XVIIIe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022

Sylviane Albertan-Coppola

La Religieuse de Diderot : une « fable de la liberté »

  • 1 Voir J. Th. de Booy et Alan J. Freer, « Jacques le Fat...

  • 2 Télérama, entretien avec M. Blottière, 18 mars 2013.

  • 3 Angélique Diderot, entrée chez les Ursulines, mourut f...

1Le succès de La Religieuse paraît lié à l’actualité plus qu’à ses qualités internes. En son siècle natal, c’est à la faveur de la Révolution française et de l’ouverture des couvents qui s’ensuivit qu’elle a connu son plus grand essor1. Au siècle dernier, c’est la libération des mœurs à laquelle aspirait la jeunesse qui a inspiré, à la veille de mai 68, le film à scandale de Jacques Rivette, La Religieuse (1967). De nos jours, il semble que ce soit la scène d’homosexualité mettant en scène l’héroïne avec la mère supérieure du couvent d’Arpajon qui retient le plus l’attention du public ou encore l’accusation de possession diabolique dont est victime la malheureuse Suzanne, si l’on en juge par la promotion des éditions et des films. D’où vient cet étrange pouvoir de cristalliser les pulsions humaines ? Sans doute de cet air de liberté qui souffle sur le roman de Diderot, au point que le cinéaste Guillaume Nicloux confiait dans une interview en 2013 qu’il voyait avant tout dans cette œuvre, née essentiellement en son temps de l’antimonachisme de son auteur, « une ode à la liberté2 ». Pour qui connaît son Diderot, nul doute que, derrière les attaques anticléricales qui parcourent le texte et le nourrissent en profondeur, se cache une volonté impérieuse de défendre la vie contre tout ce qui l’entrave, au plan physiologique comme au plan intellectuel. Ces religieuses rendues folles ou mélancoliques par l’enfermement, comme naguère sa propre sœur3, réveillent l’ardeur de ce matérialiste militant, philosophe du vivant, qu’est Diderot. Ces perversions morales engendrées par la claustration monacale, telles que le sadisme, voire le fanatisme de certaines compagnes de Suzanne, le révoltent, provoquant ce cri de dégoût aux accents vibrants lancé dans La Religieuse par l’avocat Manouri :

  • 4 Diderot, La Religieuse, éd. Florence Lotterie, GF Flam...

Où est-ce qu’on voit cet ennui profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume ? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d’une mélancolie qu’on ne sait à quoi attribuer ? Où est-ce que la nature révoltée d’une contrainte pour laquelle elle n’est point faite, brise les obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’économie animale dans un désordre auquel il n’y a plus de remède ? […] Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs ? Où est le lieu de la servitude et du despotisme ? Où sont les haines qui ne s’éteignent point ? Où sont les passions couvées dans le silence ? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité4 ?

  • 5 La Décade philosophique, littéraire et politique, 21 o...

  • 6 Édition portative et corrigée, Lyon, Bruyset Ponthus, ...

2Pour nous, lecteurs d’un xxie siècle menacé par les totalitarismes de tous bords, politiques, religieux mais aussi sociétaux, cet hymne à la liberté constitue certainement l’un des attraits majeurs de La Religieuse. Un agrégatif, cependant, n’ignore pas que la meilleure manière de comprendre une œuvre est de la replacer dans son contexte, en se penchant sur sa genèse et en s’efforçant de pénétrer les intentions de l’auteur. La Religieuse n’est pas seulement un roman à thèse, il convient de ne pas la réduire au parfum de scandale qui l’entoure depuis près de trois siècles. La Religieuse, c’est aussi une histoire, mieux une forme littéraire. Ne voit-on pas son auteur en la rédigeant « se désole[r] », de son propre aveu, « d’un conte qu[‘il] se fai[t] » (p. 198) ? Oui, La Religieuse est d’abord un conte, pareil à ceux que Diderot compose au cours de la même période – les décennies 1760-1770 –, parmi lesquels le célèbre triptyque Ceci n’est pas un conte, Mme de la Carlière, Supplément au Voyage de Bougainville. Nous proposons donc de substituer à la belle formule de G. Nicloux celle d’un journaliste contemporain de Diderot qui, dans le journal La Décade5, qualifiait La Religieuse de « fable de la liberté », expression qui a le mérite, tout en prenant en compte la vertu émancipatrice de l’ouvrage, de mettre l’accent sur l’invention littéraire propre à Diderot. Il faut entendre « fable » évidemment au sens que pouvait revêtir ce terme au siècle des Lumières, celui de « Discours qui imite la vérité, et dont le but est de corriger les hommes » ou encore celui de « Conte, histoire fabuleuse », comme l’indique le dictionnaire de la langue française de Pierre Richelet6.

3Pour entrer véritablement dans l’esprit de Diderot quand il se met en 1760 à composer La Religieuse, il nous faudra d’abord examiner la situation du roman dans la vie littéraire du xviiie siècle et revenir sur les conditions d’écriture de l’œuvre afin d’interroger sa forme composite, entre mémoires, lettres et journal intime. C’est seulement munie de ces outils d’analyse que nous serons en mesure de poser convenablement la question de la satire des couvents et de l’anticléricalisme de Diderot, qui dans le roman ne se confond pas exactement avec l’antichristianisme.

1. Contexte éditorial et circonstances de la rédaction

  • 7 H. Coulet, Histoire du roman en France, Paris, Armand ...

  • 8 G. May, Le dilemme du roman au xviiie siècle, Paris, P...

