XVIIe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022

Véronique Adam

La dramaturgie des objets dans la tragédie tristannienne
La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman

  • 1 Les références aux œuvres sont données dans l’édition ...

  • 2 Les définitions de termes sont empruntées à l’édition ...

1Le caractère polygraphe de Tristan L’Hermite importe tout particulièrement lorsque l’on considère ses écrits sous l’angle des objets. Ils exposent une frontière nette entre son écriture théâtrale et sa pratique poétique ou romanesque, tout en révélant une porosité entre ces genres convoquant ou détournant certains accessoires communs. La cohérence, la valeur et la fonction de l’objet dans ses tragédies laissent aussi apparaître une véritable dramaturgie de l’objet propre au poème dramatique, notamment dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman1, si bien que l’objet n’y est pas qu’un accessoire dont on pourrait se passer, mais un élément déterminant de la distribution, de la construction du personnage, de la structure ou enfin de la théâtralité même des intrigues. L’objet est éminemment théâtral, d’une part parce que son sens classique consiste justement à être ce que l’on regarde2, d’autre part parce que, lorsqu’il est politique, Tristan apporte au vocable qui le désigne, une densité de signes et de sens tragiques. Nous examinerons donc d’abord l’incidence des objets politiques, métonymies ou symboles reliés au roi, dans la structure et la distribution des trois tragédies mentionnées, puis nous observerons leur contribution à la création de l’illusion théâtrale et enfin l’appropriation générique des objets devenus instruments tragiques, bien différents de l’usage que Tristan propose dans ses œuvres romanesques ou relevant de la poésie lyrique ou héroïque.

Les objets politiques

  • 3 A. Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon. Étude sur le théât...

2L’objet théâtral, comme l’a bien illustré Anne Ubersfeld en analysant les drames hugoliens3, dispose habituellement de trois niveaux de lecture : il est représenté dans sa fonction utilitaire, sa relation métonymique à un rôle ou un personnage, ou enfin métaphorique d’une valeur. Dans les trois tragédies de Tristan, les objets convoqués relient le fonctionnement du politique à ces trois niveaux et exposent ce faisant la nature même du pouvoir, mais la fonction métonymique prédomine.

  • 4 Couronne : La Mariane, v. 116, 163, 864, 1095, 1719, 1...

  • 5 La Mariane : v. 187, 1606, 1619, 1575 ; La Mort de Sén...

  • 6 Osman : v. 12, 775, 1540, 1543, 1409.

3Majoritairement représentés, les attributs du roi, de l’empereur ou du sultan sont mentionnés pour le renvoyer métonymiquement à sa fonction ou à son rôle : les vocables couronne, tiare, sceptre4 ou leur dérivé (couronner) sont les plus fréquents : tantôt assignés au gouvernant (Néron, Hérode, Osman), tantôt à leur opposant (Aristobule, le Mufti). Rares dans La Mort de Sénèque, ces objets sont récurrents dans le discours de La Mariane ou d’Osman, reliés au roi, à ceux qui l’ont précédé ou lui succèderont au pouvoir. Osman mentionne même à cinq reprises dans une même scène sa couronne, signe du sultan tout autant qu’objet visible de son inquiétude. Généralement, l’objet politique se double d’une valeur lorsqu’il est mentionné (puissance, gloire, honneur) si bien que sa nature symbolique est explicitée. Il est aussi coordonné avec un autre objet destiné à mettre en évidence la couleur locale de la pièce, une vraisemblance du cadre : l’orientalisation d’Osman relie par exemple couronne et turban (v. 1207, 1273), celle de La Mariane, couronne et mitre (v. 116) tandis que La Mort de Sénèque n’évoque que la couronne romaine. L’orientalisation par l’objet inscrit dans un cadre lointain et barbare se poursuit également pour les armes du politique : si Hérode et Néron s’en tiennent à des armes classiques ou leurs dérivés (fer, armes, poignard, poignarder, épée5), Osman se voit offrir toute une gamme d’outils guerriers de taille variée : sabre, cimeterre, coutelas6. La panoplie du sultan est plus variée.

4La variété comme la répétition des attributs politiques assurent un partage des rôles et de la distribution de la pièce : en assignant métonymiquement un objet au roi, on le distingue d’autres personnages pour suggérer des relations interpersonnelles d’alliance ou d’opposition. D’une part, certains protagonistes occupent en effet des fonctions opposées à celles des puissants, tel Sénèque, incarnant la sagesse, portée par ses livres et ses tablettes, contrecarrant la violence de Néron. D’autre part, pour montrer l’usurpation ou la faiblesse du prince, on offre un rôle de puissant à d’autres figures, destinées à exposer une différence de niveau et de morale dans la pratique du pouvoir. Ainsi Aristobule apparaît en songe privé de sa tiare (v. 111) légitime et de ses riches vêtements suggérant d’une manière paradoxale, une forme de supériorité originelle, morale du frère de Mariane, un raffinement qui perdu et volé, vient dénoncer la monstruosité d’Hérode, devenu roi par accident et capable d’assassiner ses opposants. Toujours pour suggérer l’usurpation du pouvoir, Mariane mentionne deux fois les couronnes plurielles de sa propre famille ou celles qui l’attendent à sa mort (v. 364, 866) si bien qu’Hérode, fort de son unique couronne bien mal acquise, se trouve dénoncé pour avoir pris un pouvoir qu’il n’a ni hérité de sa famille ni réussi à prendre légitimement à son épouse. Lorsqu’elle meurt, Mariane reçoit même couronne et palme (v. 1770), instruments visibles d’une gloire inaccessible à Hérode. La nature de la couronne nuancée par une valeur et un second objet expose la relation entre Mariane et son frère, même si leur couronne n’est plus que virtuelle. Sabine comprend bien la nécessité de convertir l’objet politique en vision plus signifiante quitte à inventer de nouveaux instruments plus symboliques : dans La Mort de Sénèque, Sabine prétend devant son époux avoir rêvé que deux personnages, figures de la nature et de l’ivresse, « l’un couronné d’épis, l’autre de raisins meurs » (v. 938), remportaient une victoire sur le Dieu de la Guerre et sauvaient Néron. Ce faisant, elle suggère que l’empereur aimant plaisir et ivresse n’est pas un guerrier : la couronne végétale pour ce roi privé de palme n’est pas pour autant une couronne de laurier. Enfin, Osman se retrouve confronté à un complot dont les fomenteurs sont munis d’une hache, une arme de bourreau bien rustre au regard de son cimeterre et des diamants qui ornent la couronne du sultan. Sans doute est-ce le seul puissant à préserver une forme de sublime qu’Hérode et Néron sont incapables de représenter.

