XVIe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022
Plan de l'article
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1 L’édition de référence est la suivante : Jean de Léry,...
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2 Montaigne, Les Essais, I, 31, « Des Cannibales », éd. ...
1La première édition des Essais est postérieure de deux ans seulement à la sortie de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil1. Or dans le livre I des Essais, un ample chapitre est consacré aux Indiens du Brésil. Sous le titre « Des Cannibales », qui est légèrement, mais délibérément inapproprié, Montaigne, en fait, traite des mêmes Indiens Tupinamba, dont nous a entretenu Jean de Léry deux ans plus tôt, et non des Indiens Carib d’où est dérivé le nom des Cannibales2. Le nom de Cannibales est déjà devenu à l’époque un nom commun, un nom péjoratif, désignant les plus effroyables des sauvages, et c’est pour surprendre, pour provoquer le lecteur, que Montaigne l’emploie d’entrée de jeu.
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3 Montaigne, Les Essais, III, 6, p. 911.
2Le mot de « Cannibales » ne sera pas une seule fois mentionné dans le cours de l’essai. Il réapparaîtra plus tard dans le chapitre « Des coches », lui aussi relatif au Nouveau Monde, pour désigner les Indiens d’Amérique dont Montaigne a déjà parlé – « tesmoing mes Cannibales », dira-t-il au passage3. Montaigne, comme on le voit, se les approprie, en fait chose sienne, chose dont il a déjà parlé, comme son lecteur familier le sait.
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4 Sur le genre de la déclamation, voir Le Brésil de Mont...
3Avec « Des Cannibales », il ne s’agit évidemment pas d’une simple reprise, mais d’un essai, au sens littéral du terme, c’est-à-dire d’un exercice de raisonnement autour d’un thème donné, avec la part de jeu inhérente au genre de la déclamation4. Montaigne s’amuse et traite en même temps des plus graves problèmes.
4Tentons de relever les passages dans lesquels Montaigne s’est sans nul doute inspiré de Léry, lequel n’est jamais nommé dans Les Essais. Sept rapprochements peuvent être faits sans effort, mais sans doute beaucoup plus. Tenons-nous en à ce septuple rapprochement.
1. Topographes contre cosmographes
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5 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 205.
5Tout d’abord, selon Montaigne, la topographie (locale) est préférable à la cosmographie (générale), le regard rapproché au regard lointain. Montaigne écrit : « Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquerir de ce que les cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particuliere, des endroits où ils ont esté5 ». Ces deux phrases sont soudées l’une à l’autre, nullement séparées par un alinéa, comme le laisse croire indûment l’édition Villey-Saulnier. La grande échelle est donc préférable à la petite, l’expérience directe du terrain à la perspective lointaine, aérienne dirions-nous, cosmique pour tout dire.
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6 Léry, H1V, p. 61-99, et en particulier p. 63-88.
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7 Sur la figure et l’œuvre d’André Thevet, voir F. Lestr...
6L’attaque vise, à n’en pas douter, André Thevet, le principal adversaire, ou l’adversaire désigné de Léry, celui sans lequel il n’aurait pas écrit l’Histoire d’un voyage, comme il l’explique longuement dans sa « Preface »6. Thevet porte en effet le titre de cosmographe du roi, « cosmographe de quatre rois », comme il dira non sans vanité tout à la fin de sa vie, les quatre rois en question étant Henri II, François II, Charles IX et Henri III. Rallié à la Ligue catholique, Thevet, qui meurt en 1592, ne reconnaîtra jamais Henri IV, alors protestant pour quelque temps encore7.
7Jean de Léry est le topographe idéal, qui a reconnu une petite partie du Brésil en marchant, aucunement ce cosmographe flatulent et orgueilleux, qui ne voit le monde que de très haut et de très loin. Léry est familier de la baie de Guanabara ou « Geneure » et de ses alentours, nullement du Brésil en général. Cette modestie du point de vue du témoignage fait bien les affaires de Montaigne.
2. Hommes simples et truchements
8Le domestique dont nous parle Montaigne, et qui est son principal informateur, a vécu « dix ou douze ans » au Brésil. Il a vu de ses propres yeux ce qu’il rapporte et parle sans mentir de ce qu’il a vu. Selon toute vraisemblance, un si long séjour au pays des mangeurs d’hommes est le propre d’un truchement.
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8 Léry, H1V, p. 569.