4Si le grand spécialiste du roman Henri Coulet a pu situer la naissance du roman moderne au xviiisiècle7, c’est que ce genre littéraire connaît à cette époque un essor sans précédent. Non seulement la production littéraire prend au cours de cette période le pas sur la production religieuse qui jusque-là dominait largement, mais les romans deviennent plus nombreux que les poèmes et les tragédies qui l’emportaient auparavant. À certains égards, le roman constitue au siècle des Lumières un pilier de l’édition, même s’il est rarement donné pour romanesque par les auteurs, qui préfèrent qualifier leur œuvre de mémoires, histoire, aventures, relations, lettres, confessions et d’autres noms encore. N’oublions pas que pour le très classique Voltaire, si les romans « font pour un temps l’amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent » (Essai sur la poésie épique, 1733). Il se fait ainsi l’écho d’un double préjugé qui pèse alors sur le roman, accusé à la fois d’immoralisme et d’invraisemblance, ce qui place le romancier, comme l’a magistralement démontré autrefois Georges May, devant un dilemme : doit-il, au risque de tomber dans l’invraisemblance, idéaliser le monde qu’il met en scène afin de ne pas être taxé d’immoralité ou vaut-il mieux, pour être vrai, montrer le monde tel qu’il est, dans toute sa crudité, quitte à choquer par l’étalage des vices8 ? Diderot lui-même, grand admirateur des romans de l’Anglais Richardson, aurait souhaité que l’on trouvât un autre mot que celui de roman, considéré en son temps comme « un tissu d’événements chimériques et frivoles » (Éloge de Richardson, 1762), pour qualifier des chefs-d’œuvre tels que Pamela (1740) ou Clarisse Harlowe (1748).

  • 9 La féminisation d’Eutrope est fautive, mais elle est p...

  • 10 Sur Diderot antiromanesque, nous renvoyons à notre ar...

5En réaction contre cette mauvaise réputation, la plupart des romanciers contemporains, vont s’attacher à donner l’illusion du vrai, tout en se défendant d’être immoraux. Nombreuses sont les préfaces et autres textes liminaires qui prétendent que l’histoire racontée provient d’un témoignage digne de foi ou d’un manuscrit trouvé. Ainsi La Religieuse est censée être un mémoire adressé par la personne même qui a vécu la mésaventure au marquis dont elle réclame la protection. Les auteurs de romans multiplient en outre les artifices visant à créer un effet de réel. Parmi ces techniques illusionnistes, on retiendra l’usage des astérisques pour désigner certains personnages (comme madame *** pour la supérieure de Sainte-Eutrope9), manière d’insinuer qu’il s’agit d’un personnage bien réel mais trop connu pour qu’on puisse le nommer sans nuire à sa réputation, ou inversement le recours à des personnalités de la société du temps : le fait que la religieuse soit défendue par un célèbre avocat, Mannory (dont Diderot transforme seulement le nom en Manouri) accrédite la vérité de son personnage. De même, ces romanciers soucieux de vérité se plaisent à parsemer leur récit fictif d’allusions historiques et géographiques à un monde familier pour les lecteurs. Par exemple, les trois couvents par lesquels passe Suzanne Simonin existent réellement. Il faut ajouter encore, parmi les procédés d’accréditation, ces formules apparemment anodines mais très concertées destinées à donner à l’œuvre un air de vérité, comme l’assertion « la seule chose dont je me ressouvienne » (p. 47), procédé efficace pour rappeler que ce n’est pas une histoire inventée mais une histoire vécue, ou bien l’interpellation « Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui liront ces mémoires : “Des horreurs si multipliées, si variées, si continues ! une suite d’atrocités si recherchées dans des âmes religieuses ! Cela n’est pas vraisemblable”, diront-ils, dites-vous. Et j’en conviens ; mais cela est vrai » (p. 97), façon de prévenir l’objection de fausseté qui n’est pas sans rappeler, dans un autre registre, Jacques le fataliste10.

6Diderot romancier parvient de la sorte à masquer le mensonge du romanesque, en compensant l’exagération inhérente à ce qu’il nomme, dans la fameuse postface des Deux amis de Bourbonne (1770), l’« éloquence » et la « poésie », qui déforment, amplifient, stylisent la vérité. Après avoir distingué trois sortes de contes (merveilleux, plaisant, historique), il s’arrête sur le conteur historique :

  • 11 Cité par Fl. Lotterie dans l’édition GF de La Religie...

Celui-ci se propose de vous tromper ; il est assis au coin de votre âtre ; il a pour objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru : il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes ; effets qu’on n’obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l’éloquence est une sorte de mensonge, et rien de plus contraire à l’illusion que la poésie ; l’une et l’autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance. Comment s’y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici : il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai, on n’invente pas ces choses-là. C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de l’éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature couvrira les prestiges de l’art, et qu’il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poète, véridique et menteur11.

  • 12 On notera que La Religieuse, qui relève de ces deux t...

  • 13 J. Goldzink, xviiie siècle, Paris, Bordas, 1988, p. 8...

7Cette obsession de la vérité qui habite tant de romanciers du xviiie siècle a pour conséquence le développement du roman à la première personne (roman épistolaire, roman-mémoires12), l’emploi du « je » créant la confiance par l’illusion d’une présence énonciative réelle. Mais, comme l’a souligné Jean Goldzink, il convient en tant que lecteur de se méfier de cette structure formelle à trois voix (le je narré, le je narrant, l’auteur qui met à distance le je narrant, qui met à distance le je narré) dont jouent les romanciers. Dans le cas de La Religieuse, « la stratégie romanesque consiste […] à réduire au maximum la distance entre le je narré et le je narrant, à rapprocher donc le roman-mémoires de la lettre », l’effet pathétique visé par la narratrice en quête de secours excluant la distance ironique prise par la Marianne de Marivaux13.

  • 14 La trinité beau-bon-vrai, qui intéresse fortement Did...