5Si la palme, la couronne familiale ou la hache organisent le partage des rôles et les frontières entre personnages et tragédies, certains objets assurent au contraire la cohérence dans la construction dramaturgique : la pique apparaît comme l’arme type des opposants du pouvoir : pour Hérode qui se voit menacé par « des piques hérissés » et des « javelles » (v. 195-196), pour Osman dont la tête finit sur la pique de ses assassins (v. 1574). Ces piques suggèrent aussi, peut-être, la distance que le puissant maintient, contraignant ses adversaires à lancer leurs flèches à défaut de pouvoir le toucher. La distance royale est d’ailleurs manifestée par l’observation des objets : Néron, décrit dans sa traîtrise et sa violence arbitraire, se sert d’une arme secrète, imperceptible qu’il ne brandit pas directement, du poison, nous y reviendrons. Même lorsque Sénèque doit mourir, c’est au philosophe de choisir et de prendre une arme que ne touchera pas Néron, « flamme, eau, fer, poison » (v. 1534). La mise à mort de Mariane et d’Aristobule orchestrée par Hérode se fait par l’intermédiaire d’un serviteur traduisant l’impuissance du roi à commettre directement un crime. Au contraire, Osman, représenté en action, brandit ses armes et frappe de sa propre main. Cette différence entre les figures des rois offre une double lecture. Soit il s’agit de mettre en évidence une certaine grandeur du politique et du roi classique, cette distance échappant aux contingences humaines, une grandeur romaine ou judéo-chrétienne opposée à la barbarie ottomane capable de verser le sang. Soit Tristan expose la faiblesse du roi tantôt incapable d’un geste guerrier ou héroïque, tantôt inscrit dans une force extraordinaire, mais monstrueuse dans son résultat (mettre à mort ses proches, décimer une armée entière).

6En instaurant cette relation du puissant ou de ses adversaires avec des objets manifestes, Tristan traduit une vision sombre de l’exercice du pouvoir, vision qu’on pourrait qualifier de baroque et qui confère à la symbolique de l’objet politique, un cadre baroque. En effet, la couronne et l’arme sont toujours associées à une partie du corps, front, tête ou main, si bien que le corps politique ne fonctionne jamais comme un tout uni mais dans une vision parcellaire, décomposant les parties, en un blason tragique. Le corps royal, en dehors de celui d’Osman, n’apparaît pas drapé : ni vêtement, ni apparat notable, mais un titre et une tête ornée. Dès lors, perdre un objet politique signifie littéralement perdre la tête, soit en sombrant dans la folie, soit en perdant la vie. Hérode rêve que dans son songe il « perdai[t] à la fois et le sceptre et le jour » (v. 286) tandis que la Sultane, sœur d’Osman, le voit menacé et privé « de sceptre et de puissance » (v. 66). Osman sans sa puissance, massacré par ses opposants, finit d’ailleurs littéralement démembré, « le corps en deux », la tête « sur le fer d’une pique », « la moitié du bras droit de l’autre [détachée] » (v. 1525-1574). Son corps maltraité est réduit à une tête brandie sur une pique : l’objet métonymique du roi, la couronne, disparaît au profit de la tête, qui comme elle domine la foule, moins pour révéler la supériorité du sultan que la finitude du politique.

7La lecture métonymique du corps royal traduit dès lors un destin tragique : voué à perdre son attribut principal, sa couronne ou la tête qui le porte, le corps politique apparaît couronné pour un temps éphémère. Là encore l’exercice provisoire du pouvoir exposé par l’objet royal s’oppose à la pérennité de l’objet attribué à un simple sujet. Osman expose bien cet aspect en opposant l’objet permanent d’une esclave au bien très éphémère du puissant : « l’innocente Fatime, à qui la chaîne plait, / Demeurera toujours esclave comme elle est » (v. 67). Fatime refuse même la couronne pour rester esclave. La fille du Mufti rêve de son côté en espérant sauver Osman qu’il ne soit plus qu’un soldat avec sa cuirasse (v. 1382) pour échapper à la mise à mort inéluctable du sultan. Cuirasse et chaîne sont des instruments bien plus sûrs que les objets de puissance.

  • 7 Cicéron, Les Tusculanes, livre VIII.

  • 8 La Mariane, v. 227, 1077, 1462, 1802.

