XVIIe siècle
Agrégation 2023
N° 24, automne 2022
De quelle mémoire hérite le théâtre de Tristan L’Hermite ? La Fureur et le trauma
Plan de l'article
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1 Osman, Acte V, scène 1, v. 1272-1277, dans Tristan L’H...
Mon turban n’a plus sa couronne
Son éclat pompeux environne
Le front d’un dervis hébété.
Mustapha l’insensé m’ôte mon héritage,
Tout le monde me quitte et pour tout avantage
Je n’ai que ma valeur qui ne m’a point quitté1.
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2 Puisque Mustafa est en réalité sollicité par les janis...
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3 Dictionnaire universel, La Haye, A. et R. Leers, 1690.
1Cette occurrence du terme « héritage » apparaît dans Osman, elle signale la perte de la couronne du sultan, celle de ses « amis » et de tout ce qui faisait « avantage ». Cette traversée du négatif éprouvée par Osman (dont témoignent bien les multiples négations syntaxiques dans les vers cités), cette opération violente de « déshéritage » est produite, selon les dires d’Osman2, par un oncle qui inverse la succession des temps pour (re)prendre ce qu’on lui avait ôté une première fois, au profit du neveu. Se voir supplanté par celui qu’il considère comme un idiot, laisse l’orgueilleux Osman (é)perdu. La perte de l’héritage entraîne en effet la perte du sujet lui-même, comme le suggère le vers : « Je m’y vois, je m’y cherche, et ne m’y trouve plus » (V, 1, v. 1305). Le geste d’hériter suppose bien une continuité temporelle qui consiste à venir après (c’est le sens de hoerere selon Furetière qui serait à l’origine du verbe « hériter » : être près de quelque chose, y être joint, suivre immédiatement après3).
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4 Au chapitre 2 intitulé « L’origine et la naissance du ...
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5 Le Dictionnaire historique de la langue française (A. ...
2La question de l’hériter dans l’après se pose d’abord à un niveau social et économique. C’est ce dont rend bien compte la vie fictionnelle de Tristan décrite dans Le Page disgracié qui fait état d’un héritage perdu : « j’ai vu comme disparaître en naissant la prospérité de mes pères4 », le narrateur faisant allusion ici au procès paternel qui vit la ruine de la famille. Hériter suppose de prendre la succession d’un parent, en entrant en jouissance de ses biens, or cette transmission semble justement partiellement interrompue, à la génération même de Tristan. La rupture dans la transmission matérielle, économique se double d’une perte (relative) de transmission éducative. L’enfant est élevé par ses aïeux puis très rapidement envoyé comme page auprès de Henri de Bourbon, le bâtard d’Henri IV : la figure du père est ainsi étonnamment absente du roman, signe supplémentaire de cette rupture dans l’héritage. Mais « hériter » a également un sens moral, comme le signale Furetière, et il donne les exemples suivants : « Ce cavalier a hérité de la bravoure de son père, des vertus de ses ancêtres. Il a hérité de ses défauts, de ses maladies, de ses inimitiés. » La question des valeurs nobiliaires des pères, perdues et à reconquérir dans la disgrâce, est en effet au cœur du roman « autobiographique ». Mais c’est, par ailleurs, au xviie siècle que l’on trouve la première acception selon laquelle l’héritier est aussi « une personne qui recueille et poursuit une tradition transmise par la ou les génération(s) précédente(s)5 », ce qui évoque pour nous la notion d’héritage littéraire ou culturel.
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6 Sandrine Berregard, Tristan L’Hermite « héritier » et ...
3Comme l’a rappelé Sandrine Berregard, l’idée d’un héritage relève d’un positionnement d’auteur autant que de lecteur. Son livre a contribué à relire la polygraphie de Tristan comme un témoignage de cette double postulation (elle parle de « postures6 ») qui permet à l’auteur de reprendre à son compte certains genres, dans une logique de réussite et d’adaptation à ses publics variés, et de s’essayer dans des formes nouvelles (dans Le Page disgracié notamment, ou dans les Lettres mêlées). C’est aussi un regard porté sur le théâtre de Tristan par la critique des années 1950 qui a permis de le réancrer dans son passé, contre une lecture projective qui le lisait uniquement dans la perspective téléologique d’une préfiguration du théâtre racinien.
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7 La pièce de Hardy aurait été jouée dans les années 161...
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8 La faible amplitude de la scène et la sortie d’un état...
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9 Voir Louise Frappier, « La topique de la fureur dans l...
4Dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman, l’héritage est à la fois manifeste et tu. Dans le texte d’« Avertissement » à La Mariane, par exemple, Tristan cite La Cour Sainte de Caussin et ses sources historiques, mais ne mentionne aucune source littéraire, comme le signale la prétérition initiale qui refuse de résumer la pièce et par là ses emprunts (« Le sujet de cette tragédie est si connu, qu’il n’avait pas besoin d’argument », p. 35). Pourtant, l’ouverture de la pièce qui présente un souverain au réveil, congédiant le « fantôme injurieux » (v. 1) d’Aristobule qui a troublé son repos, n’est pas sans évoquer pour le lecteur/spectateur l’ouverture de La Mariamne d’Alexandre Hardy qui présente ce même fantôme sur la scène (et dans la liste des personnages, à la manière des tragédies renaissantes) invectivant violemment Hérode. L’héritage – jouant sur plusieurs niveaux de temporalité allant de la Renaissance aux années 16257 – est ainsi rappelé à qui sait entendre, et congédié dans le même temps. Le fantôme, personnage hérité de la tragédie renaissante autant que de son continuateur Hardy, peut nous amener à interroger un autre type de spectralité, plus diffus, où ce qui revient n’est pas toujours le fruit d’un héritage assumé et pris en charge par l’écriture. De plus, cette ouverture qui présente sur scène le corps ému d’un roi plein de colère et d’horreur est une quasi-scène de fureur8. La fureur est encore une « topique9 » héritée de la tragédie renaissante, dont on peut interroger la présence constante dans le théâtre de Tristan, à nouveau frais peut-être…
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10 Cette double possibilité de l’hériter est présentée p...