9Léry met en scène constamment les truchements, avec lesquels il n’est pas toujours d’accord, mais qui lui rendent assurément service, en le guidant à l’intérieur du pays. Il est vrai qu’une manchette marginale les condamne catégoriquement : « Truchement de Normandie menant vie d’Atheiste », est-il déclaré en toutes lettres, condamnation que relève, en la mettant au pluriel, la « Table des matières et choses plus notables contenues en ceste Histoire de l’Amerique », autrement dit l’index figurant à la fin du livre8. Cette condamnation est dûment prononcée par le texte :
9 Ibid., ch. XV, p. 370.
Sur quoy, à mon grand regret, je suis contraint de reciter icy, que quelques Truchemens de Normandie, qui avoyent demeuré huict ou neuf ans en ce pays-là, pour s’accommoder à eux, menans une vie d’Atheistes, ne se polluoyent pas seulement en toutes sortes de paillardises et vilenies parmi les femmes et les filles, dont un entre autres de mon temps avoit un garçon aagé d’environ trois ans, mais aussi, surpassans les sauvages en inhumanité, j’en ay ouy qui se vantoyent d’avoir tué et mangé des prisonniers9.
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10 Sur les truchements, voir Marie-Christine Gomez-Gérau...
10Mais Léry a beau désapprouver leur nudité, leurs mœurs trop libres, voire leur goût déplacé pour la chair humaine, il leur est redevable du bon accueil qu’il reçoit dans les tribus indiennes, et aussi de la compréhension de la langue des Tupinamba, qu’il n’entend que très partiellement. C’est aux truchements, et non à Villegagnon, qu’il doit cette intelligence du Brésil et des peuples qui l’occupent10.
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11 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 205.
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12 Ibid., p. 205.
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13 On ne peut qu’être d’accord sur ce point avec Géralde...
11Revenons à Montaigne et à l’informateur dont il se réclame, sans culture et sans savoir particulier : « Cet homme que j’avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage : car les fines gens, remarquent bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent11 ». Homme simple, homme sans lettres et grossier, incapable de gloser, tel est le bon témoin ! Montaigne ajoute un peu plus loin : « Le mien estoit tel : et outre cela, il m’a faict voir à diverses fois plusieurs matelots et marchans, qu’il avoit cogneuz en ce voyage12 ». Pluralité de témoignages, au lieu d’un témoignage unique et suréminent, celui du vaniteux cosmographe du roi ! Ces témoignages de gens simples et bien informés valent toutes les autorités du monde13.
3. Americana
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14 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 208.
12À défaut d’être allé au Brésil, Montaigne possède en son château une collection d’americana, objets artisanaux rapportés de là-bas, tels que hamacs, massues, armes, parures de plumes, etc. En voici la liste sommaire : « Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets de bois, dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dancer14 ». Se battre et danser en cadence, telles sont les activités principales et alternées des Tupinamba, alias Cannibales de Montaigne !
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15 Léry, H1V, ch. XXII, p. 544-545.
13Ces americana sont, bien sûr, absents des domiciles successifs de Léry, réfugié en France puis en Suisse, parcourant diverses régions de France et d’Europe, de la Bourgogne au Jura, avant de se fixer près de Lausanne. Il connaît, bien sûr, ces objets qu’il a vus et maniés lors de son séjour au Brésil, et qu’il reverra plus tard dans le cabinet de curiosités du médecin Félix Platter, lors de son passage à Bâle tout à la fin du siècle15. Mais, à la différence de Montaigne et de Platter, il n’en possède pas dans sa demeure.
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16 Ibid., ch. XV, p. 354.
14Ces objets, si l’on peut dire, il les montre en action, lors de la guerre acharnée que les Indiens mènent les uns contre les autres, au chapitre XIV de l’Histoire d’un voyage, ou encore, au chapitre XV, à propos des prisonniers, lors des cérémonies qu’ils observent « tant à les tuer qu’à les manger16 ».
4. Guerres et défaites
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17 Ainsi que l’a suggéré Alexandre Tarrête, « Récit de v...