8Tristan effectue de ce fait une lecture cicéronienne du pouvoir en la transposant dans des objets : arme et couronne, à l’instar de l’épée de Damoclès7, font vivre au roi l’expérience d’un danger permanent bien moins paisible que les chaînes ou la cuirasse de ses sujets, qui quoiqu’inconfortables, ne laissent aucune prise apparente à la menace. Dès lors, la nature et la qualité du pouvoir entrent en conflit avec un second objet qui l’accompagne et nuance sa valeur : cette fois l’opposition entre les objets n’est pas destinée à différencier les personnages, mais à montrer que l’objet politique est réversible : sa valeur morale, jointe à un second objet, peut alors être renversée voire détournée. C’est le cas dans La Mariane. La couronne d’Hérode se retrouve entachée d’immoralité lorsqu’il est représenté en même temps que l’union qu’il partage avec Mariane, par l’image conjointe d’un lit : par effet de contamination, l’avertissement de la pièce rappelait déjà qu’il avait usurpé le lit de Mariane. L’acte I montrait son épouse et son frère dénonçant le vol de leur couronne. La double usurpation du pouvoir et de son mariage, transposée sur la dualité du lit et de la couronne, se poursuit ensuite dans la pièce8 : la menace et la violence du pouvoir se manifestent d’autant plus que ce lit mène au cercueil. L’alliance des deux objets est réitérée jusque dans le dénouement dans lequel Hérode, mis face à la réalité, la perte de sa femme qu’il a menée de son lit au tombeau, s’évanouit et doit être porté par ses serviteurs dans un lit (v. 1802) désormais vide. Le caractère éphémère du pouvoir est conforté par le lit-cercueil.

  • 9 Machiavel, Le Prince, Rouen et Paris, Compagnie des Li...

9Le pouvoir entaché d’immoralité, menacé par la vacuité et le néant, se retrouve tout naturellement assigné à une forme de matérialité : en cela, le traitement par l’objet des rois tristanniens rappelle la leçon de Machiavel9 : le Prince doit s’assurer de la collaboration de ses courtisans en offrant des biens : Néron en particulier achète effectivement ses courtisans, parmi lesquels Sénèque, en leur offrant des biens à foison. Si le pouvoir se retrouve conforté par la gloire pour Mariane, il semble que pour Hérode ou Néron, l’exercice éphémère du pouvoir se manifeste en étant frappé d’immoralité et d’usurpation ou à tout le moins de corruption. Le pouvoir se vit sur le mode de l’avoir, plus que de l’être. Dès lors, l’usage récurrent du poignard et du poison par les deux rois ne fait que souligner leur bassesse : armes sans pompe, objets de traîtrise, ces moyens de défense peu bienséants révèlent que la couronne n’apporte aucune grandeur à ceux qui ne parviennent pas à en faire un usage moral. Ces outils dénoncent la part de mensonge et d’illusion dans l’apparat du tyran. La tragédie opèrerait un contraste notable entre le désir de violence du tyran et la bienséance du dramaturge qui n’expose pas explicitement sur scène les spectacles sanglants auxquels les tyrans contribuent.

10Précisément, le caractère spectaculaire et spéculaire de l’objet, en lieu et place d’un spectacle choquant, concurrence son rôle politique : métonymie d’une fonction, métaphore d’une valeur perdue (gloire, honneur), signe d’une immoralité notable, la couronne, comme d’autres objets, symboliques de l’éclat ou de l’extrême monstruosité du roi, servent aussi à éblouir les courtisans autant que les spectateurs. Le roi n’a rien de sublime mais il en a le lustre en apparence.

Les objets et l’illusion théâtrale

  • 10 Osman, v. 732, 816, 1539 ; La Mariane, v. 1048, 1158,...

  • 11 Osman, v. 733.

  • 12 Osman, v. 725-750.

  • 13 Ibidem.

11Le regard porté sur le tyran relève souvent d’une forme de surprise extrême : « épouvante », « étonnement » ou « stupeur10 ». Le roi est celui qui étonne et se retrouve étonné face à l’annonce d’un complot. La réaction du spectateur du pouvoir est amplifiée par la taille des objets qu’il expose (« grand armement11 ») ou par leur richesse. Osman en particulier se voit doté d’un « riche » cimeterre, de « larges diamants brill[ant] de tous côtés » capables d’ « éblou[ir] les yeux et frap[per] les esprits » et ses yeux mêmes lancent des « regards tout de flamme » avec « mille brillants12 ». En cela, le roi et son tumulte s’écartent de la représentation usuelle du politique pour devenir un objet de fascination médusant, « passant sur les fronts », « pénétra[nt] jusqu’à l’âme13 ». À l’instar de Méduse, le sultan pétrifie ses spectateurs : tels ces « vingt mille soldats […] devenus muets comme des marbres glacés » (v. 789-790). Le roi est littéralement un objet, ce qu’on regarde et qui réifie le public, transformé en statue. Rappelons que le début du dix-septième siècle est marqué par une révolution dans la physique optique : contrairement à ce que pensaient les Anciens, l’œil pour voir ne lance pas des rayons sur les objets qu’il considère, ceux-ci viennent se refléter sur la rétine. Tristan, comme d’autres de ses contemporains, joue encore sur la croyance des Anciens tout en convoquant la science moderne : le tyran échappe aux règles de l’optique moderne en projetant sur ses spectateurs d’une manière figurée des rayons médusants. Merveille s’il en est, il est capable de magie.