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11 « Ce vilain “Hérode”, naguère anagramme d’Henri III, ...
5Ainsi hériter peut avoir un sens actif, celui de reprendre à son compte, d’« acquiescer au passé » en exerçant une volonté et une liberté, pour accepter, refuser ou jouer avec des traditions. Mais l’héritier est aussi pris dans des modes de transmission passive, de répétition marquée par le trauma, où ce qui est impossible à nommer ne peut plus se transmettre qu’indirectement10. Sandrine Berregard a rendu compte du premier sens de l’héritage (elle a montré comment Tristan travaille au croisement de multiples genres, tels la pastorale et la tragi-comédie, dont elle a mesuré l’influence dans Osman par exemple). Il semble que dans le cas de Tristan, le second sens du verbe « hériter » est à situer dans un contexte historique précis, celui d’une génération d’après-guerre. Les guerres civiles de religion ont marqué la fin de siècle et font encore brûler leurs feux jusqu’en 1629, malgré la pacification proposée par l’Édit de Nantes et renouvelée au fil des années par de multiples Édits et Paix. C’est une telle contextualisation que propose Hélène Merlin-Kajman dans son travail séminal sur La Mariane. Sa lecture d’Hérode comme possible figuration zélée de celui qui est pris dans une nostalgie de l’unité mystique du royaume – chère aux dévots de la fin du xvie siècle – permet de penser le resurgissement de cette figure en tragédie comme lieu d’une réélaboration politique, marquée cependant par son obscurcissement11. Nous ferons nous aussi l’hypothèse d’un régime d’historicité (c’est-à-dire d’une articulation entre présent, passé et futur) propre à cette période postérieure à l’Édit de Nantes, dans laquelle s’inscrit Tristan L’Hermite. Dans le cadre de son théâtre, pour approcher cette difficile question des héritages littéraires et historiques – de leurs articulations ou nœuds – nous repartirons du motif de la fureur qui traverse les trois pièces, La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman.
Un théâtre de furieux : mémoire de la tragédie renaissante
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12 Voir le travail de Florence de Caigny, Sénèque le Tra...
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13 Pour une présentation et une analyse plus fouillées d...
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14 À cette topique de la fureur, s’ajoute la question de...
6La fureur dans le théâtre renaissant est elle-même héritée du furor latin, et plus précisément sénéquien12. Saül, le roi furieux de Jean de la Taille, débordé par ses passions et le sentiment d’être abandonné de Dieu, en est un exemple parmi beaucoup d’autres13. Comme l’a montré Frédéric Sprogis, si la fureur n’est pas un élément définitoire du genre tragique, elle s’installe néanmoins au cœur de la pratique tragique à partir de la « renaissance » du genre au xvie siècle. Au xviie, Tristan est un des auteurs qu’il identifie comme mettant au cœur de leur dramaturgie le personnage du furieux et ses élans spectaculaires14.
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15 « Ses yeux étincelaient d’une injuste colère, / Et da...
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16 « De colère et d’horreur tous mes sens sont troublés ...
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17 « Et troublé toutefois d’une aveugle furie, je t’ai v...
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18 « transport » v. 1579, « manie » v. 1663, « frénésie ...
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19 « Mais le voici levé, voyez comme ces yeux / Étincell...
7La Mariane est de loin la pièce où le terme de « fureur » apparaît le plus, appliqué par les personnages à une situation ou un caractère. Hérode lui-même commente sa transformation en furieux à la scène 4 de l’acte II, au moment où Mariane se refuse à lui dans sa chambre : « mon amour se transforme en furie » (v. 642). Il évoque ensuite, dans le récit qu’il donne de l’évènement à Salomé, les mouvements furieux de sa femme15. À l’acte III, se trouve le deuxième moment furieux, lorsque Hérode découvre que Soême a révélé à Mariane son ordre de la faire tuer s’il venait lui-même à périr. Il imagine alors qu’elle a monnayé cette information contre les « faveurs » de son corps (III, 2, v. 977). Cette fureur est encore une fureur amoureuse qui se nomme comme telle et s’origine dans une jalousie soupçonneuse16. Ainsi, alors même que ce débordement le concerne régulièrement, il se montre capable, paradoxalement, de le nommer par le terme de « fureur ». C’est encore le cas à l’acte V, la troisième et la plus spectaculaire occurrence de la fureur : Hérode évoque son « aveugle furie17 » dont il se repent, car elle a causé la mort de la femme qu’il aime, il ressaisit ainsi le mobile passionnel qui a été le sien pendant les quatre premiers actes ; en revanche ce sont bien les personnages qui l’entourent, spectateurs internes de son désordre, qui nomment le trouble qui le saisit à l’acte V18. C’est une caractéristique récurrente des scènes de fureur, et ce déjà au xvie siècle, que d’être théâtralisées et médiatisées, c’est-à-dire rendues visibles et compréhensibles au spectateur par un spectateur interne à la pièce. Saül le furieux, par exemple, s’ouvre sur une hallucination furieuse du souverain immédiatement commentée par Jonathe, et le début de l’acte II présente l’écuyer qui décrit le roi endormi et son réveil furieux19.