8Le soupçon est d’autant plus de mise à la lecture de La Religieuse que ce roman épris d’authenticité est né d’une mystification. Désireux de faire revenir de son château normand le marquis de Croismare, les habitués du salon de Mme d’Epinay lui font parvenir la prétendue lettre d’une religieuse forcée, évadée de son couvent et réclamant sa protection. S’engage alors une correspondance mi-authentique (du côté du marquis), mi-fictive (du côté de Diderot et ses amis qui rédigeaient les pseudo-lettres de la religieuse), qui durera jusqu’à la mort présumée de la malheureuse. Ce corpus de lettres formera, avec une présentation de Grimm faisant le récit des faits, la « préface-annexe » jointe aux éditions modernes de La Religieuse. Cette préface se termine par d’intéressantes considérations sur la vérité en art qui montrent l’importance que Diderot accordait à cette question et plus précisément le tiraillement qui l’habitait intérieurement entre le vrai et le beau14 :

M. Diderot, après avoir passé des matinées à composer des lettres bien écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien romanesques, employait des journées à les gâter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de ses associés en scélératesse, tout ce qu’elles avaient de saillant, d’exagéré, de contraire à l’extrême simplicité et à la dernière vraisemblance ; en sorte que si l’on eût ramassé dans la rue les premières, on eût dit : Cela est beau, fort beau…, et que si l’on eût ramassé les dernières, on eût dit : Cela est bien vrai… Quelles sont les bonnes ? Sont-ce celles qui auraient peut-être obtenu l’admiration ? ou celles qui devaient certainement produire l’illusion ? (p. 223)

  • 15 G. May, Diderot et La Religieuse, Paris, PUF, 1954, p...

  • 16 Diderot, Correspondance, dir. G. Roth, Paris, Édition...

9Ainsi ce qui n’était à l’origine qu’une mauvaise plaisanterie a donné lieu à un roman, avec toutes les problématiques qu’entraîne ce terme, « le seul véritable roman de Diderot », selon Georges May, et peut-être « l’un des cinq ou six romans les plus importants du xviiie siècle français15 ». Tout se passe comme si l’écrivain, poussé par une espèce de démon intérieur, n’avait pu s’empêcher d’aller jusqu’au bout de son inspiration : « Je suis après ma Religieuse, confie-t-il à Damilaville. Mais cela s’étend sous ma plume, et je ne sais plus quand je toucherai la rive » (1er août 1760) ou encore : « Je me suis mis à faire La Religieuse, et j’y étais encore à trois heures du matin. Je vais à tire d’aile. Ce n’est plus une lettre, c’est un livre » (à Mme d’Epinay, novembre 1760)16. Significative est, à cet égard, l’anecdote rapportée par Grimm dans la préface-annexe, qui met en scène un Diderot en larmes pendant la rédaction de La Religieuse, par compassion pour son héroïne : « Un jour, qu’il était tout entier à ce travail, M. d’Alainville, un de nos amis communs, lui rendit visite, et le trouva plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes. Qu’avez-vous donc ? lui dit M. d’Alainville. Comme vous voilà ! — Ce que j’ai, lui répondit M. Diderot ; je me désole d’un conte que je me fais… » (p. 198).

2. Appartenance générique : mémoires, journal intime ou lettres ?

  • 17 « Cette lettre se trouve plus étendue à la fin du rom...

  • 18 Ce terme qui traduit ce que la critique a coutume d’a...

10De telles circonstances expliquent la forme hybride de La Religieuse, laquelle conduit à s’interroger sur le genre littéraire auquel l’œuvre appartient. Diderot lui-même semble avoir hésité à nommer son ouvrage, qu’il appelle tour à tour « ébauche informe17 », « mémoires », « roman » ou désigne tout simplement par le terme neutre et vague d’« ouvrage18 ». Si l’on s’en tient à ce qui est dit dans La Religieuse, le terme exact serait celui de « mémoires » : c’est ainsi que s’exprime le personnage de Suzanne (p. 12, p. 194), de même que l’auteur et ses acolytes (p. 197, p. 199). Pourtant la place importante que tiennent les lettres dans l’œuvre soulève une difficulté : ne devrait-on pas plutôt parler de roman épistolaire, considérant que les mémoires de Suzanne ne sont au fond qu’une longue lettre adressée au marquis, ajoutée à celles qui constituent la préface-annexe ? D’autre part, le traitement qui est fait du temps dans lesdits mémoires donne l’impression que l’on a affaire, plus qu’à un récit rétrospectif, à un journal rédigé par Suzanne au fil des événements.

  • 19 G. May, Diderot et La Religieuse, op. cit., p. 215.

11Dans son livre consacré à La Religieuse, Georges May fait ainsi remarquer l’existence d’un « journal intime subrepticement greffé sur les mémoires19 ». Il constate en effet plusieurs « inadvertances » portant atteinte à la structure mémorielle du texte. La plus grande invraisemblance concerne la naïveté de Suzanne au moment où elle rédige ses mémoires. Elle ne comprend pas les calomnies dont elle est victime à Longchamp (p. 83-84), ni les raisons de l’extase de la mère supérieure (p. 139). Or, à la fin des mémoires, on apprend qu’elle a eu la révélation de la vérité : « le voile qui jusqu’alors m’avait dérobé le péril que j’avais couru se déchirait » (p. 183). Quand elle raconte sa vie, après son évasion du couvent, elle est donc censée avoir perdu sa candeur.

  • 20 Ibid., p. 206.