12La Mort de Sénèque préparait déjà ce caractère spectaculaire d’Osman en ancrant la magnificence royale dans une matérialité plus tangible, bien à l’image d’un empereur obsédé par les richesses concrètes. Ainsi le domaine de Sénèque représente la séduction qu’opère Néron en achetant ses courtisans avec des biens spectaculaires : la préciosité des meubles, des miroirs ou du bassin complète la liste des objets tristanniens. Ce faisant, il signale aussi la contamination et la corruption de la maison du philosophe par les bienfaits de l’empereur. À défaut d’éblouir son peuple par ce qu’il est, Néron les émerveille par ses dons :

Ce n’étaient en ce lieu qu’ornements précieux
Dont l’éclat magnifique éblouissait les yeux ;
Que meuble, d’Orient, chefs-d’œuvre d’une adresse
Où l’art débat le prix avecque la richesse,
Que miroirs enrichis et d’extrême grandeur.
[…]
Un vaste bassin d’or, où des eaux odorantes
Ornaient de leur parfum mille pierres brillantes,
N’y faisait éclater une valeur sans prix
Que pour y recevoir son sang et ses esprits. (V, 4, v. 1788-1793 et 1795-1798)

13Ce passage traduit une double ruse : celle de Néron qui a visiblement réussi à acheter la complaisance de Sénéque ; celle du courtisan qui décrit le palais du philosophe, pour compenser et atténuer la violence de la mort de Sénèque par le rappel qu’il n’est pas qu’une victime. L’objet est une preuve manifeste du pouvoir de séduction du tyran : précisément, la première rencontre de Sénèque et de Néron dans la tragédie débute avec le désir du philosophe de renoncer à ses biens : ce renoncement entraîne la méfiance de Néron et la perte de Sénèque. De même, lorsque Sévinus décide d’affranchir son esclave Milicus, « aim[ant] mieux le voir charg[é] d’or que de fers » (v. 1029-1030), il est suspect aux yeux de Néron puisqu’à son tour, il se sépare de ce qui lui appartient. Sénèque et Sévinus, en acceptant les richesses de Néron, ne peuvent s’en départir qu’au prix de leur vie. Les biens sont les signes paradoxaux de grandeur, d’élection mais aussi de soumission à l’empereur. L’objet, éclatant ou non, se charge alors d’une signification qui varie au gré des discours : les biens étincelants de Sénèque signalent sa corruption, tandis que le poignard éclatant de Sévinus se voit changer de sens pour sauver son propriétaire. Quand Néron découvre le poignard étincelant de son courtisan, Sévinus doit persuader Néron qu’il se trompe sur son compte. Il prend soin de transformer les biens qu’il possède en objets précisément sans éclat, tel ce poignard que découvre Néron et dont Sévinus affirme qu’il était rouillé : « C’est un prix que je donne à leurs travaux soufferts / Et j’aime mieux les voir chargés d’or que de fers. / Un fer que dans son sang il faudra que je souille (v. 1029-1031) ». Le travail même des comploteurs peut dès lors être retracé dans la représentation de l’objet : aux meubles éclatants dont Sénèque ne peut se défaire, s’ajoute un poignard que Néron découvre à la fin de l’acte III.

NÉRON

Ce poignard le reconnais-tu bien ?

SÉVINUS

Ce poignard ? oui, César, je le dois bien connaître ;
C’est un meuble ancien qui vient de mon ancêtre.
Quelqu’un l’avait tiré hors de mon cabinet
Pour en ôter la rouille et le rendre plus net.

NÉRON

S’il ne devait servir qu’à quelques grands ouvrages,
Pourquoi prépares-tu du baume et nos bandages ? (III, 4, v. 1034-1040)

14La ruse de Sévinus est double : il fait croire à Néron que ce poignard rendu brillant est un simple élément de décor (« meuble ») caché des regards (« dans un cabinet ») et qu’il n’est pas responsable de son éclat. Symbole d’un héritage familial, rouillé, il signale aussi au spectateur une dénonciation morale puisque Sévinus accusait plus tôt les familles romaines d’être décadentes, d’être « comme une vermine en une République ; / Un rouille secrète attachée aux Maisons, / Qui les fait succomber par mille trahisons (v. 984-986). Le poignard, relié à des bandages, nettoyé de sa rouille paraît bien paradoxal puisqu’il est joint à des gestes ou des objets de soin, de purification et de souillure. Le poignard est un objet d’illusion théâtrale, à la fois accessoire ostensible que Néron croit utiliser pour démasquer Sévinus, révélateur symbolique par sa rouille de la corruption des familles romaines, et enfin figure d’une violence sourde : Pison, en apprenant l’éclair de lucidité de Néron, convoque le poignard comme une métaphore, cette fois, de la douleur qu’il ressent et de la menace de leur proche démasquage : « Ce bruit m’a déjà mis le poignard dans le sein » (v. 1125).

15Dès lors, le poignard ne fait que traduire une double dimension de l’objet théâtral dans les tragédies de Tristan : constamment l’auteur hésite entre la présence matérielle de l’objet et son caractère illusoire ou virtuel, si bien qu’il devient lui-même le signe de l’illusion théâtrale. Le poignard se trouve partagé entre l’accessoire du traître et la figure de la souffrance intérieure, le signe tangible de l’héritage familial et la preuve exemplaire de la révolte du sujet. Les meubles éclatants de Sénèque ne figuraient pas moins une richesse matérielle et l’aveuglement coupable du philosophe. Ils servent de leurre autant pour l’empereur que pour ceux qui les possèdent.

16Le montage de la dramaturgie des objets fait hésiter la tragédie entre une réflexion morale sur la vertu et la conscience des personnages, et une logique plus proche de la comédie ou du roman comique, dans laquelle l’objet rattacherait la figure humaine à une réalité inéluctable. Cette tension se manifeste dans La Mariane, pour d’autres objets que le poignard, particulièrement dans le discours de Salomé. Elle ajoute à cet écart entre une fonction littérale et figurée de l’objet, une rupture supplémentaire : lorsque Salomé fomente un complot pour défendre Hérode et préserver son emprise sur lui, elle fait usage d’images presque grotesques :

C’est moi qui te présente, et c’est moi qui t’avoue,
Qui vais donner le branle et pousser à la roue.
Tu sais bien que le Roi croit assez de léger,
Et que c’est un esprit que je sais ménager.
[…] si tu fais ton devoir,
Il mordra l’hameçon sans s’en apercevoir (II, 3, v. 578-586).