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20 « Ha ! Narbal, je commence à m’en ressouvenir, / Cet ...
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21 Il y a bien un jeu de la fureur qui implique le corps...
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22 C’est la différence entre fureur et mélancolie. Sur c...
8Chez Hérode, cet état furieux est marqué par une alternance entre l’oubli (qui pourrait se lire comme une forme de déni) et la mémoire de la perte20. Elle trouve son équivalent scénique dans une succession de transports, pertes de connaissance et retours à soi d’Hérode21. La leçon tirée par Narbal dans la maxime finale (« Et les rois bien souvent sont esclaves d’eux-mêmes », v. 1812) donne à la fureur une dimension morale, car elle forme tantôt la faute, tantôt le châtiment d’Hérode22. Tout l’acte V, fait de redécouvertes successives de la mort de Mariane (trois en tout), peut ainsi apparaître comme l’équivalent du supplice répété des grands condamnés du Tartare ou comme l’effet de la christianisation de l’histoire opérée par Tristan.
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23 Elle évoque le peuple mutiné : « Il viendrait de vos ...
9Mais l’autre élément signifiant dans cette pièce est la généralisation de la fureur qui concerne aussi bien Hérode que Mariane. Outre le commentaire d’Hérode, citons aussi la lecture de Salomé qui la voit comme une « furie23 » proche d’une Érinye, lorsqu’elle l’accuse de comploter la perte d’Hérode et le soulèvement du peuple. La fureur prend ici une couleur politique certaine (toute machiavélique, car sous prétexte de se préoccuper de la sûreté de l’État, Salomé veut éliminer la reine dont elle jalouse l’influence sur son frère). Hors de ce regard très situé de Salomé, il est certain que la colère ou fureur de Mariane est à relier à une dynamique mémorielle obsédante. Comme elle le rappelle à Dina au début de l’acte II, la tragique histoire de ses parents et celle d’Aristobule ne quittent pas sa mémoire : « je les vois tout sanglants et tout défigurés » (II, 1, v. 386). L’image intérieure, que le texte matérialise par la figure récurrente de l’hypotypose, est au cœur des furies des deux protagonistes. Cependant le trajet de Mariane inverse celui d’Hérode, car elle abandonne sa colère des actes II et III pour une tranquillité d’âme et une absence d’émotion toute stoïciennes, que décrit Narbal dans le récit qu’il fait de sa mort (v. 1485 sq).
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24 « Mais depuis que tu cours où la fureur te guide, / Q...
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25 « Je ne sais ce que j’ai. / Tous mes sens sont troubl...
10La Mort de Sénèque offre la même alternance entre une furie amoureuse, celle de Procule, décrite par Épicaris comme principe explicatif de son comportement et de sa dénonciation calomnieuse (III, 1, v. 783 et 803), et une furie politique, celle qui caractérise les crimes sanglants de Néron tels qu’Épicaris les décrit24. La fureur s’actualise à l’acte V, après le récit de la mort de Sénèque marqué par la même émotion contenue que manifestait Mariane. Néron fait alors exploser sa colère et son remords. Il décrit son âme qui « ne peut plus se remettre dans sa première assiette », il s’agit là d’une des définitions de la fureur25. Et ce débordement donne lieu à une hallucination de Néron qui croit voir une Érinye infernale :
Une Érinne infernale à mes yeux se présente ;
Un fantôme sanglant me presse et m’épouvante.
Ne vois-je pas venir des bourreaux inhumains
Qui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains ? (V, 4, v. 1851-1854)
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26 « Ô nouvelle Alecton que l’Enfer a vomie ! » (V, 3, v...
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27 C’est aussi celle de Jérôme Laubner sur ce dénouement...
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28 Pour cet appel au tyrannicide dans La Mort des Sénèqu...
11Le motif est très ancien, les Érinyes renvoient aux trois figures d’Alecto, Mégère et Tisiphone, de l’Antiquité à la Renaissance, que l’on pense aux tragédies de Garnier (Hippolyte) ou de La Péruse (Médée). C’est ce qui place ce dénouement dans l’héritage assumé de la tragédie renaissante selon Frédéric Sprogis. Mais on peut proposer deux lectures de cette Érinye : elle figurerait tout d’abord l’épouse de Néron assassinée, Octavie, déjà métaphorisée en serpent et en monstre infernal à la scène 1 de l’acte I. Toutefois l’on peut y voir aussi la figure d’Épicaris, fantôme sanglant de la torture qu’elle a subie. Dans une réplique précédente, Néron l’appelait d’ailleurs explicitement Alecton26, ce qui conforte cette hypothèse27. Enfin, l’appel au tyrannicide final nous rappelle celui d’Hérode à l’acte V, injuriant le peuple juif (son peuple) devant sa passivité et son incapacité à le tuer. Dans les deux cas, la fureur autodestructrice sanctionnerait ainsi la tyrannie lorsqu’elle s’attaque à l’innocent28.
