’Âme de Paganini » (p. 177), « Une ondine » (p. 201), « Le Premier Chagrin d’un enfant » (p. 222).
10 Toutes nos références sont faites à l’édition « GF » des Pleurs, présentée par Esther Pinon.
11 « Révélation », « L’Attente », « Dors-tu ? », « Le Jumeau pleuré », « Toi ! me hais-tu ? », « Pardon ! » et « Les Ailes d’ange ».
12 (65 poèmes [et non 66, puisqu’il n’y a pas de no XXII] + 1 [« Aux petits enfants »] + 2 [« Nocturnes »]) – 7 [sans épigraphe] = 61. Sur les 61 sites, 9 comportent deux citations.
13 Esther Pinon écrit n’avoir pu identifier la source de l’épigraphe de « Je ne crois plus » (p. 92). Le présent article propose des éléments de réponse.
14 On peut classer comme anonymes les trois épigraphes sans nom d’auteur ni référence autre (« Détachement », 1ère ép., p. 101 ; « Le Mal du pays », 2e ép., p. 111 ; « Agar », p. 158) mais aussi les lignes de Montgomery attribuées évasivement à « un auteur anglais » (« Tristesse », p. 103). À noter que dans l’éd. de 1833, la 2e ép. de « Louise Labé » n’est pas attribuée (p. 152).
15 On considère comme fausses les épigraphes attribuées à « madame de Balzac » (« Le Mal du pays », 1ère ép., p. 111), à Ancillon (« L’étonnement », p. 118), à L’Imitation de Jésus-Christ (« À monsieur Alphonse de Lamartine », p. 134) et à Robert Burns (« Ma fille », p. 144).
16 Seuils, op. cit., p. 156.
17 Poésies de Marguerite-Éléonore-Clotilde de Vallon-Chalys, depuis, Madame de Surville, poète français du xve siècle publiées par Ch. Vanderbourg, Paris, Didot, 1804, p. 92-95.
18 Ibid., p. 130-133.
19 Sur l’histoire de ce pastiche littéraire, voir Denis Hüe, « Clotilde de Surville, cette inconnue », Images du Moyen Âge, Isabelle Durand-Le Guern (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2007, p. 149-162. Et pour ce qui concerne le double jeu de Nodier, voir en particulier les p. 154 et 155.
20 Amable Tastu et Delphine Gay sont citées et nommées respectivement dans « Les Mots tristes » (p. 56) et dans « La Fiancée polonaise » (p. 189) ; « Lucretia Davidson » fait en outre allusion à ces deux poétesses (p. 163 et 164).
21 Poésies inédites de Marguerite-Eléonore Clotilde de Vallon et Chalys, depuis madame de Surville, poëte français du 15e siècle publiées par MM. de Roujoux et Ch. Nodier Paris, Nepveu, 1827, p. xvij.
22 Marceline Desbordes-Valmore, Poésies, Paris, Charpentier, 1842, p. 252.
23 Richard Howitt, Antediluvian Sketches and Other Poems, London, L. B. Seeley & Sons, 1830, p. 141. Il s’agit du sonnet XXI, « I Dwell Not in the Desert… »
24 Sauf mention contraire, c’est nous qui traduisons.
25 « Ode, I », dans Œuvres de mesdames des Roches de Poitiers, mère et fille, Paris, l’Angelier, 1579, p. 3.
26 Pierre René Auguis, Les poètes françois depuis le xiie siècle jusqu’à Malherbe, avec une notice historique et littéraire sur chaque poète, vol. 4, Paris, Crapelet, 1824, p. 356 et 357.
27 Les poètes françois…, op. cit., p. 199. Les deux épigraphes sont très proches de l’édition Breghot des Œuvres (Lyon, 1824).
28 6 fois « M. H. de Latouche » (« Le Songe », p. 75 ; « Je ne crois plus », p. 92 ; « À monsieur Alphonse de Lamartine », 2e ép., p. 134 ; « Les Fleurs », p. 173 ; « Une ondine », p. 201 ; « L’Éphémère », p. 229) et une fois « M. de Latouche » (« À monsieur A. de L. », p. 147).
29 Henri de Latouche, « Une scène de Shakspeare », Encore adieu. Dernières poésies, Paris, Garnier, 1852, p. 55 (c’est Juliette qui parle). La date tardive de cette publication posthume vérifie que Marceline Desbordes-Valmore avait eu, par d’autres moyens, accès aux traductions de Latouche (voir la n. 3 d’Esther Pinon sur « Une ondine », p. 201).
30 Pour les références à la Bible, par exemple, on rencontre « Job » (« La Dernière Fleur », p. 131), « Imitation de Jésus-Christ » [!] (« À monsieur Alphonse de Lamartine », 1ère ép., p. 134), « Jésus-Christ » (« Le Vieux Pâtre », p. 192), « Évangile » (« Le Petit Rieur », p. 216), ou alors l’épigraphe est anonyme (« Agar », p. 158).
31 Clément XIV et Carlo Bertinazzi. Correspondance inédite, Paris, Baudouin, 1827.
32 Ibid., p. 109, 116 et 65.
33 Latouche lui-même était très fier de ce travail : « Mon seul orgueil se compose en littérature de deux souvenirs : avoir édité André Chénier et empêché George Sand de s’occuper de portraits à l’aquarelle » (cité par Frédéric Ségu, Un romantique républicain : Henri de Latouche (1785-1851), Paris, Les Belles-Lettres, 1931, p. 99).