17La nature des images contenant des objets (« mordre à l’hameçon », « pousser à la roue ») frappe par un registre très différent du ton et du niveau de langue, voire une incohérence de ces images entre elles (on capture dans un cas, on fait progresser dans l’autre). L’allusion à une métaphore animalière (pousser à la roue pour aider un cheval à avancer plus vite, attraper un poisson) transforme Hérode en personnage burlesque, naïf et crédule, digne d’une fable. Ce pragmatisme de Salomé, outre la bassesse que suggère l’usage d’un tel discours dans une tragédie au registre très soutenu, souligne un brutal retour à la réalité : tandis que la pièce s’ouvre sur un songe où Hérode voit Aristobule perdant ses vêtements royaux, simple corps noyé, Salomé tente de préserver le pouvoir effectif et la couronne dans le palais d’Hérode en disposant d’objets pragmatiques ou en reléguant des objets à une matérialité : le philtre amoureux de Mariane a soudain une odeur et se transforme en poison. Le théâtre se retrouve partagé entre des objets virtuels inscrits dans des expressions familières, des songes et des objets bien réels qui semblent tout aussi illusoires que les éléments oniriques, détournés par le discours de Salomé et ses mensonges. Ce faisant, les objets imaginaires ou métaphoriques n’en délivrent pas moins une vérité sur le personnage.

18En filigrane, au-delà même de la nature du théâtre, partagé comme l’objet entre l’illusion, la vérité et le mensonge, l’objet condense la logique de la tragédie et sa structure : à cette dualité tragique qu’il révèle entre le songe imaginé représentant les véritables héros disparus et la scène visible laissant en vie les tyrans aveugles ou fous, s’ajoute une construction spéculaire de l’intrigue tragique que l’objet là aussi manifeste. La Mariane en est la manifestation la plus exemplaire : dans l’acte I et dans l’acte V, Aristobule et Mariane se retrouvent représentés à leur mort avec le même attribut (une couronne). C’est précisément un objet qui annonçait déjà cette correspondance et leur destin commun, l’un et l’autre exécutés par Hérode et privés de leur puissance : d’emblée Mariane rappelle que son frère « était sa peinture » (v. 408). Elle évoque ensuite les « portraits » transportés sur le Nil (v. 413). Si l’on comprend bien la gémellité de la fratrie, l’apparition de ces portraits est plus ambiguë : elle évoque en réalité la manière dont Hérode a découvert l’existence de Mariane, par le biais de ce portrait destiné à le séduire et à favoriser une alliance entre deux royaumes. Le portrait expose la spécularité de la tragédie : il révèle d’abord le lien entre deux personnages qui partagent une relation familiale et une beauté qui leur sera fatale ; il manifeste ensuite l’ambivalence de ce qui est représenté au théâtre baroque, portrait de figures humaines destiné d’abord à tromper, séduire et à entraîner le spectateur ou le roi vers la vérité autant que le mensonge ; enfin il expose la circularité de la structure tragique s’ouvrant et revenant sur le portrait, s’achevant sur une hallucination représentant Mariane après sa mort devant Hérode frappé de folie, après avoir débuté par un songe montrant Aristobule en fantôme, laissant croire à Hérode qu’il perd la tête.

19Le rôle du portrait fait bien sûr penser aussi au cas d’Osman : trompé par un portrait embelli de la fille du Mufti, il tombe amoureux d’une femme qu’il va renier dès l’acte I en la voyant plus laide en réalité. Ce reniement d’un mensonge et d’une illusion fait du portrait un élément de la machine tragique : en reniant sa future épouse, il s’attire la haine du Mufti et entraîne sa propre perte. Là où le roi réel sait méduser le spectateur et bloquer l’action dramatique – sa mise à mort –, le portrait d’une beauté imaginaire suffit à entraîner la destruction du sultan. De nouveau le diptyque de la tragédie permet de la voir se partager entre deux étapes qui se répondent, entre un prologue mettant en scène un portrait imaginaire et séduisant, et un dénouement offrant un sultan éblouissant. La fille du Mufti vient renforcer ce diptyque : aussi laide soit-elle, elle apparaît dans le dernier acte, capable de pardon et de vertu, désireuse de sauver le sultan malgré lui. Sa beauté physique, feinte dans le portrait, se transforme en grandeur morale bien visible pour le spectateur. Seul Osman reste aveugle à cette réalité, comme il était trompé par la peinture. L’objet offre donc une clé de lecture et suggère dans la tragédie, en marge de l’intrigue linéaire, une logique spéculaire et circulaire.

L’objet théâtral : un marqueur générique

20Cette spécularité confère enfin aux objets un rôle déterminant pour observer l’écriture de Tristan et la porosité entre les genres. On retrouve en effet dans la liste des objets, des échos à son œuvre poétique ou romanesque qui traduisent les nuances et les inflexions qu’entraînent le genre tragique. Plus particulièrement, ces objets empruntés aux autres genres suggèrent dans la tragédie une véritable réflexion morale.

21Ainsi la lettre et le billet empruntés à la sphère romanesque et pour Tristan au Page disgracié rédigé après La Mariane et juste avant La Mort de Sénéque, en 1643, établissent une intrigue sentimentale (une déclaration d’amour) ou provoquent une dénonciation (trahison et péripétie) entraînant le Page vers la disgrâce. Il agit comme un embrayeur dans l’intrigue, un point de retournement tout en hésitant entre la révélation d’une vérité ou d’un mensonge. Le billet génère un suspens, le temps d’être délivré, découvert et suivi de l’effet attendu. Plusieurs lettres ou billets apparaissent dans les tragédies. En particulier dans Osman, la lettre sert de révélateur et déclenche un retournement de situation, une disgrâce et une dénonciation :