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29 F. Sprogis, op. cit., p. 371 et 380.
12Mais Osman, a contrario des deux autres pièces, serait le lieu d’une « atténuation de la fureur29 ». Selon Frédéric Sprogis, en effet, « la furie n’advient pas », car la fille du Muphti renonce à sa vengeance à l’acte V, voyant Osman défait au profit de son oncle. On peut tout de même s’interroger sur la scène de dénouement qui voit la fille du Muphti se donner la mort, suivie par Fatime, après une série de visions d’Osman en gloire (V, 4, v. 1586-1600). Les anaphores « je vois » et « j’aperçois » scandent le passage et dessinent une série d’hypotyposes qui embrassent la vie d’Osman du retour de Pologne jusqu’à son apparition finale, en gloire. Si le corps furieux ne se manifeste peut-être que dans le geste du suicide (et les trois coups de poignard, qui signalent bien un excès physique de la part de la jeune femme), en revanche la saturation de la parole par les images mentales (toujours portées par la figure de l’hypotypose) n’est pas sans rappeler les visions de Néron et celles d’Hérode au moment de leurs fureurs. Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle on a bien ici une scène de fureur amoureuse, il semble que le motif de la perte et du passé obsédant soit systématiquement lié aux fureurs tragiques chez Tristan.
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30 Fureur « se dit aussi des orages. La fureur des vents...
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31 « Mais la fureur des vents, l’orgueil des flots mutin...
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32 « Musulmans, qui vous meut ? qui vous met en fureur ?...
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33 La fin du récit évoque cet épisode anthropophage : « ...
13Il reste néanmoins une dernière occurrence à considérer dans Osman, et non des moindres : c’est celle de la fureur pour désigner l’action d’une puissance, qu’elle émane d’une force naturelle ou du peuple (on retrouve les deux associées dans une définition de Furetière30). Lodia, le précepteur d’Osman, utilise l’image de la fureur des flots31 pour évoquer la milice furieuse et menaçante. Puis le capigi interpelle les soldats et leurs chefs présents sur la scène à l’acte IV en utilisant le terme32. Le renversement de pouvoir à l’acte V sera décrit par Osman lui-même comme l’effet du feu des furies, ce qu’actualise le vers : « D’ici la raison est bannie » (V, 1, v. 1254). La fureur suppose en effet un renoncement à la puissance raisonnante (à nuancer dans le cas d’Hérode cependant). Enfin, la fille du Muphti traitera de « furieux » ceux qui achèveront Osman en le décapitant (malgré une légère ambiguïté dans l’enchaînement des répliques qui pourrait laisser croire que la furie caractérise Osman se débattant et n’hésitant pas à manger ses ennemis33…).
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34 F. Sprogis, op. cit., p. 509.
14De ce rapide parcours on peut tirer quelques conclusions, il semble en effet que la fureur puisse s’inscrire dans des polarités très différentes, oscillant entre singulier et collectif (Osman), touchant aussi bien la victime (Mariane, la fille du Muphti, les conjurés) que le tyran (Hérode, Néron). Elle peut être déclenchée par des énergies amoureuses aussi bien que politiques. Peut-on alors parler d’un « lieu vide34 », comme le suggère Frédéric Sprogis, lieu dont les usages politiques comme dramaturgiques peuvent varier d’une pièce à l’autre ?
La fureur traumatique : quel héritage ?
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35 Quintilien, Institution oratoire, livre VI, 2, 29, éd...
15Derrière cette diversité des usages, il nous semble pourtant qu’il faut souligner une profonde continuité formelle et anthropologique chez Tristan. En effet, la fureur est souvent liée à la figure de l’hypotypose, et on la retrouve notamment dans les trois dénouements de la pièce. L’hypotypose qui « représente les choses absentes au point que nous ayons l’impression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous35 » est par essence une figure mémorielle puisque l’absent est souvent situé dans le passé. Ainsi les moments de fureur dans le théâtre tristanien, particulièrement dans ses dénouements, sont aussi des moments de récapitulation qui font revenir les figures du passé, non pas par le biais d’une apparition scénique, mais sous la forme d’images mentales évoquant chez Tristan un passé qui ne passe pas, un passé toujours présent qui conduit à la mort (Osman) ou à la quasi mort (le transport d’Hérode, l’appel à la destruction de Néron). Ainsi le « fantôme » presse et étrangle Néron dans sa vision, Mariane apparait dans la nue à Hérode, comme une nouvelle divinité qu’il aspire à rejoindre. Et Osman est la pièce qui pousse le plus loin la hantise, car le souverain déchu est dans l’esprit de la fille du Muphti, ce dont témoignent les vers :
On ne l’a point détruit, encore qu’on l’ait surpris,
Il nage dans mon sang, il court dans mes esprits ;
Avec son insolence, avec son injustice,
Il subsiste en mon cœur, mais il faut qu’il périsse. (V, 4, v. 1598-1601)
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36 Sur la question des images agissantes, on renvoie à J...
16Les prépositions, étonnantes, signalent bien le lien d’occupation et d’inclusion de l’image de l’homme aimé dans la femme. Cette inclusion rend particulièrement efficace le pouvoir de l’image sur le personnage de la fille du Muphti qui se donne la mort pour tuer véritablement le disparu36.