12Comment expliquer cette « inadvertance » ? En partie, suivant Georges May, par la capacité de Diderot à entrer en sympathie avec ses personnages, au point de s’identifier à Suzanne à chaque moment de sa destinée. Revivant avec elle au fur et à mesure sa longue série de malheurs, il a tendance à oublier ce qui est venu après, pour relater les événements au jour le jour : « Les circonstances imposaient à l’auteur de La Religieuse la forme des mémoires, mais l’instinct profond de l’écrivain le poussait vers une autre forme romanesque qu’il pressent, celle du journal intime, où chaque moment de la durée demeure invariablement dans le présent et ne se prive d’aucune de ses virtualités20 ». On peut citer d’autres exemples. À la page 13, Suzanne prétend avoir des doutes sur sa naissance alors que le P. Séraphin lui a révélé que M. Simonin n’est pas son père. À la page 64, Suzanne parle d’Ursule comme si elle n’était pas morte, alors qu’elle fait plus loin le récit de sa mort (p. 116).

  • 21 Ibid.

  • 22 Ibid., p. 208.

13On note, observe Georges May, le même « curieux fonctionnement extratemporel de la sensibilité et de l’imagination de Diderot21 » dans les portraits de la mère supérieure (p. 121) et du P. Le Moine (p. 161). L’auteur fait au présent la description de ces deux personnages décédés, c’est-à-dire qu’il se place du point de vue de Suzanne quand elle vivait parmi eux. Et que dire de Mme Madin incluant dans sa lettre des événements censés s’être produits le lendemain (p. 49) ? Quand il tient sa plume, comme quand il tient celle de Suzanne, explique Georges May, « Diderot cesse psychologiquement d’être lui-même et devient véritablement la vieille dame ou la jeune fille. Il cesse d’être dans son grenier ou dans sa chambre de la Chevrette… ; il est dans la cellule de l’abbaye de Longchamp, il est sur le lit de mort de Mme Simonin22 ».

  • 23 Elle a une influence sur l’action du roman et produit...

  • 24 Voir notamment p. 53, quand Suzanne avoue qu’à Longch...

  • 25 J. Rustin, « La Religieuse de Diderot : mémoires ou j...

14Cette technique qui fausse le genre des mémoires en les transformant çà et là en journal intime n’est pas sans avantages. On lui doit, en particulier, de grandes réussites psychologiques : la découverte progressive des autres par Suzanne, la découverte progressive de Suzanne par elle-même qui font partie des charmes du roman de Diderot. Mais l’invraisemblance de l’innocence de Suzanne ne relève-t-elle que d’une entorse au caractère rétrospectif des mémoires ? Jacques Rustin lui attribue plutôt un rôle dramatique (dans les deux sens du terme23), une telle naïveté étant peu vraisemblable – vu l’expérience de dix ans de l’héroïne – et contredite à plusieurs endroits du texte24 : « il est clair que sa cruelle et passive innocence a pour fonction dynamique de contraindre Mme *** à se démasquer progressivement et à mourir finalement d’une mort théâtrale et ignominieuse25 ». En effet, dans la quatrième partie du roman, durant son séjour au couvent d’Arpajon, Suzanne n’est plus véritablement le personnage principal, elle apparaît plutôt comme un témoin dont la personnalité falote est éclipsée par celle, fascinante, de la mère supérieure. On peut ainsi mettre en doute l’affirmation de Georges May selon laquelle le lecteur découvrirait progressivement, en même temps que la narratrice, l’homosexualité de la mère supérieure. Tout d’abord, Diderot multiplie malicieusement, à l’intention de ce dernier, les indices de cette homosexualité. Par ailleurs, il use volontiers du procédé de la prolepse, par lequel il anticipe sur la connaissance qu’aura Suzanne de la personnalité de madame ***, et du récit itératif, qui évoque un comportement habituel de cette dernière, dans la relation que fait la narratrice de sa première journée à Sainte-Eutrope (p. 121 sq). Ces pages n’ont donc que les apparences d’un journal intime.

  • 26 Ibid., p. 40.

  • 27 Voir par exemple le début des Entretiens sur le Fils ...

15Il est vrai que le récit de Suzanne n’a rien d’intime, puisqu’au cours de ses mémoires elle s’adresse directement au moins cinquante-deux fois au marquis. Il n’a pas non plus les caractéristiques d’un journal : le traitement de la durée ne permet pas de suivre avec précision la succession des heures, des jours, des mois, des années, comme dans un jour-nal. Sans compter les nombreuses séquences proleptiques qui contredisent la vision de l’instant, comme « ce n’est qu’après bien du temps que j’ai appris à douter de sa bonne foi » (à propos de la supérieure de Sainte-Marie, p. 15) ou « c’est pourtant sa bonté qui m’a perdue » (à propos de Mme de Moni, p. 40). Enfin, Jacques Rustin note que le « glissement du mode itératif au mode singulatif » – qui est pour ainsi dire l’une des constantes de l’écriture de Sœur Suzanne – contredit formellement la thèse du journal intime, puisqu’il consiste à isoler dans l’afflux des souvenirs répétitifs un instant privilégié qui ne se détache pas pour autant de la monotonie de l’écoulement du temps éventuel26 ». C’est particulièrement le cas dans la fameuse scène de l’orgasme. Pour ce critique, Diderot aurait consciemment voulu concilier le récit rétrospectif, qui suppose un certain détachement, avec la chaleur du roman épistolaire. La restitution à l’écrit de la chaleur du vivant a été, on le sait, l’objet d’une quête incessante chez Diderot27.

  • 28 É. Lizé, « La Religieuse, un roman épistolaire ? », O...

  • 29 Par exemple, « Le monstre ! il n’a pas dépendu de lui...

  • 30 Rappelons cependant qu’il s’agit là d’un style dont D...

  • 31 É. Lizé, op. cit., p. 162.