La milice avertie, avant qu’il soit demain,
Verra son crime écrit et signé de sa main.
Le Sélictar aga m’a confié naguère,
Une lettre d’Osman pour le Bassa du Caire,
Qui fait voir clairement tout ce que j’en ai dit. (II, 3, v. 523-528)

22Cette lettre dévoile, après la défaite de Cracovie, le souhait d’Osman d’éliminer sa milice et d’abandonner Constantinople. Mais contre toute attente, la Fille du Mufti demande à ce que la lettre soit déchirée : « sagement déchire / Ce billet important dès que tu l’auras lu » (v. 533). La lettre est donc utilisée pour révéler la pensée intérieure du personnage : pour Osman, son désir de grandeur, l’infidélité à son peuple ; pour la fille de Mufti, l’ambiguïté de ses sentiments, à la fois éprise d’Osman et furieuse d’avoir été reniée par lui. Au lieu d’en faire une arme politique, elle en fait un signal de ses sentiments. Le personnage convertit l’objet qui de tragique et politique peut devenir sentimental. À l’opposé, le père de la jeune femme attise la colère de ses hommes en rédigeant des billets :

On dit que consulté par ces mutins armés
Il écrit des billets dont ils sont animés, […]
Par ses écrits, Seigneur, comme par ses discours
À la fureur passée il donne un plus grand cours. (IV, 2, v. 1043-1048)

  • 14 Voir V. Adam « Les lieux du politique et le tragique ...

23La lettre se transforme en instrument du complot et du renversement du sultan. Toutefois, contrairement au roman, elle s’inscrit dans une économie de moyens : le contenu des billets reste souvent inconnu, tout comme la violence des discours adressés aux troupes pour attiser leur haine. La missive manifeste d’ailleurs un crescendo entre l’acte I et le dénouement : dans l’acte I, Osman, après avoir évoqué les écrits sacrés qui le prédestinent à la gloire (« Et même il est prédit dans nos sacrés écrits / Qu’enfin nous reprendrons ce qu’on nous aura pris », v. 100-101), reçoit une « Lettre du grand Vizir » qui est entièrement lue. Elle annonce des mouvements de révolte et le complot fomenté contre Osman, déclenchant les menaces à venir, « janissaire armé », « naissant orage », « transport d’une brutale rage » (v. 293-297). La tragédie se déroule ensuite et met en scène l’échec de cette demande écrite – sauver Osman – transformant la lettre en un prologue : performative, la lettre pousse Osman à se défendre en lui révélant le complot mais elle contribue en même temps à l’isoler et à le faire fuir, enclenchant la machine tragique. La lettre renouvelle la forme du prologue qui n’est plus porté par le chœur mais indirectement par un émissaire lisant les propos d’un allié absent et invisible du sultan. À l’opposé, dans le dénouement, l’ellipse complète du contenu des billets du Mufti et l’efficacité de leur demande – Osman sera mis à mort – confèrent à l’indicible de la lettre une véritable performance dramatique. Le discours lu à haute voix est voué à l’échec tandis que l’ellipse demeure efficace. Elle souligne aussi la nécessité d’ajouter au discours, un texte écrit, qui est d’abord une preuve matérielle et pérenne, comme si la présence d’un objet tangible pouvait contribuer à une dimension plus spectaculaire des menaces que les paroles proférées, d’autant qu’elle assure à son rédacteur et à son lecteur une forme d’ubiquité, contribuant sans doute à la construction du palais comme panoptique, où bien placé, le sultan peut tout voir14. Le billet sert donc d’élément spéculaire pour Tristan : écho de son propre roman de la disgrâce, il invite à une réflexion sur la fonction de l’écrit, qui même évoqué dans un discours elliptique, relève d’une fonction éminemment dramatique en poussant le lecteur à l’action, en entraînant ou relatant la menace tragique, en révélant une vérité décisive sans avoir à l’énoncer verbalement. Il inverse le rôle et l’apparition du deus ex machina : si celui-ci surgit très audible dès le prologue, changé en grand Vizir désireux d’aider Osman, il ne parvient pas à empêcher l’œuvre du Mufti qui frappe silencieusement Osman dans le dénouement, sans qu’il puisse être sauvé même par la fille du Mufti. Ces deux interventions d’une forme de transcendance, portée par le même objet, lettre ou billet, signalent l’impuissance du roi autant que le souhait du poète de modifier les règles usuelles du genre, du discours proposé dans une forme indirecte, explicite ou elliptique, offrant un nouveau format à la parole d’autorité. L’objet ne peut toutefois que contribuer à l’emballement de la machine tragique et non à son arrêt.

24Absent de La Mariane qui précède l’écriture du Page, le procédé de la lettre se retrouve un an après le roman dans La Mort de Sénèque : le complot est aussi dénoncé à Néron par écrit, sur un « papier » qu’on lui tend et qu’on retrouve ensuite entre ses mains, rempli de « dépositions » (v. 1286) pour démasquer les conjurés :

César, lis ce papier, et vois si j’ai raison
Quand je tiens pour suspects et Sénèque et Pison.
Pour s’emparer du trône et pour t’ôter du monde,
Pison est chef de part, et Lucain le seconde. (IV, 4, v. 1377-1380)

25La lettre, comme pour Osman, sert de preuve et demeure dans l’indicible : Néron ne la lit pas à voix haute, et c’est surtout l’effet que met en scène Tristan en soulignant les tremblements de Néron en la lisant. La lettre fonctionne comme un principe de réalité dont le spectateur ne connaît pas la teneur mais dont il voit la force sur le corps des personnages et l’enchaînement de l’intrigue, véritable péripétie de la tragédie, donc un objet essentiellement performatif et dramatique, bien plus que discursif. Si le courtisan laisse Néron lire la lettre, c’est à la fois pour faire l’ellipse de tout discours, la rendre inaudible, mais aussi, face à un tyran fou, pour éviter de porter en propre la parole de menace, de la proférer au risque d’y perdre sa vie. La lettre est alors un instrument de contrôle de la folie du tyran et des conjurés.