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37 On renvoie par exemple au chapitre XXXVII du Page dis...
17On retrouve ce même lien entre fureur, mémoire et images agissantes dans Le Page disgracié. Le roman fut publié en 1643, soit peu avant la date présumée pour la représentation d’Osman et peu avant la publication de La Mort de Sénèque. La disgrâce du page est justement causée par un épisode de fureur. Dans un état de mélancolie et de rêverie causé par l’éloignement de son maître, il heurte un autre homme, des mots sont échangés, les épées sorties, et le page, perdant toute raison, traverse son ennemi de coups jusqu’à être empêché par des gardes d’en donner davantage. Le motif intervient régulièrement dans les différents duels ou altercations que le page rencontre37, l’occurrence la plus spectaculaire se trouvant dans les chapitres LIII et LIV.
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38 Il s’agirait de cas de fièvre pourpre, liés à la putr...
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39 « Ce mal attaqua mon cerveau et me mit dans de mervei...
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40 « […] je me figurai de ce grand emplâtre, qui était n...
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41 Ibid. Notons que la métaphore théâtrale est constante...
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42 Ibid.
18Le chapitre LIII a pour cadre le siège de Montauban, mené par Louis XIII en 1621 pour mettre fin aux révoltes protestantes dans le Sud-Ouest. Une étrange fièvre se répand dans les armées38 ; le page lui-même est touché par ce mal dont le premier effet est de le faire parler sans discontinuer, en évoquant l’ensemble de ses connaissances médicales à voix haute devant un chirurgien39. L’autre mémoire qui hante le malade est celle de la belle Anglaise séduite lors de l’épisode central du roman. Le cœur « arraché » dans la vision du malade rend impossible sa guérison selon lui40. Mais très rapidement ce « théâtre » de mémoire mêle « le tragique au ridicule41 ». On trouve ainsi le récit d’une violence exercée contre le chirurgien venu lui ausculter le bras, à qui le page rompt justement l’os du bras, « croyant que c’était quelque petit démon qui venait là pour [l]e tenter42 ». Semble s’esquisser ici la scène de fureur topique qui entremêle mémoire intempestive, hallucination et violence physique. Pourtant cette fureur (jamais nommée) est interrompue et le chapitre se conclut sur le relatif apprivoisement du « lion » qu’était devenu le page.
19C’est au chapitre suivant que le terme de « furieux » apparait pour qualifier le comportement d’un autre malade bien plus inquiétant. Il est d’abord décrit comme un bon garçon : il amène un religieux auprès de l’un de ses amis malades pour les derniers sacrements, quand il est à son tour frappé par ce mal : « il en perdit sur-le-champ la connaissance ». Il commence à croire qu’il est un Dieu et veut guérir son ami. Le religieux lui parle :
43 Ibid, p. 309-310.
mais cet insensé furieux, au lieu d’avoir égard à ses remontrances, s’en irrita jusqu’au dernier point et, le prenant pour un mauvais ange, se mit à lui dire des injures puis à le frapper outrageusement. Le compagnon du religieux entreprit de faire les holà et fut battu de telle sorte qu’il fut contraint de s’enfuir, mais le fol, ayant fermé la porte du verrou, revient sur l’autre, auquel il donna tant de coups d’un gril qu’il rencontra fortuitement sous la cheminée que ce bon religieux en mourut quelque temps après ; et pour le furieux frénétique, il fallut vingt hommes pour le prendre et le lier, tant il était vigoureux et fort, et l’on n’eut point de raison de lui, qu’on ne lui eût ouvert la veine aux deux bras et que l’on n’en eût tiré seize onces de sang43.
20Ce furieux sanguinaire qu’il faut finalement saigner parcourt certaines des étapes mentionnées dans le cadre des fureurs tragiques (évanouissement, vision agissante, violence physique) mais la violence prend une dimension nouvelle en ce qu’elle est exclusivement tournée vers autrui et semble arbitraire dans le choix de ses victimes (un « bon père » venu pour aider). L’introduction de l’épisode par le groupe nominal « pièce ridicule » fait contraste avec la conclusion qui abandonne son lecteur à la violence nue du furieux. La tragédie, au contraire, propose des contrepoints en la figure des spectateurs internes sur scène qui commentent la fureur et empêchent ainsi la pure sidération du spectateur externe. C’est surtout vrai dans La Mariane, si l’on pense par exemple aux différents spectateurs internes comme Narbal ou le capitaine des gardes qui proposent des lectures différentes du transport de leur souverain : physiologique pour le capitaine, morale pour Narbal. Néron, en revanche, ne trouve pas tellement de contrepoint dans son appel à la destruction généralisée et la fille du muphti se donne la mort, suivie par Fatime qui clôt la pièce en évoquant leur tombeau commun. La valeur cathartique de ces deux dénouements semble ainsi moins facile à dégager que dans le cas de La Mariane ; ils font davantage signe vers la mélancolie et la sidération qui opèrent dans les deux chapitres mentionnés du Page.
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44 La reddition de La Rochelle en 1629 signe, pour beauc...
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45 Un des effets du trauma historique est en effet l’ane...
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46 Ce pourrait être une manière de rendre compte de l’ef...