16La part du roman épistolaire n’est donc pas à négliger s’agissant de l’appartenance générique de La Religieuse. Peut-on vraiment parler de mémoires quand l’écart temporel est si faible entre le vécu de la narratrice et la narration ? De plus, son existence précaire s’accorde mal avec le détachement du mémorialiste, souligne Émile Lizé28. Diderot a d’ailleurs effectué en 1780-1781 des corrections visant à transformer la lettre en mémoires, alors que le texte initial était avant tout une lettre. Si l’on excepte en effet la formule « vous, Monsieur le marquis et la plupart de ceux qui liront ces mémoires » (p. 97), qui provient d’une correction, Suzanne ne s’adresse qu’à un individu défini. Du reste, note ce critique, le style utilisé présente les caractéristiques de l’oral qu’on trouve dans une lettre : outre les signes du langage parlé tels que « je ne puis vous dire », « je vous avouerai »…, on relève le discours direct à l’adresse du marquis et même un dialogue imaginé entre lui et Suzanne (p. 182-183), la ponctuation qui mime les intonations orales (comme des virgules marquant le repos de la voix29), le rythme haletant des phrases saturées d’exclamations, d’interrogations, de suspensions30. Il est évident enfin que lesdits « mémoires » manifestent cette tendance à l’épanchement propre à la lettre, qui exige que l’on décrive en détail au destinataire les méandres de son esprit et de son cœur, alors qu’une simple notation suffit quand on consigne ses actions à son propre usage. Ces observations amènent Émile Lizé à conclure : « Parfois roman en forme de mémoires, lorsque le point de vue est celui de la rétrospection, mais plus souvent lettre-mémoire quand le point de vue est celui de l’instantané, La Religieuse n’est pas une œuvre pure. Les intentions et les moyens de l’écrivain n’y sont pas toujours bien accordés31 ».

  • 32 R. Kempf, Diderot et le roman ou le démon de la prése...

17Que pouvons-nous conclure de tout ce débat entre spécialistes ? D’une part, que La Religieuse est une œuvre en train de se faire, comme en témoignent les retouches et hésitations de l’auteur. D’autre part, qu’il s’agit, en dépit des apparentes bévues de l’auteur, d’un chef-d’œuvre de virtuosité. Diderot exploite si bien les ressources des divers genres littéraires qu’on en vient à se demander si les incohérences relevées ne sont pas, plutôt qu’une défaillance de sa part, la marque de sa liberté de créateur. Il est même permis d’y voir avec Florence Lotterie des signaux adressés au lecteur pour l’inviter à prendre une distance critique par rapport à la « machinerie de l’illusion » (p. XXII) mise en place par le romancier. Au fond, l’auteur cherche-t-il vraiment à accorder ses intentions et ses moyens ? Roger Kempf, fin connaisseur du roman diderotien, a raison d’affirmer : « Plusieurs critiques ont hâtivement baptisé “bévues” les lapsus de Diderot […]. Bien loin de s’oublier, Diderot s’affirme par sa liberté de mouvement, par les libertés qu’il prend avec le temps32 ». Si cette œuvre de fiction, cette « fable », est tournée vers la liberté, ce n’est donc pas que dans un sens idéologique (politique, religieux, philosophique, sociétal), c’est aussi dans un sens littéraire.

3. La satire des couvents et la représentation sensible de la foi chrétienne

18À la lumière de ces données, examinons maintenant la question brûlante de la satire des couvents, sous l’angle du conte et dans le cadre du conflit entre la vérité de la nature et le prestige de l’art qui tient tant à cœur à l’auteur.

  • 33 Diderot, Correspondance, éd. cit., t. XV, 1970, p. 190.

19Il est clair que le philosophe Diderot, tout en se désolant du conte qu’il se fait, est très conscient de la charge critique contenue dans son « informe » production : « je ne crois pas qu’on ait jamais écrit une plus effrayante satire des couvents », écrivait-il à son ami Meister, le 27 septembre 1780, en parlant de La Religieuse33. Il ne faisait que reprendre une idée déjà exprimée dans la préface-annexe de 1770 : « c’était la plus cruelle satire qu’on eût jamais faite des cloîtres » (p. 198). De fait, les chefs d’accusation portés dans l’œuvre contre ces établissements religieux sont considérables. Un grief social en premier lieu : Diderot dénonce un usage qui consistait à sacrifier le bonheur d’enfants illégitimes par préjugé moral – suivant un certain code de l’honneur – et surtout par intérêt financier. Dans le cas de Suzanne, la réparation de la faute morale, à savoir l’adultère, coïncide en effet avec la défense d’un patrimoine : « Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens, que je ne redemandasse ma légitime, et que je n’associasse un enfant naturel à des enfants légitimes » (raconte-t-elle, ce qui est confirmé par le P. Séraphin, p. 28-29). Cette collusion entre le pouvoir, l’Église et les familles révolte profondément le philosophe des Lumières, qui exprime son indignation à travers son personnage féminin : « C’est là que l’ambition et le luxe se sacrifient une portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus avantageux. C’est la sentine où l’on jette le rebut de la société. Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre ! » (p. 103)

20Mais le génie de Diderot romancier est d’avoir fait le procès des vocations forcées de l’intérieur même du christianisme, ce que permet le récit à la première personne. Cette pratique religieuse est présentée comme contraire à l’esprit même du christianisme. Le deuxième grief est ainsi de nature religieuse. Comment, interroge la narratrice, tourner vers Dieu sans amertume un cœur qu’on lui a marié de force, sachant que la profession religieuse est pour les moniales une union spirituelle avec le Christ ? En outre, quel service peut-on Lui rendre si l’on répugne à l’état monastique ? Enfin, n’est-il pas « sacrilège » de contrefaire une vocation que l’on n’a pas (p. 76) ? Suzanne, en véritable chrétienne, s’attend donc à être damnée si elle continue à vivre au couvent : « vous vous seriez perdue dans le monde, explique-t-elle à la supérieure de Longchamp, et vous assurez ici votre salut, je me perdrais ici, et j’espère me sauver dans le monde » (p. 73). Les ressources romanesques, par la vision intérieure qu’elles autorisent, sont mises ici au service de la critique religieuse, qui se mue en critique intra-religieuse.