26Nous ne sommes donc guère étonnés de voir conférer au livre de Sénèque un rôle tout aussi dramatique : s’il sert, comme nous l’avons dit, à montrer le hiatus entre un empereur couronné mais fou et un philosophe désireux de retourner à ses livres, il rythme également la tragédie. Sénèque commence par vouloir retourner à ses livres dans l’acte I, puis dans le dénouement, au moment de mourir, jette ses tablettes, pour « cess[er] de porter un meuble si fragile / Puisqu’il [lui] est à charge et [lui] est inutile » (v. 1543-1545). La désignation d’un objet-livre comme un meuble, qui pour Furetière, renvoie à ce qui est destiné au service d’une maison, le relie aux autres meubles de Sénèque, offerts par Néron. En jetant ses tablettes, Sénèque signifie trois vérités : la première est qu’il ne peut rien transmettre à ses amis ; la seconde est qu’il voudrait achever son œuvre dans un message pour son épouse ; la troisième est que ses actions comptent davantage que ses écrits,

Je serais étonné s’il m’eût été permis
De laisser en mourant du bien à mes amis ;
[…]
Pauline, c’est pour toi que je voudrais écrire,
Mais ta fidèle amour de ce soin me retire
Suivant exactement l’ordre qu’on me prescrit,
Je ne perds pas beaucoup pour n’avoir rien écrit :
J’ai par mes actions tracé dans ta mémoire
Assez heureusement l’image de ma gloire (V, 1 v. 1545-1556).

27La tablette contraste avec la topique habituelle que l’on retrouve notamment dans le recueil poétique de Tristan, Les Vers Héroïques, et chez ses contemporains : alors que les vers du poète et les poèmes dédiés aux mécènes contribuent à leur renommée et à pérenniser leur mémoire, le poète assurant l’immortalité du Grand, Sénèque semble penser que pour atteindre le bien dans son âme et la vertu digne de mémoire, ses écrits ne sont rien en regard de ses actions. S’opposent d’une part les biens et les bienfaits, y compris les traces écrites ou les livres, rattachant l’humain à son corps, à sa matérialité, et d’autre part, le bien, rattaché à l’âme, seul acceptable pour le philosophe mourant, ses traces mémorielles.

  • 15 Voir notre étude, V. Adam, « Le creux et le toit : Tr...

28Corrélant cette critique de la matérialité avec la capacité paradoxale du théâtre à se passer de certains objets visibles, Tristan fait du poison un instrument particulier dans les tragédies. Alors qu’il est omniprésent dans La Mariane ou dans La Mort de Sénèque, arme fétiche des tyrans, d’Hérode à Néron, il n’apparaît jamais présent dans un contenant, demeure invisible et simplement suggéré dans le discours ou déjà bu par une victime. Alors que Tristan multiplie dans son roman et ses vers le recours à des objets gigognes15, aucun flacon pour son poison tragique. Seul le bassin dans lequel Sénèque choisit de se trancher les veines fait exception, mais le poison qu’il boit se révèle inefficace : il n’est pas représenté dans une flasque ni visible pour le spectateur. Tout se passe comme si cet instrument dont la présence ne peut être découverte que tardivement et indirectement dans le corps mis à mort, fonctionnait comme un élément tragique par excellence : invisible, il apparaît comme la lettre, surtout dans les effets qu’il produit. La Mariane illustre bien ce travail sur les effets dramatiques et tragiques d’un objet pourtant évanescent. Ainsi Hérode tisse peu à peu une métaphore filée autour des effets de ce poison qu’il soit ingéré ou figuré comme s’il fallait tenter de caractériser à tout prix cet objet évanescent : Salomé suggère d’abord que Mariane prépare « un philtre d’amour » à verser dans le breuvage du roi pour obliger Hérode à l’aimer davantage, mais dont « la mauvaise odeur » (v. 626) laisse présager une menace. Hérode évoque ensuite face à Mariane, le poison qu’elle produit contre lui avec sa « bouche envenimée », semblable à de « l’aconit » (v. 823-824). À défaut d’une flasque, c’est la bouche qui contient le poison. À cette évocation explicite du poison s’ajoute d’autres mentions que Tristan emprunte à sa poésie lyrique et amoureuse : la pointe des dards, le vautour insatiable qui sans repos becquète sont autant d’allusions empruntées à la souffrance amoureuse de la poésie baroque. Mais elles demeurent dans le contexte tragique ambivalente puisque le corps est soumis à une violence bien réelle : empoisonnement, noyade ou mise à mort par l’épée. L’objet, et le poison en particulier, pris dans ce réseau d’images, se partage entre un sens figuré – l’amour et le doute qui rongent le tyran – et plus littéral – le corps enflammé par le venin. Ce jeu avec la syllepse que Tristan emprunte à l’univers baroque est d’autant plus tragique qu’il révèle le dilemme du personnage royal, partagé entre son désir amoureux et sa volonté de puissance, incapable de distinguer le mensonge de sa sœur et la vérité de son épouse. En cela, le poison est lui aussi un objet éminemment tragique : dans le Page disgracié, Tristan trouvait un moyen de contrecarrer ses effets grâce à un philtre alchimique, sauvant sa vie ou celle du Prince. Dans ses poésies, ce poison faisant souffrir l’amant n’était qu’une image. Dans la tragédie, le motif du poison, porté par une forme de matérialité de la substance, introduit la trace d’une obsession d’Hérode comme de Néron, du doute que parviennent à insinuer Salomé ou Sabine et d’une récurrence de la mort et de sa menace invisible.