21Une autre différence entre ces fureurs tient à la nature des images agissantes, exclusivement religieuses dans le cadre des deux furieux de la fin du Page disgracié. On peut l’expliquer par le contexte dans lequel s’inscrivent ces épisodes de maladies, celui des guerres civiles de religion qui continuent de mobiliser les jeunes nobles dans le Sud et l’Ouest la France et auxquelles Tristan a participé en tant que page et soldat, au service du roi Louis XIII44. Dans le roman, la fureur qui annihile toute empathie du furieux et sidère le lecteur, sans offrir de place à sa pitié, est donc révélatrice selon nous d’un « trauma45» historique qui circule dans le texte et bloque le partage émotionnel du narrateur46.
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47 À la différence des tragédies de la Renaissance dont ...
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48 La fureur ne disparaît pas complètement, mais change ...
22Le théâtre de Tristan dans les années 1630-1640 se garde de référence explicite à cette actualité47. Mais si ce théâtre n’en dit rien, il semble pourtant qu’il en sait quelque chose. L’intérêt de Tristan pour les scènes de fureurs est légèrement décalé par rapport au théâtre qui s’invente en même temps que le sien, et qui est marqué par un affaiblissement général du motif et de sa représentation48. Cette singularité tristanienne fait signe vers un passé littéraire (c’est la thèse de l’archaïsme de ses tragédies), autant que vers un passé difficile à nommer, car partiellement innommable (traumatique). On pense au beau vers de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». C’est de l’« inoublié » des guerres civiles, cette mémoire sans nom et sans testament, dont hériterait, peut-être, le théâtre de Tristan.
Notes
1 Osman, Acte V, scène 1, v. 1272-1277, dans Tristan L’Hermite, Les Tragédies, éd. R. Guichemerre, Paris, Champion Classiques, 2009. Nous utiliserons toujours cette édition pour les trois pièces étudiées.
2 Puisque Mustafa est en réalité sollicité par les janissaires qui destituent Osman.
3 Dictionnaire universel, La Haye, A. et R. Leers, 1690.
4 Au chapitre 2 intitulé « L’origine et la naissance du page disgracié ». Voir Tristan L’Hermite, Le Page disgracié [1643], Gallimard, coll. « Folio classique », 1994, p. 29.
5 Le Dictionnaire historique de la langue française (A. Ray, Paris, Le Robert, 1992), précise que la première occurrence date de 1668.
6 Sandrine Berregard, Tristan L’Hermite « héritier » et « précurseur ». Imitation et innovation dans la carrière de Tristan L’Hermite, Biblio 17, 2006, p. 385.
7 La pièce de Hardy aurait été jouée dans les années 1610 et publiée en 1625.
8 La faible amplitude de la scène et la sortie d’un état de songe pour le personnage peuvent nous faire hésiter sur la qualification de la scène comme fureur.
9 Voir Louise Frappier, « La topique de la fureur dans la tragédie française du xvie siècle », Études françaises, vol. 36, n° 1, 2000, p. 29-47.
10 Cette double possibilité de l’hériter est présentée par H. Merlin Kajman dans son appel à communications pour le colloque « Hériter ? », qui aura lieu en janvier 2024 (<https://mtransitions.hypotheses.org/785>. Page consultée le 11 novembre 2022). Nous lui empruntons la formule entre guillemets.
11 « Ce vilain “Hérode”, naguère anagramme d’Henri III, n’aurait-il pas lui-même, pour les spectateurs, les allures d’un spectre, ce spectre à la fois guerrier et assassiné que peut-être tout peuple traîne avec soi au sortir des guerres civiles, et plus particulièrement un peuple dont coup sur coup deux rois sont morts de la main d’un tyrannicide ? N’aurait-il pas la consistance d’une image à laquelle il est douloureux de devoir s’arracher, ne représenterait-il pas le désir nostalgique d’unité et de totalisation mystique qui habiterait encore obstinément les mémoires », Hélène Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 168. Sur l’idée d’une spectralité et d’une hantise des guerres civiles, on renvoie aussi à son article intitulé « Le Spectre ou la décomposition du nom », dans Dramaturgies de l’ombre, dir. F. Lavocat et F. Lecercle, PUR, 2005, p. 211-227.
12 Voir le travail de Florence de Caigny, Sénèque le Tragique en France (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2011.
13 Pour une présentation et une analyse plus fouillées des différents cas de fureur, nous renvoyons à la thèse de Frédéric Sprogis, « Le Cothurne d’Alecton : la fureur dans la tragédie française (1553-1653) », soutenue en 2019, à Sorbonne Université (dir. G. Forestier).
14 À cette topique de la fureur, s’ajoute la question des songes et de leur interprétation. Le caractère cyclique de La Mariane qui s’ouvre et se ferme sur l’exposition du corps impuissant du souverain, la construction de la pièce qui place la catastrophe à la fin de l’acte IV laissant la part belle à la déploration et au lyrisme de la parole d’Hérode, sont autant d’éléments qui font signe vers la tragédie de la Renaissance.
15 « Ses yeux étincelaient d’une injuste colère, / Et dans ses mouvements cruels et furieux, / Elle m’a dit des mots fort injurieux » (II, 5, v. 674-676).
16 « De colère et d’horreur tous mes sens sont troublés ; / La fureur me saisit, et ce cruel outrage, / Me mettant hors de moi, m’abandonne à la rage. » (III, 2, v. 966-968)
17 « Et troublé toutefois d’une aveugle furie, je t’ai vraiment traitée avecque barbarie. / Mais à tout l’Univers je m’en viens accuser » (V, 3, v. 1787-1789).