  • 34 « Mélancolie, s. f. Bile noire ou atrabile. Espèce de...

  • 35 Voir C. Duflo, « Suzanne un instant philosophe. Amour...

21Le troisième grief de Diderot contre les couvents est d’ordre physiologique. La réclusion provoque, selon lui, chez les recluses des troubles physiques qui prouvent son caractère malsain et antinaturel. Il se produit dans les cloîtres un déséquilibre du corps qui entraîne la décomposition de l’être moral, conviction diderotienne dont Suzanne se fait l’écho à la faveur d’un excursus philosophique : « Voilà l’effet de la retraite. L’homme est né pour la société. Séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules germeront dans son esprit comme les ronces dans une terre sauvage » (p. 137). De fait, les monastères apparaissent dans La Religieuse comme le creuset de tous les désordres physiques et mentaux. Nombreux sont, par exemple, les cas de folie qu’on y trouve (p. 19, 103, 184) mais aussi les atteintes de mélancolie, au sens médical que l’on attribue à ce terme au siècle des Lumières34 (entre autres p. 42, 54, 117, 173-174), de frénésies sexuelles (p. 136, 139, 144, etc.), de cruauté maladive (p. 54, 81, 87), donnée pour inhérente à la vie conventuelle : « L’acharnement à tourmenter et à perdre se lasse dans le monde, il ne se lasse point dans les cloîtres » (p. 56), observe Suzanne, se faisant le porte-parole de l’auteur. Il existe, comme l’a montré Colas Duflo, une Suzanne philosophe35.

22Néanmoins, si abondants que soient les traits satiriques dirigés contre les couvents, si virulent que soit le réquisitoire antimonastique de Manouri (p. 100-102), si senti que soit le jugement de dom Morel sur la condition de religieux (p. 177-178), force est de constater que La Religieuse n’est pas une œuvre fondamentalement antichrétienne. C’est à la suite d’une mauvaise compréhension qu’on en fit à la Révolution une arme contre le christianisme. Certes Diderot en appelle à la suppression des couvents par la bouche de dom Morel évoquant l’ultime espérance des religieuses (« Celle qu’on trouvera les portes ouvertes un jour ; que les hommes reviendront de l’extravagance d’enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis », p. 181), mais à aucun moment il ne s’attaque dans ce roman aux fondements mêmes du christianisme.

23Paradoxalement, grâce à la capacité de sympathie de Diderot avec ses personnages dont parlait Georges May, la critique des cloîtres en vient même parfois à se muer en hymne au Dieu chrétien. N’est-ce pas dans sa foi que Suzanne puise les forces nécessaires pour supporter toutes ses misères ? Ne s’exclame-t-elle pas, au moment d’être interrogée par l’archidiacre :

Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde ; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que l’aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l’état où j’étais de quoi m’aurait servi l’image d’un législateur heureux et comblé de gloire ? Je voyais l’innocent le flanc percé, le front couronné d’épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances, et je me disais : « Voilà mon Dieu, et j’ose me plaindre ! » (p. 90)

  • 36 Sur le rapport de Diderot à la religion, on peut cons...

24Ce sont là les termes mêmes du langage chrétien employé à la même époque dans les ouvrages de dévotion, auxquels Diderot, par son éducation, n’était pas étranger36. Cette foi ardente prêtée à Suzanne nous vaut d’admirables peintures de l’héroïne en prière, lançant éplorée vers le Ciel de pathétiques cris de souffrance, qui ne sont pas sans faire penser à ces descriptions de saint(e)s rédigées par Diderot pour les Salons (p. 68). L’auteur de La Religieuse est en effet, malgré ses convictions athées, très sensible aux ressources esthétiques du catholicisme, qu’il crédite d’un fort potentiel artistique.

  • 37 On songe aux moqueries envers les prêtres dans Jacque...

  • 38 « La nature n’a fait ni serviteur ni maître ; / Je ne...

25Point ici de cette ironie mordante qu’on trouve dans d’autres œuvres de Diderot37, pouvant aller jusqu’à la plus extrême virulence dans les fameux vers des Eleuthéromanes38. On est surpris de trouver sous la plume de l’auteur de la Lettre sur les aveugles (1749) et des Pensées sur l’interprétation de la nature (1753), penchant vers le matérialisme, de tels morceaux de spiritualité. C’est que Diderot, dans La Religieuse, écrit en romancier et non en philosophe. Rares sont ainsi dans le roman les digressions philosophiques sur le thème des couvents. Majoritairement Suzanne est plus naïve que philosophe. Diderot a pris le parti, dans cette œuvre littéraire, de faire passer ses idées par la trame romanesque. C’est en accumulant sur Suzanne tant de malheurs liés à sa condition de religieuse qu’il porte condamnation contre les couvents : « Une fois, […] il plut à la Providence dont les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée, toute la masse de cruautés, réparties dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l’avaient précédée dans un cloître et qui devaient lui succéder » (p. 97). Et l’auteur se coule si bien dans son héroïne qu’il est capable d’en sentir les émotions pieuses, comme il en partage les tourments en pleine rédaction.

  • 39 À rapprocher de la théorie du modèle idéal défendue p...