15Aux yeux de Léry, les guerres se reproduisent plus souvent qu’on ne voudrait, mais elles sont incontestablement belles, comme le veut la fausse étymologie de bellum – la guerre en latin –, et Léry a plaisir à les regarder, à les voir, à les vivre, à chaque fois qu’elles resurgissent devant lui, bien des années après. Cette admiration pour la guerre sauvage, quelque sanglante qu’elle soit, n’est peut-être pas sans rapport avec la dédicace de l’Histoire d’un voyage à François de Coligny-Châtillon, fils du défunt amiral et première victime de la Saint-Barthélemy. François de Coligny fut le protecteur de Léry et l’instigateur de l’édition tardive de son livre. Il exerçait comme son père le métier des armes et se montrait sensible à la beauté de la guerre, quand bien même civile17.
16L’admiration de Montaigne pour la guerre sauvage, qui a son faste et sa beauté, comme il est tout prêt à le reconnaître, est sincère. « Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir : elle n’a autre fondement parmy eux que la seule jalousie de la vertu 18 ». La générosité de la guerre tient à sa noblesse, et à toutes les qualités qu’un homme vraiment noble emploie à la faire. D’où cette exclamation paradoxale et décisive : « Aussi y a-t-il des pertes triomphantes à l’envi des victoires19 » ! La mise en parallèle de la guerre sauvage avec les guerres antiques, en Grèce et à Rome, amène la mention admirative de Léonidas aux Thermopyles. La guerre est belle et noble en soi, jusque dans ses défaites, à condition que celles-ci permettent de faire preuve de vertu et de courage.
5. Cannibalisme figuré & réel
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20 Léry, H1V, ch. XV, p. 361.
17Le cannibalisme même n’a rien en soi de répugnant, si on le considère d’un peu près. Instructif est tout d’abord le « colloque » du massacreur avec le prisonnier et sa future victime. Ce dernier, jusqu’au moment ultime, défie son bourreau, l’injurie et lui prédit le même sort. Il a auparavant jeté sur ses vainqueurs tout ce qu’il avait à portée de main, tessons de poterie, pierres, cailloux. Prêt à abattre sa massue sur le prisonnier, le bourreau s’écrie, non pas : « Je te creveray », mais : « Je te casseray la teste20 ». Et c’est ce qu’il fait aussitôt, d’un coup sec, presque sans effusion de sang.
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21 Ibid., p. 375.
18Or, pour conclure son chapitre XV sur le cannibalisme des Cannibales, ou du moins des Tupinamba, Léry instruit le procès des gros usuriers, « sucçans le sang et la moëlle, et par consequent mangeans tous en vie, tant de vefves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudroit mieux couper la gorge tout d’un coup, que de les faire ainsi languir », lesquels « sont encores plus cruels que les sauvages dont je parle21 ». Usuriers pires à tous égards que les authentiques anthropophages du Brésil !
19On constate donc que Léry passe du propre au figuré, et du cannibalisme au sens strict à une forme élargie de cannibalisme, tout comme Montaigne, à son tour et sur son modèle, dans le chapitre « Des Cannibales » :
22 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 209.
Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu’à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux : comme nous l’avons, non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger après qu’il est trespassé22.
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23 Léry, H1V, ch. XV, p. 376.
20Mais Léry n’en reste pas à ce parallèle général. Il en vient à l’histoire récente, et au point culminant des violences des guerres de Religion, c’est-à-dire à « la sanglante tragédie qui commença à Paris le 24. d’août 1572 », autrement dit à la Saint-Barthélemy. Le pire est parmi nous, de ce côté-ci de l’Atlantique et dans l’hémisphère boréal, au cœur d’une nation prétendument chrétienne. C’est ici et non là-bas que les foies, cœurs et autres parties des corps de quelques-uns ont été cuisinés et mangés par les furieux meurtriers, dont les Enfers mêmes ont horreur23.
21Montaigne fait allusion aux violences des guerres de Religion, et aux exactions commises dans maintes villes de France, dont, comme tous ses contemporains, il a été le témoin direct. Il est vrai, comme Géralde Nakam le rappelle au passage, qu’il « fait silence sur la Saint-Barthélemy », et qu’il voue aux Guises une admiration réelle24. Mais les massacres, quels qu’ils soient exactement, affleurent dans Les Essais. « Dans ce procès de la férocité contemporaine, Montaigne joue pleinement sur l’argument du cannibalisme, parce que le cannibalisme s’est manifesté en France », écrit-elle encore25.
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26 Léry, Histoire memorable de la ville de Sancerre. Con...
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27 Léry, Histoire mémorable…, éd. G. Nakam, op. cit., ch...