18 « transport » v. 1579, « manie » v. 1663, « frénésie » et « trouble de son âme » v. 1734, « ennui » v. 1743, etc. Notons la variété des termes utilisés.
19 « Mais le voici levé, voyez comme ces yeux / Étincellent encor’ d’un regard furieux », Jean de La Taille, Saül le furieux, Tragédie prise de la Bible. Faite selon l’art et à la mode des vieux auteurs tragiques, Paris, F. Morel, 1572, p. 13. Dans La Mariane, on peut aussi commenter l’enchaînement de la scène 2 à 3 de l’acte V : on voit entrer les spectateurs internes au drame d’Hérode (Salomé, Phérore et Thare) qui commentent son attitude, ce qui suppose qu’Hérode, d’une part, s’est éloigné, et que, d’autre part, le comédien présente un jeu furieux identifiable. La mise en spectacle du furieux suppose ici l’ouverture d’une scène dans la scène, manière sans doute de proposer au spectateur externe une prise de distance avec la violence du furieux.
20 « Ha ! Narbal, je commence à m’en ressouvenir, / Cet objet affligeant revient pour me punir ; / Et ma triste mémoire, en m’offrant son image / Devient en cet endroit fidèle à mon dommage. » (V, 3, v. 1753-1756)
21 Il y a bien un jeu de la fureur qui implique le corps de l’acteur tout entier (avec une insistance particulière sur les yeux, le visage notamment). Ce rôle tenu par Mondory « lui coûta bon », comme le signale Tallemant des Réaux, « car, comme il avait l’imagination forte, dans le moment il croyait quasi être ce qu’il représentait, et il lui tomba en jouant ce rôle une apoplexie sur la langue qui l’a empêché de jouer depuis. » (Gabriel Guéret, Le Parnasse réformé, Paris, T. Jolly, 1668). Il n’est pas anodin que cette apoplexie intervienne dans le rôle du furieux, dont le débordement passionnel aurait comme contaminé son interprète, faisant disparaitre le « quasi » mentionné par Guéret. Des fureurs d’Hérode à celle d’Oreste qui furent fatales à l’acteur Montfleury, il semble que la fureur soit autant l’occasion d’un « chef-d’œuvre » pour le comédien du xviie siècle, que le lieu d’une confusion dangereuse. Cette confusion entre rôle et personne dont H. Merlin-Kajman a montré qu’elle relance, sur un autre plan, le questionnement sur la division du sujet, hérité des guerres civiles (L’Absolutisme dans les lettres, op. cit.)
22 C’est la différence entre fureur et mélancolie. Sur cette distinction, on renvoie aux pages éclairantes de F. Sprogis, op. cit. p. 217-221. « L’explication médicale et humorale ne suffit donc pas à interpréter et comprendre l’attitude des furieux de la tragédie française moderne. La fureur devient, dès la renaissance de la tragédie, un élément central de l’identité tragique parce que le furieux, en se livrant à un mauvais comportement, parce qu’il n’a pas maîtrisé ses passions, commet la faute qui entraîne la catastrophe. L’héritage moderne de la représentation de la fureur joue sur la relecture morale d’Aristote : la faute tragique, hamartia, s’assimile au péché, et la fureur en est soit l’expression, soit la punition. », p. 221.
23 Elle évoque le peuple mutiné : « Il viendrait de vos mains tirer cette Furie, / On la verrait marcher avecque le flambeau / Pour brûler le palais, et vous mettre au tombeau. / Quand pour votre malheur cette Érynne infernale, / Aurait fait dans l’État une forte cabale, / Vous auriez du regret […] » (IV, 1, v. 1224-1229).
24 « Mais depuis que tu cours où la fureur te guide, / Que tu te rends cruel, ingrat et parricide, / Que tu rôdes la nuit, et que tu tiens à jeu / Les titres de voleur et ceux de boutefeu / Je te hais comme un monstre abîmé dans le crime » (La Mort de Sénèque, III, 3, v. 1739-1743).
25 « Je ne sais ce que j’ai. / Tous mes sens sont troublés, et mon âme inquiète / Ne peut plus se remettre en sa première assiette : / Je brûle de colère et frissonne d’effroi ; / Je forcène, j’enrage, et je ne sais pourquoi » (V, 4., v. 1846-1850). Une des définitions de la furie par Furetière le formule : elle se « dit aussi des violents mouvements de l’âme, des enthousiasmes qui la mettent hors de son assiette ordinaire. »
26 « Ô nouvelle Alecton que l’Enfer a vomie ! » (V, 3, v. 1727).
27 C’est aussi celle de Jérôme Laubner sur ce dénouement, dans « “Tant de chimères et de monstres fantasques”. Les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n° 39, 2017, p. 41-55. L’article est disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.lesamisdetristan.org/_files/ugd/cc9aff_39ed886b35ad450abefdbf028f4455a3.pdf. Page consultée le 11 novembre 2022.
28 Pour cet appel au tyrannicide dans La Mort des Sénèque, voir les v. 1855-1861.
29 F. Sprogis, op. cit., p. 371 et 380.
30 Fureur « se dit aussi des orages. La fureur des vents, des tempêtes, des torrents, de la mer, étonne les plus hardis. La fureur d’une populace émue est épouvantable. »
31 « Mais la fureur des vents, l’orgueil des flots mutins » (IV, 1, v. 947), et plus loin « Tu sais que ta milice est toute mécontente. / Et qu’elle est en fureur autour de toi flottante. » (v. 957-958).