26Ainsi peut-il concilier l’art et la nature, artifice et véridicité, en concentrant sur un seul être tous les malheurs authentiques subis par les religieuses de son temps : la charge n’est pas mensonge, elle dit à merveille le vrai en grossissant le trait, mieux que ne le ferait une copie servile de la réalité39. Si Diderot n’invente pas les malheurs des religieuses, qui existaient bien dans certains couvents, il use pour les décrire, selon les termes employés dans la postface des Deux amis de Bourbonne, de « rhétorique » et de « poésie », d’où ces images saisissantes de prison (p. 121), de cellules renfermant des bêtes féroces (p. 80), d’esclaves totalement asservies à leurs maîtresses (p. 52), pire encore, cette peinture dantesque de religieux « chargés de chaînes pesantes » qu’ils sont « condamnés à secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre » (p. 178). La vision qui est donnée des couvents dans La Religieuse est celle d’un abominable lieu de servitude dans lequel le service de Dieu est détourné au profit du Diable. La supérieure lesbienne de Sainte-Eutrope, on l’a vu, s’exclame en confession : « Mon père, je suis damnée… » (p. 183) et dom Morel explique gravement à Suzanne que les religieux forcés se damnent « au sein des pénitences […] presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu des plaisirs » (p. 178).

27Mais ce que Diderot dénonce par-dessus tout, au-delà des abus de la religion, c’est l’aliénation de l’homme, en l’occurrence de la femme. Pour s’assurer le Ciel, les moniales acceptent de s’oublier ici-bas (p. 177), victimes d’une véritable « aliénation » (p. 73), au sens latin du terme (le fait de cesser d’être soi pour être alius, un autre). Cette perte de soi est sensible dans La Religieuse, au niveau même de la grammaire, par l’emploi fréquent de l’indéfini « on », qui réduit les sœurs à une masse informe sans individualités, et par l’abondance de verbes à la forme passive dans le récit des aventures de l’héroïne. Mais elle culmine dans la scène pathétique de la prononciation involontaire des vœux mettant en scène une Suzanne égarée, dont l’être profond est absent d’une cérémonie à laquelle son corps était présent. Le romancier nous offre à cette occasion une évocation sublime de la dénaturation de l’être, qui rend Suzanne comme étrangère à elle-même, « physiquement aliénée » (p. 47).

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  • 40 Les monstres sont pour Diderot non pas des êtres abom...

29Il n’est pas si étonnant finalement qu’on ait pu voir dans La Religieuse l’un des plus beaux romans du xviiie siècle, tant est grande la force évocatrice qui s’en dégage. Diderot y réussit la performance d’allier le combat des Lumières au talent artistique en mettant les ressources de l’art au service de la critique et vice versa. L’un ne va pas sans l’autre, en effet, dans ce roman atypique qu’on serait tenté de comparer à ces « monstres40 » de la nature étudiés par Diderot dans le domaine scientifique et soumis à la réflexion philosophique, aveugles de naissance (Lettre sur les aveugles) ou chèvres-pieds (Le Rêve de d’Alembert), émanations d’une nature qui ne se lasse pas de produire, pas plus que l’esprit du génie ne se lasse d’imaginer. L’histoire fabuleuse de Suzanne nous donne un exemple saisissant de ce que peut faire cette énergie de nature chère à Diderot et, à travers elle, le philosophe romancier offre une puissante illustration de cette soif de liberté qui anime le siècle des Lumières.

Notes

1 Voir J. Th. de Booy et Alan J. Freer, « Jacques le Fataliste » et « La Religieuse » devant la critique révolutionnaire (1796-1800), Oxford, SVEC, n° 33, 1965.

2 Télérama, entretien avec M. Blottière, 18 mars 2013.

3 Angélique Diderot, entrée chez les Ursulines, mourut folle dans son couvent en 1748. Lui-même fut enfermé dans un monastère par son père, bourgeois de Langres, pour l’empêcher en 1743 d’épouser la lingère Antoinette Champion (voir éd. GF de La Religieuse, 2009, p. XI, n. 1).

4 Diderot, La Religieuse, éd. Florence Lotterie, GF Flammarion, 2009, p. 101-102. Les numéros de pages figureront désormais entre parenthèses dans le texte, à la suite des citations.

5 La Décade philosophique, littéraire et politique, 21 octobre 1796.

6 Édition portative et corrigée, Lyon, Bruyset Ponthus, 1775, t. II, p. 1.

7 H. Coulet, Histoire du roman en France, Paris, Armand Colin, 1967, t. I, p. 286.

8 G. May, Le dilemme du roman au xviiie siècle, Paris, PUF, 1963.

9 La féminisation d’Eutrope est fautive, mais elle est peut-être volontaire de la part de Diderot. Aussi avons-nous choisi de la conserver.

10 Sur Diderot antiromanesque, nous renvoyons à notre article « “Craignez surtout d’être romanesque…”. Diderot, un romancier antiromanesque ? », in L. Ruiz (dir.), « Antiromanesques », Romanesques, n° 6, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 87-105.

11 Cité par Fl. Lotterie dans l’édition GF de La Religieuse, p. 262-263. Plus largement, sur l’ambivalence du mentir-vrai, voir p. 261-263 de cette même édition. En ce qui concerne l’illusion romanesque dans La Religieuse, on lira avec profit V. Frigerio, « Nécessité romanesque et démantèlement de l’illusion dans la “Préface-Annexe” à La Religieuse de Diderot », RDE, n° 16, avril 1994, p. 45-59.

12 On notera que La Religieuse, qui relève de ces deux types de romans, représente un concentré du genre !

13 J. Goldzink, xviiie siècle, Paris, Bordas, 1988, p. 89-92.

14 La trinité beau-bon-vrai, qui intéresse fortement Diderot, est notamment débattue dans Le Neveu de Rameau. Voir S. Pujol, Le philosophe et l’original. Étude sur Le Neveu de Rameau, PU de Rouen et du Havre, 2016 ; Ch. Vincent et alii (dir.), Le Neveu de Rameau de Diderot, Neuilly, Atlande, 2016.