22À Sancerre, au terme d’un siège interminable, en juillet 1573, des parents ont mangé leur petite fille morte d’inanition26. Léry a été le témoin forcé d’une telle exaction et la rapporte dans les moindres détails dans son premier écrit, l’Histoire memorable de la ville de Sancerre, en invoquant la colère de Dieu27.
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28 Voir F. Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décade...
23C’est, peut-on dire, l’événement qui a déclenché sa carrière d’historien, puisqu’il publie d’abord, en 1574, l’histoire de Sancerre et, à peine quatre ans plus tard, début 1578, l’histoire d’un voyage accompli beaucoup plus tôt au Brésil. Deux « histoires », mises en forme et publiées l’une après l’autre, c’est-à-dire, au sens étymologique, deux témoignages tout à la fois personnels et collectifs, dont Léry, successivement, est le rapporteur et le garant. Dans ces deux témoignages, le cannibalisme, aussi bien des Français que des sauvages, occupe une place centrale28.
6. Pluralité de femmes
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29 Léry, H1V, ch. XVII, p. 427-428
24Au sujet de la polygamie, Léry dit son admiration devant l’absence de jalousie des femmes sauvages, et l’harmonie qui règne entre les épouses d’un même guerrier. En Europe, en revanche, il vaudrait mieux envoyer un homme aux galères que de le mettre en « un tel grabuge de noises et de riottes » où il se retrouve immanquablement. À preuve l’exemple de Jacob, qui eut l’infortune de prendre Léa et Rachel pour femmes, pourtant sœurs, mais inégalement fécondes et s’entendant fort mal, comme nous l’apprend la Genèse 29-30. Les femmes sauvages vivent ensemble « en une paix la nonpareille », s’occupant en commun et sans se disputer à faire le ménage, « tistre », c’est-à-dire tisser, leurs lits de coton, autrement dit leurs hamacs, aller aux jardins et planter des racines29. On devine que ces réflexions ne sont pas étrangères à la vie privée de Léry, inconstante et troublée pendant plusieurs décennies.
25Cette remarque sur la bonne entente des femmes sauvages, épouses multiples d’un homme vaillant et amies entre elles, est reprise par Montaigne dans son chapitre « Des Cannibales30 ». Celui-ci ajoute : « Les nostres crieront au miracle : ce ne l’est pas : c’est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut estage31 ».
26Une divergence toutefois à propos de Léa et de Rachel, toutes deux épouses de Jacob. Léry mentionne leur différend et leurs rapports difficiles, « combien qu’elles fussent soeurs32 ». Montaigne, au contraire, dans une addition manuscrite sur l’exemplaire de Bordeaux, souligne l’accord qui régnait entre elles, tout au moins au début : « Et en la Bible Lia, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris33 ». Concernant la jalousie féminine, la vérité, sans doute, est entre les deux. Toujours est-il que, selon Léry et Montaigne, la polygamie est heureuse au Brésil des mangeurs d’hommes, mais difficile, voire impossible en France !
7. Doux langage, retirant aux terminaisons grecques
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34 Léry, H1V, ch. XIX, p. 479.
27Léry conclut la section anthropologique de son Histoire par un « colloque » ou manuel de conversation franco-tupi établi avec l’aide d’un truchement, lequel, ajoute-t-il, « non seulement pour y avoir demeuré sept ou huict ans, entendoit parfaitement le langage des gens du pays, mais aussi parce qu’il avoit bien estudié, mesme en la langue Grecque, de laquelle (ainsi que ceux qui l’entendent ont jà peu voir ci-dessus) ceste nation des Toüoupinambaoults a quelques mots, il le pouvoit mieux expliquer34 ».
28Le grec ancien connu des sauvages est un thème missionnaire tout à fait traditionnel, que l’on rencontre notamment chez les religieux portugais ou espagnols des premiers temps de la conquête. Il est frappant de le retrouver chez Léry, à une époque où l’évangélisation des Indiens du Brésil n’en est plus à son commencement.
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35 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 213.
29Montaigne, dans le chapitre « Des Cannibales », attribuera à son tour aux sauvages du Brésil « un doux langage, et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques ». Il verra même des grâces tout à fait anacréontiques dans la chanson amoureuse de la couleuvre : « Couleuvre, arreste-toy ; arreste-toy, couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture, la façon et l’ouvrage d’un riche cordon, que je puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens35 ».