32 « Musulmans, qui vous meut ? qui vous met en fureur ? » (IV, 3, v. 1063).
33 La fin du récit évoque cet épisode anthropophage : « il en tient quelques-uns qu’avec les dents il mange » puis « D’autres prennent le temps de le venir charger, / Et lui coupent le col sans courre aucun danger. » La Fille du Muphti enchaîne : « Ô brutale furie ! ô cruauté barbare ! / A-t-on pu l’exercer sur un sujet si rare ? » (V, 4., v. 1565-1569)
34 F. Sprogis, op. cit., p. 509.
35 Quintilien, Institution oratoire, livre VI, 2, 29, éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 32.
36 Sur la question des images agissantes, on renvoie à Jérôme Laubner, art. cit.
37 On renvoie par exemple au chapitre XXXVII du Page disgracié et au duel avec l’écuyer aux « yeux pleins de furie » (op. cit., p. 139) qui rejoue la scène de disgrâce initiale pour en proposer une sorte de réparation. Voir aussi la bacchante « transportée de je ne sais quelle fureur » (op. cit., p. 95) qui vomit son vin sur les cheveux du page, dans une version burlesque de la Furie.
38 Il s’agirait de cas de fièvre pourpre, liés à la putréfaction des cadavres entre autres. Ces épidémies imposeront au roi de retirer ses troupes de la ville.
39 « Ce mal attaqua mon cerveau et me mit dans de merveilleuses rêveries. Comme j’avais beaucoup de différentes images dans la mémoire, je parlais presque incessamment et débitais des choses si peu ordinaires que toute la ville où l’on m’avait fait porter pour me traiter eut de la curiosité pour me voir. » (Le Page disgracié, op. cit., p. 306.)
40 « […] je me figurai de ce grand emplâtre, qui était noir, que c’était une ouverture en mon corps, par où la belle Anglaise que j’avais aimée m’avait arraché le cœur » (ibid., p. 307).
41 Ibid. Notons que la métaphore théâtrale est constante dans l’évocation de la maladie.
42 Ibid.
43 Ibid, p. 309-310.
44 La reddition de La Rochelle en 1629 signe, pour beaucoup d’historiens actuels, un arrêt relatif de ces combats.
45 Un des effets du trauma historique est en effet l’anesthésie. Voir Patrice Loraux, « Les disparus », dans « L’art et la mémoire des camps. Représenter et exterminer », dir. J.-L. Nancy, Le Genre humain, n° 36, Seuil, 2001, p. 41-57. On renvoie aussi à la réflexion d’Hélène Merlin-Kajman sur le partage traumatique, qu’elle oppose au partage transitionnel, notamment dans L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité, Paris, Éditions Ithaque, coll. « Theoria incognita », 2016.
46 Ce pourrait être une manière de rendre compte de l’effet plus général de ce texte qui fait alterner des sensations de violence extrême avec le rire des épisodes burlesques.
47 À la différence des tragédies de la Renaissance dont les épîtres et le paratexte se positionnent régulièrement par rapport à l’histoire tragique du temps, Tristan ne fait aucune allusion aux guerres civiles dans les pièces liminaires entourant La Mariane et La Mort de Sénèque. On est bien après les derniers conflits marquants entre le roi et les villes protestantes. De même, la tragédie d’actualité encore présente au xvie siècle (quoique minoritaire) disparaît en 1629. Voir C. Bouteille-Meister, « Représenter le présent. Formes et fonctions de « l’actualité » dans le théâtre d’expression française à l’époque des conflits religieux, 1554-1629 », thèse de doctorat soutenue à l’université Paris Ouest Nanterre, 2011 (dir. Christian Biet). On se permet également de renvoyer à notre thèse : « Mémoire de l’oubli. La tragédie française entre 1629 et 1653 », soutenue à l’université Sorbonne Nouvelle, 2017 (dir. Hélène Merlin-Kajman).
48 La fureur ne disparaît pas complètement, mais change de nature, comme l’explique F. Sprogis : « relue à la lumière des règles, la fureur devient un ornement que les dramaturges n’hésitent pas à utiliser, sans risque de voir leurs scènes contrevenir à la bienséance. Les tragédies conservent le motif tragique mais en le subordonnant à des impératifs scéniques qui le cantonnent au discours métaphorique ou thématique » (op. cit., p. 369). Et encore : « À la fin des années 1630, aucune pièce portant sur des sujets nouveaux ne donne une place importante à la fureur. » (p. 376).
Pour citer cet article
Quelques mots à propos de : Tiphaine Pocquet
Tiphaine Pocquet est maîtresse de conférences en littérature du xviie siècle à l’Université Sorbonne Nouvelle. Autrice d’une thèse de doctorat sur « La mémoire de l’oubli dans la tragédie française entre 1629 et 1653 » (à paraître chez Droz), elle a publié plusieurs articles sur le sujet et plus largement sur le théâtre des xvie et xviie siècles (Garnier, La Taille, Du Ryer, Scudéry, Corneille). Membre du mouvement Transitions (EA 174), elle est engagée actuellement dans la co-organisation d’un colloque international qui aura lieu du 23 au 25 novembre 2023 : « Hériter ? »