29La dramaturgie des objets dans la tragédie tristannienne repose certes sur une représentation attendue du politique (couronne, sceptre) mais elle confère aussi aux objets une fonction décisive dans la construction de la tragédie : en faisant revenir un même objet, elle laisse apparaître une structure en diptyque, les relations d’opposition ou d’alliance entre les personnages. Porteur de péripétie, l’objet engage aussi une réflexion sur la différence de nature entre l’objet romanesque et l’objet théâtral, notamment inscrit dans une économie de moyens, dans une réflexion morale, sur la vérité et le mensonge. Il signale aussi en filigrane un travail de l’auteur sur le fonctionnement de l’image et sa capacité à créer l’illusion ou au contraire à la dénoncer, telle Sabine dont les expressions stéréotypées convoquant des objets affichent la bassesse et la violence, tel Hérode dont les syllepses soulignent la folie croissante. L’objet en cela comble le défaut d’intériorité du personnage qui, à défaut de pouvoir, dans un monologue, révéler toute l’amplitude de ses pensées intérieures, voit projetées sur l’objet sa nature sociale, sa valeur morale et ses émotions. Si Tristan se rapproche de la leçon de Corneille sur l’illusion théâtrale, en conférant aux songes, aux fantômes des victimes, une parole de vérité, c’est bien sa dramaturgie des objets qui porte les faux-semblants du monde : des tyrans à la couronne trompeuse, des lettres au discours caché, ou des armes frappant pour des mensonges confondus avec la vérité.

Notes

1 Les références aux œuvres sont données dans l’édition au programme de l’agrégation 2023 : Tristan L’Hermite, Les Tragédies, Paris, Champion, coll. « Champion Classiques », 2009.

2 Les définitions de termes sont empruntées à l’édition du dictionnaire d’Antoine Furetière (Arnout et Reinier Leers, La Haye & Rotterdam, 1690). L’objet est « ce qui est opposé à notre vue, ou qui frappe nos autres sens, ou qui se représente à notre imagination ».

3 A. Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon. Étude sur le théâtre de Victor Hugo [1974], Paris, José Corti, 2001, p. 718-727.

4 Couronne : La Mariane, v. 116, 163, 864, 1095, 1719, 1768 ; La Mort de Sénèque : couronner : v. 939, 1454, couronne : v. 1612 ; Osman : v. 57, 1212, 1272, 1278, 1330, 1375. Tiare : La Mariane, v. 462, 111. Sceptre : La Mariane, v. 286, 1112 ; Osman, v. 66.

5 La Mariane : v. 187, 1606, 1619, 1575 ; La Mort de Sénèque : v. 323, 425, 432, 470, 743, 1034, 1035, 1125, 1591.

6 Osman : v. 12, 775, 1540, 1543, 1409.

7 Cicéron, Les Tusculanes, livre VIII.

8 La Mariane, v. 227, 1077, 1462, 1802.

9 Machiavel, Le Prince, Rouen et Paris, Compagnie des Libraires du Palais, 1664 (trad.), p. 44 sq.

10 Osman, v. 732, 816, 1539 ; La Mariane, v. 1048, 1158, 1167 etc. ; La Mort de Sénèque, v. 1130, 1130, 1155.

11 Osman, v. 733.

12 Osman, v. 725-750.

13 Ibidem.

14 Voir V. Adam « Les lieux du politique et le tragique : du palais au panoptique. La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman de Tristan L’Hermite », dans Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, dir. A. Génétiot et S. Berrégard, Paris, Classiques Garnier, 2022, p. 57-68.

15 Voir notre étude, V. Adam, « Le creux et le toit : Tristan L’Hermite », Cinq études sur la poésie Louis XIII, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 249-303. Dans cette étude nous montrons l’attachement de Tristan aux objets et aux lieux creux, contenants en tout genre qu’on retrouve dans son roman et ses poésies (vase, flageolet, malle…).

Pour citer cet article

Véronique Adam, «La dramaturgie des objets dans la tragédie tristannienne», Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation 2023 », n° 24, automne 2022 , mis à jour le : 13/12/2022, URL : https://revues.univ-pau.fr:443/opcit/index.php?id=740.

Quelques mots à propos de :  Véronique Adam

Véronique Adam est MCF à l’Université de Grenoble-Alpes (UMR Litt&Arts), vice-présidente de l’Association des Amis de Tristan L’Hermite et webmaster du site lesamisdetristan.org. Elle a publié de nombreux articles sur la rhétorique de l’image ou du cliché, sur le fonctionnement de la fiction ou sur l’imaginaire de la poésie, du roman ou du théâtre de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles, en particulier chez Tristan L’Hermite. Elle a également participé à l’édition des œuvres complètes de ce poète (Les Amours, Les Vers Héroïques, éd. V. Adam, Œuvres complètes, t. III et IV, Paris, Champion, 2001 et 2002). Parmi ses travaux, on peut signaler quelques articles dont la lecture sera particulièrement utile aux candidats : « Le genre du songe dans l’œuvre de Tristan », Cahiers Tristan L’Hermite, XXII, 2000 ; « Tristan et Marino : de l’image surprenante à la fable motivée », in Alessandro Metlica, Paris baroque, G. Marino et la France, Les Lettres Romanes, t. 70, 3-4, 2016, p. 269-284 ; « Un peu de douleur et beaucoup de pitié : la plainte et la rhétorique du dialogue en absence, de Théophile de Viau à Tristan L’Hermite » in C. Lignereux, S. Macé, S. Patzold et K. Ridder (dir.), Vorstellungen vom Frühmittelalter bis ins 18. Jahrhundert / La Vulnérabilité : discours et représentations du Moyen-Âge aux siècles classiques, Tübingen, SFB, « Bedrohte Ordnungen / Ordres menacés », 2019.

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