30Le chant de la couleuvre ou Anacréon au Brésil ! Quant à ce truchement qui sait le grec, on peut difficilement y voir un simple homme du peuple, mais plutôt un lettré, affranchi de son étude et courant le vaste monde !
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36 Alain Legros, « Enquête sur le sentiment et l’engagem...
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37 Ibid., p. 166.
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38 Léry, H1V, ch. XVI, p. 385 ; Montaigne, Les Essais, I...
32Bien d’autres points sont communs à Léry et à Montaigne, même sur le chapitre controversé de la religion. C’est le point sur lequel Léry et Montaigne diffèrent manifestement le plus. Léry, peut-on dire, est résolument calviniste, alors que Montaigne demeure obstinément catholique, quand bien même la critique a beaucoup fluctué à ce sujet, le tirant souvent à hue et à dia, voyant en lui, au gré des circonstances, tantôt un sceptique, voire un incroyant, tantôt un catholique bien tiède, comme le lui reprochera Pascal36. Toujours est-il que « Montaigne n’est pas tendre avec les protestants37 ». Mais il doit peut-être à Léry, dont il ne partage certes pas les convictions, l’information selon laquelle les sauvages du Brésil, en dépit de leur absence probable de religion, croient en l’immortalité de l’âme38.
Que conclure ?
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39 Léry, H1V, ch. XXII, p. 552.
33Ces multiples rapprochements invitent à conclure à une influence réelle de Léry sur Montaigne. Mais naturellement le complexe chapitre « Des Cannibales » déborde de toutes parts la trame singulière de l’Histoire d’un voyage, témoignage de parti pris, écrit de combat, histoire engagée au service de la cause protestante, qui se termine par une action de grâce en bonne et due forme39.
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40 Pour le rapprochement de cet essai avec le Discours d...
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41 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 214.
34« Des Cannibales » part de la formule négative – « aucune espece de trafique, nulle cognoissance de lettres, nulle science de nombres... » – et aboutit dans sa conclusion au paradoxe de la servitude volontaire, cher à La Boétie40. C’est une « déclamation », comme on l’a vu au début de cette étude, dans laquelle la plaidoirie en faveur des Cannibales recourt à toute sorte d’arguments, tantôt parfaitement recevables au regard de la raison, tantôt relevant du pur paradoxe, qui décoiffe les certitudes les plus fréquemment admises. La phrase finale du chapitre en témoigne. Il est difficile de prendre les sauvages au sérieux, étant donné qu’ils ne portent pas de culottes, et en même temps d’oublier ce qu’ils ont dit : « Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy, ils ne portent point de haut de chausses41 ».
35Ajoutons que cette dernière réflexion, exprimée sur le mode paradoxal de la déclamation, résume d’une certaine manière le chapitre VIII de l’Histoire d’un voyage, « Du naturel, force, stature, nudité... tant des hommes que des femmes sauvages Bresilliens », et crée la surprise, une surprise qui esquive le fond au profit de la forme, ou plutôt qui met toute vérité paradoxale et dérangeante sur le compte du corps – un corps qui cache tout en révélant.
36C’est donc par une pirouette que se conclut le chapitre ou l’essai, pirouette plaisante qui laisse à jamais le sens ouvert.
Notes
1 L’édition de référence est la suivante : Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, édition critique par Frank Lestringant, précédée d’un entretien de Claude Lévi-Strauss, Paris, LGF, « Le livre de poche Classiques », 1994, ch. XXI, p. 508. Cité en abrégé H1V.
2 Montaigne, Les Essais, I, 31, « Des Cannibales », éd. Pierre Villey, Paris, PUF, 1965, p. 202-214. Voir mon livre Le Cannibale, grandeur et décadence, 2e édition revue et augmentée, Genève, Droz, « Titre courant », 2016, chapitre VIII, « Un Cannibale qui crache », p. 161-186.
3 Montaigne, Les Essais, III, 6, p. 911.
4 Sur le genre de la déclamation, voir Le Brésil de Montaigne. Le Nouveau Monde des Essais (1580-1592), éd. F. Lestringant, Paris, Éditions Chandeigne, 2005, p. 26-32 ; Le Cannibale, grandeur et décadence, op. cit., ch. VIII, p. 166-169.
5 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 205.
6 Léry, H1V, p. 61-99, et en particulier p. 63-88.
7 Sur la figure et l’œuvre d’André Thevet, voir F. Lestringant, André Thevet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991.