34 « Sur la vie et les ouvrages d’André Chénier », Œuvres complètes d’André Chénier, éd. H. de Latouche, Paris, Baudouin, 1819, p. xxiii.
35 « Amour » (p. 51), « Malheur à moi ! » (p. 71), « Ne viens pas trop tard ! » (p. 77), « Pitié ! » (p. 9), « Le Mal du pays » (p. 111), « Lucretia Davidson » (p. 161). L’épigraphe anonyme est la deuxième du « Mal du pays » (la première étant erronée avec l’attribution à « madame de Balzac »).
36 Œuvres complètes d’André Chénier, op. cit., p. 43, 82, 103 et 104 (2 fois), 241.
37 Dans « Amour », « Malheur à moi ! », « Ne viens pas trop tard ! », « Pitié ! » « Le Mal du pays », « Une fleur », « Lucretia Davidson ».
38 Poésies diverses par Ch. Nodier, recueillies et publiées par N. Delangle, Paris, Delangle frères, 1827, p. 167 et 168. Cette « Élégie » commence et s’achève par un quatrain (abba) ; le reste du poème est en rimes suivies.
39 La série Polonius, qui suit immédiatement (« Seule au rendez-vous », p. 85 et « L’adieu tout bas », p. 85 et 88) prend à l’envers les Poésies de Jean Polonius, puisque « Retour aux muses » est le premier poème du recueil.
40 « La sincère » (p. 120), « Le coucher d’un petit garçon » (p. 225).
41 La notion est due à Benoît de Cornulier (Petit dictionnaire de métrique [en ligne], p. 51). Chaque strophe de « La sincère » respecte le schéma métrique et rimique de « J’ai du bon tabac (ra) / Dans ma tabatière (bé) / J’ai du bon tabac (ra) / Tu n’en auras pas (a) » : on peut le vérifier en les chantant sur l’air. Chez MDV, la rime (bé) ne reste pas orpheline puisqu’elle accouple les strophes.
42 La réplique d’Hernani est la toute première qu’il adresse à doña Sol (acte I, sc. 2, v. 37-40) ; celle de doña Sol à Hernani précède de peu la sonnerie du cor fatal (acte V, sc. 3, v. 1949-1951).
43 Deux fois « Béranger » (« Ne viens pas trop tard ! », p. 77 et « Écrivez-moi », p. 167), puis deux fois « De Béranger » (« Jamais adieu », p. 182 et « Le Retour du marin », p. 184), enfin « P. J. Béranger » dans un poème qui a pour titre la première dénomination (« Béranger », p. 195).
44 C’est l’hypothèse d’Esther Pinon, qui fait état des échanges entre MDV et Béranger au début de l’année 1833 (p. 195, n. 2).
45 « Si j’étais petit oiseau », dans Béranger, Chansons, tome II, Paris, Firmin Didot, 1821, p. 105-107.
46 Élégies et Poésies nouvelles, Paris, 1825, p. 163-165. Pour être exact, MDV supprime l’un des « vite » pour obtenir l’heptasyllabe.
47 André Chénier, Poésies posthumes et inédites. Nouvelle et seule édition complète, Paris, Eugène Renduel, Charpentier, 1833, XXXIII-272-352 p. La même page annonce les Œuvres complètes d’Alexandre Dumas (le préfacier des Pleurs), avec une préface par Charles Nodier…
48 À l’exception de Byron (« La Mémoire », p. 150).
49 « Le Pêcheur », Poésies de Goethe, auteur de Werther, traduites pour la première fois de l’allemand par Mme E. Panckoucke, Paris, Panckoucke, 1825, p. 11 et 12. Les deux refrains y figurent en italiques.
50 Dans « Lucretia Davidson » (p. 165 et 166), en revanche, elle insère sa traduction en prose de « To a star ».
51 MDV a appris l’anglais à Bruxelles, entre 1815 et 1818, grâce à un nommé John Williams (voir Œuvres poétiques, éd. M. Bertrand, tome I, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973, p. 359 et 360).
52 Thomas Moore, Irish Melodies, National Airs, Sacred Songs, Ballads, Songs, etc., Jersey, Collins and Payn, 1828, p. 122-123 et 127. Les imitations de MDV sont antérieures à la parution de ce recueil, mais contemporaines des quatre imitations de Moore que publie Mme Amable Tastu (Poésies, 3e éd., Paris, J. Tastu, 1827, p. 99-118).
53 Irish Melodies, op. cit., p. 119-120 et 133.
54 Ibid., p. 122-123 et 127.
55 Cela n’apparaît pas dans l’édition « GF », qui est sur ce point fautive puisqu’elle reproduit trois fois le même refrain.
56 Suzanna Strickland, Enthusiasm and Other Poems, London, Smith, Elder and Co, 1831, p. 111.
57 Friendship’s Offering: A Literary Album, and Christmas and New Year Present for 1830, 1829, p. 217 et 218.
58 Seuils, op. cit., p. 163.
59 Sainte-Beuve, « Mme Desbordes-Valmore », La Revue des Deux Mondes, tome IIIe, 2e série, 1er août 1833, p. 252 et 253.
60 Ibid.
61 Christine Planté, La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, PUL, 2015, p. 339.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Bertrand Degott
Bertrand Degott est maître de conférences à l’université de Franche-Comté (laboratoire CRIT (UR 3224)) : co-directeur de la Revue Verlaine, il participe à l’édition du Théâtre complet d’Edmond Rostand. Également poète, il est entre autres l’auteur d’Éboulements et taillis (Gallimard, 1996), À chaque pas (L’Arrière-Pays, 2008), More à Venise (La Table ronde, 2013).