15 G. May, Diderot et La Religieuse, Paris, PUF, 1954, p. 17.

16 Diderot, Correspondance, dir. G. Roth, Paris, Éditions de Minuit, t. III, 1957, p. 40 et 221.

17 « Cette lettre se trouve plus étendue à la fin du roman, où M. Diderot l’inséra, lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui étant tombée sous la main, il se détermina à la retoucher » (éd. GF de La Religieuse, p. 202).

18 Ce terme qui traduit ce que la critique a coutume d’appeler la mauvaise conscience du romancier est aussi celui employé par Prévost dans l’« Avis de l’auteur » placé au début de Manon Lescaut (1731).

19 G. May, Diderot et La Religieuse, op. cit., p. 215.

20 Ibid., p. 206.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 208.

23 Elle a une influence sur l’action du roman et produit également des effets pathétiques.

24 Voir notamment p. 53, quand Suzanne avoue qu’à Longchamp elle s’était « échappée en discours indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ».

25 J. Rustin, « La Religieuse de Diderot : mémoires ou journal intime ? », in V. del Litto (dir.), Le journal intime et ses formes littéraires, Genève, Droz, 1978, p. 31.

26 Ibid., p. 40.

27 Voir par exemple le début des Entretiens sur le Fils naturel où Diderot, hors de la présence de Dorval, ne se sent capable que d’écrire « des lignes faibles, tristes et froides » (cité dans l’éd. GF de La Religieuse, p. XXVI-XXVII, n. 5).

28 É. Lizé, « La Religieuse, un roman épistolaire ? », Oxford, SVEC, n° 98, 1972, p. 161.

29 Par exemple, « Le monstre ! il n’a pas dépendu de lui qu’il ne vous ait étouffée dans mon sein, par toutes les peines qu’il m’a causées » (p. 34).

30 Rappelons cependant qu’il s’agit là d’un style dont Diderot, désireux de rendre à l’écrit la vivacité et le naturel de l’oral, est coutumier. Voir J.-P. Seguin, Diderot, le discours et les choses. Essai de description du style d’un philosophe en 1750, Paris, Klincksieck, 1978.

31 É. Lizé, op. cit., p. 162.

32 R. Kempf, Diderot et le roman ou le démon de la présence, Paris, Seuil, 1964, p. 53.

33 Diderot, Correspondance, éd. cit., t. XV, 1970, p. 190.

34 « Mélancolie, s. f. Bile noire ou atrabile. Espèce de rêverie ou de délire sans fièvre, accompagnée de crainte et de chagrin sans raison apparente. Tristesse. », P. Richelet, op. cit., t. II, p. 252.

35 Voir C. Duflo, « Suzanne un instant philosophe. Amour, sexualité, violence à la lumière de quelques lignes de La Religieuse de Diderot », in M. Wählberg et T. Kolderup (dir.), Amour, violence, sexualité de Sade à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 43-54.

36 Sur le rapport de Diderot à la religion, on peut consulter S. Albertan, M. Buffat et Fl. Lotterie (dir.), Diderot, la religion, le religieux, Paris, Société Diderot, coll. « L’Atelier. Autour de Diderot et de l’Encyclopédie », 2022.

37 On songe aux moqueries envers les prêtres dans Jacques le fataliste, Supplément au Voyage de Bougainville, Le Neveu de Rameau, ou encore dans la correspondance de Diderot. Voir O. Richard-Pauchet, « Frères, moines et abbés : portraits-charges d’ecclésiastiques dans la correspondance et les romans de Diderot », in Diderot, la religion, le religieux, op. cit., p. 195-208.

38 « La nature n’a fait ni serviteur ni maître ; / Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. / Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre, / Au défaut d’un cordon pour étrangler les rois. ». Il est à noter toutefois que, dans ce poème exaltant la liberté (eleutheromania désigne en grec un goût excessif pour la liberté), daté de 1772, ces vers relèvent plus de la figure de style que de l’appel à la révolution auquel on les a souvent assimilés par la suite.

39 À rapprocher de la théorie du modèle idéal défendue par Diderot. Voir Yvon Belaval, L’esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, Gallimard, 1950 : « Imiter n’est pas refléter un modèle sensible, c’est révéler sous l’apparence un modèle idéal » (« idéal » dans un sens immanent et non pas transcendantal).

40 Les monstres sont pour Diderot non pas des êtres abominables mais les fruits irréguliers d’un monde chaotique, soumis au flux et au choc des atomes.

Pour citer cet article

Sylviane Albertan-Coppola, «La Religieuse de Diderot : une « fable de la liberté »», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2023 », n° 24, automne 2022 , mis à jour le : 12/12/2022, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=735.

Quelques mots à propos de :  Sylviane Albertan-Coppola

Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, agrégée de lettres modernes, elle a consacré sa thèse à la littérature apologétique du XVIIIe siècle et son HDR à son plus éminent représentant, l’abbé Bergier. Ancienne préparatrice à l’agrégation du Collège Sévigné, elle a déjà publié un article sur « Diderot, “moraliste de l’honnête” » dans la revue Op. cit (agrégation 2017). Actuellement professeure émérite de littérature française à l’Université d’Amiens et membre du CERCLL dans le cadre duquel elle a rédigé plusieurs articles sur le romanesque, elle est aussi autrice d’une étude littéraire sur Manon Lescaut (PUF, 1995), co-autrice d’Autour du “Neveu de Rameau” (Champion, 1991) et co-directrice de deux ouvrages collectifs : Diderot et le roman hors du roman (Société Diderot, 2017), Diderot, la religion, le religieux (Société Diderot, 2022), dans la collection « L’Atelier, autour de Diderot et l’Encyclopédie » qu’elle co-dirige avec Marc Buffat. Elle participe à l’édition numérique et critique de l’Encyclopédie de Diderot (ENCCRE).

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