8 Léry, H1V, p. 569.
9 Ibid., ch. XV, p. 370.
10 Sur les truchements, voir Marie-Christine Gomez-Géraud, « La figure de l’interprète dans quelques récits de voyage français à la Renaissance », Voyager à la Renaissance. Actes du colloque de Tours (30 juin-13 juillet 1983), éd. Jean Céard et Jean-Claude Margolin, Paris, Maisonneuve et Larose, 1987, p. 319-335.
11 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 205.
12 Ibid., p. 205.
13 On ne peut qu’être d’accord sur ce point avec Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne miroir et procès de leur temps. Témoignage historique et création littéraire, Paris, A.-G. Nizet, 1984, p. 335-337.
14 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 208.
15 Léry, H1V, ch. XXII, p. 544-545.
16 Ibid., ch. XV, p. 354.
17 Ainsi que l’a suggéré Alexandre Tarrête, « Récit de voyage et écriture engagée : Jean de Léry au service des Coligny », Viatica [En ligne], HS 5 | 2022, mis en ligne le 02 décembre 2022, consulté le 12 décembre 2022. URL : http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=2416.
18 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 210.
19 Ibid., p. 211.
20 Léry, H1V, ch. XV, p. 361.
21 Ibid., p. 375.
22 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 209.
23 Léry, H1V, ch. XV, p. 376.
24 G. Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les Essais. L’histoire, la vie, le livre, Paris, A.-G. Nizet, 1982, p. 134. Voir aussi G. Nakam, Les Essais de Montaigne miroir et procès de leur temps, op. cit., p. 313-314.
25 Ibid., p. 314.
26 Léry, Histoire memorable de la ville de Sancerre. Contenant les Entreprinses, Siege, Approches, Bateries, Assaux et autres efforts des assiegeans : les resistances, faits magnanimes, la famine extreme et delivrance notable des assiegez. Le nombre des coups de Canons par journées distinguées. Le catalogue des morts et blessez à la guerre, sont à la fin du livre. Le tout fidelement recueilli sur le lieu, par Iean de Lery. [Genève,] 1574. Ouvrage réédité par Géralde Nakam sous le titre : Au lendemain de la Saint-Barthélemy, guerre civile et famine. Histoire mémorable du Siège de Sancerre (1573) de Jean de Léry, Paris, Éditions Anthropos, 1975 ; rééd. Genève, Slatkine reprints, 2000.
27 Léry, Histoire mémorable…, éd. G. Nakam, op. cit., ch. X, p. 290-293.
28 Voir F. Lestringant, Le Cannibale, grandeur et décadence, op. cit., ch. VI, « Jean de Léry ou l’obsession cannibale », p. 127-142.
29 Léry, H1V, ch. XVII, p. 427-428
30 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 212-213.
31 Ibid., p. 213.
32 Léry, H1V, ch. XVII, p. 428-429.
33 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 213.
34 Léry, H1V, ch. XIX, p. 479.
35 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 213.
36 Alain Legros, « Enquête sur le sentiment et l’engagement religieux de Montaigne », Études théologiques et religieuses, 97e année, 2022/2, p. 159-177, et en particulier p. 160.
37 Ibid., p. 166.
38 Léry, H1V, ch. XVI, p. 385 ; Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 208. Voir Montaigne, Les Essais, éd. Jean Céard et alii, Paris, La Pochothèque, Le Livre de poche, 2001, « Des Cannibales », p. 322-323, note 15 de Bénédicte Boudou.
39 Léry, H1V, ch. XXII, p. 552.
40 Pour le rapprochement de cet essai avec le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, voir Le Cannibale, grandeur et décadence, op. cit., p. 179-181.
41 Montaigne, Les Essais, I, 31, op. cit., p. 214.
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Frank Lestringant
Professeur émérite à la Sorbonne, Frank Lestringant a publié une quarantaine de livres consacrés principalement à la littérature des voyages de la Renaissance, notamment vers le Nouveau Monde, du Brésil au Canada. Il a publié en particulier L’Atelier du cosmographe, Paris, Albin Michel, 1991 ; Le Huguenot et le sauvage, Genève, Droz, 2004 ; Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, Droz, 2012 ; Le Cannibale, grandeur et décadence, Droz, 2016 ; Voyageurs de la Renaissance, Paris, Gallimard, « Folio », 2019 ; des biographies de Musset (1999) et d’André Gide (2011-2012).